L’été était bien engagé et les rues se vidaient des citadins qui profitaient des beaux jours pour aller à la campagne. Pour Jean, ça n’allait pas bien du tout. Si je me fie à ses cahiers de notes et à ses photographies, il devenait obsédé par la déchéance urbaine. Ses images montraient les paumés qui semblaient omniprésents tout au long de ses parcours. Je pense que sa vision était orientée par ses pensées moroses. Parfois, ses marches étaient simplement l’occasion d’inventer des rencontres ou des épisodes troubles. À d’autres moments, il se laissait surprendre par les êtres et les rues qu’ils hantaient.
Dans les lieux publics, il n’y avait que des étrangers pour rivaliser avec les clochards. Des Égyptiens, des Espagnols, des Portugais. Des conducteurs de BMW et de Rolls Royce. Il était le seul Blanc à se promener. Les femmes, elles, étaient des Asiatiques, des Espagnoles, des Jamaïcaines ou des Cana - diennes anglaises. Peu de Blanches francophones. Il n’aper - cevait nulle part de traces du Collectionneur.
La rue Sherbrooke était presque abandonnée. Plusieurs habitués avaient disparu pendant les vacances de la construction, et leur absence se faisait sentir. Des commerçants en avaient profité pour fermer définitivement, prétextant des rénovations nécessaires ou affichant clairement leur abandon du commerce. Les vitrines s’étaient dénudées et avaient été couvertes de papier brun ; on annonçait des ventes de faillite et des locaux à louer. Entre les pans de papier, Jean voyait des pièces vides.
Les rares passants se faufilaient le long des murs, comme si leur présence était illégitime. Ils apparaissaient le matin aux heures d’ouverture des quelques magasins encore en activité et disparaissaient à la fermeture. Le quartier se trans - formait en labyrinthe déserté. Ce qui avait déjà été une artère commerciale prospère devenait un long corridor aux parois vitrées. La rue s’était vidée par étapes. Les vendeurs d’objets décoratifs étaient partis les premiers, suivis des épiciers. Seuls les commerces très spécialisés vivotaient encore. La poissonnerie vendait toujours du poisson, mais elle n’assurait plus le service aux tables. Sa terrasse était inutile.
Les locaux fermés étaient couverts de graffiti et leurs auteurs étaient les seuls à fréquenter les rues. Jean trouvait, cependant, qu’ils n’avaient plus rien à dire ou à montrer, qu’il n’y avait aucun rapport entre ces jeunes et ceux des années soixante, les responsables des dessins fleuris du Peace and Love qui avaient marqué sa jeunesse. Pas de psychédé - lisme, pas de causes politiques, pas d’invectives, pas d’art. Que des noms, des affirmations, brutes et banales, comme des cris, désignant les artistes ou leurs gangs. À répétition. Comme si la signature du mur de droite n’avait pas déjà dit tout ce que le mur de gauche répétait.
Ces graffiti lui semblaient participer à une compétition de cris, avec des couleurs et des outils conçus pour hurler. Des marqueurs fluo ou des vaporisateurs tout désignés pour la largeur excessive des lignes. Pas de pinceaux, pas de peintures dégoulinantes, pas de colles pour des affiches provocatrices. Pas de formes ni de couleurs qui se démarquent, non plus, pour souligner l’individualité. Paradoxalement, ils étaient tous semblables. Des cris identiques, non distinctifs, qui étaient repris intégralement dans des coins différents de la ville. On aurait même pu penser à des graffiti au pochoir, reproduits dans une forme qui n’avait rien d’original, et qui relevait plutôt de la mécanisation que du cri.
La plupart des graffiti étaient faits de lettres stylisées, de représentations d’os, de tibias, de fémurs, ou de formes molles, lovées les unes dans les autres, toutes dédoublées pour créer un effet de profondeur peu convaincant. Des signatures non signées, en quelque sorte, des répliques de la même marque de commerce, des cris préenregistrés qui devenaient leur propre fin.
Jean marchait avec l’appareil photo qui pendait à son cou comme un bijou trop lourd. « Il faudrait conserver les graffiti, au moins sur pellicule. » Autrement, ils seraient progressivement couverts par de nouveaux artistes qui revendiqueraient l’espace pour leur propre signature, ou ils seraient effacés par les municipalités, qui leur prêtaient une attention bien plus soutenue qu’aux sans-abri, et le cri vide d’une génération serait vite perdu.
Jean s’était mis à photographier. La première scène s’apparentait à un charnier. Des vestiges de commerce et des murs couverts de graffiti. Il les enregistrait tous, choisissant l’angle approprié pour saisir à la fois les amoncellements d’ordures, les murs tatoués et les passants.
Il y avait peu de jeunes dans les rues, que des gens âgés. Parfois, une femme marchait sur les trottoirs, et ses talons résonnaient dans la rue, amplifiés par le vide. Une femme rendue encore plus intrigante par la morbidité ambiante, qui traversait son champ de vision comme par erreur. Jean a pris une photo sur laquelle on voit une façade abandonnée qui se démarque par ses couleurs pastel, ses roses et ses bleus. La scène complète baigne dans une luminosité grasse et délavée. «La luminosité des couleurs fades », a-t-il noté. Sur la droite de l’image, une enfant de sept ou huit ans, captée en plein vol, passe de droite à gauche, les jambes en mouvement, l’une pliée sur le sol, l’autre soulevée pendant la marche, le pied tronqué par la bordure de la photographie. Coupé en plein mouvement, comme si le sautillement avait été saisi par la vitesse de l’obturateur et que la petite fille s’était introduite dans une prise de vue qui ne l’avait pas prévue. Une présence inattendue, un hasard. Au moment précis du déclenchement, l’enfant a tourné la tête vers Jean et lui a lancé un regard qui semble dire : « Que veux-tu ? Il n’y a rien à voir ! »
Au développement, Jean avait été séduit par le regard de l’enfant. Elle n’était plus une simple passante, car elle l’interpellait.
Il prenait beaucoup de photos de gens qui quittaient le cadre de l’image ou y entraient par hasard. Parfois, on ne voyait qu’un fragment de corps, un bout de tête, une main. Comme si les sujets résistaient à l’effacement, à leur disparition, pour s’imposer à la vue. Des personnages qui défiaient leur exclusion, qui s’affirmaient au révélateur et qui devenaient encore plus présents que s’ils avaient été photographiés direc - tement. Des images du temps, rendu évident par le cadrage.
Jean avait interrompu sa marche pour s’arrêter à la SAQ et acheter un douze onces de Johnny Walker. Il ne s’habi - tuerait jamais à boire en millilitres. Installé sur un banc de parc, il regardait les enfants patauger sous la surveillance des mères ou des gardiennes. La bouteille dans un sac brun, il buvait au goulot.
Les femmes, assises sur les bancs de bois ou sur le pourtour de la pataugeuse, les pieds dans l’eau, surveillaient les enfants en souriant, satisfaites de la journée, du soleil et du rire des petits, ponctué par l’occasionnel pleur d’un bambin tombé assis dans l’eau.
Jean avait vu le petit glisser et verser une première larme puis devenir un cri mouillé. Les adultes cherchaient à en découvrir la provenance. Une mère s’était levée de la bordure de pierre, s’était rendue jusqu’à celui qui pleurait, l’avait pris sous les bras et l’avait soulevé au-dessus de l’eau. Elle avait souri en le portant au bord de la pataugeuse. Elle avait posé l’enfant sur la pierre sèche, pris une serviette pour l’emmitoufler et l’avait serré contre elle. Puis, quand l’enfant avait cessé de crier, elle avait retiré la serviette et enlevé sa couche. Elle avait essuyé ses fesses avec un linge et remis l’enfant dans l’eau.
Jean regardait la scène quand un inconnu l’a abordé.
— Hey, ch’te le dis, monsieur.
Une familiarité polie.
— Hey, ch’te le dis, monsieur, l’an deux mille est arrivé. Pis y a personne qui s’en est rendu compte excepté toi pis moi. On a fait tout ce qu’on a pu pour nos enfants, pis ça va être à eux autres de s’en sortir. Pis y vont s’en sortir tout seuls, parce que nous autres, on va avoir fait tout ce qu’on a pu. Moi, avant, je ne comprenais pas. Maintenant je comprends. Pis, ch’te le dis, monsieur, ça sera pus pareil.
D’abord surpris, Jean était devenu perplexe et avait cherché à comprendre, mais il avait conclu rapidement que cette conversation ne s’adressait pas à lui. Il avait demandé son nom à l’homme.
— Comment tu t’appelles ?
— Perdu. Je m’appelle Perdu.
— Perdu?
— Mon nom, c’est Perdu. Pis, ch’te le dis, monsieur, l’avenir s’en vient, pis y va se venger.
— Qui ça? Le temps?
— Non, y m’a dit de t’le dire, y va se venger.
Jean s’était levé, il avait jeté la bouteille vide dans une poubelle et il était parti sans répondre, laissant Perdu derrière lui.
«Tous les gens normaux sont en vacances, s’était-il dit. Il ne reste que les fous et les malades. »
Ce jour-là, sur son répondeur, il y avait un message de la compagnie de sécurité chargée de surveiller sa maison de campagne. Un intrus était entré chez lui. Jean avait dû s’y rendre, mais n’avait rien vu d’anormal. Les senseurs jouaient souvent à ce jeu-là, parfois trompés par une souris ou un mulot.
Il avait perdu un après-midi.
Jean voyait de plus en plus de sans-abri dans les rues de son quartier. Des hommes surtout. Au centre-ville, on pouvait voir des femmes, mais ici, en périphérie, c’étaient surtout des hommes, comme celui qui était assis sur un banc devant lui. L’homme était large, hagard, gris et sale. Ses cheveux étaient si longs qu’il les plaçait de chaque côté de lui, sur le banc, et certaines torsades, enveloppées de ruban à hockey, traînaient sur le sol. Ils n’avaient sans doute jamais été coupés depuis son enfance. Jean essayait de s’imaginer l’homme en petit garçon, les cheveux bien propres, taillés pour l’école, le sac à dos neuf, le cuir rigide et les crayons pointus. Il se demandait ce qui avait bien pu lui arriver.
Ces hommes partageaient les mêmes rues que les femmes qui dégageaient des effluves excitants et provocants.
Quelques jours plus tard, alors que Jean était assis dans un autre parc, un inconnu l’a accosté. À première vue, il sem - blait normal. S’il zigzaguait un peu, c’était sans doute pour éviter les bancs, les arbres. Mais quand Jean l’a vu esquiver des obstacles invisibles, il a compris que l’autre ne suivait pas une trajectoire concrète.
Vêtu d’un pantalon court et d’une chemise à manches roulées, les pieds protégés par des sandales lourdes, l’individu semblait propre, trahi seulement par sa barbe négligée.
Marchant en tenant le bras raide contre son corps, la main pliée vers l’arrière comme pour lancer une boule de quilles, il regardait le sol devant lui, mais levait la tête quand il croisait les gens. Quand l’inconnu est arrivé près de lui, Jean a vu son regard perdu sous la paupière. L’homme s’est approché de lui et il a demandé :
— Monsieur, voulez-vous venir à la messe avec moi, hein, mon ami?
Il était tôt, et la journée s’annonçait longue. Jean a repris sa marche.
À la maison, un autre appel de la sécurité l’a obligé à se rendre de nouveau à la campagne.
En arrivant au chalet, Jean n’a rien vu d’inhabituel. Le gazon avait été tondu par leur jeune voisin, l’avant-veille, le fermier qui cultivait le champ contigu avait livré les cordes de bois qui lui permettraient de se chauffer l’hiver suivant. Tout semblait normal.
La porte principale était bien verrouillée, mais Jean, comme dans toutes ces occasions de fausses alertes, n’en était pas moins prudent. Avant d’ouvrir la porte, il a fait le tour de la maison pour vérifier si une fenêtre n’avait pas été forcée. Cela lui permettait de regarder à l’intérieur et de voir, avant d’y pénétrer, si quelque chose n’allait pas. À première vue, rien à signaler. Il est retourné à la porte principale et il a sorti ses clés. Il a ouvert, en prenant soin de ne rien toucher à mains nues. Il a commencé par une vue d’ensemble, dans le silence complet, afin de pouvoir déceler des sons inhabi - tuels. Ensuite, il a visité les chambres des enfants, la cuisine, sa chambre et le salon, sans rien découvrir d’anormal.
«Encore un problème avec la surveillance », s’est-il dit, irrité.
Il a appelé à Montréal pour informer l’agence de la fausse alerte et leur demander de réactiver le système. Il s’est servi un scotch et, assis au salon, en prenant une gorgée de son verre, il a entendu un bruit sourd, un bruit de feuillage. Tran - quillement, il a tourné la tête vers le coin de la pièce, où un pin norvégien se laissait vivre, satisfait des conditions ambiantes. Un mouvement sombre a attiré son attention. Sur une branche du pin, un oiseau noir, probablement une corneille, le regardait d’un œil inquiet. Jean ne comprenait pas ce que l’oiseau faisait là. Il a cru que c’était l’oiseau qui avait activé l’alarme.
Mais il était étonné. Il était sûr de ne pas avoir laissé les portes ouvertes ni laissé d’oiseau entrer. Il se souvenait d’avoir bien fermé toutes les ouvertures. Peut-être l’oiseau était-il entré par la cheminée, mais alors il avait dû se faufiler à travers les grilles pour pénétrer dans la maison. De plus, l’oiseau, si c’était lui, n’avait affecté les senseurs que dans la matinée. Personne n’était venu à la maison depuis plusieurs jours, personne d’autre que lui n’avait la clé.
Jean a ouvert la porte-fenêtre donnant sur la terrasse, et la corneille en a profité pour sortir de la maison. Mais elle n’a pas quitté ses pensées.
Comment avait-elle réussi à pénétrer chez lui ? Si elle était entrée par mégarde, pendant qu’il y était, pourquoi n’y avait-il pas de matières fécales dans la maison ? Pourquoi l’alarme n’avait-elle pas été activée avant le matin ?
« Quelqu’un a dû entrer ici et laisser l’oiseau trouver sa branche », note-t-il en prenant soin de souligner la phrase trois fois.
Qui avait pu entrer ? Rien ne semblait déplacé dans la maison, aucune trace d’intrusion n’était visible. Or il ne s’agissait plus d’une souris ou d’un mulot mais d’un oiseau de grande taille. Cela l’intriguait. L’œuvre du Collectionneur peut-être? Un mauvais tour? Un hasard?
De retour à Montréal, Jean était plus inquiet que jamais. Il ne voulait plus subir la vie. Il voulait agir. Réagir. Il s’est mis à échafauder des scénarios.
Il partirait avec un fusil et marcherait lentement dans les rues de son quartier, comme si cette randonnée allait être sa dernière. L’arme serait prête, les balles auraient été frottées, une à une, pour qu’elles reluisent, car on ne pouvait pas tuer avec des balles sales. Ce n’était pas respectueux, prétendait-il. La mort exigeait un certain décorum. C’est ce qui lui répugnait dans les décès accidentels de la route. Les corps étaient déchiquetés, salis par l’huile des moteurs, les vêtements étaient déchirés, les os sortaient de la peau. Les accidents d’autos étaient odieux et n’avaient rien à voir avec les exécutions ou les mises à mort planifiées. Jean avancerait en tirant et ne se demanderait plus à qui parler.
Jean avançait et grimpait. Les côtes étaient abruptes et les muscles de ses cuisses se tendaient à chaque pas. Sur les plats, ses jambes semblaient s’élancer devant de lui comme si leur extension pouvait donner un élan supplémentaire à la marche.
Sa démarche était lente au début, sa musculation raide. Puis, graduellement, son pas s’est accéléré. Il sentait les muscles prendre plaisir à l’effort. Un titillement dans les nerfs du mollet et de la cuisse, une circulation accélérée du sang dans les veines. Il refusait de courir. Marcher était naturel, jogger relevait du sport, du travestissement du mouvement. Courir procédait, pour lui, de la fuite. Comme dans les films de monstres. Toujours les humains couraient pour échapper à des monstres qui marchaient lentement et les rattrapaient sans peine.
Marcher lui permettait de reprendre contact avec le cours des choses.
Grimper les côtes constituait une limite entre la marche et le sport. Le pas n’était plus aussi allègre, les muscles fournissaient un effort additionnel. À chaque pas, la jambe devait se plier un peu plus qu’à l’habitude, le genou, se lever un peu plus haut. Malgré tout, grimper demandait un travail normal. Les muscles de la cuisse durcissaient, la sueur coulait dans son dos, imbibait le chandail autour de son cou.
Quand il retrouvait un plat, le corps reprenait un rythme plus lent, vivifié. Les muscles étaient fébriles et Jean devait faire un effort supplémentaire pour ne pas courir, pour pour - suivre sur la lancée de l’ascension. Retrouver la normalité, afin de durer.
Dans tous les cas, il avançait.
Jean n’avait pas toujours bu autant. Au début, il avait bu seulement en mangeant, puis il avait bu entre les repas, allongeant les périodes d’apéritif et de digestif. Maintenant, il prenait du scotch au lit, s’endormait en buvant, et se réveillait en mauvais état.
Se lever était de plus en plus laborieux. Il ouvrait les yeux, regardait sa montre, puis les refermait et, après avoir essayé de dormir encore un peu, les ouvrait de nouveau, expirait profondément, se disait que la journée devait commencer, poussait la couverture et jetait un pied, puis l’autre, sur le côté du lit. Au même moment, il se relevait, et le mouvement le faisait tourner sur les fesses. Assis sur le bord du lit, appuyant les mains sur le matelas, il essayait de se lever. En temps normal, il faisait chauffer l’eau de la cafetière et, saisissant sa plume fontaine, qui lui tachait les doigts, il notait les étapes de son réveil et transcrivait ses rêves de la nuit.
Certains matins, Jean savait, dès son lever, que la journée serait longue, parce que la tête lui faisait mal et qu’il ne pouvait même pas se rappeler ses rêves, qui étaient enfouis trop profondément en lui.
À d’autres moments, il a décrit en détail des rêves d’amour déchu, de jeunesse perdue et de déceptions. Après avoir admis l’heure et, péniblement, s’être relevé de sa table de travail, il commençait la journée en décapsulant une bière.
La veille, il avait atteint une vitesse de soif, comme certains atteignent une vitesse de lecture. Plus les jours passaient, plus il buvait vite. Le lendemain de ses cuites, travailler devenait difficile et le forçait à choisir entre boire et photographier. Il réussissait à écrire, mais d’une main tremblotante, d’une écriture qui frôlait la dyslexie, inversant les lettres, en oubliant parfois, multipliant les pattes des n et des m, les transformant en mille-pattes qui s’étiraient sur la ligne.
Imbibé d’alcool, Jean ne réussissait pas à effectuer de bons cadrages ou de bonnes mises au point, et pouvait encore moins endurer les vapeurs chimiques des acides du dévelop - pement.
Depuis quelques semaines, ses réveils étaient si pénibles qu’il se promettait tous les matins de ne plus jamais recommencer. Boire n’était pas une célébration mais la condition de l’oubli. L’oubli du crâne douloureux, du cou tendu, de la bouche asséchée et pâteuse, et des diarrhées continuelles. Ses paupières avaient disparu, et ses yeux grands ouverts laissaient entrer la lumière, qui semblait vouloir cicatriser une plaie nouvelle au creux de sa tête. Heureusement, la première bière du matin rétablissait les choses.
Les jours suivant ses beuveries, Jean marchait en transpirant, les pas résonnant dans sa tête. Si l’air était frais, il avait une chance de récupérer. Depuis la mi-juillet, cependant, la température était devenue étouffante, et l’air lourd l’enveloppait d’une moiteur qui ralentissait ses efforts.
Quand il faisait trop chaud, il restait à la maison, fermait les rideaux, pour conserver la fraîcheur de la nuit, et passait la journée à mettre ses papiers en ordre. Il transcrivait les rêves négligés, mettait son journal à jour, classait ses dossiers. Il les relisait fréquemment et ajoutait des commentaires, au besoin, comme en témoignent les différentes couleurs d’encre en marge de ses textes.
J’ai pu vérifier, comme je te l’ai dit, qu’il était toujours très préoccupé par la jeune fille morte et la présence du Collectionneur, qui lui semblait reliée.
Un après-midi de canicule, alors que Jean partait marcher, il a vu un homme engueuler un agent qui lui donnait une contravention. Sa camionnette était stationnée dans un espace réservé aux invalides, mais l’homme disait avoir seulement fait une rapide incursion au dépanneur pour des cigarettes, et soutenait que ce n’était pas suffisant pour nuire réellement.
L’homme gueulait des insultes au préposé, le menaçant des pires sévices.
Le représentant de la ville ne disait rien, mais il avait l’air inquiet. On lui avait déjà crié des choses semblables, mais Jean lisait la peur sur son visage. L’homme enragé était beaucoup plus grand que lui, massif, et furieux.
Puis, le regard de l’homme a croisé celui de Jean. Son attitude a changé. L’homme s’est retourné, ce qui a privé Jean d’un examen plus précis de ses traits. Il est devenu plus calme, comme s’il s’était rendu compte qu’il avait attiré l’attention.
Deux policiers qui passaient en voiture de patrouille s’étaient arrêtés. Des citoyens s’étaient rassemblés et observaient la scène avec des sourires malicieux. Les policiers se sont approchés de l’homme, l’un directement, l’autre en retrait, la main sur le revolver.
— Qu’est-ce qui se passe ici?
Jean croyait avoir déjà vu le gueulard. Quelque chose de familier émanait de lui. Jean s’est détourné, laissant l’homme aux prises avec ses problèmes. La journée serait dure, le soleil brûlerait la civilité.
Il a traversé un parc rempli de vieillards et de gardiennes d’enfants, assis au soleil, échangeant les uns avec les autres, profitant de la brise pour commencer la journée. Les places ombragées étaient occupées par des jeunes, regroupés en clans, qui contrôlaient les intrusions des groupes adverses sur leur territoire. Une protection tribale qui ne tenait pas compte des passants. Les revendeurs de drogues étaient faciles à repérer, trahis par l’échange des coups de tête qui se voulaient discrets, des poignées de main faites avec la paume trop ouverte, pour dissimuler les billets de banque, et les va-et-vient dans les salles de bain. Les acheteurs y entraient lentement, en regardant à gauche et à droite, et en sortaient d’un pas alerte. Des seringues traînaient près des bancs. Si tôt le matin, un jeune homme se tapotait déjà le pli du coude, pour trouver une veine, poser et tirer à l’aide des dents un garrot de caoutchouc, et se piquer, le souffle retenu. Le cordon autour de son bras était relâché en même temps que l’air de ses poumons.
Il s’imaginait les autres, penchés sur un miroir, paradoxalement face à eux-mêmes, aspirant leur ligne. À ce moment précis, Jean croyait que les jeunes pouvaient se voir tels qu’ils étaient devenus, les yeux rouges, la peau du nez emportée, usée par les doigts qui serraient les narines. Leurs têtes se pencheraient et se relèveraient de la paille pour ins - pirer la coke. Jean visualisait, à chaque ligne qui disparaissait, un meuble s’évaporant, la maison parentale se vidant graduel - lement. On lui avait conté qu’un de ses cousins avait vendu tous les objets de sa maison, même les divans, pour se procurer sa dose. Jean se le représentait dans l’appartement, où il vivait avec son père, s’agenouillant à une table basse, sortant un miroir, une paille, le sachet, broyant et tirant ses lignes avec une lame de rasoir, inhalant profondément, et faisant disparaître un meuble. Chaque ligne avait pris un objet. D’abord la télévision, la chaîne stéréo, les lampes, puis, dans la cuisine, les appareils ménagers. Il aurait commencé par la friteuse et le mélangeur, puis le grille-pain, les chaudrons, les verres à vin et les assiettes. Les voisins les auraient même entendues claquer, les unes contre les autres, en disparaissant dans ses narines. Il aurait aussi aspiré tous les meubles de sa chambre, puis tous ceux de son père, inha - lant même ses outils de plomberie, sniffant le monde par petits coups secs et précis, et, pour finir, passant un doigt sur la surface du miroir pour se frotter les gencives avec les rési - dus de poudre.
Il s’était graduellement défait, procédant à une forme d’autophagie, une absorption systématique de lui-même, comme un naufragé réduit à consommer ses propres membres. D’abord les pieds, puis, peu à peu, le reste du corps, ne laissant de lui qu’une bouche, des dents, un nez et des lèvres, qui disparaîtraient dans un dernier coup de langue.
Jean ne pouvait pas, en toute honnêteté, juger et condamner ces jeunes. Lui-même buvait avec passion mais croyait éviter de tomber dans ces excès.
— Tu avais dit à ton père, Michèle, après votre séjour à la campagne, que s’il continuait à boire autant, tu ne vien - drais plus chez lui, que tu ne voyais aucun intérêt à passer du temps avec un homme qui ne parlait pas, qui se contentait de marmonner, et qui sortait à tout moment pour marcher.
— Après notre conversation, j’ai bien vu qu’il se forçait à changer, mais sans beaucoup d’effet. Au moins il n’était pas agressif. J’avais peur d’amener des amis à la maison, je ne savais jamais comment il serait.
— Et lui qui pensait que ça ne paraissait pas.
— L’alcool le rendait agressif et lui faisait perdre la mémoire. C’était évident pour Julie et moi.
Après avoir beaucoup bu, Jean dormait sur le dos, le cou haussé par trois oreillers, la tête penchée vers l’arrière. L’angle du cou, le menton relevé, la gorge bien étirée, semblaient l’offrir à une lame imaginaire dans une position de sacrifice et d’abandon. La posture admettait que la lutte était finie et que le corps était impuissant. Il se sentait alors transpercé par une lame qui voulait sortir de sa gorge. Tout le contraire de la guillotine. Un mouvement semblable à celui d’une bête cherchant à s’extirper d’un piège, même si elle y laissait sa peau. Un coup de lame, de la gorge au palais, qui résonnait sur l’os du crâne comme une hache dans la forêt. Un goût de vomissure l’envahissait, précédant le haut-le-cœur. La bile brûlait le clapet au fond de sa gorge et avait l’effet d’un doigt d’acide contre sa luette.
Jean rêvait souvent qu’il buvait dans un verre trop plein, au pourtour tranchant comme une boîte de conserve, ou un bocal de verre ébréché, qui promettait le sang à celui qui tomberait dessus. Pour boire, il penchait la tête vers l’avant, les lèvres à peine entrouvertes. Dans son rêve, sa bouche rencontrait le verre acéré qui attaquait la commissure des lèvres et la peau des joues, trop molle pour résister au choc. Il sentait comme une gerçure de la peau, puis un flux de sang chaud coulait des fentes élargies de sa bouche. Quand le cerveau réalisait la coupure, les yeux s’ouvraient, grands, trop grands, et le forçaient à relever la tête subitement, mais le nerf de la mâchoire était déjà atteint, là où les dents du haut rencontrent les dents du bas. Comme un couteau tranche un gésier frais. Il entendait, dans son oreille inté - rieure, les tendons de la chair se déchirer d’un coup sec, et feutré.
Tous les matins, en se réveillant, Jean écrivait : « Plus jamais. Je ne boirai plus jamais. Je ne tomberai plus. » (Attendre au moins de prendre un café avant de boire de nouveau, avait-il ajouté dans la marge.)
Au lever, la première gorgée de bière était fraîche. Pétillante. Mais elle n’était pas suffisante et devenait amère à la longue. Après s’être juré de ne plus jamais boire, il cessait d’y penser et se promettait que, le lendemain, la lutte commencerait résolument. Il se soumettait à ce rituel juste après le réveil, pour ne plus y penser, pour enlever la pression, relâcher l’effort. Tout compte fait, sa réaction trahissait son intention véritable, qui était d’éviter toute forme de contrôle, de limite, et visait un relâchement complet de sa personne. Se contrôler était épuisant et il ne voyait pas l’uti lité de troquer la fatigue des lendemains d’alcool contre l’effort de ne pas boire.
Je n’avais pas vu Jean depuis plusieurs jours et j’ai décidé de me présenter chez lui à l’improviste. Je savais que souvent, en fin d’après-midi, il rentrait avant de ressortir pour souper ou boire. En arrivant, je lui ai tendu la main et Jean, après un moment d’hésitation, l’a prise et l’a serrée mollement. Je voyais bien qu’il avait beaucoup bu.
— Je t’ai appelé plusieurs fois et j’ai laissé des messages. Tu ne m’as pas répondu.
— J’étais occupé, tu sais, j’ai toutes sortes de choses à faire.
— Comme ?
Une nouvelle hésitation. La discussion débutait mal, je n’avais aucunement l’intention de me contenter de réponses vagues. Jean a tenté de faire bifurquer la conversation en parlant de solitude nécessaire.
— Tu joues au sauvage ou quoi ?
— Oui, c’est ça, je suis sauvage. C’est tout. J’ai le droit.
— Jean, fais-moi pas chier. Si tu ne veux pas me répondre, ne réponds pas, mais ne ris pas de moi, d’accord ? Sois pas méprisant.
Après un long silence, Jean s’est mis à pleurer. Des pleurs gémissants d’adulte qui se retient. Je me suis assis près de lui, j’ai posé la main sur son épaule.
— Qu’est-ce que tu fais de tes journées?
— Je marche.
— Tu marches ?
— Je marche.
— Où?
— Nulle part. Je regarde les maisons, j’observe les gens, je flâne. Je photographie. Oui, c’est ça, je photographie. Ça va être bon. J’ai de bonnes images.
Je sais maintenant que Jean n’était pas franc avec moi, qu’il taisait les périodes passées à épier les gens dans leurs maisons, à suivre des femmes dans la rue ou à s’imaginer des baises avec les passantes.
Nous savions, tous les deux, que le principal n’avait pas été dit, mais je n’ai pas insisté.
Jean m’a servi un verre, puis un autre, il m’a raconté ce qu’il voyait en marchant, la désolation des visages, la froi - deur des appartements, la décrépitude des rues et des lieux publics, puis il a laissé glisser qu’il n’avait trouvé aucune trace du Collectionneur. Je savais qu’il était préoccupé par lui, mais c’était la première fois qu’il le mentionnait depuis le début de l’été.
— Les rues sont pleines de tarés, de malades, de malheu - reux. La désinstitutionnalisation a fait son œuvre et les rues grouillent de gens qui devraient être ailleurs, m’a-t-il dit.
— Ça paraît partout. Dans mon coin, c’est même pire qu’ici, les murs sont couverts de graffiti, même les vitres des restaurants sont taguées.
— Y en a même à la campagne. Au centre commercial de Cowansville, j’en ai vu contre le député local.
— Tu vois, c’est rendu partout. En passant, tu y vas souvent, à ton chalet?
— Non, pas assez. J’y vais seulement quand ADT m’appelle pour m’avertir d’une possible intrusion, puis, quand j’y vais, il n’y a jamais rien. Cet été, c’est plus fréquent. Je m’y rends, puis je reviens.
— Si tu sortais de la ville, que tu t’installais à la campagne, tu irais mieux. Ça te changerait les idées.
— Je vais y penser.
Une bouteille plus tard, la nuit tombée, je suis parti. Nous avions trop bu, tous les deux, pour penser aux dangers de la route.
Il est clair pour moi que Montréal alimentait sa dépression. La ville était devenue un écran sur lequel il projetait son humeur. J’espérais que marcher à la campagne lui permettrait de faire face à lui-même. Mais ce n’était pas garanti. Même la campagne est un refuge de tristes individus.
Deux ans plus tôt, après avoir acheté la maison en Estrie, il avait été étonné de voir l’allure de cette population, dont plusieurs membres semblaient issus de la consanguinité. Comme les gens, le village était un endroit fermé, perdu, tourné sur lui-même. Tout de suite, les visages d’enfants de souches entrecroisées depuis des générations lui avaient sauté aux yeux. Les familles, regroupées autour de leurs cimetières de rang, au bout des terres et des chemins cahoteux, perdues au fil des champs, se reproduisaient systématiquement. Les filiations parentales étaient gravées sur les pierres tombales, et montraient un chassé-croisé de lignages éparpillés puis, de couche en mariage, réunis. Avec le temps, il avait négligé cette perception, oublié la déficience légère des uns au profit de l’enjouement des autres, et ne voyait plus là qu’une normalité nationale.
— Au début d’août, Jean était pressé de partir avec vous à la campagne. T’en rappelles-tu?
— Oui, Julie n’était pas là, elle avait été invitée par les parents de son nouvel ami, François, à leur chalet des Lauren - tides. Moi, j’avais des réserves. J’ai dit à papa que je ne voulais pas qu’il reste dans sa bulle toute la semaine. Je savais très bien que je devrais m’occuper de Jules toute seule. J’y allais pour me reposer, pas pour remplacer maman. Je me suis quand même arrangée pour passer deux, trois jours avec mon amie Claudette à la campagne. C’est pour ça que je ne vous ai pas rejoints tout de suite.
— Jean a accepté tes conditions et, pour fournir une diversion, m’a invité avec vous. J’en ai profité pour sortir de Montréal et voir comment il allait vraiment. Il y avait long - temps que nous n’avions pas tous passé du temps à la campagne, comme à l’époque où il vivait encore avec ta mère.
— Nous, on s’inquiétait pour lui, on voyait bien qu’il était nerveux.
— Il était préoccupé par autre chose. Il n’avait pas trouvé de solution pour camoufler son tatouage et refusait de se le faire enlever. Heureusement pour lui, un orage s’est acharné sur la région durant les deux premiers jours, nous forçant à demeurer dans la maison. Même marcher devenait impos - sible, les routes crevassées de sillons profonds et boueux ne s’y prêtant pas. Un véritable déluge, comme les cultivateurs n’en avaient jamais vu.
La pluie avait été si forte que la terre s’était fendue. Elle était ouverte comme une plaie irritée, avec de minces et longues fissures. À certains endroits, des pans complets de route s’étaient dérobés sous l’asphalte et la voie finissait brus - quement, suspendue dans le vide.
L’eau avait débordé des sous-bois, des lits des rigoles et des ruisseaux, dévalant les pentes et rasant les ponts érigés par les fermiers. Là où les nouveaux cours d’eau s’étaient rencontrés, ils avaient déterré les calvettes, emporté la terre, reformulé le paysage. Les champs avaient été redessinés, temporairement, et des bordures de rocaille délimitaient le passage de l’eau sur les récoltes. Le bois mort avait été transporté par les flots et, là où des arbres avaient pourri dans le sous-bois, il n’y avait rien sur le sol, à part la promesse de nouvelles pousses de végétation. Les herbes le long du ruisseau étaient couchées.
Des corps d’animaux morts, une carcasse de chat, une autre d’oiseau, avaient été rejetés sur la route. Et, partout, de la boue. La nature avait récolté, rasé, lavé, et ressemé les champs. Je n’avais jamais rien vu de pareil.
Tu as manqué un orage extraordinaire. Nous avons observé la pluie, bien au sec, devant les baies vitrées du chalet. Jules avait le nez collé aux vitres et semblait hypnotisé par l’orage. Les lumières étaient éteintes et nous avons attendu le tonnerre et les éclairs toute la soirée. Vers vingt-deux heures, le deuxième jour de pluie, Jules est revenu de la cuisine en disant que la cave était pleine d’eau. Jean a coupé l’électri - cité, sorti les lampes de poche, et nous avons entrepris de mettre les choses au sec.
L’eau avait surgi du solage par les fentes du béton. Une fenêtre, laissée entrouverte, n’avait pas aidé. La cave, habi - tuellement sèche, menaçait de devenir une culture de cham - pignons. L’humidité se propageait au bois, à la charpente. L’eau attaquait le plâtre et la peinture en repoussant de minces filets de colle à travers les interstices, suppurant des traces jaunies, comme de la sueur sur des vêtements foncés. L’eau, comme la sève, s’infiltrait par la base des murs, montait et s’échappait, décolorant la peinture. Une bile jaunâtre, rugueuse et corrosive.
Après l’orage, le soleil s’est mis à darder ses rayons ; l’humidité accumulée avait fait lever quelques lattes du plancher du salon et mouillé le gypse dans la chambre de ton frère. Nous avons réussi à sauver les meubles empilés au sous-sol.
Deux jours après la pluie, quand nous avons eu fini de remettre la maison en ordre, il a fallu attendre que l’humi - dité s’évapore. Sur le terrain, rien n’avait été sérieusement endommagé sinon un des trois pommiers qui avait perdu une grosse branche. Nous avons ramassé les branches tombées des arbres et construit une grande pyramide à brûler. Puis, tu es arrivée.
Vendredi midi, Jean, qui avait fait attention de ne pas trop boire en présence de Jules, m’a proposé d’aller prendre quelques bières au village, au Bar à Manon. Les employés de la voirie avaient réparé les routes suffisamment pour permettre la circulation. Jules était allé chercher des films de ninja et toi, tu t’étais plongée dans un roman de Stephen King. Nous étions contents que tu t’occupes de Jules, ce qui nous permettait d’aller au village.
En après-midi, et jusqu’au début de la soirée, le Bar à Manon sentait comme tous les autres bars. Propre, frais, alliant la lumière crue et la pénombre de manière acceptable. En arrivant, nous nous sommes installés à sa table habituelle, le long du mur, loin du bar, saluant quelques habitués qui reconnaissaient Jean, et nous avons commandé des bières.
Les rayons de soleil tranchaient les ombres et se jetaient sur les tables. La lumière chauffait la peau et, après quelques minutes sur le corps, rendait la bière plus fraîche. La chaleur était bonne, surtout quand les rayons nous cinglaient le visage et nous aveuglaient momentanément. Je buvais alors une longue gorgée de bière blonde, glacée. La bière finie, j’en ai commandé deux autres.
— C’est ici que j’ai connu Marie.
— Au Bar à Manon?
— On s’est rencontrés dans un atelier de gravure, près d’ici, et on est venus prendre une bière après.
— Comment était-elle à ce moment-là?
— Elle était souriante. Je m’en souviendrai toujours. Je la trouvais belle, séduisante, intrigante. Elle avait du talent. Mais elle avait une famille bizarre et il fallait beaucoup d’ima - gination pour comprendre comment elle leur était reliée. Je me disais qu’elle s’était distinguée d’eux par réaction ou par conflit. Tout pour ne pas leur ressembler. Je ne les ai pas vus souvent, une fois ou deux. Pas assez pour me les fixer en mémoire. Le frère le plus vieux, comme je te l’ai déjà dit, je ne l’ai jamais vu. Je ne lui ai même jamais parlé. Elle m’a dit qu’il était un peu sauvage, un reclus. Souvent, il appelait à la maison, quand nous vivions ensemble et, si je répondais, il raccrochait sans dire un mot. Il ne parlait qu’à Marie, direc - tement.
— Elle s’entendait bien avec lui?
— Pas plus qu’avec les autres. Un amour familial sans véritables points communs. Lui, il lui en voulait d’avoir quitté son mari pour moi. Il l’engueulait, et ça la bouleversait. Après ses appels, Marie se réfugiait dans la chambre ou dans son atelier. Je sais qu’elle y allait pour se calmer et pleurer. Après son suicide, j’ai reçu plusieurs appels blancs. Je décrochais et... rien. Pas de voix, pas de soupirs, pas d’excuses. J’ai toujours pensé que c’était lui.
En soirée, l’atmosphère du bar a changé. L’air est devenu plus dense, plus lourd, plus chaud, plus enfumé. Les bières renversées par un mouvement de la main trop brusque ou le choc d’une cuisse contre le bord d’une table bancale cou - laient sur le plancher et étaient absorbées par le bois, comme de l’huile par une cravate neuve.
Plus la soirée avançait, moins les serveurs s’occupaient des dégâts ; ils se contentaient de servir de nouvelles bières en essuyant la table du plat de la main pour faire couler sur le sol le liquide renversé.
Le plancher de bois buvait autant que les clients. La fumée des cigarettes, trop lourde pour monter, s’écrasait comme une brume à hauteur des tables. Une odeur de blues enroué et rauque remplissait la place. Quand le bar était plein, que la bière coulait de partout, que les garçons et les filles de service frôlaient des fesses les clients en cherchant à se faufiler sur la pointe des pieds entre les tables et les chaises encombrantes, une odeur de cul et de sueur s’ajoutait à l’haleine du plancher.
Meghan, la serveuse, était habituée aux mains et aux yeux des hommes, et cultivait leurs regards, les exploitant pour en extraire tous les pourboires possibles. Les serveuses laides étaient rares dans ces bars-là. Normalement, elles étaient jeunes, entourées de vapeurs d’alcool, debout derrière des zincs où on pouvait leur parler et où elles faisaient semblant d’être intéressées.
Le bar était un endroit meublé d’espaces à respecter, comme dans tous les bars, d’ailleurs. Les bancs que les réguliers avaient choisis et adoptés, les places pour parler, pour se rencontrer ou pour rester seuls, les allées libérées pour les serveuses et les tables de coin constituaient une véritable géographie interne.
Dans le feu de l’action, près des pompes à pression, Alicia tenait les verres de la main gauche et levait la main droite vers le manche. Le sein se soulevait, poussait contre le tissu du chandail, le muscle se tendait sous la peau quand le bras tirait la pompe. Le mamelon marquait le chandail, et le verre se remplissait lentement. Le regard de la barmaid balayait la salle en même temps, et quand ses yeux ont rencontré les miens, un sourire s’est esquissé sur ses lèvres. Elle a donné un dernier coup de pompe avant de lever les verres pleins qui débordaient de mousse sur les côtés.
Il y avait maintenant une vingtaine de personnes dans le bar. Dans un coin, les habitués jouaient au pool. Les joueurs en attente étaient attablés pendant que l’un d’eux, penché sur sa baguette, présentait la fente de ses fesses à l’univers. Un plombier, sans doute. Son bras droit se retirait, la baguette reculait, s’éloignait de la bille blanche. Le joueur prenait sa décision puis, comme un relâchement des doigts au tir à l’arc, dans un mouvement sec et précis, arrêtait la baguette pour ensuite la projeter vers l’avant. Un jet de bois qui pro - pulsait la blanche sur les autres, dans un jeu d’angles, pour faire disparaître de la table une boule qui serait happée par une poche de cuir tressée.
Jean aimait ces moments de camaraderie, sans aucune importance, essentiels à la connivence. Des moments d’alcool où l’on décompressait enfin, comme des plongeurs qui montent des profondeurs et qui doivent faire une pause pour rétablir l’oxygène dans le sang, pour éviter le bouillonnement dans les veines.
La soirée avançait. Nous buvions toujours. Jean est passé au scotch. Les joueurs de pool sont partis. Ma bière n’était plus fraîche, ni désaltérante, depuis longtemps. Seulement amère. Alicia était assise au bar avec Meghan.
À une autre table, des vieillards vidaient leurs poches pour une dernière bière. Un homme est entré, comme tous les soirs à la même heure, pour prendre une unique bière et un unique verre de gin. Il a salué tout le monde, il a bu seul, attablé tout près de nous, et il est sorti, dignement.
La salle se vidait, le public changeait. Jean avait bu plus que moi, qui l’avais suivi lentement. Une journée de Grande Soif où la bière entrait bien. Une journée où le vide semblait s’être emparé de Jean, où il buvait sans répit, comme une vengeance, pour flotter, pour rire, pour la soif qu’il n’arrivait plus à étancher.
En partant, nous avons cherché sa voiture, ses clés et les serrures.
Quand nous avons été rendus à la maison, Jean a décidé de se baigner. Il s’est déshabillé sur la terrasse et a lancé son linge un peu partout avant de plonger à l’eau.
C’est à ce moment-là que tu nous as entendus et que tu es sortie sur le balcon. Nous étions partis depuis le milieu de l’après-midi et nous n’étions pas rentrés souper. Tu te tenais dans l’encadrement de la porte, les bras croisés, et tu as dit :
— Des grands adolescents.
La pluie avait fait déborder la piscine et rafraîchi l’eau. Jean en est sorti. Tu l’as regardé et tu lui as demandé :
— C’est ta blonde?
Jean avait oublié son tatouage. Il s’est tâté la poitrine, comme pour étirer l’image et la voir plus clairement, sans réussir. Il se sentait mal, après tant d’alcool, d’avoir oublié la présence permanente d’Anne sur sa peau. Moi, je n’avais jamais vu son tatouage. J’ai été aussi surpris que toi. Jean essayait de trouver une explication.
— Wow! C’est cool ça. Je peux-tu en avoir un?
Jules s’était levé à cause du bruit et s’était approché sans qu’on le voie.
Tu t’es retournée vers lui et tu as dit :
— Jules, va te coucher, on parlera de ça demain. Il est tard.
— Je veux rester debout. Je veux voir le tatou.
— On dit « tatouage », puis ta sœur a raison, va te coucher, je te le montrerai demain, a marmonné Jean.
— Mon père est cool, mon père a un tatou. Mon père est cool, chantait Jules en allant se coucher.
— Habille-toi, on va parler après, as-tu dit avant d’entrer.
— Maudit fou. Quand est-ce que tu t’es fait faire ça?
On est rentrés quelques minutes plus tard et tu nous at ten - dais.
— Qu’est-ce qui t’a pris, papa?
— Je l’aimais, je pensais vivre avec. Je voulais la garder avec moi.
— C’est une photo de jeunesse?
— D’une certaine façon. C’est moi qui l’ai prise.
— Aïe ! Elle a mon âge ?
— Non, elle est plus jeune. Elle a dix-neuf ans.
Jean avait décidé de tout dire et t’a raconté sa passion, son échec, sa misère. Je l’appuyais quand je pouvais, te disant combien ton père avait été torturé par l’aventure, combien il était malheureux maintenant.
— Je ne m’excuse de rien, dit Jean.
— T’as pas à t’excuser, c’est ta vie. Mais tu sais que ça peut compliquer les choses avec Julie, et surtout avec Monique, as-tu ajouté.
— Ouais. Je vais essayer d’expliquer ça à Jules demain, je vais lui demander de ne rien dire.
— Il va falloir que tu l’expliques à Julie, également. Elle n’est pas conne et elle est curieuse comme une belette.
— Est-ce qu’elle va comprendre?
— Pas plus que moi. Mais elle t’aime, elle aussi.
Tu es allée te coucher. Je t’ai imité une demi-heure après. Jean, lui, s’est rendu à sa chambre avec le reste de la bouteille de scotch.
Le lendemain, Jean ne sentait plus sa tête. Jules s’est levé très tôt et voulait voir le tatouage.
— C’est cool. C’est qui?
— Une fille.
— Qui?
— Je ne sais pas. J’ai choisi ce dessin-là chez le tatoueur.
— Pourquoi tu l’as pas dit?
— J’y ai pas pensé.
Jules s’est contenté de cette réponse. Jean croyait s’en être tiré sans trop de mal.
La deuxième semaine d’août, Jean a été invité chez Marc pour le barbecue annuel. Depuis quatre ans déjà, Marc réunissait chaque été des amis sociologues, des copains de jeunesse et des membres de sa famille.
Cette année, Marc avait décidé d’engager un traiteur qui préparerait un méchoui dans sa cour. J’étais chez lui quand il a appelé Jean.
— Tu dois venir, a dit Marc. Tout le monde va être là.
C’était justement la chose à ne pas dire. Jean ne voulait voir personne; il se contentait, depuis juillet, de marcher seul, de fuir les connaissances.
En temps normal, Jean était de toutes les fêtes, suscitant même des réunions d’amis, de collègues, de famille, même d’inconnus. Toutes les occasions étaient bonnes pour rencontrer des gens nouveaux. En temps normal.
— Je ne sais pas si je vais être libre ce jour-là.
— Voyons, tu peux pas me faire ça ! Tu dois venir.
— Je ne me sens pas vraiment en forme pour rencontrer du monde.
— Justement, ça va te changer les idées.
— Peut-être.
— Mireille va être là.
— Mireille ?
— Tu te souviens de Mireille, celle qui a de grands yeux et une bouche à fendre l’âme, celle qui te cruisait l’année dernière? La jeune chargée de cours. Elle m’a demandé si tu allais être là et j’ai déjà dit que oui.
— Marc, tu sais que j’aime pas ça, ces affaires-là.
— Paul m’a dit que tu étais seul maintenant, que tu ne voyais plus la fille, là, Anne, je pense, la jeune...
— Oui, oui, je sais qui. Non, on ne se voit plus.
— Alors, fais-moi plaisir, viens.
— D’accord, d’accord, je vais essayer de m’arranger.
Il lui fallait garder une porte ouverte, la possibilité de ne pas y aller en prétendant une urgence de dernière minute.
Le jour du méchoui, Jean, pour ne pas décevoir Marc, a décidé de s’y rendre. Il y est allé en marchant et en a profité pour photographier des graffiti. Il ne resterait pas longtemps, s’était-il promis, le temps de prendre quelques bières, de jaser un peu, de saluer Mireille et de rentrer. « Oui, je pars tôt, parce que je suis à pied, alors... » Il prévoyait refuser toutes les offres de lifts.
Avant d’arriver, il est entré dans un magasin de la SAQ, a acheté un quarante onces de scotch et deux bouteilles de vin, «pour les autres », en espérant que chacun apporterait sa part d’alcool.
Chez Marc, qui avait demandé à son propriétaire d’uti - liser la cour pour recevoir le groupe, Jean se sentait à l’étroit. «Faut être malade pour faire des méchouis en ville, au mois d’août.»
À peine arrivé, Jean a pris un scotch, bien long, et un deuxième. Avec de la glace, à cause de la chaleur. L’alcool était une porte, comme la marche, et facilitait ses rapports avec les gens. Dans son cas, les premiers verres le socialisaient mais avaient un effet pervers. C’était un rituel qui lui permettait d’effectuer une brèche dans son isolement et d’entrer dans le monde. Éventuellement, la porte se refermait, et il redevenait conscient des murs, des parois, des barreaux, qui l’enfermaient dans une cellule profonde, une pièce mortuaire où les corps n’étaient pas exposés mais mis à mort. L’alcool le conduisait à une lente agonie.
Dans les moments de Grande Soif, Jean fuyait les appels téléphoniques. À la sonnerie, il réagissait lentement et répondait en marmonnant des phrases indéchiffrables dans une langue nouvelle, une grammaire et une syntaxe secrètes, connues de lui seul ; il réinventait les mots, leur donnant le sens précis qu’il voulait, oubliant rapidement la nouvelle nomenclature. L’alcool lui déliait la langue avant de l’enfermer dans un mutisme de plus en plus obstiné.
Après chaque longue marche, il s’arrêtait dans un bar pour boire son souper et l’arroser de digestifs. Assis en retrait sur un banc isolé, il signalait du doigt le moment de remplir son verre, ne se dérangeant même pas pour payer, laissant grimper la note sur l’ardoise, se fiant à la serveuse pour le compte, réintégrant son appartement, pour terminer l’alcool de la maison et s’endormir, abruti, de préférence avec un scotch entamé près de lui. Il dormait obligé et, dans un dernier moment de lucidité, se disait que la solitude, au moins, évitait les contacts, l’effort de sociabilité élémentaire et l’amour voué à l’échec.
C’était le jeu de l’alcool. Une mise en boîte lente et étouffante. Asphyxiante. Comme un enterrement. Une fosse, dont l’ouverture constituait le couvercle du cercueil. Il se jurait de se rappeler cet enfermement, de ne pas oublier cette sensation et de ne plus jamais y revenir. Pas cette fois-ci. Non, pas encore.
— Bonjour, Jean, a dit une voix mielleuse.
Jean s’est retourné et a reconnu Mireille.
— Allô, ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vus, qu’est-ce que tu fais de bon?
— Je profite des vacances. Toi ?
— Ouf, pas grand-chose. J’attends le début de la session.
— Tu fais toujours de la photo ?
Jean a porté sa main à l’appareil autour de son cou. Déci - dément, il ne savait pas quoi dire. Mireille a poursuivi la conversation, clignant des yeux au bon moment, roulant les épaules, se penchant pour laisser voir ses seins dans l’échancrure de son chandail. « Elle ressemble à la morte, a écrit Jean, elle n’est vraiment pas laide. »
Ils ont parlé et bu ensemble. Je suis arrivé plus tard et je me suis joint à eux. Des amis sont venus saluer Jean, lui disant combien ils étaient contents de le voir, « On t’a pas vu de l’été !», confondant son état d’ébriété avec la bonne humeur, partageant avec lui des toasts à la chaleur.
Jean a quitté la fête vers quatre heures du matin, après avoir terminé le scotch, les deux bouteilles de vin et quelques verres du cognac que Marc avait offert après le départ de la plupart des invités. Il est rentré seul, en taxi.
Les matins qui suivaient des soirées aussi arrosées, Jean était si mal en point que seule la marche pouvait le replacer. Marcher le faisait suer, chassait les toxines de l’alcool par tous les pores de sa peau. Une libération, une fuite liquide du corps.
Quand il avait bu, sa sueur sentait le scotch et laissait des marques brunes sur le col de sa chemise. Rien ne pouvait masquer les odeurs, ni les désodorisants, ni les rince-bouche, ni les changements fréquents de vêtements. Rien, sauf la pipe ou le cigare.
Marcher provoquait le corps, le forçait à sortir de lui-même, à briser les murs de la nausée et extrayait de lui une odeur de caveau, de chambre froide, de pommes de terre ou d’orge qui n’avaient pas survécu à l’hiver.
Dans de telles circonstances, Jean mangeait pour flotter, pour se garder la bouche bien au sec, au-dessus de la bile qui montait dans sa gorge. Manger des aliments secs pour absorber le surplus et se faire un fond. Il mangeait et buvait de façon maladive, un effort inhumain pour se donner du poids, une consistance, une dimension tangible. Boire le réduisait, manger le maintenait tout en le conduisant à une forme de suicide, de laisser-aller corporel. La table était un champ de bataille, le site d’un combat contre l’absence, contre le vide moral, un effort pour combler le trou dans son âme.
Jean buvait pour se réveiller ou s’endormir, et détenir une raison fraîche pour se haïr.
En revenant de sa marche, à l’heure du souper, il a reçu un appel. Au lieu de le filtrer, distrait par les relents d’alcool de la veille, qu’il avait contrés tant bien que mal par quelques Bloody Mary bien épicés en se levant, il a répondu sans même réfléchir.
— Hum... allô?
— Salut, c’est Mireille.
— Mireille ?
— Mireille. On s’est parlé hier.
— Ah oui, Mireille, j’avais la tête ailleurs. Comment ça va?
— Bien, toi?
— Très bien. Très bien. Qu’est-ce que tu fais de bon?
— Je voulais savoir si tu étais sérieux, hier, quand tu m’as demandé de poser pour toi.
— Poser? Euh... oui.
Jean ne se souvenait de rien. Un trou inavouable. Il avait dû essayer de garder le contrôle, feindre un projet. Si elle appelait, c’est qu’elle voulait bien poser. Si elle n’avait pas voulu, elle aurait attendu son appel et aurait trouvé une excuse quelconque pour ne pas le faire.
— Alors, comment on s’organise?
— Euh... Là, je suis un peu occupé, a-t-il prétendu pour se donner du temps, si on fixait une date avant la fin du mois?
— D’accord. Quand?
— Je dois commencer les cours en septembre, disons la dernière semaine d’août. Ça te va?
— Comme tu veux. Comment je me prépare?
— Écoute, je vais te rappeler, je vais y penser.
— Oui, ça va. Sois sage. Salut.
Et elle a raccroché. Jean était debout dans le corridor, bouche bée. Il la photographierait. Et elle ne sentirait aucune douleur.
Il était assis dans le salon, et son œil s’attardait aux objets, traçait leur volume, mémorisait leur forme, comptait les briques et notait leur alternance séquentielle, leur position systématique et décorative. Un calcul mental qui avait pour seule fonction de remplir la tête de banalité.
Après la mort de Marie, il s’était souvent adonné à ce genre d’activité, fixant des yeux les ombres, les espaces entre les objets, entre les lattes du plancher, les livres, les meubles. Dernièrement, il les avait même photographiés, ces vides. Des photographies de l’absence, du regard errant et perdu qui refusait de s’accrocher aux objets et scrutait leur éloignement. Des objets qui ne prenaient de réalité que par le vide entre eux, comme des notes languissantes qui trouvaient leur force dans la résonance.
Pour donner une structure à sa vision, il avait voulu reproduire la pièce elle-même en plaçant les photographies agrandies des vides dans le cadre, là où elles étaient dans la pièce, commençant par le coin où les murs rejoignaient le plafond. À certaines heures du jour, la lumière provoquait la rencontre de trois pans de lumière d’intensité variable. Plus à droite, il avait photographié le coin supérieur d’un cadre et le reflet du soleil sur le mur. Ailleurs, le détail ombragé de la corniche quand les ombres allongeaient démesurément les formes. Là, l’espace entre les deux bibliothèques, une fente allant s’amincissant du haut vers le bas, comme un espace entre les dents. Là, l’ombre des feuilles du cactus sur le mur. La lumière sur les anneaux du calorifère, qui faisait alterner les ombres foncées des interstices et les blancs immaculés. Le résultat global était une image de lumière et d’ombres qui créait une impression de calme et de repos.
Au centre de son champ de vision se trouvait l’écran de télévision, qu’il ne regardait pas vraiment. Un prétexte à garder le regard fixé vers l’avant, sans voir quoi que ce soit.
La télévision demeurait allumée, du matin au soir, pour diffuser une voix dans la pièce, pour remplir le vide ou, parfois même, le souligner. Tous les téléviseurs de la maison, même en son absence, restaient allumés, non pas pour tromper les intrus, plutôt pour maintenir un semblant de vie. En entendant des voix dans la pièce voisine, il oubliait presque que la maison était vide, que la parole était sans effet. Le son servait à meubler l’air et à donner à Jean l’impression d’une présence.
Si je me fie à son agenda, le jeudi 17 août, Jean a télé - phoné à Mireille, après avoir longtemps hésité, en se disant que, somme toute, il n’avait rien à perdre. Depuis plusieurs mois, il ne photographiait que des objets, des scènes de rue ou des passants. Des photos qui ne répondaient pas toujours à ses intentions, prises à l’insu des sujets. En studio, avec un modèle qui devenait une sorte d’objet, malléable à sa volonté, il retrouverait une des facettes de la photographie qui l’avait toujours fasciné.
— Que dirais-tu de lundi ? demanda Jean.
— Je n’ai rien à faire, on pourrait commencer tôt.
— Je peux m’organiser pour avoir le studio. Paul part pour Sainte-Anne-des-Monts samedi. On aurait tout notre temps.
— Je dois porter quelque chose de spécial ?
— Pas grand-chose. Si tu veux, apporte des vêtements variés, des couleurs, des noirs et des blancs, des dentelles.
— Oh, tu vas faire des photos en dentelles?
— On verra, tout dépendra du temps. Ça te va?
— Oui, pourquoi pas. Lundi à quelle heure?
— Je te rappelle quand j’aurai arrangé ça avec Paul.
— À plus tard.
Après m’avoir parlé, il a fixé le rendez-vous pour neuf heures le lundi. Ils commenceraient tôt.
Jean avait besoin d’équipement. J’avais tout ce qui était nécessaire : des spots, des ventilateurs, des diffuseurs, mais pour produire des photographies de grandes dimensions comme il voulait le faire, il lui faudrait un appareil 5x7. Il devrait l’emprunter à notre collègue Réal, qui habitait Frelighsburg. Depuis l’incendie de sa maison de ville, Jean ne l’avait pas revu.
Le samedi, il s’est rendu chez Réal et, de fil en aiguille, de scotch en vin, a accepté d’y coucher et de revenir à Montréal le lendemain après-midi, avec l’équipement nécessaire. Réal lui a même vendu la pellicule appropriée.
Il vivait dans une maison construite de ses propres mains. Pendant la session, il demeurait à Montréal mais se réfugiait à Frelighsburg le plus souvent possible. Il y avait installé un studio et une chambre noire où il développait la plupart de ses photographies.
Les œuvres de Réal se distinguaient nettement de celles de Jean. Influencé par son environnement, Réal produisait des images organiques, près de la matière. Il avait tendance à travailler avec les couleurs naturelles, les nuances de gris, les formes animales ou végétales qui mettaient en relief la précarité de la nature, les troncs d’arbres envahis de fourmis, les mousses, les tapis fangeux des sous-bois marécageux. Jean aussi, à une époque, avait photographié la campagne. Main - tenant, sa production était bien différente, constituée de scènes urbaines, de graffiti aux couleurs vives et fluorescentes, de sans-abri qui dormaient sur les bancs de parc. «Dans le fond, on photographie tous les deux des natures mortes, mais pas au même endroit», se dit Jean en examinant les plus récentes photographies de Réal.
Revenu à Montréal, Jean a marché sans but précis puis, après quelques verres dans un bar sombre et sale, est rentré chez lui. Il a pris la soirée pour préparer son matériel, car il procédait toujours avec une précision professionnelle à l’élaboration de ses séances de photo. C’était peut-être la seule façon qu’il lui restait de se rattacher à la réalité.
La photographie lui permettait d’inventorier le monde et de le déployer à la vue de tous, laissant voir ce qui n’avait jamais été vu et marquant sa présence dans le temps.
Photographier un modèle devenait un acte sexuel à peine voilé, et les modèles le savaient. Quand il les déshabillait du regard, surtout pour des mises en scène, quand il leur demandait de baisser l’épaule ou de lever la tête, de fixer l’objectif ou encore d’étirer le bras pour mettre en évidence le contour des seins, elles ne pouvaient pas ignorer ses intentions.
Du moins, c’est de cette façon-là que moi, je voyais les choses.
À vrai dire, la photographie constituait pour Jean une forme particulière d’appréhension du monde. Les gens croyaient capter la réalité, c’était une illusion. L’angle de la tête, le mouvement du corps, le tremblement de la main, le cadrage du cliché, redéfinissaient la réalité à son image. Jean se définissait en fixant ce qu’il photographiait.
Lundi matin, Jean est passé chercher Mireille à huit heures trente et, au studio, a préparé du café en disposant les flashs et les sources lumineuses. Mireille s’était habillée simplement : un jeans et une camisole moulante qui laissait voir les mamelons à travers le tissu. Sans soutien-gorge, la courbure du dos était lisse. Elle avait apporté un sac de toile contenant certains accessoires qu’elle trouvait séduisants ou photo - géniques. En marchant dans la pièce et en examinant les images sur les murs, Mireille a été particulièrement attirée par un montage de bandes photographiques prises dans un photomaton. La signature de l’image était celle de Jean.
— C’est de toi, celle-ci?
— Oui, je l’ai donnée à Paul. Il l’aimait beaucoup.
— Comment tu t’y es pris ? Ça vient d’une machine?
— C’est très simple, j’ai fait des montages avec des objets dans un appareil de centre commercial et j’ai laissé le photo - maton faire le reste.
— Et ça veut dire ?
— Ce que ça veut dire ? Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que j’étais fasciné par ces appareils sans photographe et je voulais faire des photos d’objets. Un peu le contraire de la photo normale. D’habitude, on photographie du monde dans ces machines-là. Jamais des objets. J’ai voulu inverser les rôles.
— C’est bon. J’aime ça.
— Tiens, qu’est-ce que tu prends dans ton café?
— Du lait et beaucoup de sucre.
— Viens, sers-toi. Après, on commence.
Un long rayon de lumière coupait l’atelier de droite à gauche, et la tache lumineuse semblait plier avec le coin du mur, à angle droit. La chaleur du rayon dégageait une odeur de jour qui contrastait agréablement avec la moiteur du petit matin.
— Tu veux que je me change?
— Non, reste comme ça. Ça va.
— Je pensais que tu voulais...
— Non, c’est correct, reste comme tu es. Tu vas seulement t’étendre là, au centre de la pièce.
— M’étendre ?
— Oui.
Mireille m’a confié, quand le j’ai rencontrée, qu’elle était certaine qu’il la photographierait habillée, puis de plus en plus nue, et que cela se terminerait par une baise dans une apothéose de clics photographiques. Elle ne savait plus à quoi s’attendre. Jean plaçait les floods de façon stratégique, faisait des lectures de luminosité, préparait ses appareils.
Jean savait très bien qu’elle avait été surprise par la pose qu’il lui avait demandé de prendre et il s’en réjouissait. Il avait rapidement pris le contrôle, lui disant comment se placer, sachant déjà comment la prendre.
Mireille était étendue au centre de la pièce, face contre terre, vêtue de son jeans noir et de sa camisole qui laissait voir les épaules et le cou. Deux minces bretelles montaient le long de ses omoplates, de chaque côté du cou. Elle portait des chaussures noires, lourdes. Sa jambe droite était repliée au genou. Le bras droit était perpendiculaire au corps et l’avant-bras était levé vers le haut. Ses doigts étaient recouverts de ses cheveux qui irradiaient de sa tête comme si un flux électrique avait fait dresser chacun des poils, puis les avait laissés retomber, mollement, sur le plancher de bois. L’autre jambe, elle, était allongée, et le bras gauche était placé comme le bras droit, mais pointant vers le bas. Les deux bras sortaient du corps de manière perpendiculaire, donnant l’impression de la moitié d’une croix à branches coudées. L’ensemble faisait penser à un bas-relief égyptien sur lequel les figurants marchent, de profil, un bras levé, l’autre baissé, pour symboliser la marche. Ici, Jean ne voulait pas de mouvement, il espérait l’immobilité du corps pour toute la séance de photo. Les omoplates ne devaient ni se lever ni se baisser, les cheveux, près du nez, ne devaient pas se soulever avec la respiration.
Jean a reculé d’un pas et, en fermant légèrement les yeux, a évalué les masses d’ombre et de lumière qui se présentaient à lui. Le corps de Mireille ressemblait à un corps défait sur la scène d’un crime. Mireille était placée comme l’avait été le corps de la jeune fille trouvée devant chez lui.
— C’est pas très confortable.
— Je sais.
— J’ai l’impression d’être toute cassée.
— Parfait. Penche ta tête vers le bas, je vois trop ton visage. Là, c’est bien. Quand je te le dirai, tu ouvriras les yeux très grands et tu essayeras de ne pas les faire cligner.
— Je regarde où ?
— Droit devant. Tu regardes dans le vide et tu le fixes. Je veux sentir que tu as le regard perdu et vide.
— Je vais essayer.
Jean tournait autour d’elle. Il avait tiré de son sac une série de photographies et semblait s’y référer pour disposer son modèle.
— Mireille, tu vas défaire ta ceinture et reprendre ta posi - tion. Profites-en pour te dégourdir les jambes, on va commencer bientôt. Rappelle-toi ta position.
Quand elle s’est couchée de nouveau, Jean a dû prendre quelques moments pour la placer exactement comme avant. Puis il a arrangé la ceinture de façon que la boucle soit couverte par le corps et que la bande de cuir qui lui encerclait la taille soit perpendiculaire à la ligne du dos.
La ceinture traînant à terre sur une quarantaine de centi - mètres suggérait que le jeans avait été ouvert, et que le corps avait été l’objet d’une agression, d’une certaine violence, peut-être même d’un viol, mais la taille du pantalon demeurait cintrée et la fermeture éclair ne semblait pas avoir été descendue.
Jean s’est approché du corps, l’a regardé de droite à gauche, a voulu tendre la main pour effleurer la peau, et vérifier si le corps était vivant, mais s’est retenu. «L’illusion est crédible », a-t-il noté, sentant une froideur normalement associée à la mort se dégager de la scène. La peau n’était pas cireuse, mais l’éclairage pourrait y remédier, s’il la baignait d’une luminosité crue. Il s’est retiré rapidement, s’est levé, a parcouru la scène des yeux, s’est avancé de nouveau, pour prendre de nouvelles lectures au posemètre, ajuster l’éclai - rage en conséquence, seul avec le cadavre. Il ne voulait plus toucher à rien.
— Maintenant, regarde en avant, fixe un point et ne bouge plus.
Jean, sentant un léger tremblement dans les genoux, a saisi l’appareil sur son trépied et a entrepris de faire le tour du corps en replaçant la Hasselblad pour photographier le moindre aspect de son cadavre. Après la séance de photo, Mireille ne pensait plus à l’amour.
L’image était un leurre. La plupart des gens y voyaient des traces de la vie quotidienne, mais les seules bonnes images étaient fausses, fabriquées, mises en scène. Celles où la luminosité et le cadrage étaient parfaits, parce que prévus, pensés. «Les seules photographies intéressantes sont celles qui ont été travaillées », me répétait-il souvent.
À bien y penser, ses photos de modèles, élaborées, réflé - chies, posées, étaient aussi artificielles que celles, figées, des touristes, où les figurants étaient mis en scène, placés, repla cés, tassés, avancés, reculés, poussés sur la droite, en attendant le soleil propice, le départ des passants ou de l’autobus qui cachait ce qu’il fallait photographier.
Dans la photographie de voyage, l’attrait touristique et les voyageurs n’existaient pas l’un sans l’autre. Sans les figurants, les prises de vue devenaient des cartes postales. Les voyageurs, tournant le dos à ce qu’ils étaient venus voir, se reflétaient dans la lentille de l’appareil. Inévitablement, ils souriaient et se voyaient transformés en objets. C’est quand ils devenaient des choses que Jean les appréciait le plus.
Et ce qui l’intéressait dans la photographie lui sautait maintenant aux yeux. Il n’aimait que les images de la mort, n’appréciait que celles qui montraient le vide. Son œil cherchait des natures, mortes. S’il photographiait une personne qui lui retournait son regard, il photographiait en fait son propre reflet et se documentait lui-même en tant que sujet.
— Tu te souviens combien ton père aimait les débuts de session? Cette fois-ci, ce n’était plus pareil.
Quelques jours avant la session d’automne, Jean m’a confié ne pas savoir comment il réussirait à enseigner et ne voyait pas comment transmettre sa pratique de la photographie à ses nouveaux élèves, ni comment laisser ses anciens poursuivre des démarches qui lui étaient devenues insigni - fiantes. Pourquoi améliorer des photographies de gratte-ciel ou de fils électriques ou de bornes-fontaines pour souligner l’invasion urbaine quand, de toute façon, ce qui comptait pour lui, c’était la mort?
Il avait essayé d’expliquer son problème à Réal, en lui rendant son équipement, mais Réal était trop préoccupé par l’organisation de ses sorties dans la nature, avec ses élèves, pour tenter de le comprendre. Dans le fond, Jean ne voulait pas savoir ce que les élèves avaient à dire. Il ne s’intéressait plus à des propos aussi juvéniles. À la rigueur, son travail se limiterait au développement et à l’agrandissement des photos, et mettrait l’accent sur le cadrage, la densité des noirs et la précision des mises au point. Une approche technique derrière laquelle il pourrait se cacher. Je ne trouvais pas son idée si bonne.
Ce n’était pas sa seule inquiétude en ce qui concernait la session. Anne n’avait pas abandonné les cours et serait encore présente au tournant d’un corridor, au café étudiant ou dans l’atelier de peinture. Là, ses œuvres seraient accro chées au mur et sa présence serait encore plus intense, car elle ne se déroberait pas à son regard et ne s’efforcerait pas de passer inaperçue.
Dans la semaine qui avait précédé le début des cours, Jean s’était rendu à l’université pour vérifier l’état des locaux, confirmer la livraison du matériel nécessaire et s’imprégner de l’atmosphère.
Il avait fait le trajet à pied et avait profité du beau temps pour aller chercher les photographies de Mireille. Il n’avait pas voulu les agrandir lui-même, chez moi, parce qu’il n’avait pas l’énergie d’engager un autre débat verbal. Le lendemain de la séance de studio, les pellicules d’une centaine de clichés, pris sous tous les angles, avaient été portées au laboratoire Corlab, et Jean avait demandé des planches-contacts. Puis il avait sélectionné sur place, à partir des contacts, une vingtaine d’images qu’il avait fait agrandir. Il effectuerait un montage avec neuf d’entre elles.
En arrivant à l’UQAM, il a déballé les images et les a placées sur le mur du studio. Quatre rangées de cinq photo - graphies, bien alignées, couvrant presque le mur en entier. Puis, il a déplacé les tables et les tabourets, il a disposé une chaise devant les images à une distance lui permettant de toutes les voir d’un seul coup d’œil, a tiré les rideaux et a organisé l’éclairage du mur. Avant de commencer l’examen des agrandissements, il s’est rendu au bar étudiant, a commandé une bière et un verre de glace, et il est retourné à l’atelier. Après avoir verrouillé la porte, il a sorti la bouteille de scotch achetée en chemin, et s’en est versé un verre, avant de s’asseoir devant les photographies.
Les vingt facettes du corps de Mireille, réparties sur le mur, formaient un rectangle parfait. Chaque image de 16X20 était espacée des autres de façon symétrique. Les photographies en noir et blanc, tantôt très contrastées, tantôt plus nuancées, jouaient sur les gris et les nuances subtiles de luminosité et dégageaient une impression de douceur et de légèreté dont le photographe n’était pas innocent. Au centre : le visage aux yeux ouverts qui regardait directement le spec - tateur, qui l’interpellait, sans le voir. Celle du dessous mettait en évidence la ceinture détachée. De l’ensemble émanait un érotisme manifeste. Ici, le corps était un objet de désir, de toucher. Sur l’une des photographies, l’accent était mis sur l’entrejambe. Là, sur l’épaule ronde, dodue, emprison - née par la camisole. Là, la naissance du sein sous l’aisselle dégagée, un léger renflement accentué par le poids du corps contre le sol. Ailleurs, le mollet perdu sous le tissu du jeans. À droite, au centre, l’accent avait été mis sur les cheveux, leur mouvement, leur légèreté, leur frivolité grave. En bas, à droite, les doigts couverts de cheveux. Une image montrait la langue de cuir de la ceinture.
Les photographies témoignaient d’un lent viol visuel, d’une pénétration sans contact, d’un amour inassouvi. Cer - taines prises de vue étaient manifestement impossibles sur la scène d’un crime. Des angles en contre-plongée, directement au-dessus du corps, d’autres à partir du sol, au niveau du visage. Le photographe devait être couché tout près du corps pour les prendre et saisir les yeux qui fixaient l’objectif et l’éventuel spectateur.
Un tel arrangement n’était possible que si le corps était tombé de très haut. Les images étaient troublantes, à la limite de la mort et de l’érotisme, du consentement et de la fabrication. Le modèle avait accepté d’être réifié, non seulement comme femme, comme objet de désir sexuel, mais aussi comme corps, comme morte, dénuée de vie et soumise à un regard perçant, invitant, incisif et sexuel.
Jean se levait, marchait jusqu’au mur et déplaçait les images, cherchant l’agencement parfait, en éliminant une, la plaçant sur le mur, à droite ou à gauche, et reprenant son travail en buvant son scotch. Puis, il retournait au mur et modifiait l’ensemble des images. Au bout d’un certain temps, les photographies avaient toutes été déplacées et n’avaient plus la rassurante symétrie du départ. La surface était couverte d’un ensemble désordonné de prises de vue. Certaines étaient accrochées droites, d’autres de travers, superposées ou en retrait.
Après quelques moments à regarder ailleurs, Jean est revenu sur sa construction pour découvrir que ce désordre réussissait mieux que tout autre à rendre la mort. Il pouvait s’imaginer le mur de l’inspecteur où les photos de la scène du crime seraient assemblées sans aucun souci d’esthétisme. L’effet le troublait. Il avait, en quelque sorte, initié Mireille à la mort. Une exécution photographique qui l’identifierait dans son esprit plus que toute autre relation. Et elle n’y pourrait rien. Jean avait saisi d’elle une part de son identité qui, depuis, ne lui appartenait plus. Elle avait été dépossédée et elle devait le savoir. Cela expliquait sans doute cet étrange regard qu’elle lui avait adressé en le quittant après la session dans mon studio.
Jean, étourdi, a regardé l’heure. Déjà vingt-trois heures. Il n’avait pas mangé, seulement bu, et se sentait fatigué. Il a laissé les images épinglées au mur et s’est proposé d’y retourner le lendemain pour tout ranger. Il a verrouillé la porte et il est rentré chez lui.
Très tôt le matin suivant, la pluie tombait déjà. Une pluie sombre et humide. Les feuilles s’agitaient plus qu’à l’habitude. Pas question de marcher ce jour-là, mieux valait boire à la maison. Le jour d’après lui a servi à s’en remettre.
Le 5 septembre, la session commençait et Jean avait un cours en après-midi. Il avait deux groupes d’élèves, l’un composé de débutants, l’autre d’étudiants « en phase terminale », comme disaient les profs entre eux. Il s’est rendu à l’université deux heures à l’avance, pour enlever les photo - graphies de Mireille du mur où elles étaient épinglées.
En sortant de l’ascenseur au cinquième étage, Jean s’est dirigé à gauche, vers son studio de photographie. Un murmure provenait de son local. De la porte, il a été surpris de voir une trentaine de personnes attroupées devant ses images; il y avait parmi elles d’anciens étudiants, quelques profs, dont moi, et des visages inconnus. Certains avaient déjà commencé à travailler dans leurs différents cours, l’une avait les mains tachées de peinture acrylique, l’autre avait une tache de plâtre de Paris sur la cuisse. Plusieurs étaient d’une propreté impeccable et chercheraient sans doute à passer une session sans se salir. Je me suis approché de lui.
— C’est fort. Très fort.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? a demandé Jean sans me répondre.
— Tu viens d’arriver ? Ton local a été plein tout l’avant-midi. Tout le monde en parle. C’est la fureur.
— De quoi tu parles?
— De tes photographies. Elles sont superbes. Où les as-tu développées? Chez moi, pendant que j’étais à Sainte-Anne?
— Chez Corlab. Comment tout le monde a fait pour entrer ici? Qui a ouvert mon atelier ? Je l’avais verrouillé et personne ne peut entrer sans moi. (Le Collectionneur, peut-être ? a-t-il dû penser, sans oser le verbaliser.)
— La porte était entrouverte quand je suis arrivé ce matin. Je me suis demandé ce qui se passait, je savais que tu n’avais pas de cours avant cet après-midi. Je suis entré. Les lumières étaient allumées. J’ai vu tes images. Puis Méthot est entré, pensant que tu étais arrivé, et ensuite Rémi. Des étudiants se sont joints à nous. Moi, je suis parti donner mon cours, et le studio ne s’est pas vidé depuis. Elles sont troublantes, tes photographies.
— Ah oui?
— Dis-moi pas que tu l’ignorais.
— C’est juste des photos.
— Voyons donc, ne dis pas n’importe quoi. C’est pas innocent tout ça.
— Innocent?
— C’est comme ça que tu vas les placer ?
— Je ne sais pas encore.
— Comme ça, c’est parfait. Pour toi, c’est significatif. Tu laisses ta sacro-sainte symétrie et tu joues avec le chaos.
— ...
— Le temps file. Je dois y aller. Une réunion. On se reparle ? C’est fantastique cette série-là. Bien bon. Efficace.
— Ciao, a murmuré Jean.
Ressaisi, il a demandé aux curieux de se retirer pour le laisser préparer son cours. Il a verrouillé la porte, photo - graphié le mur et commencé à enlever les épreuves, prenant bien soin de noter dans son carnet la place précise des images, leur angle, les superpositions. À l’heure de son cours, il a ouvert la porte, et les élèves ont pu entrer dans le local. Il a reconnu quelques visages du matin et les a accueillis sans enthousiasme.
Jean ne savait pas quoi dire. Ce n’était pas la matière ou la pédagogie son problème, c’était seulement qu’il préférait ne pas parler. Seulement se taire. «Tais-toi, tais-toi, c’est sans importance», marmonna-t-il avec assez de force pour que l’étudiante chargée de distribuer le plan de cours l’entende. Il leur a demandé de lire le document attentivement, a répondu à quelques questions d’éclaircissement et les a laissés partir. Une demi-heure. « Beaucoup trop long. »
Il a réussi à finir la semaine. Son deuxième cours s’était bien déroulé. Une demi-heure, comme l’autre, mais sans le haut-le-cœur de la première rencontre. La session serait longue. En arrivant à l’UQAM le mardi suivant, il s’est rendu au local étudiant pour y prendre un café, et il a été estomaqué.
Au centre de la salle, des élèves avaient organisé une installation qui reproduisait, de mémoire, l’arrangement du corps de Mireille. De la jeune morte. Leur ressemblance était frappante. L’illusion aussi, semblable en tous points à ses images, si ce n’est pour la respiration qui faisait lever et baisser les épaules de la jeune étudiante.
Autour d’elle, de jeunes artistes travaillaient, certains en photographiant, d’autres en dessinant. Tous étaient sidérés et concentrés. Jean s’est retiré, sans café.
Il ne se doutait pas de son influence. Les élèves qui avaient vu ses images s’en trouvaient obsédés et, comme une mode, avaient entrepris de créer des œuvres qui s’apparentaient à la sienne.
Dans les corridors, le seul sujet d’importance était celui du corps photographié. La mise en scène au café étudiant lui avait ajouté une dimension concrète. Maintenant, toutes les discussions stipulaient la présence réelle d’un cadavre, la preuve tangible d’une mort. Pourquoi avait-elle pris cette pose? Qu’est-ce qui l’avait portée à soumettre son corps à cette théâtralité, à cette mise en scène ? Pourquoi faire la morte ?
— C’est juste un modèle, disait un sceptique.
— C’est pas grave. Qu’est-ce qui fait qu’une personne accepte ça? Comme les filles qui se laissent attacher, humi - lier, torturer, dans des revues pornographiques ?
— Elles ont pas le choix, elles sont forcées.
— C’est pas certain. Certaines y prennent plaisir.
— Elles sont juste des objets.
— Voyons donc. Morte, elle a l’air encore plus vivante.
— Il y a quelque chose d’érotique dans ça.
Jean refusait catégoriquement d’en parler.
Et la ceinture dénouée alimentait les hypothèses. Mani - festement donnée à voir, placée pour suggérer l’ouverture du pantalon, elle ponctuait un corps soumis qui était offert à la vue.
Plusieurs croyaient que la personne photographiée était réellement morte.
La réalité était là, devant leurs yeux, elle avait laissé sa trace, et certains étudiants disaient même avoir vu le corps. Les témoignages circulaient. Plusieurs affirmaient avoir rencontré la jeune femme avant même l’apparition des photo - graphies. Quelques-uns déclaraient l’avoir vue dans sa position initiale, d’autres, retournée pour les constats d’usage, d’autres enfin, attachée sur le brancard des ambulanciers. Un étudiant prétendait avoir photographié le cadavre, une avait profité de la mise en scène au café étudiant pour sortir son crayon Staedtler gras, son cahier de croquis et, dans un foisonnement de gestes rapides, précis et croquants, avait immortalisé le tout.
Après un premier croquis, la dessinatrice avait tourné la page et recommencé sur une nouvelle feuille, cette fois-ci en portant son attention sur le corps au complet, puis, graduel - lement, sur les jambes, la position des bras, l’angle de la tête, la courbure de la taille, l’angle de la ceinture qui sortait du corps, la position des pieds, l’ouverture de la main droite, le poing de la main gauche, le visage serein, le sourire énigmatique. Ces croquis étaient maintenant épinglés aux murs de la classe de dessin.
Tous s’entendaient pour dire que l’aspect le plus troublant de ces images venait du fait que le corps avait les yeux ouverts. La jeune femme regardait droit devant elle et les voyait tous. Son regard persistait, et semblait les transpercer, vivants, à partir de la mort.
Pendant les deux semaines qui ont suivi, la jeune femme est apparue régulièrement, comme une revenante.
On la voyait dans l’atelier de peinture, sur une toile de très grandes dimensions, où le peintre avait choisi de présenter seulement le haut du visage, avec les cheveux épars, décentré délicatement pour que l’œil et l’os du nez portent sur la gauche. Un regard intrigant. Rien de la mort, ici, seulement la définition de la vie après la mort.
Dans l’atelier de sculpture, la position des jambes et des bras avait fasciné tout le monde. Une étudiante avait planté, comme des arbres, des troncs humains dans le sol, les jambes écartées au-dessus d’une terre imaginaire. Un autre avait laissé un torse sortir d’une masse de glaise où la disposition des bras levés vers le ciel devenait le signe d’une victoire contre la matière, une forme d’ascension. Les sculptures n’avaient rien de morbide. Un autre sculpteur avait moulé, en plâtre, une fille qui ressemblait à la victime. Un modelage grossier, dont le dos, la taille, l’oreille droite, les talons des souliers étaient très précis, réalistes, tandis que les parties du corps en contact avec le plancher s’estompaient en s’en approchant dans une masse liquéfiée de plâtre. Seule la ceinture conservait une définition parfaite, hyperréaliste. Le plâtre était comme un sirop sur une crème glacée, collant littéralement au sommet pour se perdre dans une flaque, à la base. L’impression d’un corps sortant de la masse inerte, comme une bulle qui, peu à peu, émergeait du limon.
En dessin, on avait fait prendre la position reconstituée du corps à un modèle nu. Des dizaines de croquis fusaient des chevalets. On pratiquait l’exécution de dessins en trente secondes, puis en deux minutes, en cinq minutes et en demi-heures. Des exercices techniques qui obligeaient les dessinateurs à tenir compte du temps. Les dessins couvraient le sol. Le fusain créait une fine poudre qui s’envolait frénétiquement des feuilles. Jamais un corps n’avait été aussi vivant. Chaque dessin était une évocation de la victime.
En gravure, dans les ateliers de bois et de litho, on terminait les œuvres déjà amorcées. On ne pouvait pas dévier du projet commencé, mais dans quelques œuvres se révélaient des appliqués, des superpositions de corps couchés, ici une mince frange, comme un bas-relief, là une main qui surgissait du vide, sans raison apparente. Ce corps avait traversé leurs vies, comme il traversait maintenant leurs images, il apparaissait dans tous les ateliers, au rythme des productions. La femme devait exister, les images en étaient la preuve. L’image valait mille mots.
L’engouement pour la «morte» déplaisait beaucoup à Jean. Ces images avaient été les siennes et maintenant elles ne lui appartenaient plus. Elles étaient devenues publiques trop tôt, sans son consentement, et il n’en avait pas obtenu la reconnaissance officielle. Le sujet était intéressant, mais ne relevait plus de lui. Une partie de lui, sa vision, son regard, avait été accaparée par la foule. Ces œuvres étudiantes le dépossédaient de lui-même.
Jean marchait dans les corridors et ne pouvait plus échapper à ses propres fantasmes, comme, à chaque tournant, il ne pouvait échapper à la présence d’Anne. Elle n’avait pas abandonné les arts pour la traduction mais, heureusement pour lui, elle n’était pas dans un de ses groupes. C’est moi qui en ai hérité dans mon cours. Il la voyait passer devant sa porte régulièrement, soit pour se rendre à la salle des étudiants, pour chercher des matériaux chez l’appariteur, ou aller à ses cours de gravure ou de peinture.
Jean ne savait pas comment réagir. La première fois qu’il l’a croisée, il a feint de ne pas la voir. Elle, par contre, a essayé de lui parler. Il est passé si rapidement qu’elle en est restée muette et a repris son chemin. Par la suite, la distance de Jean a fixé leur rapport, et elle n’a plus tenté de lui adres ser la parole. Jean voulait éclater, car il la désirait d’autant plus qu’il la fuyait. Il la rencontrait au café, dans les salles de cours. Quand il tombait sur elle dans l’ascenseur, il prétendait avoir oublié quelque chose pour sortir de la cabine et prendre l’escalier.
Je n’aimais pas beaucoup comment il la traitait. À mon avis, il aurait dû être plus gentil avec elle. Après tout, elle était très jeune. J’ai eu l’occasion de parler avec elle de ce qui s’était passé avec Jean, quand elle est venue me voir au début de la session. Elle savait que nous étions amis et, comme elle me disait : «Je sais que vous, vous pouvez me comprendre. » Nous avons beaucoup parlé et j’ai vu pourquoi Jean s’était épris d’elle. C’est une fille talentueuse et séduisante et tout ce qu’il m’en avait dit était vrai. À force de parler avec elle, j’en suis arrivé à comprendre le point de vue de Jean.
D’ailleurs, Jean n’était pas très différent de lui-même. Avec Marie aussi il avait parfois exagéré. Ça n’avait pas toujours été simple. Marie s’était confiée à moi et je dois dire que leur relation était plus compliquée qu’elle ne le paraissait. Enfin, c’est de l’histoire ancienne.
Pour Jean, chaque jour devenait plus laborieux. Il ne voulait plus enseigner et devait affronter ses pulsions les plus profondes, car il voyait Anne, Mireille et la morte à tout moment. Je le voyais passer dans les corridors et je me deman - dais quand il s’effondrerait.
Jean arrivait de plus en plus tard à ses cours pour éviter le va-et-vient dans les couloirs, puis partait aussitôt que pos - sible, laissant aux étudiants le soin de fermer l’atelier. La troisième semaine de cours, il a pris quelques jours de mala - die pour ne pas devoir se rendre à l’université. Plutôt qu’enseigner, il marchait.
Je l’ai appelé, un soir, et j’ai essayé de lui faire comprendre que sa situation s’aggravait.
— Tu sais qu’il commence à y avoir des plaintes à ton sujet.
— Comment ça? Ça fait juste quelques semaines que les cours ont débuté.
— Les étudiants disent que tu manques beaucoup de cours, que tu bois même en classe.
— Paul, on a toujours fait ça, aller chercher une bière au bar étudiant à la pause.
— Tu bois de plus en plus en classe. Je t’ai vu avec le scotch.
— Tu me surveilles maintenant?
— C’est pas ça. Tu le sais. Depuis la session dernière, tu dépéris. Je te regarde aller. Tu ressembles de plus en plus à l’un des robineux que tu photographies. Tu es négligé comme je ne t’ai jamais vu. Tu sens fort, il va falloir que tu fasses quelque chose avant de te détruire complètement. Il y a même eu des lettres anonymes qui t’accusaient de toutes sortes de choses.
— Voyons, c’est des foutaises.
La discussion a continué quelque temps mais, une fois de plus, je sentais que je parlais à un mur.
Un jour, Jean, attendu à son cours, a croisé un de ses étudiants, un rouquin, et lui a demandé d’avertir les autres de son retard, en prétextant devoir passer au secrétariat. Mais il a bifurqué à l’Entre-cours, le bar étudiant, pour prendre une bière.
Il a bu en vitesse, sans grand effet, sinon une apparente amélioration de sa digestion. « Ça ne goûte plus rien, c’est comme du Club Soda», a-t-il écrit dans son cahier. Il est monté à la cafétéria acheter des Tic-Tac, pour essayer de camoufler son haleine. Par une fenêtre, il a vu Anne sur le trottoir, près de la portière d’une camionnette verte, avec un inconnu.
L’homme ressemblait à s’y méprendre au Collection - neur. Une barbe en plus, des cheveux grisonnants, plus poivre que sel, mais une démarche semblable. À cette distance, il ne pouvait pas distinguer clairement ses traits. L’homme tenait un portfolio de cuir qu’il a tendu à Anne. Elle l’a pris et, se penchant vers lui, l’a embrassé sur la joue droite et, ensuite, sur la gauche. De sa main libre, elle l’a tenu par l’épaule en le serrant contre elle. Brièvement, mais avec attention.
Jean ne savait plus quoi penser. D’un coup, le sang s’est vidé de son visage. Il était debout devant la fenêtre, figé dans ses pas. Ça devait être le Collectionneur. Anne le connaissait. Elle l’embrassait, même. Elle le connaissait. Ça devait être l’homme qui avait pris ses boîtes, personne d’autre. Elle le connaissait.
— Ça va, man? a demandé un étudiant.
— Oui... oui... ça va, a-t-il réussi à marmonner.
L’étudiant a haussé les épaules et continué son chemin, se retournant une dernière fois pour voir si Jean était encore sur pied.
Jean avait été sorti de son immobilisme par l’étudiant. Il a rebroussé chemin et s’est dirigé d’un pas rapide, frôlant la course, vers la sortie qui le rapprocherait de la voiture du Collectionneur, deux étages plus bas. Il a dû bousculer deux ou trois personnes qui déambulaient nonchalamment et n’a proféré aucune excuse en poussant les squeegees qui fumaient dans le portique. En sortant de l’édifice, il a vu Anne sur le trottoir faire un signe de la main à la camionnette qui s’enga - geait dans la circulation.
Jean s’est précipité sur elle.
— C’est qui, lui ? a-t-il crié en lui saisissant le bras. Dis-le-moi.
— Lâche-moi. Qu’est-ce que t’as ?
— C’est qui, cet homme-là? Je t’ai vu l’embrasser.
— Es-tu jaloux?
— Niaise pas, c’est qui?
— Ben, c’est un gars que j’ai rencontré au snack bar, c’est quoi ton problème? dit-elle en se déprenant de sa poigne.
— Tu le connais? reprit-il, incrédule.
— Ben oui, il est venu me reconduire, qu’est-ce que t’as ? T’as pas l’air bien.
— Tu le connais !
Jean s’est retourné, hagard, et s’est mis à marcher vers la rue Sainte-Catherine. Anne, derrière lui, ne savait plus quoi faire. Après quelques secondes, elle a tourné les talons et elle est rentrée à l’UQAM.
Jean ne s’est pas rendu à son cours, trop bouleversé d’avoir vu Anne avec le Collectionneur. Mais c’était peut-être une erreur. Il avait dû se tromper. L’homme était loin de lui. Le Collectionneur, dans son souvenir, n’avait pas de barbe et lui avait semblé plus jeune. Quatre ans avaient passé. Puis la camionnette. Quelle avait été la couleur de la camionnette? Il ne se la rappelait pas précisément. Verte ? Il verrait dans ses notes. Si c’était un hasard ? Si ce n’était pas le Collectionneur? Il s’énervait peut-être pour rien? Et si c’était lui, est-ce qu’Anne savait ce qu’il avait fait ? Qui pouvait-il être réellement?
Jean marchait sans regarder devant lui, traversant les rues sans précaution, suscitant une cacophonie de klaxons et de crissements de pneus. Il s’en foutait, c’était sans importance.
De retour chez lui, il a fouillé dans ses journaux intimes et n’a trouvé aucun indice sur la couleur du véhicule. C’était bien une camionnette, mais parmi tous les détails consignés de façon obsessive dans ses cahiers, la couleur de la camionnette n’avait pas été notée. Il a bu beaucoup et s’est endormi sans trop savoir comment, sans aucune piste de l’homme, ne sachant même pas s’il s’agissait bien du Collectionneur. Il ne savait plus rien.
Le lendemain il a appelé à l’université et s’est déclaré malade.
C’est à ce moment que j’ai compris que ça ne pouvait plus durer.
Le 21 septembre, au lieu d’aller donner ses cours, Jean s’est rendu à la boutique de tatouage. À son réveil, il avait pris deux décisions : démissionner de son poste d’enseignant et ajouter un autre tatouage à celui d’Anne. Il avait consulté ses livres d’art et avait choisi une image de Mark Prent pour la présenter au tatoueur. C’était la photographie d’une sculpture, celle d’un homme, ficelé des pieds à la tête, qui avait été suspendu au plafond, au-dessus des passants. Le corps de l’homme était cireux, glacé, marqué d’ecchymoses bleues, rouges et vertes. Ses bras étaient liés dans son dos et sa bouche était grande ouverte pour proférer un cri muet qui résonnait dans l’âme, sinon dans la pièce.
Jean avait été séduit par les installations de Prent et en voulait une sur sa peau.
Celle-ci serait cachée, cependant. Personne ne la verrait sous sa chemise, sur le sein gauche, en face de celle d’Anne dont le regard semblerait fixer l’homme suspendu. Il ne partagerait cette image que s’il le voulait bien et ne se la ferait pas dérober, comme cela s’était produit avec les photographies de Mireille ou ses images anciennes.