15
Un si court été

Violaine finissait de ranger des pansements propres dans le local tranquille de l’hôpital où étaient entreposés médicaments et matériel. De grands placards peints en blanc abritaient aussi des draps et couvertures de rechange.

Son service se terminait et la jeune fille avait hâte de sortir à l’air frais, respirer d’autres senteurs que celles des malades ou des produits pharmaceutiques. Elle aimait rentrer à pied jusqu’à l’hôtel Saint-Roch, arpentant le trottoir de la rue de la Grotte. Autour d’elle, le vaste établissement ressemblait à une fourmilière. Les couloirs, régulièrement envahis par un ballet de blouses blanches d’infirmières affairées ou de médecins débordés, retentissaient de bruits qu’elle avait appris à reconnaître : les pas pressés du personnel, le crissement des chariots poussés dans les étages, les grincements de porte, des appels, l’écho des sonnettes…

Depuis le matin, Violaine s’était dépensée sans compter, comme chaque infirmière : panser des plaies ulcérées, des abcès purulents; nettoyer des corps dolents; convoyer à l’extérieur du bâtiment les grabataires, qui devaient ensuite être conduits jusqu’au sanctuaire de la Grotte avant de rejoindre les piscines… Les journées se ressemblaient toutes, mais le contact avec les malades, dotés de personnalités fort différentes, passionnait la jeune fille et la confortait dans sa vocation.

Violaine ne se sentait pas très bien : une migraine se profilait à l’horizon, la chaleur l’incommodait et jusqu’à son chignon qui commençait à lui peser. Pourtant, elle devait encore vérifier la provision de seringues et de flacons d’alcool, ce qu’elle fit avec sérieux. Fatiguée, elle s’arrêta un instant pour s’essuyer le front et soupira :

— Qu’il fait lourd! Je suis sûre que ma pauvre Hortense souffre de la chaleur.

Avant de partir, elle décida de lui rendre visite.

Hortense Garcia, une vieille femme atteinte d’un ulcère à l’estomac très douloureux, était l’une des patientes préférées de Violaine. En fait, au cours de sa vie, la jeune femme avait rarement fréquenté des personnes âgées. Cette dame de quatre-vingt-cinq ans, au visage fin sillonné de rides, aux yeux très clairs, devint très vite une vraie grand-mère pour Violaine qui n’avait pas connu les siennes. Elle s’était donc aussitôt attachée à Hortense. Celle-ci lui racontait sa jeunesse à Lourdes, ses amours compliquées et, surtout, elle lui parlait de Bernadette… Née en 1853, Hortense avait réellement vu la jeune bergère, à l’époque des premières apparitions, et elle en avait gardé un souvenir intense.

— Encore là, Violaine! s’écria Jeanne, une de ses collègues.

— Eh oui, je m’attarde! Je dois aimer manquer d’air dans cette chaleur moite! plaisanta la jeune fille.

L’équipe de nuit arrivait, créant un brouhaha familier. C’était le moment des salutations, des dernières nouvelles échangées, des consignes données à l’équipe de relève par les infirmiers de jour. Ceux qui connaissaient à peine Violaine se contentaient de la saluer brièvement. L’hôpital de Lourdes, qui accueillait toute l’année les pèlerins malades, disposait également de salles et de bâtiments pour la population locale. Le directeur, ami de Jacqueline Lebail, avait placé la nouvelle infirmière dans ce service.

« J’espère que le petit Gilles n’a plus mal au ventre! Je vais aller le voir lui aussi avant de partir… » songea Violaine, toujours sanglée dans sa blouse blanche.

Elle grimpa l’escalier menant au premier étage. Avec l’air brûlant de juillet, les odeurs de désinfectant, d’eau de Javel et de lessive lui montèrent à la gorge, provoquant un début de nausée. C’était l’haleine même de l’hôpital qu’elle respirait depuis plus d’un mois et, d’ordinaire, cela ne la dérangeait pas ainsi.

Violaine entra enfin dans une longue pièce où deux rangées de dix lits se faisaient face. Un garçonnet blond lui tendit la main.

— Mademoiselle! J’ai un peu soif et je voudrais voir ma maman.

— Oui, je sais, mon petit Gilles! murmura la jeune fille, mais tu ne peux pas encore boire ce soir, car tu as été opéré ce matin. Je vais te mouiller les lèvres avec un peu d’eau, d’accord?

Les gestes de Violaine ressemblaient à des caresses. Elle borda le petit, âgé de six ans à peine :

— Tu seras rétabli bientôt, mon Gillou! Ne t’inquiète pas. Et je suis sûre que ta maman sera là très tôt demain matin.

Ensuite, par souci d’équité, Violaine rendit visite à chacun des autres enfants malades, distribuant un mot gentil à l’un, une chatouille sous le menton à l’autre, tapotant l’oreiller d’un troisième… Tous avaient droit à une marque d’attention et de tendresse.

Jeanne, plus ancienne qu’elle dans l’établissement, entra alors que la jeune fille déposait un baiser sur le front d’un bambin de huit ans, brûlé à l’épaule. Elle s’écria :

— Tu te lasseras vite de les chouchouter comme ça, ces petits! Ma pauvre Violaine, tu fais des heures supplémentaires qui ne te seront pas payées…

— Je m’en moque, Jeanne. Je sais combien c’est dur de ne pas voir ses parents, d’avoir peur et mal.

Sa collègue haussa les épaules et ressortit. Elle prenait la bonne volonté de Violaine pour un excès de zèle, ce qui l’agaçait quelque peu.

Depuis son entrée à l’hôpital, tous pouvaient constater l’investissement personnel de la nouvelle infirmière, Violaine Plantier, qui se dépensait sans relâche. Elle avait surmonté la période de doute, celle des premiers jours où il avait fallu affronter les relents acides de désinfectant, les odeurs écœurantes des linges souillés par le sang ou l’urine, assister à une grave amputation sans broncher…

Lorsque Violaine rentrait à l’hôtel Saint-Roch, empruntant une porte étroite réservée aux femmes de chambre, elle avait l’impression d’apporter dans ce lieu cossu les miasmes de l’hôpital; elle se lavait alors énergiquement avant d’embrasser Jacqueline Lebail.

« Maintenant, un petit bonsoir à madame Hortense et je quitte ma blouse! » se dit la jeune fille.

Le visage de la vieille femme s’illumina en voyant entrer, dans la salle commune réservée aux femmes, son infirmière préférée. La lueur grise du crépuscule se répandait par les hautes fenêtres, adoucissant les marques du temps sur le visage des malades. Certaines dormaient déjà, d’autres bavardaient à voix basse.

— Ma jolie Violaine! soupira Hortense. Mon rayon de soleil! Je me disais que vous ne viendriez plus…

La jeune fille s’assit sur la chaise destinée aux visiteurs et prit la main décharnée de la malade.

— Je ne serais pas partie tranquille sans prendre de vos nouvelles, madame Hortense. La chaleur ne vous incommode pas trop?

— Si, un peu, mais j’ai encore le mouchoir avec de l’eau de Cologne que vous m’avez donné ce matin. C’est frais, bien agréable… Alors, dites-moi un peu, ce fiancé?

— Éloi est venu dimanche, nous avons mangé des gâteaux et bu du cidre à la brasserie.

— Voilà une bonne chose! chuchota Hortense. Il faut profiter de la vie tant qu’on est jeune. Et le mariage?

Violaine répliqua avec une moue :

— Pas avant l’année prochaine! Sidonie, ma future belle-mère, juge cela plus raisonnable.

La vieille femme ferma les yeux un instant. Sous les rides et les marques du temps transparaissaient les traces de sa beauté passée, l’ossature délicate, le sourire rêveur sur des lèvres jadis charnues et roses.

— Allez-vous parfois prier à la grotte, vous et votre Éloi? demanda Hortense dans un souffle.

— Nous y sommes allés une fois! Et j’ai pensé très fort à vous. Je vous imaginais fillette dans la foule qui guettait les moindres gestes de Bernadette. Je vais vous laisser dormir à présent, madame Hortense. Je serai là demain matin, à sept heures. J’espère que vous passerez une bonne nuit…

Violaine embrassa le front de sa malade qui se cramponna à son bras :

— Merci de votre gentillesse! Quand je serai au ciel, je veillerai sur vous…

*

Violaine se hâta sur le chemin du retour. Jacqueline allait s’inquiéter de son retard, car elle se montrait de plus en plus maternelle à son égard. Ce soir-là, comme elle l’avait déjà fait à plusieurs reprises, l’hôtelière lui demanda :

— Alors, ma chérie, tu tiens le coup? Je te trouve une petite mine ces temps-ci! Allez, dis-moi tout!

— Mais non, je vais très bien! assura Violaine en souriant. J’aime vraiment mon métier. Si j’avais été institutrice, j’aurais ouvert l’esprit des enfants, mais je préfère apaiser leurs douleurs, leurs peurs. Et puis, je suis contente d’être à l’intérieur des murs, du côté des soignants. Tu sais, quand j’étais petite, j’ai vu partir mon père à l’hôpital, dans une pauvre carriole. Il n’en est jamais revenu… Depuis, j’avais cette obsession de savoir comment les malades y étaient traités, ce que faisaient les médecins. À présent, je sais que rien n’est simple, que les souffrances sont multiples et certains cas, désespérés. Je vois des infirmières plus âgées que moi et endurcies par l’habitude qui pleurent en fermant les yeux d’un mort. Je croise des médecins affolés, qui vont tout tenter pour sauver la vie d’un homme dont le sang coule à flots. Travailler dans un hôpital m’a, d’une certaine façon, remis les idées en place. Si mon père n’a pu guérir, c’est sans doute qu’il était gravement atteint et non parce qu’il avait été mal soigné.

La jeune fille n’en dit pas plus. Elle dîna seule dans sa chambre d’un sandwich préparé par Gérard, puis s’allongea avec soulagement. Les marches en montagne, les descentes au village de Gavarnie depuis chez Sidonie l’avaient fortifiée. Bien que résistante à l’effort physique, les allées et venues le long des couloirs, ce piétinement permanent, lui laissaient les jambes lourdes et les pieds endoloris.

Le dimanche matin, elle trouvait pourtant le courage d’aller à la messe, mais passait l’après-midi sur son lit. C’était jour de fête pour les amoureux, car Éloi prenait le bus et lui rendait visite, apportant de la part de Sidonie du miel et des pâtisseries qu’elle avait préparées la veille.

Les semaines passaient doucement, trop lentement au goût des fiancés, tandis que les dimanches filaient comme l’éclair. Violaine songeait souvent à leur avenir qui semblait stagner. Elle vivait loin d’Éloi, seule dans sa petite chambre douillette, comme au temps du pensionnat. Elle se répétait souvent, dans la solitude de ses soirées :

« J’ai hâte de trouver un logement bien à moi. Jacqueline est très gentille de m’héberger, mais dès qu’Éloi travaillera lui aussi à Lourdes, en septembre, nous devrons trouver à nous loger. »

La découverte de l’amour avait transformé les deux fiancés. Leurs sentiments exacerbés par la séparation les poussaient dans les bras l’un de l’autre dès qu’il n’y avait plus de témoins. Violaine ne pouvait résister à cet élan, et elle s’offrait à son amant avec tant de fièvre et de sincérité qu’il en perdait la tête. Ils restaient de longs moments à se regarder, se caresser, toujours plus émerveillés par ce précieux cadeau que leur offrait la vie et qu’on appelle l’amour. Dans ces moments de douce complicité, plus rien ne comptait pour eux hormis la découverte de l’autre et le désir de l’aimer, encore et encore…

Elle aurait tant voulu accélérer la course des jours pour en arriver plus vite à leur mariage! Elle se disait :

« Bientôt nous serons mariés! Si je m’endurcis, je serai moins fatiguée. »

Cette lassitude l’étonnait. Elle s’endormit en espérant que le 15 août, jour férié, Sidonie descendrait à Lourdes.

Une longue semaine s’écoula encore. Éloi arriva le dimanche matin et les fiancés allèrent se promener au bord du Gave. Les pèlerins déferlaient sur la ville, arrivant des quatre coins de la France, certains même des pays voisins. L’hôtel Saint-Roch ne désemplissait pas, ainsi que les autres établissements de Lourdes.

Comme tous les amoureux, Violaine et Éloi étaient surtout préoccupés d’eux-mêmes pendant les quelques heures qu’ils passaient ensemble. Encore une fois, ils évoquèrent leur vie après leur mariage.

— J’aimerais habiter, près de la grotte, une petite maison avec un jardinet, disait Violaine. Tu planteras des fraises, parce que je les adore. Et nous aurons un grand lit pour nous… Le dimanche, tu m’apporteras le café avec des brioches.

Éloi rit, amusé des envies de sa fiancée, puis ajouta d’un air grave :

— Oui, si tu veux. Mais lorsque tu seras enceinte, tu quitteras l’hôpital et je travaillerai pour vous deux. Il faudra aussi monter voir maman de temps en temps, sinon elle se sentira seule.

Violaine approuva, s’imaginant en femme mariée, respectable, deux bambins pendus à ses jupes, et son Éloi s’endormant tranquillement le soir au coin du feu, après un bon repas.

Leur avenir ne pouvait que ressembler aux vies des familles que la jeune fille avait connues. Son esprit reproduisait le schéma familial de ses parents, mais aussi celui des Lignet, imprimant à jamais dans son cœur l’image même du bonheur.

La joue appuyée contre l’épaule de son amant, elle chan tonna, les yeux brillants :

— Nous serons heureux, n’est-ce pas, mon Éloi? Et tu te laisseras pousser la moustache, pour faire plus sérieux!

Ces rêveries les rendaient encore plus tendres et ils rentrèrent à l’hôtel, bras dessus, bras dessous, avec le même regard plein d’espérance.

Comme chaque lundi matin, la jeune fille voguait encore sur les petits nuages roses de son dimanche avec Éloi. L’esprit ailleurs, elle ne prêta donc aucune attention à l’air soucieux qu’affichait Gérard. Il lui servit un café dans la grande cuisine étincelante de propreté où elle avait ses habitudes. Le mari de Jacqueline, généralement calme et réservé, poussa une série de grommellements ponctués de jurons. Soudain, il déclara :

— Ma petite, ça sent le roussi! Tu devrais lire les journaux. Hitler a déjà annexé l’Autriche. On se demande ce qu’il nous prépare. La guerre brise tout sur son passage. Quand je pense à ces pauvres Espagnols que nous accueillons, fuyant la guerre civile, et ce Franco ivre de pouvoir! Ils ont tout perdu.

Violaine, tirée brusquement de ses rêves, posa sa tasse.

— Sidonie m’a expliqué la situation, mais j’ignorais que c’était à ce point! L’année dernière, nous avons dû renoncer au voyage projeté. Elle voulait m’emmener dans le village de son enfance, près de Barcelone!

Jacqueline entra au même moment et se rua sur Violaine :

— Ma chérie, Élise vient de me téléphoner. Rappelle-la vite, je t’en prie, elle est bouleversée!… Son mari est mort cette nuit!

Violaine, stupéfaite de cette nouvelle, lâcha sa cuillère et s’appuya au dossier de sa chaise. Hébétée, elle marmonna :

— Monsieur Duplessis… Jérôme… le père d’Édouard!

La jeune fille n’en revenait pas. Obsédée par son Éloi, se dévouant corps et âme dans son travail, elle vivait en dehors des événements qui secouaient l’actualité. La vie extérieure à son petit univers l’avait rattrapée, et son avenir, si lumineux encore la veille, se teinta de grisaille, lui laissant un goût amer dans le cœur.

Violaine finit rapidement son café et rappela le Chapus. Elle discuta une dizaine de minutes avec madame Duplessis, puis raccrocha. Son cœur battait comme un fou. Les paroles d’Élise, entrecoupées de sanglots, résonnaient encore à ses oreilles…

La jeune fille annonça d’une voix blanche aux hôteliers :

— Édouard est très choqué; et de voir son fils malheureux, Élise n’arrête pas de pleurer.

Bouleversée, elle ne réagissait pas, adossée au mur de la cuisine. Jacqueline, désolée de voir sa protégée si perturbée, la bouscula un peu en lui rappelant que son service allait commencer. Violaine sembla émerger de sa tristesse et partit bien vite rejoindre l’hôpital.

« Maintenant je suis en retard! Mais j’aurais bien parlé plus longtemps. »

Violaine suivit la rue de la Grotte en courant. Un gros camion de pompiers, d’un rouge pimpant, la dépassa en tressautant sur les pavés, provoquant le tintement de sa cloche de cuivre. Comme chaque matin, la rue était agitée d’un va-et-vient incessant de voitures-taxis et de quelques calèches. Ce vacarme familier n’arrivait pas à tirer la jeune fille de ses pensées tournées vers Élise. Elle songeait à son étrange proposition :

« Ma chère enfant, si tu veux revenir au Chapus, ma maison t’est ouverte… maintenant que mon mari est mort. Tu n’as pas de souci à te faire pour le travail, car l’hôpital de Marennes manque d’infirmières actuellement. Je serais si heureuse de t’accueillir… et cela ferait du bien à Édouard de te revoir. Bien sûr, pour Éloi, je lui obtiendrai un poste dans le secteur… Réfléchis bien! Tu retrouverais tes amis Lignet et vivrais à nouveau à leurs côtés. »

Retourner au Chapus! Ces trois mots obsédaient tant Violaine qu’elle crut percevoir, l’espace d’une seconde, la rumeur de la mer à ses oreilles. Troublée, les jambes flageolantes, elle ne se sentait pas bien du tout en enfilant sa blouse. Peu accoutumée à s’écouter, Violaine mit son malaise sur le compte du café très fort qu’elle avait trop sucré. Soudain, elle fut prise de frissons, passant du chaud au froid, et son front se couvrit de fines gouttes de sueur. Jeanne, qui préparait un chariot garni de médicaments et de flacons d’alcool, l’observait d’un œil intrigué. La jeune fille, dont l’entrain coutumier avait tendance à l’énerver, semblait ce matin-là l’ombre d’elle-même, agissant avec une lenteur surprenante. Jeanne la vit porter une main à son front, respirer vite, cherchant l’appui du mur. Tout à coup, Violaine tituba, puis s’effondra mollement sur le carrelage.

— Eh alors!… Qu’est-ce qui t’arrive?

Violaine reprit ses esprits, allongée sur un lit de toile qui servait aux urgences.

Jeanne, penchée sur elle, la dévisageait d’un air inquiet. Elle interrogea la jeune infirmière :

— Qu’est-ce que tu as? Manges-tu assez? Tu es toute pâle! Je te préviens, pas question de rentrer chez toi, il y a du travail. Veux-tu boire un verre d’eau? avec de la menthe?

Violaine secoua la tête avec un sourire gêné et murmura :

— J’ai appris une mauvaise nouvelle ce matin, je crois que cela m’a retourné l’estomac.

Sa collègue, rassurée, la précéda pour la visite des salles. Violaine la suivit. Tout le jour, elle soigna les malades, leur accordant attention et gentillesse. Elle prit le temps de discuter avec le petit Gilles, de préparer une infusion à madame Hortense, mais son esprit était ailleurs. Elle aurait voulu s’envoler jusqu’au Chapus, consoler Édouard, veiller sur Élise, tout en revenant à Lourdes le soir même. Mais un autre problème la préoccupait :

« Cet évanouissement, mes règles qui ne viennent pas, je suis peut-être enceinte. Ce sont des symptômes qui ne trompent pas, en théorie. »

La jeune fille n’osait pas se réjouir d’un tel événement. Elle n’avait que dix-huit ans, n’était pas encore mariée et, pire encore, Sidonie ignorait qu’Éloi et elle avaient brûlé les étapes, malgré son habituelle clairvoyance.

« Elle m’avait mise en garde et je ne l’ai pas écoutée. J’aurais dû lui dire la vérité le soir même… Mais je n’ai pas osé, j’ai douté de sa compréhension. Ma Sido me faisait confiance, persuadée que je saurais être sage et j’ai failli! Maintenant, nous devrons avancer la noce. Sidonie sera tellement déçue par mon attitude. J’ai honte de moi! »

Violaine passa une soirée agitée, partagée entre l’envie de se confier à Jacqueline ou à Élise; elle n’aurait jamais pu le faire de vive voix, mais par lettre peut-être… Pourtant, elle n’en fit rien, certaine de décevoir l’une et l’autre. Ces femmes charmantes et dévouées qui avaient veillé sur elle, qui l’avaient aidée à devenir infirmière, seraient choquées par sa conduite.

« Je le dirai à Éloi, dimanche prochain. À moins que je ne me trompe… Mais que c’est long, encore quatre jours à attendre. S’il était là, il saurait me rassurer. Il y aura tant de choses à préparer… Tout d’abord, fixer très vite une date pour les bans. »

Pour se changer les idées, Violaine décida de rédiger une grande lettre à Élise non pour lui avouer ses craintes, mais afin de la réconforter suite au décès de son époux. Elle lui parla aussi d’Édouard. Sa plume gratta le papier plus d’une heure. Enfin, la jeune fille se coucha et s’endormit.

Les trois nuits suivantes furent très agitées, envahies d’images confuses du Chapus. Dans l’un de ses rêves, des vagues énormes la roulaient sur un sable dur mêlé de galets. Elle pleurait, se débattait, tentant de s’arracher à l’emprise de l’Océan. François, tel qu’il était à six ans, la sortait de l’eau en la prenant par la main. En se relevant, elle s’apercevait que son corps était celui d’une femme alors que lui n’était qu’un petit garçon. François, furieux, se sauvait! Une autre nuit, elle rêva du visage tellement beau et lumineux de sa mère, Gabrielle, qui lui souriait d’un air attendri. Puis, dans un nouveau songe très étrange aussi, Violaine courait sur la plage, seule, et riait de bonheur.

Ces visions nocturnes lui semblaient au réveil si réelles qu’elle avait envie de pleurer.

Le dimanche arriva enfin… Violaine se doucha et choisit une robe bleue toute simple. Elle brossa ses cheveux avec soin devant le grand miroir. Ses traits étaient tirés, résultat des nuits mouvementées. Examinant son reflet, elle s’adressa à celui-ci :

— C’est un grand jour, n’est-ce pas? Je vais annoncer à Éloi qu’il va avoir un enfant… Je lui dirai mon secret au bord du gave, au pied du château. Non, plutôt ici dans la chambre! Il sera fou de joie… sûrement! Et il voudra m’embrasser! Personne n’a besoin de nous voir. J’ai tellement envie qu’il me serre contre lui… Je le connais, il va trembler d’émotion et de désir! Et nous ferons l’amour…

Elle soupira de bonheur anticipé… Elle se détourna du miroir pour prendre son flacon de parfum. Elle s’en mit un peu au creux du cou, là où le jeune homme posait si souvent ses lèvres. Fermant les yeux, elle avait l’impression de sentir la douceur de sa bouche gourmande… Comme elle l’aimait!

L’horloge du palier sonna deux coups. Dans dix minutes au plus tard, Éloi frapperait à la porte. Elle attendit, assise au bord de son lit, fébrile d’impatience et d’émotion retenue. À trois heures, elle commença à tourner en rond, déçue et un peu inquiète.

« Que fait-il? Jamais il n’a été en retard! Voyons, je dois réfléchir : le bus arrive à deux heures et Éloi descend à l’arrêt de la gare. Que je suis bête! Il a dû le manquer et il prendra le suivant. Oh non! Pas aujourd’hui… Nous n’aurons pas beaucoup de temps. »

Ce fut à cet instant, en contemplant sa bague de fiançailles à sa main gauche, que Violaine acquit la certitude de ne pas voir son fiancé ce dimanche. Elle éprouva une sensation de vide immense, une peur viscérale au ventre et, sans pouvoir se l’expliquer, une terrible envie de pleurer.

« Je suis si nerveuse en ce moment. Je ne suis plus la même. Ce doit être le bébé. Le service de midi doit se terminer, je vais descendre bavarder avec Jacqueline. Et puis… je me fais sans doute des idées, Éloi va arriver tout à l’heure et il ne comprendra pas la raison de mon angoisse. »

La jeune fille voulait y croire de toutes ses forces, mais un sourd pressentiment anéantissait la moindre miette d’espoir. Un bruit de pas attira soudain son attention. Quelqu’un montait l’escalier du second étage.

Elle se précipita vers la porte en appelant, déjà transfigurée :

— Éloi?

Mais c’était Jacqueline, le teint livide. L’hôtelière se tenait à la rampe, le souffle court.

— Ah! Violaine… Je montais te voir. Ma chérie, tu attendais bien ton fiancé?

— Oui, évidemment, c’est dimanche!

— Je suis stupide, tu as raison. Le dimanche… Voilà, je viens d’apprendre à la réception qu’il y a eu un accident sur la route de Luz! C’est le bus qui vient de Gavarnie. Les secours sont partis là-bas. Un taxi a raté un virage et heurté le bus.

— Mon Dieu! cria Violaine. Un accident? Est-ce qu’il y a des morts? Jacqueline, je t’en prie, dis-moi!

— Mais je n’en sais rien, ma pauvre petite! Aie confiance, nous aurons des nouvelles bientôt.

Avoir confiance… alors que son corps lui disait, depuis un moment déjà, que ce retard n’était pas normal? que l’angoisse lui tenaillait le cœur bien avant de savoir?… Violaine aurait voulu hurler sa peur. Elle ouvrit la bouche, tendit les bras vers le vide et, tel un pantin désarticulé, vacilla, perdant connaissance.

L’hôtelière, paniquée, appela Gérard. Il monta l’escalier quatre à quatre, souleva Violaine et la porta sur son lit. Puis il s’éclipsa, laissant Jacqueline, en larmes, veiller sur leur protégée. Elle lui tamponna les tempes avec de l’eau de lavande. La jeune fille reprit conscience grâce à ce parfum fort et frais qui la fit se souvenir de jours si lointains. Elle avait sept ans et cachait dans sa poche un mouchoir qu’Élise Duplessis avait fait tomber. Elle revécut la journée avec précision. Son père était à l’hôpital et François lui avait montré la belle poupée que Nicole allait réparer.

— Quand papa est mort, j’avais déjà cette odeur de lavande sur moi. Alors… j’en suis sûre! Mon Éloi est perdu. Je veux mourir aussi, tout de suite!

— Violaine, ne dis pas de sottises! Il faut te calmer, supplia Jacqueline. Gérard a pris la voiture d’un voisin pour se rendre sur place. Il nous rapportera des nouvelles et nous saurons ce qui s’est passé. Il m’a promis de ramener Éloi… s’il n’est pas blessé!

Violaine saisit la main de son amie et la fixa d’un air halluciné.

— Jacqueline! Je ne peux pas le perdre. On m’a pris mon père, puis ma mère. J’avais huit ans lorsqu’ils m’ont laissée seule au monde. Ensuite, j’ai vécu l’enfer chez ma tante. Elle me battait, m’humiliait. Son fils, ce Paul que j’ai revu l’autre jour au marché, il a voulu me forcer quand j’avais douze ans. Jacqueline, comprends-moi! Éloi et Sidonie, ils sont ma seule famille, je n’ai qu’eux… Alors je ne veux pas… Éloi doit vivre!

Suffoquant de peur et de détresse, les nerfs à vif, Violaine revivait les épreuves passées. Un gémissement primitif, presque inhumain, s’échappa de son corps, glaçant d’effroi son amie. Puis de longs sanglots la secouèrent, exprimant toute la souffrance endurée. Ils se calmèrent peu à peu, plus par épuisement que par soulagement. La jeune fille parvint à articuler :

— Je veux mon missel, celui de maman! Dans le tiroir, là.

Jacqueline, bouleversée par l’intensité de ce désespoir, s’empressa de lui tendre le missel. Violaine le serra contre son cœur et, petit à petit, s’apaisa.

S’il y avait une justice en ce monde, Éloi ne mourrait pas! L’hôtelière retenait ses larmes, caressant le front de Violaine qui pleurait toujours, en silence.

Une heure plus tard, alors que la jeune fille s’était endormie, assommée par sa peine, Gérard entra dans la chambre. Il revenait à l’instant de Gavarnie et son visage crispé n’annonçait rien de bon. Jacqueline lui fit signe de se taire pour ne pas réveiller Violaine, puis, déplaçant délicatement la tête posée sur ses genoux, elle se leva et sortit sur le palier à pas feutrés, suivie de son mari.

— Alors, as-tu retrouvé son fiancé? Elle a repris conscience un moment, mais elle délirait presque. Cette crise de nerfs l’a épuisée.

— Pauvre gosse… soupira son mari. Quel choc affreux ce sera!

— Éloi… Il n’est pas mort, dis? Gérard, ce n’est pas possible?

— Oh! Jacqueline, si tu avais vu ça… Quelle horreur! Le bus a roulé dans le ravin. Éloi était assis à l’avant. La vitre a heurté un rocher, et un éclat lui a tranché le cou. Rien n’aurait pu le sauver! La collision a été très violente. Il y avait six blessés allongés sur le bas-côté et deux morts. Si tu avais vu tout ce sang! J’ai cru que j’allais vomir… Les gendarmes de Gavarnie étaient déjà là. Ils iront prévenir sa mère. Pauvre femme, quand elle va apprendre… Son fils unique, si ce n’est pas malheureux! Aussi, le taxi roulait trop vite! Je l’ai toujours dit qu’un accident arriverait.

Le couple n’entendit pas un léger bruit derrière eux. Violaine s’était réveillée dès que Jacqueline avait quitté la chambre. À présent, elle savait. La mort au parfum de lavande venait une fois de plus de croiser sa route, lui prenant au passage celui qu’elle aimait. Pour l’instant, elle n’avait plus la force de se révolter contre le destin qui s’acharnait sur elle. Au plus profond de son corps, quelque chose venait de mourir aussi… Comme anesthésiée, elle dit simplement, d’une voix lasse :

— Jacqueline, Gérard! Je dois partir immédiatement. C’est à moi d’annoncer la mort de son fils à ma Sidonie. Je veux quitter l’hôpital aussi. Dorénavant, je serai incapable de soigner les blessés. La moindre goutte de sang me fera penser au sien, son sang si rouge qui faisait battre son cœur, qui le gardait en vie… Je veux le pleurer là-haut, avec sa mère. Elle va souffrir autant que moi, ou plus, je ne sais pas! On ne mesure pas le chagrin, voilà le problème… Dieu aurait peut-être la réponse, il s’y connaît en chagrin… J’ai prié tout à l’heure, avant de m’endormir; je n’avais jamais prié avec autant de foi, mais ça ne sert à rien! La preuve : Éloi est mort… mort, la gorge tranchée. Et moi, je l’attendais pendant qu’il se vidait de son sang…

Violaine ne cessait plus de parler, mais son regard égaré inquiéta Jacqueline. Elle la prit par le bras avec fermeté :

— Ma chérie, il faut te reposer! Tu n’es pas en état de partir pour Gavarnie ni de faire le chemin jusque chez Sidonie. Et puis, il va faire bientôt nuit.

Le regard halluciné de Violaine retrouva une étincelle de lucidité. Elle répliqua fermement :

— J’ai l’habitude de la nuit et je ne perds pas la tête! Par pitié, laissez-moi partir! Je ne suis pas folle, Jacqueline, j’ai juste perdu la foi et ma naïveté de gamine à qui l’on répétait que Dieu et les saints nous écoutaient de là-haut! Maintenant, je sais que c’est faux. Je veux seulement voir maman Sidonie!

Gérard avait écouté sans rien dire. Il n’était pas doué pour les discours et les cajoleries. Il comprenait les raisons de la jeune fille à laquelle il était très attaché. D’une voix résolue, il déclara :

— Rassure-toi, Violaine, je vais t’y conduire! Notre voisin a mis sa voiture à disposition, vu les circonstances. Jacqueline, ne te fais pas de souci. Je serai de retour avant l’heure des dîners.

— Tu as raison, emmène-la. C’est normal qu’elle veuille retrouver Sidonie dans un moment pareil. Embrasse-moi, Violaine! Sois courageuse, ma pauvre petite chérie. Et transmets toute mon affection à Sidonie. Dis-lui combien je la plains! Dieu merci, je n’ai jamais eu à subir la perte d’un enfant. Mais j’imagine combien elle va souffrir. Un garçon aussi gentil…

Disant cela, Jacqueline la prit dans ses bras et la serra sur son cœur. Elle lui caressa les cheveux, les yeux débordant de larmes, la gorge nouée… La vie était si injuste parfois…

La jeune fille répondit d’un hochement de tête résigné. Le destin voulait la briser, eh bien, qu’il la brise! Elle n’avait pas droit au bonheur, ce genre de bonheur tout simple que tant de gens connaissent à Lourdes, au Chapus, sur la terre entière! La révolte la reprenait. Elle murmura, frémissante :

— Un mari qui m’aime, que j’aime. Une maison, des rires, des enfants, la soupe le soir, ce n’est pas pour moi! Je n’ai pas eu longtemps mes parents, parce que nous étions trop heureux, sans doute…

Violaine mit un manteau et de bonnes chaussures de marche. Elle fit ses adieux à l’hôtelière, au personnel déjà informé de la terrible nouvelle, et prit place dans le véhicule. Sur la route menant à Gavarnie, elle demanda à Gérard de se garer sur le lieu de l’accident où s’était attroupée une foule de curieux. La jeune fille aperçut la carcasse du bus couché sur le côté, sur un lit de rochers. Plus bas, la rivière grondait.

L’hôtelier, avisant un camion de pompiers, ouvrit la portière :

— Reste là, Violaine. Je vais me renseigner.

Elle attendit, les yeux mi-clos. Ici, la vie d’Éloi s’était arrêtée net. Son tendre amour avait rendu l’âme à quelques mètres, seul, sans un dernier baiser.

Gérard revenait déjà. Il lui expliqua :

— Petite, ils ont emmené les corps à l’église de Gavarnie, pour ceux qui dépendent de la commune.

— Bien! répondit-elle. Alors, allons-y!

Lorsqu’ils arrivèrent au village, une partie de la population se tenait devant la mairie. Des hommes gesticulaient, une femme pleurait, assise sur une chaise. Violaine aperçut la silhouette trapue du brigadier Lucas. Elle sortit de la voiture et faillit tomber, car ses jambes la soutenaient à peine. Le gendarme la vit :

— Oh! ma pauvre petite! Quel malheur! Je m’apprêtais à grimper chez Sidonie, mais le cœur me manque…

— Elle ne le sait pas, alors? interrogea la jeune fille. Je vais la prévenir. Mais avant, je veux le voir. Où est-il?

Lucas désigna l’église. Violaine marcha d’un pas hésitant vers le sanctuaire où elle espérait se marier avant l’automne. Deux vieilles du bourg allumaient des cierges. Trois corps reposaient près du chœur, sur des civières recouvertes de couvertures marron.

Elle s’écria :

— Non, pas les autres! Je ne veux voir que lui, mon Éloi! Gérard attendait près du bénitier. Violaine lui avait conseillé de rentrer à Lourdes, mais l’hôtelier avait des scrupules à l’abandonner dans un moment aussi tragique. Une femme l’aborda, toute vêtue de sombre, la tête couverte d’une mantille noire. Son visage couleur de cire était d’une beauté solennelle, malgré les rides et le pli amer de la bouche.

— Vous pouvez la laisser, monsieur Lebail. Je suis là maintenant.

Il reconnut avec effarement Sidonie Fernandez, qu’il n’avait rencontrée qu’une fois ou deux, quand elle venait à Lourdes, ce qui était très rare.

— Madame… Violaine voulait monter chez vous. La malheureuse, elle croyait que vous n’étiez pas au courant. La petite m’inquiète : elle ne pleure plus, on la dirait aveugle et absente. Elle nous a dit avoir perdu la foi, à ma femme et à moi.

— Ne craignez rien, je la protégerai, monsieur. Gérard la salua, puis sortit de l’église. Sidonie avança vers le corps exsangue de son fils.

Violaine était immobile à côté de la civière de son fiancé. Elle n’arrivait pas à croire que cette forme inerte puisse être celle de son amant! Une mèche de cheveux noirs dépassait à peine du bord de la couverture qu’elle se décida à soulever. Elle découvrit le front, puis le nez et la bouche impassible de son fiancé. Jamais Éloi n’avait été aussi pâle. Il semblait dormir, sous la clarté vacillante des cierges. Il avait un air serein, presque heureux, comme sa mère sur le passage du fort Louvois, morte elle aussi. La douleur fusa, aiguë, intolérable. Violaine s’agenouilla et colla sa bouche à celle déjà froide de son amant. Elle souhaitait l’embrasser une dernière fois, mais aussi étouffer ce cri d’horreur, de refus qui lui déchirait l’esprit, le cœur et le corps tout entier. Une belle main brune se posa sur son épaule.

— Pleure, ma fille chérie, pleure, sinon tu vas perdre la raison.

Violaine se retourna, engluée dans un cauchemar incompréhensible. Sidonie? Ici, dans l’église?

— M’man Sidonie? C’est bien toi… Regarde Éloi, il est… Je n’en peux plus, tu entends! Ne me dis pas de prier, cela ne sert à rien. Dieu se moque de nous! Je veux mourir aussi, tout de suite, là, sur son corps. Donne-moi tes plantes, celles qui tuent!

La guérisseuse se pencha et releva celle qu’elle appelait si souvent « minette ».

— Je t’en prie, reste digne, ma fille. N’oublie pas, tu portes la bague d’Éloi, le rubis, rouge comme du sang! D’abord, laisse-moi voir mon enfant, mon petit garçon.

Fascinée par le courage et la majesté de Sidonie, la jeune fille s’écarta un peu. La grande Espagnole, dans son voile de deuil, tomba à genoux devant Éloi. Elle le contempla longuement, les mains jointes sur la poitrine. Des larmes claires ruisselaient sur ses joues, et Violaine comprit alors combien cette mère, privée de son unique enfant, souffrait. Sidonie avait déjà vu son mari, Thomassin, ramené inerte sur un brancard, alors qu’elle attendait Éloi.

« L’histoire recommence! songea Violaine avec effroi. Moi aussi, j’attends l’enfant de mon amour, mort par accident. C’est une malédiction qui nous frappe du même sort, Sidonie et moi. »

Une chape de soumission au destin si cruel pesa sur les épaules de la jeune fille et la fit s’agenouiller de nouveau, à côté de Sidonie. Elles prièrent dans un profond recueillement tandis que des plaintes et des sanglots s’élevaient tout proches, car les familles des deux autres victimes venaient d’arriver.