Édouard et Violaine s’étaient assis sur un canapé. La jeune fille avait l’impression d’être l’un des protagonistes d’une pièce de théâtre tant le salon ressemblait à un décor, avec les lustres étincelants qui jetaient des reflets subtils sur les lourds doubles rideaux de velours. Martine avait fermé les persiennes, ce qui accentuait l’atmosphère feutrée du lieu.
« Nous ressemblons aux acteurs d’une histoire attendant les trois coups pour déclencher l’action. Élise soigne même le décor en vérifiant la bonne ordonnance des verres sur la table basse. Mon Dieu, comme elle paraît inquiète… Allons-nous jouer un drame ou une comédie? » se demandait Violaine, l’angoisse dans le cœur.
Les jeunes gens n’avaient pas échangé un seul mot depuis l’entrée d’Édouard dans le salon. Le regard grave et affolé de sa mère les en avait dissuadés. Le silence s’éternisant un peu trop pour ne pas paraître suspect, Élise s’arma de courage et prit la parole :
— Violaine, Édouard, je vous demande de m’écouter avec une extrême attention. Si vous avez envie de m’interrompre, je vous en supplie, ne le faites pas. Nous discuterons ensuite…
— Que de mystères, mère! s’étonna Édouard. Et le dîner? Martine va se ronger les sangs!
Comme à son habitude, le jeune homme se souciait plus de son estomac que des paroles de sa mère. Celle-ci feignit d’ignorer la remarque d’Édouard et toussota discrètement, gagnant un peu de temps avant de se lancer. Sidonie le comprit et décida de l’aider à agir. Si elle-même se levait et faisait un geste quelconque, Élise réagirait et parlerait. Alors la guérisseuse se leva, éteignit les lampes électriques, prétextant que la clarté des bougies était plus douce à ses yeux fatigués. Puis elle s’assit dans un fauteuil, un peu à l’écart, laissant à la maîtresse de maison la liberté de mener cet entretien à sa guise. Son rôle viendrait plus tard.
Violaine faillit protester, sachant que sa Sido avait une excellente vue, mais elle n’osa pas. L’anxiété de sa bienfaitrice, tellement perceptible, l’oppressait.
Élise reprit la parole :
— Mes chers enfants! J’aurais aimé vous laisser du temps, quelques jours à vous distraire, dans cette maison où je suis heureuse de vous voir réunis… Mais, hélas…
La jeune femme s’interrompit, prise de légers frissons. Elle but un peu d’eau et soupira. L’épreuve lui semblait insurmontable.
Édouard s’écria d’un ton impatient :
— Mère, qu’est-ce que vous complotez encore? Parlez de ce qui vous fait souci et passons à table, je vous prie… Si c’est au sujet de Violaine, de ce que j’ai dit tout à l’heure, c’est à moi de lui avouer ce que je ressens.
— Tais-toi! coupa Élise. Ta hâte a déjà tout gâché. Violaine est à peine de retour chez nous que tu décides de ne plus la quitter, de l’impliquer dans ta vie. As-tu songé un seul instant à ce qu’elle ressent, alors qu’elle nous retrouve tous, que son fiancé vient de mourir? Comme je le disais à Sidonie, j’espérais passer une semaine ou deux dans le calme, l’affection. Nous aurions pu aller dîner en voiture à La Rochelle ou prendre le bateau pour l’île d’Oléron. Non, la tempête éclate immédiatement par la faute de tes exigences, mon fils, de tes caprices. Je voulais vous informer bientôt de faits très importants dans un entretien en tête-à-tête, d’abord avec toi, ensuite avec Violaine. Puisque le déroulement des événements m’y oblige plus tôt que prévu, soit! Je vais tout vous dire ensemble… mais je ne sais par où commencer tant ceci est délicat et fort embarrassant.
Violaine jeta un regard affolé à Sidonie qui lui adressa un coup d’œil rassurant. Plus tard, la guérisseuse saurait réparer les dégâts, panser les plaies, mais cette affaire ne la concernait pas vraiment.
Élise reprit en respirant très vite :
— Tôt ou tard, ce pénible moment serait arrivé de toute façon! Je le savais bien, mais j’espérais garder le secret encore quelques mois. Pourtant, il m’étouffe! Alors… à quoi bon reculer? Voilà : il s’est passé, dans cette maison, un acte ignoble dont les conséquences, multiples, continuent d’empoisonner des existences qui auraient pu être heureuses autrement. Je vais vous parler d’un temps lointain : il y a plus de dix-huit ans. À l’époque, j’avais engagé à mon service une jeune fille venue des Pyrénées, de Gavarnie précisément. Elle s’appelait Gabrielle Chenu; ta chère maman, Violaine…
La jeune fille approuva d’un signe, sans comprendre où Élise voulait en venir. Édouard bâilla d’un air ennuyé.
— Gabrielle me plaisait beaucoup. Sérieuse, travailleuse, et surtout très pieuse, sa personne dégageait une lumière surprenante, comme une aura de douceur et de bonté. En l’observant chaque jour, je me félicitais de mon choix, car j’avais l’impression d’abriter un ange sous mon toit. Elle était aussi très belle, avec ses grands yeux verts si limpides, son sourire fin, son visage de madone. Légère, adroite, discrète, j’avais trouvé la perle rare et je prévoyais d’en faire ma gouvernante, mon amie peut-être aussi. Elle te berçait, Édouard, te promenait dans le parc. Puisque tu es un homme, mon fils, tu peux entendre certaines choses maintenant. Mon accouchement avait été difficile, pénible, me laissant handicapée dans mon corps de femme.
Le jeune homme rougit violemment et protesta, avec un peu moins de vigueur toutefois :
— Mère, je vous en prie! Pourquoi dire une chose pareille, devant Violaine et Sidonie?
Violaine s’interposa doucement en murmurant :
— Laisse-la parler, Édouard! Je suis contente d’entendre un si beau portrait de maman.
Élise, les mains jointes sur ses genoux et si crispées que ses veines saillaient sous la peau fine, s’écria :
— Je ne peux pas me faire comprendre si je ne suis pas entièrement franche, mon fils. Et toi, Violaine, tu dois savoir quel malheur frappa ta mère. En raison des problèmes de santé, disons intimes, dont j’étais affligée, mon mari Jérôme changea de caractère. Déjà, il se montrait souvent violent, car il buvait. Oh! seulement le soir, au dîner, mais j’en venais à craindre l’approche de la nuit, car il devenait alors brutal, exigeant. Il m’imposait sans pitié ses désirs pervers. Édouard, je suis navrée de briser le portrait de ton héros de père, mais il m’a fait vivre un vrai martyre qu’il me fallut endurer sans rien dire.
Son fils se dressa comme piqué par une guêpe. Les traits déformés par la colère, il menaça :
— Mère, cela suffit! Je vous interdis de dénigrer mon père. Certes, il aimait l’alcool, cependant je ne l’ai jamais vu ivre. Et puis, ces histoires de famille n’intéressent pas nos convives.
Sidonie secoua la tête, désolée de voir Élise affronter la colère mêlée de chagrin d’Édouard. La jeune femme semblait reculer encore le moment d’aller plus loin dans ses confidences. La guérisseuse l’encouragea tout bas :
— Ne vous torturez pas, Élise! Vous n’êtes pas la coupable dans cette affaire, seulement la première des victimes.
Violaine soupira, exaspérée. L’esprit plein de la joie fragile du retour, le cœur réchauffé par l’accueil que lui avaient réservé Guillemette et sa famille, elle se demandait la raison de sa présence dans ce salon, immobile entre Édouard et sa mère. Elle ne se sentait pas concernée par ces obscures querelles de famille. Comme elle aurait été mieux là-bas, près de la jetée, dans l’humble maison de pêcheur où la vie s’écoulait simplement, sous le joug de sa nourrice. Elle sentait que cette discussion ne l’épargnerait pas, d’une façon ou d’une autre, même si elle était loin d’imaginer son aboutissement.
Madame Duplessis poursuivit :
— Comprends un peu mon malheur, Édouard! Lorsque j’ai supplié à genoux ton père de m’épargner… oui, à genoux, il a ricané. Je n’ai pas compris; j’aurais dû me méfier de lui! Dès le lendemain, il jeta son dévolu sur la charmante Gabrielle. Commença alors le temps de l’horreur! Durant le dîner, il but sans répit. C’était un soir de printemps… Il lui demanda d’aller chercher, au fond du parc, un objet qu’il avait volontairement oublié sur l’un des bancs. Moi, je m’étais réfugiée dans ma chambre, tant j’avais peur de lui. Jérôme suivit Gabrielle. Elle s’est débattue, a crié… Il la frappa au visage et, en l’étranglant presque, il la viola. Cela, je ne l’ai su qu’après. Un fou furieux!
L’aveu fracassant d’Élise frappa Violaine de plein fouet, car la jeune fille n’en soupçonnait rien. Elle retournait ces mots abominables dans sa tête, son esprit refusant encore leur réalité. Soudain elle poussa un cri horrifié.
— Non! Pas maman… Pas elle!
Édouard marcha sur Élise, prêt à lever la main sur elle pour l’obliger à se taire.
— Arrêtez! Je ne vous crois pas, mère! Vous n’avez pas le droit de souiller la mémoire de mon père. Qu’il ait été froid et dur avec les domestiques, je l’admets, mais de là à commettre un tel acte, non! C’est trop facile d’accuser un mort qui ne peut se défendre. Il n’a violé personne. Vous êtes devenue folle, ma parole!
— Non, je ne suis pas folle! hurla Élise hors d’elle. Je ne mens pas, Édouard…
— Alors, vous travestissez une évidence. Je connais les femmes de chambre; elles se laissent séduire et se plaignent ensuite, espérant un dédommagement!
Violaine, rouge de fureur et de honte, ne pouvait laisser dire cela. Elle lui cria :
— Édouard! Tu es odieux! Tu salis ma mère, je ne te permets pas…
Le jeune homme se tourna alors vers elle et, un sourire sardonique aux lèvres, lui répliqua d’un ton dur :
— Ne t’en mêle pas, Violaine! Tu es mal placée pour le faire… On m’a dit que tu étais grosse de ton fiancé!
Sidonie se redressa, le regard noir de rage. Si c’était ainsi, elle allait rabattre le caquet d’Édouard qui paraissait se repaître en humiliant la jeune fille. Violaine, suffoquée par cette pique venimeuse, se leva et commença à traverser le salon, pâle comme un linge.
Élise ajouta très vite :
— Bravo, mon fils! Tu es digne de ton père! Aie donc le courage d’écouter la suite au lieu de nous insulter… J’avais cru entendre des bruits, des appels. Je suis descendue et j’ai couru vers la gloriette, près des rosiers. Mais je suis arrivée trop tard pour sauver cette malheureuse Gabrielle qu’il avait brutalisée de façon honteuse. La pudeur m’interdit de te fournir les détails devant Violaine. Je les connais de la bouche même de la pauvre victime que j’ai moi-même soignée, le reste de la nuit. Jérôme, ce tyran, ce pervers… Son bourreau! Quand il m’a vue, il a brandi le poing, puis il est parti. Je l’ai haï depuis cette nuit-là, mon fils, j’aurais pu le tuer! Je ne suis pas celle que tu penses, la sage épouse d’un notaire admirable! Je bouillonne de colère rentrée depuis toutes ces années! Si j’en avais le pouvoir, je ferais régner sur le monde entier la justice et l’égalité.
Sidonie se leva à son tour sans bruit et rejoignit Violaine qui se tenait la gorge, prête à hurler aussi fort qu’Élise. Elle souffla à l’oreille de sa protégée :
— Courage, ma chérie! Tiens bon! Il fallait que tu saches, vu ta situation…
Édouard s’était servi un verre d’alcool qu’il avala d’un trait. Élise le suivit et lui cria encore :
— Je ne pouvais te laisser idolâtrer ton père plus longtemps, Édouard, qu’il soit mort ou vivant! Quand tu étais petit, j’ai tout fait pour te préserver, t’élever dans un foyer apparemment uni… Mes révoltes, mes gestes charitables, mes opinions socialistes me sont venues au début juste pour l’exaspérer, lui! Je luttais à ma manière contre sa cruauté d’homme viril si fier de trousser ses femmes de chambre, d’assouvir sa bestialité sur des innocentes!
Édouard posa son verre et se boucha les oreilles avec ses mains. Violaine se réjouissait presque de lui voir un air désespéré! Elle allait quitter le salon, mais Sidonie la retint par le poignet. Elle savait que tout n’avait pas été dit. Les jeunes gens devaient écouter la confession de la femme du notaire jusqu’au bout.
Élise ne lâcherait plus son fils tant qu’il n’aurait pas tout entendu. Elle lui ordonna :
— Conduis-toi en homme, Édouard! Je te fais du mal, mais j’y suis obligée. Je ne veux pas que tu suives les traces de ton père. Sous tes allures polies et mondaines, mon fils, tu deviens dur, égoïste, avide de satisfaire tes désirs… Qu’est-il arrivé à Gabrielle, selon toi? J’ai dû lui donner son congé, car il me fallait la mettre hors de danger. En effet, incapable de se satisfaire d’une seule agression, Jérôme, deux soirs plus tard, avait essayé de forcer la porte de sa chambre, au second étage. Heureusement, il y avait un verrou. À l’aube, j’ai parlé à Gabrielle qui n’avait pas dormi. Je lui ai donné de l’argent et je l’ai confiée à Guillemette Lignet qui travaillait ici de temps en temps, mais sans rien avouer du crime de mon mari. Pourquoi? J’avais peur! Il m’avait menacée à plusieurs reprises de te battre, toi, Édouard, qui commençait juste à marcher, et de me torturer à sa façon vicieuse.
Édouard, dévisageant sa mère, laissa échapper un bref cri de stupeur. Élise le prit par l’épaule pour ajouter :
— Gabrielle, à qui je rendais souvent visite, me confia bientôt qu’elle était enceinte. Cette nouvelle me bouleversa. J’imaginais cette pure jeune fille déshonorée, montrée du doigt par tous… Je ne pouvais le permettre. J’avais remarqué le manège d’un jeune pêcheur, Henri Plantier. Chaque fois qu’il croisait ta maman, Violaine, il ne la quittait plus des yeux, comme hypnotisé. Je suis allée lui expliquer la situation. Oh, comme il m’a regardée avec mépris, et de la haine aussi. Il m’écouta, puis me jeta à la face :
« Oui, je vais épouser Gabrielle! Ce n’est pas pour vous que je le ferai, mais parce que je l’aime! Vous, madame, je vous plains d’être si lâche… »
Henri et Gabrielle se sont mariés trois semaines plus tard. Lorsqu’une petite fille est née, j’ai veillé sur ce jeune couple. Je voulais réparer la faute de Jérôme Duplessis alors qu’il s’entêtait à nier sa paternité. Il se bornait à répéter que ces filles-là sont faciles et soumises, cédant à tous les hom mes dès la première occasion.
— Non! non! hurla Violaine, hystérique. Ce n’est pas vrai… Je ne veux plus rien entendre! Élise, laissez-moi par tir, par pitié. Jusqu’à quand devrai-je souffrir, pleurer? Je suis la fille d’Henri Plantier, vous m’entendez! Vous n’allez pas tout me prendre, tout briser! Salir ce que j’ai de plus cher, de plus beau dans mon cœur! Vous piétinez l’image de ma mère que j’aimais tant, de mon père adoré… Vous me jetez à la figure, avec vos mots si polis, que je suis une bâtarde! Je ne veux plus vous écouter…
La jeune fille cacha son visage contre l’épaule de Sidonie. Elle ne pleurait pas, mais son corps tremblait convulsivement. Édouard se figea, blême et hébété.
— Mère, vous n’êtes pas sérieuse? Vous essayez de me faire croire que Violaine serait le fruit d’un viol commis par mon père… Ici… Elle est ma sœur? C’est ça? Enfin ma demi-sœur, avec qui je jouais sur la plage, à qui vous donniez mes vêtements trop petits. Quelle générosité de votre part d’avoir fait la charité à ma sœur et payé ses études! Mais, bon sang, qu’espériez-vous donc? Que Violaine se mette un jour à genoux pour vous en remercier? Vous la rabaissez à raconter vos saletés!
Le jeune homme s’affala sur une chaise et rejeta sa mèche blonde en arrière. Il ne mettait plus en doute les paroles d’Élise, mais son cœur refusait la vérité qui le privait de ses espoirs, de ses rêves. Il voulait Violaine pour femme, à la manière d’un ancien caprice inassouvi remontant à leur enfance, quand il la voyait filer avec François, main dans la main. Lui, le malade, le petit riche qui n’avait pas le droit de jouer comme les autres, il enviait tant François… Parvenu à l’âge de l’amour, il pouvait enfin se venger de son enfance en s’appropriant la jeune fille, l’arrachant à ces gens du peuple qu’elle aimait si fort. Assommé par cette découverte, il ne pouvait que répéter :
— Ma sœur! Alors, je ne l’aurai pas… Vous mentez, mère, dites-moi que vous avez menti. Vous n’avez pas le droit de me priver d’elle!
— Enfin, mes enfants! rétorqua Élise. Pourquoi inventerais-je une telle histoire? Tu penses vraiment, Édouard, que j’oserais le faire, accusant ton père, dans le seul dessein de te contrarier? Tout à l’heure, Sidonie en est témoin, tu clamais d’un ton supérieur que tu voulais épouser Violaine et adopter son bébé! Je devais vous dire la vérité à tous deux… Cela n’a pas été facile pour moi non plus. J’aimais Jérôme avant ta naissance. Même ensuite… malgré tout! Ah! combien j’ai souffert quand j’ai compris sa vraie nature. Il me dégoûtait. Pourtant, j’ai réussi à le convaincre sur un point : il a cessé de boire. Mais, guéri de ce vice, son comportement devint de plus en plus méprisant. C’était dorénavant un homme de glace qui me reprochait sans cesse d’aider Gabrielle et son enfant. J’aurais tant voulu élever Violaine près de toi, Édouard! Quand Gabrielle a mis au monde son bébé, je venais de lire un long poème de Paul Claudel, « La jeune fille Violaine ». Ce texte évoquait le destin tragique d’une jeune fille sacrifiée à la jalousie d’une sœur. C’est moi qui ai soufflé ce prénom à Gaby et, sans me poser de questions, elle a choisi de baptiser ainsi son enfant.
Violaine, pleine de rancœur, lui reprocha alors :
— Vous avez vraiment tout dirigé dans ma vie! Ordonné le mariage, choisi mon prénom, mes vêtements, mon calvaire dans les Pyrénées, chez ma tante! Même le pensionnat! J’ai l’impression d’avoir été un jouet entre vos mains!
Élise ouvrit des yeux ahuris en protestant d’une voix vibrante de douleur :
— Mais non, ma chérie! J’ai fait ce que j’ai pu pour réparer les catastrophes qui vous frappaient, ta mère et toi. Je peux aussi t’affirmer une chose : Henri était déjà très amoureux de Gabrielle quand je lui ai proposé de l’épouser. Ils se sont aimés, je le sais! Quant à moi, j’ai porté le poids de ce viol toutes ces années, face au bourreau de Gabrielle. Et Jérôme ne voulait pas te voir, toi sa fille! Il évitait le quartier des ouvriers ostréicoles, la gare, le port. Comme il fut soulagé de te savoir à cinq cents kilomètres, hors de sa vue.
— Ce n’est pas mon père! hurla Violaine. Je me souviens maintenant, le soir où j’ai dormi ici, comme il m’a regardée! J’ai eu l’impression qu’il aurait voulu m’effacer de la surface de la terre. Mon père s’appelait Henri! Il m’a portée sur ses épaules quand nous allions sur les parcs à huîtres; il m’a sortie de l’eau le jour où la mer m’a emportée au large. Il me bordait dans mon lit en me racontant de belles histoires sur le grand marais, sur l’Océan. Il me faisait des câlins, il me prenait sur ses genoux quand je récitais mes prières! Il m’aimait et je l’adorais! C’était lui mon père, mon seul père!
Édouard, le front appuyé sur ses mains, se sentait profondément écœuré par tout ce qu’il venait d’entendre. Une violente migraine commençait à se faire sentir, de celles qui l’obligeaient à garder la chambre plusieurs heures, dans l’ombre et le silence. Il n’en pouvait plus de toute cette boue remuée, de ces cris! Il gémit :
— Mère! Taisez-vous et faites taire Violaine! Vos cris me vrillent le crâne! J’en ai assez de ces mensonges. Le mal est fait! Vous pouvez vous réjouir, mon père vient de tomber de son piédestal. Voilà, vous avez gagné! Je vous crois… En fait, je savais bien qu’il n’était pas le père idéal que j’idolâtrais. J’avais découvert bien des travers que je taisais, par égard pour vous. Et moi qui n’osais pas vous dire qu’il couchait avec Charlotte, qu’il avait séduit cette pauvre folle de Martine, sans parler des jolies visiteuses, certains jours, qui me souriaient avant d’entrer dans son bureau… Lorsque vous étiez à Marennes, j’écoutais aux portes, inquiet des choses étranges qui se passaient à deux pas de moi. Devenu adolescent, j’ai compris, mais je me suis tu aussi! Je me disais que vous seriez trop attristée de l’apprendre. Tant d’années de mensonges pour en arriver là! J’en ai la nausée, mère. Je vous jure que, si les Allemands envahissent notre pays, je me jetterai devant eux avec l’espoir de prendre une balle en plein cœur.
Édouard se leva en grimaçant. Sidonie devina chez lui une réelle douleur. Elle ressentit de la compassion pour ce grand jeune homme désemparé, éprouvé dans sa chair depuis l’enfance et à présent jusqu’au tréfonds de son âme. Sous ses grands airs vaniteux, elle percevait une certaine fragilité. Elle proposa à Élise :
— Je l’accompagne jusqu’à sa chambre! Veillez sur ma minette, elle claque des dents. J’ai dans ma valise des herbes qui soignent les chocs nerveux. Je leur ferai une tisane en redescendant. Dites à Martine de faire chauffer de l’eau.
Sidonie prit le bras d’Édouard, incapable de protester tant il souffrait. Élise, sidérée par l’aplomb royal de la guérisseuse, se précipita vers Violaine et lui prit les mains. Elle lui chuchota :
— Ma chère enfant! Tu sembles m’en vouloir, mais, depuis ta naissance, je n’ai fait que te protéger. Je t’aurais voulue riche, choyée, placée dans une bonne école. Je te comparais souvent à Édouard. Il avait tout cela et pas toi. Mais tu avais quelque chose qui lui manquait terriblement : la santé. Allons, regarde-moi! Parle-moi! Aie pitié, je t’en supplie! Que me reproches-tu?
La jeune fille dégagea ses mains et recula vers la porte. Cette maison cossue, le parfum de lavande d’Élise, les tableaux… tout ce décor la révulsait. Elle s’écria soudain :
— J’étais pauvre, mais choyée! J’aurais survécu sans votre viande du jeudi, vos fraises et tous vos habits de luxe! Et puis, vous n’avez pas cherché à me garder… quand maman est morte. C’est bizarre, comme disait Guillemette tout à l’heure, tout cet argent que vous avez versé à ma tante Marcelline, afin de la décider! À mon avis, Octave Lignet, tout grincheux qu’il était, aurait bien voulu m’élever si vous lui aviez proposé la même somme par trimestre. Vous m’avez conduite à Gavarnie pour vous débarrasser de moi, pour satisfaire votre sale mari! Laissez-moi! je ne veux plus vous voir ni habiter ici. Demain, nous trouverons un logement, Sido et moi. N’importe lequel fera l’affaire! Je préférerais manger par terre que de rester sous ce toit où l’on a torturé ma mère…
Violaine se plia en deux, prise de spasmes. Terrifiée, Élise courut la soutenir.
— Voyons, ma chérie, calme-toi. Tu as trop souffert depuis quelques jours. Écoute-moi, Violaine, tu ne saisis pas la portée de ce que je t’ai dit. Cette maison te revient, tu es chez toi. Je ferai le nécessaire. Tu vas vivre enfin dans l’aisance, avec Sidonie. Songe à ton bébé, il a droit à grandir sans souci. Pardonne-moi! Je ne pouvais pas m’opposer à Jérôme, te prendre ici à la mort de ta mère. Il t’aurait fait du mal, j’en suis sûre… J’ai déjà tellement honte d’avoir dû dévoiler tout ceci, devant toi et Édouard.
Mais la jeune fille ne voulait plus rien entendre. Elle repoussa Élise et sortit du salon. La porte d’entrée claqua. Sidonie réapparut à cet instant précis et trouva la veuve de Jérôme Duplessis en larmes, le front appuyé à la haute cheminée de marbre noir.
— Elle me hait, Sidonie! Elle me juge coupable de tout et mon fils doit me détester aussi. En criant la vérité, en libérant mon cœur, j’ai perdu les deux êtres que j’adore. Je ne pouvais quand même pas laisser Édouard tomber amoureux de sa sœur!
La guérisseuse soupira en lui tapotant l’épaule :
— Vous avez bien agi! Je vous admire d’avoir été aussi loin dans l’aveu de ces horreurs. Cela a choqué nos jeunes gens, c’est normal. Laissez-leur un peu de temps pour réfléchir! Une nouvelle pareille, il fallait s’attendre à une telle réaction. Mais… où est Violaine?
— Partie comme une furie! Elle a eu mal au ventre. Il ne manquerait plus qu’elle perde son enfant… Il faut la rattraper! Si jamais elle faisait une bêtise, la pauvre chérie, je m’en sentirais coupable le restant de mes jours… Quel chemin de croix, mon Dieu! Pour vous tous, pour moi, nos enfants!
— Ne vous tracassez pas trop. Je connais bien Violaine. Elle tient à ce bébé, cadeau de l’amour d’Éloi. Elle va marcher, pleurer, et reprendre son calme. Je suis certaine qu’elle mènera sa grossesse à terme. Il ne peut en être autrement; le malheur ne gagne pas toujours. Ma minette a assez souffert. Montez donc vous reposer, je m’occupe de votre fils et j’attends notre fugueuse.
*
Violaine, comme à chaque fois que son cœur blessé la faisait souffrir, se dirigea vers celui qui avait toujours su la consoler. Son monde semblait sur le point de s’écrouler. Alors, fille du bord de mer, à qui aurait-elle pu confier sa détresse si ce n’est à l’Océan? Il avait bercé ses nuits de petite fille, l’avait initiée à la beauté, avait envahi ses rêves quand elle s’était retrouvée exilée dans les montagnes… Elle avait cru ne pouvoir vivre loin de lui! Maintenant, elle avait plus que jamais besoin de sa musique pour adoucir ses malheurs, de son souffle amical et complice qui la laverait de toute cette noirceur du passé.
Violaine marcha vers le port. Il faisait nuit et la marée basse laissait deviner l’immense étendue de sable humide sur laquelle les parcs à huîtres traçaient des carrés éparpillés. Un quartier de lune se découpait au-dessus de la côte sombre de l’île d’Oléron. La jeune fille descendit sur la plage, attirée par la silhouette du fort Louvois. Elle aperçut le passage empierré, les rails destinés à la circulation du wagonnet des ostréiculteurs, les rochers alentour, couverts d’algues brillantes. Le Fort, lieu magique de son enfance! Il les avait tant fait rêver, François, Louis et elle! Le temps où ils se racontaient des histoires invraisemblables, nées de leurs imaginations si fécondes, lui semblait si loin… Elle ignorait encore les malheurs qui l’attendaient, les épreuves qu’il lui faudrait surmonter. La vie était-elle aussi difficile pour chacun? Nul ne pouvait être préparé à affronter de si grandes souffrances! Quelle nouvelle surprise son destin allait-il lui réserver?
Elle se sentait si heureuse il y avait si peu de temps encore, ayant retrouvé ses amis les plus chers! Maintenant, son cœur saignait de douleur après cette scène chez les Duplessis. Ses souvenirs avaient été piétinés par la révélation de cette abomination. Que lui restait-il à présent? Qu’y avait-il de réel dans sa vie de fillette, puisque tout ce qu’elle avait vécu venait de revêtir un sens bien différent?
— Mon cher papa! murmura-t-elle. Je te remercie de m’avoir aimée si fort alors que j’étais la fille d’un autre. Élise a beau dire, tu seras toujours mon père dans mon cœur! Le père, c’est celui qui élève, cajole et protège. Tu me racontais des histoires quand j’étais couchée dans mon petit nid; tu voulais m’emmener voir les oiseaux du grand marais, près de Brouage; tu m’expliquais comment nettoyer les claires, reconnaître les trous de rocher où se cachent les gros crabes. Et tu riais quand je riais, tu séchais mes larmes quand j’étais tombée et que mon genou saignait… Je n’ai rien oublié, vois-tu! Et je sais que vous vous aimiez, maman et toi. Je me souviens comme tu la prenais contre ton cœur, le matin, caressant ses cheveux… Et ces regards qu’elle posait sur toi. Le reste ne compte pas, voilà tout!
Elle avançait, les bras croisés sur sa poitrine. Les maisons de pêcheurs lui semblaient ramassées près du sol, comme pour mieux supporter le vent du large, les soirs de tempête. Les fenêtres, éclairées de jaune, parlaient à la jeune fille d’une existence toute simple faite de travail, des repas, de l’amour sous les draps, quand la lampe est éteinte.
— C’était tout ce dont je rêvais avec toi, mon Éloi, et je n’y ai pas droit! Ah, quand je pense à ce que maman a souffert! Et elle a été obligée d’accepter de dépendre toute sa vie des autres et de la pitié d’Élise Duplessis qui lui a même trouvé un mari! J’espère que maman était déjà amoureuse de papa, car lui l’aimait. Comme elle devait être gênée chaque fois que nous recevions des affaires venant de la maison du notaire! Assez! je vais devenir folle si je n’arrête pas tout de suite! Je dois oublier, sinon je finirai haineuse, amère, comme ma tante Marcelline. Mes parents chéris sont morts depuis longtemps. Ils sont réunis au ciel, je le souhaite de toute mon âme.
Violaine s’était assise sur le passage du Fort, à l’endroit précis où elle avait vu sa mère morte, face au large. Elle revit son clair visage si beau, encore adouci par une expression sereine, à l’image d’une sainte délivrée des vicissitudes de la terre par un destin pourtant injuste.
— Gabrielle, ma pauvre petite maman! Combien tu as dû avoir honte, forcée par ce sale type de notaire! Et tu as su me cacher toutes tes douleurs, tes chagrins! Tu étais si souvent gaie et tellement courageuse. Je t’aime encore plus maintenant que je sais ce que tu as vécu. Pourquoi certains hommes se conduisent-ils ainsi, comme des brutes sans aucune morale? Ce que tu as dû éprouver, je le devine sans peine, car j’ai eu une telle peur quand Paul a voulu abuser de moi. Oh! si je pouvais les punir pour nous venger… Mon Dieu, pardonnez-moi, mais je les tuerais tous…
— Ohé! Violaine, tu parles toute seule?
La jeune fille sursauta. Elle monologuait depuis un moment et ne se savait pas épiée. François se tenait à un mètre à peine, les mains dans les poches, une casquette sur la tête. Il lui apparut comme le seul véritable garçon dont elle n’avait rien à craindre, depuis que son Éloi était mort.
— François, je croyais que tu devais rentrer à la caserne avant la nuit… Méfie-toi, on fusille les déserteurs en temps de guerre, m’a dit Guillemette.
Le jeune homme s’assit près d’elle en riant :
— Bah! À Rochefort, nous sommes entre marins. Louis me couvrira. Je n’arrivais pas à partir, te sachant de retour. Tu sais, c’est comme quand on était gosses et que nous jouions à cache-cache : je te cherche partout… et je te trouve, car moi, je connais tes endroits secrets!
Il lui caressa la joue et sentit quelque chose de tiède et humide. Inquiet, il lui demanda :
— Tu pleures… C’est à cause de ton fiancé?
— Si je ne pleurais que lui, François! Élise Duplessis nous a fait une confession ce soir, à Édouard et moi.
— Oh, celui-là, quel animal! Prends garde, Violaine! Avec sa voiture neuve, il joue les jolis cœurs à Marennes ou à Saintes. Il pourrait chercher à te séduire. Je n’aime pas t’entendre dire : « Édouard et moi. » D’abord, cela me rappelle quand nous étions petits. Chaque fois qu’il te voyait, il te dévorait des yeux. J’étais jaloux déjà… et je le suis encore. Je déteste ce type bien habillé, aux manières hypocrites!
Violaine eut un sourire triste en répliquant :
— Il n’y a plus aucun risque, François. En vérité, Édouard est mon frère, enfin mon demi-frère. Écoute… c’est terrible… si tu savais…
Dans un geste naturel de fillette, Violaine attira son ami près d’elle, lui passant une main autour du cou. Sa bouche près de l’oreille de son ami, elle lui conta à voix basse le secret de sa naissance.
— … et je me suis sauvée, après avoir repoussé Élise qui a été si bonne pour moi. J’étais enragée, folle de dégoût. Maintenant que je t’en parle, je me demande ce qui m’a pris de la repousser de la sorte. J’avais envie de la gifler! J’ai eu l’impression qu’elle avait voulu, pendant des années, me voler à maman… La pauvre, je crois qu’elle était sincère : Elle n’osait pas avouer son secret et s’était juré de veiller sur moi.
François avait écouté cette confession sans interrompre son amie si éprouvée. Pourtant, son âme n’avait pu s’empêcher de réagir au fur et à mesure du récit, ressentant colère, dégoût, tristesse… Il devinait combien cela devait lui coûter d’évoquer ces faits du passé. Mais il savait également que certains mots doivent être prononcés afin de pouvoir ensuite les supporter. La parole a le pouvoir d’apprivoiser les sentiments les plus violents, les faits les plus traumatisants. La guérison des âmes blessées ne peut commencer qu’après les mots. Violaine n’en avait pas conscience réellement, mais elle ressentait simplement l’urgence de sortir de son cœur l’horreur de cette révélation. Peut-être lui serait-il ensuite moins douloureux de vivre avec ce fardeau?
François était très touché de la confiance que lui témoignait la jeune femme, lui prouvant de la sorte la profondeur de leur amitié. Il s’écria :
— Papa avait un peu raison alors, quand il disait qu’elle te couvait des yeux! Le jour de l’enterrement de ton père, il a affirmé à maman que cette femme si riche t’enlèverait bien si elle le pouvait. C’est une sale histoire, en tout cas.
À ces mots, elle éclata en sanglots. François, violemment ému et plein de compassion, la berça doucement pour la consoler. Il lui chuchota gentiment :
— Pleure un bon coup, ma petite Violaine. Moi aussi, j’en ai le cœur à l’envers. Soulage-toi, va. Je rêvais de ton bonheur, toi qui as déjà tellement souffert! Ah, quel malheur, cette fichue guerre! Si j’étais libre, je veillerais sur toi et tu n’aurais plus jamais l’occasion de verser la moindre larme. Je te protégerais et la vie n’aurait qu’à bien se tenir si elle s’avisait de te préparer d’autres misères! Je te ferais oublier tes peurs et tes chagrins, tu peux me faire confiance! Je m’occuperais de toi. Je navigue bien, tu sais. Je t’emmènerais à l’île d’Oléron, et même à Saint-Martin de Ré, tiens! Et jusqu’à l’île Madame, toute petite, au large du phare de Chassiron, où vit un troupeau de chèvres et un vieux pêcheur un peu fou. Je voudrais tellement te revoir sourire… Je ferais n’importe quoi pour chasser la tristesse de ton regard!
François retrouvait son enthousiasme d’enfant. Il aurait tant voulu apaiser les tourments de Violaine qu’il lui promettait des promenades comme jadis un caramel ou un jouet. La jeune femme en fut touchée. Elle lui murmura pour le rassurer :
— Sidonie est là pour veiller sur moi, ne t’inquiète pas! À nous deux, on s’en sortira. Dis, François, tu reviendras? C’est bizarre : près de toi, je n’ai plus peur. Peut-être que je redeviens la petite fille qui avait entière confiance en toi. Autrefois, je t’aurais suivi jusqu’au bout du monde en te tenant la main. Tu étais mon frère, mon complice, mon dieu vivant… Je t’avais emporté dans mon cœur là-bas, dans les montagnes. Ta pensée m’accompagnait et me soutenait même si, bien souvent, j’avais envie de pleurer tellement tu me manquais. Quand j’ai connu Sidonie et son fils, je leur ai raconté notre vie au Chapus, nos jeux d’enfants, notre amitié. D’ailleurs, Éloi était très souvent jaloux, parce que je parlais trop de toi, disait-il.
Le jeune homme lui avoua dans un souffle :
— Et moi, je fus jaloux d’Éloi dès la première lettre où tu as parlé de lui! En plus, tu me disais qu’il me ressemblait! Je voulais être unique dans ton cœur, le seul brun aux yeux noirs, le seul à t’aimer, te protéger… Mais on nous avait séparés… J’étais jaloux d’un inconnu et lui aussi. On est vraiment idiot quand on tient à quelqu’un!
Les derniers propos de son ami troublèrent profondément Violaine. À quel point tenait-il à elle? Elle ne montra pas sa surprise et recommanda :
— Surtout, François, ne dis rien à Louis ni à ta mère. Je ne veux pas que ces horreurs se sachent, par respect pour la mémoire de mes parents. J’en parlerai à ma Guillette quand j’irai mieux et que j’aurai une maison pour Sidonie et moi. C’est mon seul souci : trouver un toit bien à nous!
Blottie contre son frère de lait, dont le caractère généreux et joyeux avait si peu changé, Violaine se calma peu à peu. Elle sentait la tension de son corps décroître et une douce somnolence l’envahir. Elle aurait pu demeurer des heures ainsi, mais elle savait que c’était impossible. Ils restèrent encore longtemps enlacés, à converser à voix basse.
François dit enfin dans un gros soupir :
— Je dois vraiment partir, Violaine! Sinon, ce sera le peloton d’exécution avant l’aube!
— Oh non! Ne plaisante pas avec des choses aussi graves, tu me fais peur! Allez, sauve-toi vite, mais promets-moi de revenir me voir dès que tu pourras. J’ai besoin de mon vrai frère, celui qui a bu le même lait que moi…
François l’embrassa tendrement sur le front et se leva. Il ne pouvait se résoudre à la quitter si vite, aussi continua-t-il à lui parler, l’obligeant à le suivre un bout de chemin encore.
— Et toi, retourne vite près de ta Sidonie que je ne connais pas encore. J’aimerais bien que tu me la présentes, cette guérisseuse venue d’Espagne. J’ai senti que ma mère en est jalouse comme une tigresse. Tous les prétextes lui sont bons pour en dire déjà du mal. Ne t’inquiète pas, ça lui passera. Pour la maison, visite bien le Chapus; je te parie que tu trouveras une maison à louer. Tiens, demande à Marcel, le vieux pêcheur qui habite chez sa fille. Peut-être qu’il aura une idée? Au revoir, ma Violaine! Courage!
— Au revoir, François… mon François… chuchota-t-elle en agitant la main.