AUTOMNE

Le mois se terminait avec du soleil et un relent de chaleur appréciable. Jean se regardait dans le miroir de la salle de bain, satisfait de ses deux tatouages ; il aimait le dialogue établi entre Anne et l’homme suspendu qui lui criait sa douleur.

 

Depuis votre séjour à la campagne, quand vous avez découvert son tatouage, vous ne vous étiez pas revus. Jean pensait que c’était un hasard. « Les débuts de session sont toujours très occupés », m’avait-il raconté, croyant bien que vous viendriez tous chez lui bientôt. Toi, tu semblais avoir accepté la situation, et Jules n’avait été intéressé que par le tatouage. Jean s’attendait cependant à une discussion sérieuse avec Julie.

— En rentrant, Jules a tout raconté à Monique et elle a capoté. Moi, je me suis mêlée de mes affaires, je me suis dit que mes parents arrangeraient ça entre adultes et que je faisais mieux de ne pas intervenir. J’ai eu tort, je l’admets, mais je ne me doutais pas de la gravité de la situation. Il faut dire, aussi, que je considérais que c’était à papa d’appeler.

— On sait de qui tu tiens.

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À son retour d’une de ses randonnées quotidiennes, un message téléphonique de Monique l’attendait, pour l’informer que vous ne viendriez pas comme prévu et qu’elle communiquerait bientôt avec lui. Jean a été surpris de sa décision et, après un moment de colère, s’est dit qu’une fois de plus Monique exagérait. « Michèle a vingt et un ans et elle n’a pas besoin de la permission de sa mère pour me voir. » Il pensait que tu saurais décider toi-même de tes allées et venues. Julie, quant à elle, avait dix-sept ans, mais, tout en étant sous la garde de sa mère pour quelques mois encore, elle devait bien organiser ses sorties toute seule. Jules par contre avait dix ans. Jean ne s’en faisait pas trop. Il se disait qu’il trouverait une solution et il a écrit une lettre à Monique, qu’il n’a jamais postée. Entre-temps, il a essayé de vous appeler, mais il a dû se contenter de laisser un message sur le répondeur.

Le lendemain, il a reçu une lettre recommandée de Monique, qui disait que son comportement l’inquiétait et qu’elle refusait de vous laisser aller chez lui. « Jules veut un tatouage, comme toi, Julie boit déjà beaucoup trop, à mon avis, et je t’en tiens responsable. Ta maîtresse a l’âge des filles et on peut facilement s’imaginer ce qui se passe dans ta tête», avait-elle écrit en lui annonçant qu’elle entreprendrait les démarches nécessaires pour modifier la situation. Une copie de cette lettre avait été envoyée à son avocat. Tu sais que ça ne s’est jamais réalisé, que les événements se sont précipités et que Monique n’a jamais eu à procéder à une révision légale des droits de garde. Jean, à sa façon, a réglé la situation.

 

Découragé, assis devant la télévision, il a ouvert une nouvelle bouteille de scotch, s’en est servi un grand verre, puis un autre. Après avoir vidé presque toute la bouteille, il s’est endormi en écoutant le poste qui donnait l’état de la circulation automobile.

 

Plus tard, il s’est réveillé en sursaut, courbaturé, la bouche pâteuse, le cou raide. La télévision était neigeuse et émettait un grésillement intense.

Le réveil marquait quatre heures du matin. Il avait dormi cinq heures.

Après s’être versé un autre verre, il s’est assis dans l’obscu - rité et il a attendu le sommeil, mais ne s’est assoupi qu’à cinq heures trente.

Vous ne l’avez pas appelé cette semaine-là.

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Jean marchait avec son appareil photo, mais n’avait pas de projet précis. L’appareil lui permettait de s’arrêter, de fixer un détail, une jambe, sans avoir l’air trop étrange. Après deux jours, il avait même arrêté de cadrer et de faire la mise au point, mais il continuait de photographier en mar - chant, s’arrêtant à tout moment, prenant des murs, des scènes, des passants, espérant croiser le Collectionneur pour en faire sa cible.

La photographie était devenue une forme de chasse et lui, le marcheur à l’affût, le doigt sur le déclencheur, était prêt à lever son arme à tout moment.

Il se déplaçait en tournant la tête. À droite. À gauche. Devant. Parfois, il se retournait rapidement pour surprendre ce qui aurait pu lui échapper ou ceux qui l’auraient suivi à son insu. Il ne m’a jamais vu le filer, du moins il n’y avait aucune photographie de moi dans ses dossiers. Tu l’auras compris, je commençais à m’inquiéter sérieusement de sa situation et j’avais entrepris d’épier ses allées et venues. Ce n’était plus l’homme que j’avais aimé.

Plus tard, j’ai agrandi ses négatifs. Je sais qu’il s’assoyait sur des bancs et regardait passer les marcheurs pour les saisir au vol. Les photos sont alors prises au niveau des ventres, alors que celles qu’il prenait en marchant montrent des têtes. Quand il n’était pas assis sur un banc public, il s’installait à une terrasse avec une bière et examinait les corps, les démarches, cherchant à surprendre une peau motivante ou un sourire engageant. Un jour, je l’ai vu dévisager un homme à la peau ridée, burinée, gravée jusqu’à l’os par l’âge et le vent, puis une femme soutenue par des cannes à quatre pieds pour stabiliser sa marche. Une jeune fille, plus loin, préparait son étal pour la journée. Elle a sorti des plantes, trié des tomates, des framboises, des bleuets. Redressé son parasol. Elle a pris le balai et, dans de grands gestes lents, elle a poussé le sable et les cailloux dans la rue. Je sais qu’il a remarqué le soleil sur ses bras, et je pense qu’il a essayé de photographier l’odeur des fruits et des légumes. J’en suis persuadé, ça ne peut pas être autre chose. À un moment donné, il a entendu le frottement du balai contre le ciment et a levé l’appareil photo. Il a attendu que la femme s’arrête de travailler pour la photographier au moment précis où elle terminait la mise en place de son étal : dos à lui, elle s’appuie de la main gauche sur son balai, la main droite sur sa hanche, elle redresse le dos, satisfaite, et elle donne un léger coup de tête vers l’arrière pour se dégager le front des cheveux rebelles. Il a pris le cliché à l’instant exact où elle contemplait son ouvrage, contente du coup d’œil offert aux passants. J’ai pris une photo de lui à ce moment-là.

Ensuite, il a ajusté son appareil, joué avec le téléobjectif, fait semblant de modifier l’ouverture et le temps de pose.

 

Une autre série de photos a été prise à partir des abris d’autobus pour saisir les passagers assis près des fenêtres, surélevés, cachés derrière des vitres coulissantes, qui pouvaient regarder librement les gens dans la rue. Après un arrêt, l’autobus repartait et ils tournaient les yeux. C’est à ce moment que Jean aimait les surprendre, fixer leur regard, les prendre en photo avant d’être vu, quand leur tête se détournait des passants pour regarder vers l’avant et que leurs yeux croisaient son objectif. La plupart des passagers avaient le regard éteint. Comme les passants d’ailleurs. Parfois, il voyait des têtes qui, le temps du passage de l’autobus, lui faisaient croire au Collectionneur. Il n’a jamais réussi à le repérer ni à le photographier par hasard, au beau milieu d’une foule.

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Dans la vitrine d’un brocanteur, il a vu une crosse pour son appareil photo. Elle avait la forme d’une carabine en bois, mais, là où un chasseur aurait posé une lunette de visée, le photographe pouvait fixer son appareil, transformant la crosse en carabine photographique. Le prétexte de la chasse, sans la victime, sans le sang sur les mains, sans le cadavre sur le capot. Il l’a achetée.

 

Après cela, plus il marchait, plus il photographiait, plus il devenait distant et agressif. Son appareil paraissait de moins en moins photographique.

La mise au point ressemblait à une mise en joue. Le déclenchement à un tir. Il cernait le sujet et appuyait comme un tireur fou. Il devait prendre plaisir à presser la détente, à écouter le clac du déclic subséquent. Le rembobinage de la pellicule devait lui rappeler le sifflement d’une balle.

Il marchait et tirait en rafale, comme pour éliminer les corps, sans que les victimes s’en doutent. Parfois, embusqué dans un cadre de porte, l’appareil appuyé à la moulure de bois, il effectuait un tir répété, n’épargnant personne, ne faisant aucune distinction entre les hommes, les femmes, les enfants et les animaux.

Il écrira plus tard combien il comprenait les tireurs qui s’en prenaient aux inconnus, sans égard pour qui que ce soit, parce que c’étaient de bonnes cibles. Il comprenait le soldat qui tirait sans discrimination sur les enfants, les femmes, les vieillards, parce que sa seule façon de survivre, c’était de tuer, d’éliminer l’autre le plus rapidement possible, avant d’être lui-même visé. Il voulait assouvir sa colère et son déses - poir par le tir. Par chaque cliché. Quel photographe n’a jamais pensé à ça? J’en sais quelque chose.

 

Il marchait comme un soldat qui se rend au front, posant un pied devant l’autre, sans autre objectif que d’avancer, jamais content de s’approcher de la ligne de feu mais satisfait d’avoir obéi à des ordres dont il n’avait pas à connaître la raison.

Il marchait en gardant en tête l’image de la mort qui le guettait, de la balle perdue qui pourrait lui transpercer le front, qui déchirerait la peau avant de fracasser l’os du crâne, et il anticipait le son liquide et gluant de la balle lorsqu’elle pénétrerait dans son cerveau, tournerait dans le crâne, frappant les parois osseuses à la recherche d’une issue. Il devenait lui-même cette balle, engagée dans une quête ultime pour trouver la sortie, liquéfiant la chair molle, pulvé - risant la motricité, la mémoire, le langage. Il s’inventait une balle, tirée de près, qui aurait la vélocité nécessaire pour une pénétration rapide dans la tête et une sortie expéditive du crâne. La mort viendrait lentement, comme une décalcifi - cation des os ou une cirrhose, une mort lente et douloureuse à la mesure de son agonie.

Il y a des gens qui souhaitent une mort rapide, violente et définitive. J’en suis. D’autres préfèrent une fin lente, l’interminable décomposition intérieure des organes ou des émotions, en espérant un miracle ou une cure inédite. Jean s’imaginait mourir des émotions, des sentiments, dans une crise aiguë d’amour, de peine ou de solitude. Une fin digne des marcheurs, arrivés près du but, mais condamnés à re - prendre inlassablement le même trajet, sans avoir atteint l’objectif. Mourir dans la souffrance et l’endurance, quand les muscles crient, tirent et se fendent, que les chairs éclatent sous l’effort, mais que le corps dure encore, le temps d’une autre destination, d’un final aller et retour. Mourir comme d’autres nagent, dans le couloir d’une piscine, impassibles, stoïques. Marcher comme des poissons.

Je suis certain qu’il entendait les obus éclater, dans sa tête, le crescendo des explosions et des cris, et se rappelait les cafés, les femmes, les jambes, les arômes sur son trajet. Il remplaçait les arbres et les tranchées par des dos, des fesses et des sexes déjà croisés. C’est inévitable.

 

Je suis certain, aussi, qu’il aurait aimé marcher dans un peloton, au pas, solidaire de l’ensemble, parce que, lorsqu’on est seul, la marche vers le front est une marche vers la mort. Avancer avec d’autres permet de croire à la survie. Partager la balle comme dans une loterie de la mort. Quand on marche seul, la balle ne peut pas nous manquer. Elle devient intentionnelle, orientée, voulue. Quand on marche en formation, elle devient volatile, parce que gratuite et hasardeuse. Une balle frivole, en quelque sorte.

Ainsi, il devait marcher dans l’espoir d’une rencontre, d’une présence quelconque. Si ses chances de croiser un autre être vivant s’avéraient nulles, ou si le seul être qu’il croisait lui ressemblait à s’y méprendre, alors il hésiterait à chaque pas. Mais, justement, il n’hésitait pas. Il cherchait une présence différente de la sienne et craignait de tomber sur son sosie. S’il s’était avoué avoir entrepris une marche solitaire, alors sa montée privée au front n’aurait pas été endurable, car elle l’aurait condamné à l’immobilité et à la mort. Pour survivre, il devait s’imaginer une rencontre, s’inventer des marcheurs à ses côtés, les faire vivre, parce que la marche, sans cet ultime espoir, était une lente accession à la mort.

 

C’est ça, il marchait vers la mort.

Il ne pouvait l’éviter, flotter au-dessus, échapper à sa réalité. Il devait faire avec. C’est pourquoi sa marche était cadencée, au rythme d’airs connus, fredonnés dans sa tête, et de sourires niais adressés aux passants.

Marcher. Souffler. Suer. Avancer.

Il choisissait le côté de la rue qui lui permettait d’avancer dans le sens de la circulation et d’appartenir au flot, au mouvement collectif, pour distraire la balle éventuelle et lui permettre de devenir fortuite.

 

Il cherchait des cibles. Des ronds concentriques bleus, jaunes, rouges, verts, noirs et blancs. Des cibles humaines, denses, qui retiendraient les projectiles et les fixeraient dans l’espace et le temps.

 

Il croyait peut-être que tirer le soulagerait, le satisferait. Mais que pourrait-il faire après ? Tourner la carabine contre lui-même ou simplement chercher à disparaître? Après avoir tiré, il devrait chercher un endroit où camoufler l’arme, sous un banc, dans le creux d’un arbre, éliminer les empreintes digitales, les traces de sueur sur la crosse.

Ceux qui marchaient près de lui semblaient effrayés. Voir un homme dans la rue avec ce qui semblait être une arme, le doigt sur la détente, n’avait rien de rassurant. Il est retourné chez lui en souriant aux passants pour les rassurer, en tenant l’appareil devant lui, légèrement éloigné du corps, comme une bête morte qu’il ne voulait pas vraiment tenir. Mais cela mettait l’appareil en évidence et donnait l’impression qu’il était plus dangereux encore, porté avec trop de respect, trop d’attention, pour demeurer inoffensif.

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Quand Jean a précipitamment annoncé sa démission à l’université, le directeur du département, Méthot, a tenté de l’en dissuader. Jean n’a pas bronché et il a refusé tous les appels de ses anciens collègues. Ton père ne pouvait plus enseigner. Puis, savoir que certains de ses élèves suivaient non seulement ses enseignements, mais aussi son exemple, lui dérobait son identité.

Ma dernière conversation avec lui a été étrange. Je ne m’en souviens pas très bien. Je me rappelle seulement son regard fuyant et son obstination.

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Au début du mois d’octobre, une revue dans laquelle il avait déjà publié des articles lui a proposé une contribution pour le numéro de janvier. Jean a refusé, en prétextant une surabondance de travail, et a ajouté qu’il souhaitait, par contre, récupérer les textes originaux qu’il avait envoyés et qui avaient été publiés antérieurement.

La responsable de la revue lui a dit qu’elle ferait son possible pour les lui retourner.

Tu t’en doutes, Jean voulait seulement récupérer ses textes, tous ses textes, et disparaître. Comme si retrouver ce qu’il avait fait allait lui confirmer son existence.

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Tout ce que Jean faisait maintenant, c’était marcher et regarder les vitrines, sans jamais entrer dans les boutiques. Il se contentait d’un coup d’œil distrait sur les objets étalés.

Il lui arrivait parfois de voir des images qui, de loin, auraient pu être les siennes. Quand il s’approchait, la res - semblance disparaissait. Il se disait alors que ses propres images étaient bien meilleures que celles-là, qu’aucune confu - sion n’était possible, que rien n’était aussi intéressant que sa propre production.

Un jour, je l’ai convaincu de me laisser l’accompagner et il a vu, pour la première fois, une de ses images dans une vitrine. C’était une photographie de petite dimension, représentant une scène de rue. Il en est resté bouche bée.

En nous approchant, nous avons constaté que l’image était numérotée. C’était la première d’une série de dix. À ses débuts, vers 1970, il effectuait des tirages limités de ses photo - graphies et détruisait les négatifs, parce qu’il voulait établir une exclusivité de l’image afin de la rendre plus précieuse. Celle qu’il avait devant lui était donc une image de tête, sans grande importance en photographie, sinon pour prouver qu’elle n’avait pas été trop reproduite. Normalement, il vendait ses tirages dans l’ordre numérique, de la première à la dernière.

Debout sur le trottoir, il s’est contenté de l’examiner de l’extérieur. Une autre fois, m’a-t-il dit, il entrerait la voir de plus près et parlerait au propriétaire de la boutique. Nous avons continué notre chemin. Il m’a avoué qu’il ne se souvenait plus des circonstances dans lesquelles il avait vendu cette image-là. Il ne se rappelait même pas s’en être départi. Cette photographie lui avait échappé et semblait vivre sa vie propre. Intrigués, nous sommes revenus sur nos pas.

Il voulait maintenant l’observer, la retourner de tous les côtés, interroger le commerçant pour savoir d’où elle venait et lui soutirer le nom du propriétaire de l’œuvre. C’était peut-être le Collectionneur!

Dans la boutique, un vieil homme courbaturé lui a expliqué que cette image lui avait été vendue par un homme dans la trentaine avancée. Il avait choisi huit images dans un portfolio que le vendeur lui avait présenté, huit petites photographies qu’il avait préférées aux dessins.

— Non, je ne sais rien de lui. Je ne l’ai pas revu depuis. Dans mon métier, on achète et on ne pose pas trop de questions. Mais il m’a dit quelque chose d’intrigant. « Un jour, vous rencontrerez le photographe qui a produit ces images. Vous lui direz que j’ai toute sa production et que nous devrons en finir avec tout ça.» Qu’est-ce que ça veut dire?

— Je ne sais pas. Je n’en ai pas la moindre idée.

Jean était devenu blême. Il lui a demandé de le contacter s’il revoyait le vendeur, et lui a laissé son adresse et son numéro de téléphone. Il a acheté les huit images. Je l’ai encouragé à le faire.

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Après cette première rencontre avec lui-même, il n’a plus voulu être accompagné et ses randonnées sont devenues de véritables quêtes. Désormais, il scrutait les images exposées dans les boutiques et fouillait les magasins de livres usagés, espérant y retrouver, dans quelque boîte empoussiérée, des documents lui ayant appartenu.

Il s’est mis à visiter les brocanteurs, les marchés aux puces et les ventes de garage. D’abord dans son quartier, en parcourant les rues avoisinantes, puis de plus en plus loin. Plus il se cherchait, plus il s’éloignait de chez lui.

Son exploration l’avait mené dans les coins malfamés de la ville, parsemés de piqueries et d’hôtels de passe. Il marchait partout, ne pensant même plus aux jambes, aux cuisses ou aux fesses des femmes, détournant même la tête à leur vue. Par endroits, l’odeur des ordures occupait toute la rue, ailleurs, c’était plutôt celle des fleurs ou de la nourriture : odeurs de grillades ou de chou bouilli.

Il ne se souciait plus de son apparence, de son image. Son chandail était troué, maculé du café de l’avant-veille.

Au fil de ses recherches, Jean a découvert quatre autres de ses images. Deux photographies, un dessin et une sérigraphie. Trois d’entre elles portaient son nom, mais il soutenait qu’elles n’avaient pas été signées de sa main. Moi, je ne voyais pas la différence. Le Collectionneur avait usurpé son identité, disait-il. Avec l’aide des brocanteurs, il a réussi à en dresser un portrait sommaire. Trente-cinq à quarante ans, barbu, teint pâle et rouge, sanguin, portant toujours de grosses lunettes fumées, dégageant des relents de pipe et de boules à mites. L’homme marchait lentement, en traînant légèrement la patte. Il était avare de commentaires, hésitait toujours avant de parler et ne fournissait que des renseignements vagues. À tous les revendeurs il avait tenu des propos semblables, qui annonçaient la visite probable de Jean et leur rencontre subséquente. Jean a racheté toutes ses images.

Les transactions entre le Collectionneur et les brocanteurs avaient toutes été effectuées pendant une période de dix jours qui coïncidait avec notre séjour à la campagne.

Jean a conclu que ça ne pouvait plus durer.

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L’image de l’homme qu’il appelait le Collectionneur, celui qui avait récupéré ses boîtes, lui revenait de plus en plus souvent en tête. C’était un inconnu, mais familier. Jean le percevait comme un rapailleur, toujours à l’affût de pièces intimes qu’il extirpait des ordures, empilait dans son sous-sol où elles devenaient ses prisonnières. Quand Jean s’imaginait ses œuvres et ses écrits en sa possession, il s’en voulait de ne pas avoir détruit les images, déchiré les papiers, lacéré les photographies, barbouillé les dessins, égratigné les négatifs.

Même s’il était clair pour lui que ces œuvres ne l’intéres - saient plus, s’en départir constituait bien la perte d’une partie de lui-même. Bien sûr le geste de s’en défaire lui avait donné la possibilité de se détacher de son passé et de renaître. La liquidation des œuvres avait agi comme un ajustement de l’être, une façon de s’arrêter, d’effectuer une mise au point, de modifier le cadrage, de recréer l’image qu’il avait de lui-même.

 

Mais il lui était impossible de renaître maintenant, parce que la matière à condenser n’était plus là. Elle appartenait à un autre, elle existait encore mais ailleurs. Elle n’avait pas été détruite, seulement déviée et remisée.

Il était trop tard pour changer le passé, et Jean ne savait pas comment retrouver l’homme qui avait pris ses boîtes, mais il pouvait le faire avec ce qui restait de sa production. Il pouvait rassembler en un seul endroit tout ce qui restait de ses images et éviter une plus grande dispersion de son identité.

Heureusement, il avait conservé une liste de toutes les œuvres qu’il avait vendues et les récupérer serait simple : il contacterait les acheteurs et les rachèterait. S’ils ne voulaient pas les lui rendre, il trouverait une façon de les reprendre ou de les détruire. J’avais promis de l’aider à le faire.

 

Dans son esprit, il ne lui suffirait pas de rapailler ses œuvres, il devrait aussi récupérer les photographies que des inconnus avaient prises de lui.

Un jour qu’il avait marché avec Marie dans le quartier chinois, ils avaient observé une jeune fille qui se faisait photo - graphier par un ami. Marie et lui s’étaient tenus droits, à l’attention, dans une pose délibérément officielle, quelques pas derrière la fille, comme s’ils avaient été ceux qui étaient visés par le photographe.

Ce jour-là, ils avaient joué l’attitude. Le touriste, de l’autre côté de la rue, n’avait d’yeux que pour sa copine, que pour la rue achalandée de Montréal, et ne constaterait qu’au développement la présence de ces deux inconnus qui sou - riaient à l’appareil, derrière la fille, dans une deuxième couche de photographie qui ne devait rien au hasard.

Après leur petit jeu, Marie et lui s’étaient demandé combien de fois ils avaient eux-mêmes été saisis en photo à leur insu. Dans combien d’albums de voyage ils étaient étalés sans le savoir, captés malgré eux par des inconnus qui avaient croqué des scènes de rue ou qui avaient été intéressés par leur démarche, leur posture, et les avaient photo graphiés, comme Jean l’avait fait si souvent avec les autres.

C’est à cette époque-là qu’il m’a demandé de lui remettre les œuvres qu’il m’avait données au fil des ans.

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Jean était tellement obsédé qu’il a même pensé aux clichés qui avaient été pris de lui pour des passeports, des cartes d’identité. Son image avait été reproduite si souvent et rangée dans des classeurs ou des tiroirs du monde entier. Il m’a fait réaliser combien notre image est dispersée partout dans le monde et je me méfie maintenant de cet éparpillement qui nous guette tous.

Un hiver, par exemple, sa mère avait reçu une carte de Noël de la paroisse sur laquelle on voyait une femme vêtue d’un long manteau de poil blanc qui marchait avec son fils devant le presbytère paroissial. Sa mère avait été surprise de se reconnaître, avec lui, sur la carte.

Il n’y avait pas moyen de savoir combien de ces cartes existaient encore, oubliées dans des tiroirs, intégrées dans des assortiments de cartes, échangées dans des foires de collectionneurs. Jean frissonnait maintenant à l’idée d’avoir été suspendu à une corde ou à un ruban, au-dessus des foyers, à Noël, dans une longue guirlande de cartes de souhaits, comme sa mère le faisait.

 

Quand Jean m’a parlé de son projet de rapaillage, je lui ai fait penser à tous ces vidéos d’amateurs, de toutes les origines, et à tous ces reportages télévisés tournés à l’occasion de manifestations, de grèves, de vernissages au cours desquels nous avions été filmés dans la foule ou, simplement, comme marcheurs solitaires pour illustrer le topo d’un journaliste audacieux en mal de sujet.

 

En y réfléchissant bien, nous étions multipliés à l’infini, reproduits, développés, fixés, illuminés de devant, de derrière, de côté, rendus multiformes, saisis par leurs appareils, im - mortalisés, en quelque sorte, mais modifiés par leurs regards.

Toutes les photographies de nous ne devaient pas être bonnes. On ne peut pas se résoudre à être hors foyer, flous, mobiles, imprécis, évanescents comme des fantasmes, ou transformés à l’ordinateur, les traits du visage atténués, les rides effacées par des retouches inconnues, devenus malléables, flexibles, inconsistants, devenus la matière première des autres, développés et fixés.

Pour Jean, c’était vraiment intolérable.

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Puis, il s’est demandé quelle valeur prendrait la recherche de ses images sans celle de ses textes. Eux aussi le racontaient, l’avaient fabriqué et dévoilé.

Je sais que, pendant les deux années qui avaient suivi le suicide de Marie, il avait cessé d’exister. Marie l’avait aussi « suicidé », en quelque sorte. Pendant deux ans, il n’avait pas réussi à faire de photographie, comme s’il avait été aveuglé, atteint de cécité. Il n’avait pas pu marcher, voir ni regarder. Totalement ébranlé, il n’arrivait plus à écrire.

Depuis, sa vie avait repris son cours normal, mais jamais avec la ferveur d’avant.

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Pour mener à terme son projet de récupération, il devait être systématique.

Il a commencé par choisir une boîte de carton rigide, assez grande pour tout contenir. Ce n’était pas qu’il eût beaucoup écrit, mais il l’avait toujours fait sur des supports inusités : des papiers cartonnés, quadrillés, et des feuilles blanches de grandes dimensions. Il avait griffonné dans des cahiers brochés ou à spirale, tenu un journal personnel dans des livres à pages blanches, reliés, comme si c’étaient déjà des éditions, dans des carnets bleus ou verts, lignés ou vierges, étroits ou larges, au papier riche et poreux, de beaux carnets à motifs chinois dans lesquels on pouvait aussi dessiner ou ajouter des traces de couleur ou coller des papiers. Des des - sins, parfois, des collages, même. Il avait écrit dans des cahiers à dessin, les plus grands comme les plus petits, mais de préférence les plus grands, ceux qui devaient être portés sous le bras comme des cartables. De grands cahiers jaune foncé lourds au départ, mais qui s’alourdissaient encore avec l’encre, le gras des crayons, les pastels et les collages. La colle faisait gondoler les feuilles, même si le papier résistait assez bien, mais l’eau de certains lavis les durcissait. Il y inscrivait des textes et des lettres d’amour, des commentaires et des listes, intégrant des photographies dans les collages sur lesquels il lui arrivait d’écrire.

Dans un cahier ligné, il avait transcrit de longues listes d’activités prévues, de tâches à accomplir, d’objets à acheter ou à récupérer, qui constituaient un inventaire ponctuel de sa vie. Des centaines de listes retrouvées dans ses poches de pantalon. En dépliant les petits papiers bien serrés, il découvrait des listes d’épicerie, des noms de femmes avec des numéros de téléphone, des cartes professionnelles avec quelques notes griffonnées au dos qu’il transcrivait toutes, sans exception, dans son cahier.

Jean avait déjà rédigé des fictions. Ça, vous ne le saviez peut-être pas. À l’occasion, il en avait tiré des copies qu’il avait distribuées à des connaissances pour avoir leur avis.

Les plus proches amis avaient lu rapidement les textes et lui avaient remis les copies annotées. Elles étaient identifiées, récupérées, et les autres étaient facilement atteignables. Il a placé celles qu’il avait dans la boîte de carton par-dessus les textes qui traînaient sur sa table de travail, les textes des tiroirs du bureau et ceux qui avaient été rangés depuis son dernier déménagement.

Selon lui, mieux valait procéder systématiquement en constituant une liste des lieux où ses textes pouvaient se retrouver.

Il a pensé au sous-sol, chez ses parents, où il avait remisé sa correspondance avec Marie, à son bureau, à l’université, aux classeurs de métal dans lesquels dormaient ses notes et pensées. C’était un départ.

Il y avait aussi des textes à sa maison de campagne, dans une boîte humide à la cave, et des textes abandonnés dans un atelier communautaire de Granby, comme le brouillon de cette longue lettre qu’il avait écrite à Anne. « Une lettre d’amour qu’elle n’a pas pu jeter, pensait-il, qu’elle a dû conserver.»

Il ne savait pas si Monique avait gardé ses lettres après leur divorce, des lettres d’amour, des lettres de colère, des lettres d’excuses, parfois. Des notes et des petits mots doux. Il a concocté des plans pour les récupérer, en prétextant une visite à Jules, juste après l’école, avant que Monique ne revienne du travail ou quelque chose du genre. Je ne sais pas s’il a eu le temps de le faire.

Il y avait aussi les lettres qu’il avait écrites à Marie. Parfois, ils avaient composé des lettres comme des cadavres exquis, se répondant directement à la suite des textes. Un échange de mots laissés à l’atelier quand l’autre n’était pas venu. Des aveux, des désirs, des souvenirs de pénétration ou de larmes de désespoir devant des situations qui rendaient leur amour difficile.

Il y avait aussi des textes de revues, des thèses à récupérer. Des travaux très détaillés ou des commentaires rapides, quelques lettres ouvertes dans les journaux.

Il devait en oublier, mais ça nous reviendrait.

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Jean n’avait pas pensé à ces textes depuis longtemps. Aujourd’hui, ils devenaient importants parce qu’ils consti - tuaient son passé. Il savait maintenant qu’il serait impossible de tout récupérer, qu’il resterait bien, ici ou là, un texte, une copie, une note écrite de sa main. Ses plans de cours avaient été distribués à des milliers d’exemplaires, la plupart avaient été détruits, d’autres avaient été conservés précieusement, comme les textes distribués en classe pour définir certaines notions, clarifier des points précis. Il y avait des textes qu’il avait composés pour accompagner ses photographies pendant les grèves des années 80.

À bien y penser, il n’avait pas été improductif, toutes ces années, seulement éparpillé, désorganisé et décousu.

 

Il lui a fallu planifier sa collecte, tout en sachant qu’il devrait affronter les commentaires de ceux qui avaient lu ses textes ou les excuses de ceux qui n’avaient pas trouvé le temps de le faire.

 

Dans certains cas, il me sera possible de récupérer les manuscrits et les textes imprimés qui n’auront pas déjà été détruits. Dans les autres cas, ce serait plus simple de mettre le feu directement aux archives ou à la bibliothèque elle-même. Paul pourrait m’aider, il m’a dit que je pouvais compter sur lui.

 

Il devait commencer par la collecte des textes.

En prenant contact avec les personnes susceptibles de les avoir, il a été surpris par plusieurs réponses. Certains lui ont dit que ses textes avaient été jetés. D’autres lui ont appris qu’un homme, prétendant le représenter, avait essayé de récupérer ses écrits. «Pour une monographie », avait-il déclaré. Quelques-uns y ont cru et ont acquiescé à ses demandes. D’autres attendaient de voir Jean pour lui en parler.

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Un jour, pendant qu’il cherchait ses papiers perdus, l’idée de tout brûler lui est venue. Il s’imaginait le papier léché par des flammes bleues et jaunes, les coins se repliant sous la chaleur, avant de prendre une teinte orangée, puis brune, puis, dans un souffle, de flotter dans les airs et de disparaître. Je voyais ça comme une forme de cautérisation de sa plaie.

Il semblait n’y avoir rien d’autre pour le ramener à la vie que la chaleur intense d’un brasier.

 

T’auras beau tout brûler, la plus grande part de tes affaires ne t’appartient plus.

 

Il croyait comprendre enfin le sens de sa marche : chercher les traces de sa propre identité. Se chercher.

S’il croisait le collectionneur inconnu dans la rue pendant sa quête, il le suivrait pour découvrir son repaire et le piéger. Un soir, à son insu, pendant son sommeil peut-être, il brûlerait sa maison, libérant tous ceux que l’homme avait accumulés, entassés dans son sous-sol. Parce que le Collectionneur n’était sûrement pas le collectionneur d’un seul homme, d’une seule identité. Jean en était convaincu, sinon, comment expliquer cette obsession à son égard ? Pourquoi le cibler, lui, et non les autres ? Pourquoi lui? Non, le Collectionneur en voulait toujours plus. Une autre vie. Une der - nière. Puis une autre encore.

L’homme ne pourrait pas survivre à sa collection.

Jean ne réalisait pas que, si l’homme le suivait vraiment, il le reconnaîtrait et ne serait pas dupe de son petit jeu.

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— Mais qu’est-ce qu’il a fait de la piste de l’homme qu’il avait vu avec Anne ?

— À ma connaissance, il n’en a rien fait. Moi, par contre, je voyais bien qu’Anne était toute à l’envers. Je l’ai prise à part et je lui ai demandé ce qui n’allait pas. Elle m’a dit qu’elle ne comprenait pas comment Jean pouvait être aussi agressif et que ça la désolait beaucoup. Pour elle, l’homme que Jean avait aperçu était seulement un ami. Un client qu’elle avait rencontré à son travail, à La Patate Dorée, qui était devenu un ami puis, d’une chose à l’autre, une sorte de grand frère pour elle. Avec lui, elle pouvait parler, discuter. Il était devenu une personne à qui elle pouvait se confier. Rien de plus.

— Et sa ressemblance avec le Collectionneur?

— Comme de raison, elle n’avait jamais entendu parler du Collectionneur. Pour elle, c’était une lubie de Jean. Tout ce qu’elle savait, c’était que Charles – l’homme en question – était bien gentil, qu’il avait été un habitué de son snack bar, que depuis quelque temps ils se rencontraient à l’occasion pour un café, qu’elle était bien contente qu’il soit là parce qu’il avait pu l’aider quand elle avait rompu avec Jean. Je l’ai crue.

— Et les brocanteurs ?

— Rien. Ou bien ils refusaient de divulguer l’identité de l’homme, ou bien ils ne la connaissaient pas. Quand je suis retourné voir celui où Jean avait trouvé ses premières images, l’homme m’a expliqué que, dans leur métier, ils ne posaient pas trop de questions. Quand il s’agissait de certains objets, comme des téléviseurs, des chaînes stéréo, ils devaient être plus vigilants, ça pouvait toujours être des objets volés, mais quand un homme se présentait avec un portfolio – ce qui était assez rare, il l’a admis – il était difficile de s’imaginer qu’il y avait eu illégalité.

— Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi papa n’a pas parlé de tout ça.

— Mets-toi à sa place. Il avait peur de passer pour fou. Un homme de cinquante ans amoureux d’une fille de dix-neuf ans, une autre fille trouvée morte devant chez lui, son ancienne maison incendiée, ses déchets fouillés et récupérés par un Collectionneur mystérieux, des prises de vue d’une femme qui avait toutes les apparences d’une morte – et pas n’importe laquelle, celle découverte devant chez lui –, sa démission de l’université, ses tatouages, tout était lié, dans sa tête, à un étrange complot dont il était la pauvre victime innocente. Il était peut-être malade, mais pas assez pour en parler.

— Il aurait pu m’en parler à moi.

— N’oublie pas qu’à ce moment-là tu ne lui parlais plus. Tu ne lui avais pas donné signe de vie depuis ce qu’il consi - dérait comme une éternité et il avait perdu confiance en toi. Et il avait peur de la réaction de Monique si elle apprenait tout ça.

— Et toi, là-dedans?

— Ton père était si troublé qu’il ne voyait plus clair. Moi, j’essayais de l’aider du mieux que je pouvais, mais plus ça allait, plus il s’enfonçait dans sa paranoïa. Parfois, il me regardait comme si ça pouvait être moi, le Collectionneur. Après tout, je connaissais sa vie mieux que quiconque, j’avais connu Marie, je connaissais Anne, je savais presque tout des amours illicites qu’il avait eues quand il était encore marié. Il m’avait même parlé de sa lettre à Marie-Claire, qui était à Grenoble. Cette lettre-là était devenue capitale pour lui. Je ne sais pas pourquoi, mais il avait peur qu’elle prouve son implication dans la mort de la jeune femme. Il était convaincu que le Collectionneur avait placé la lettre près du corps de la jeune fille pour l’impliquer dans le meurtre. Ton père, littéralement, ne se possédait plus. Excuse le jeu de mots. Dans son esprit, c’était suffisant pour ne pas se fier à moi.

— Si seulement on avait su.

— Personne ne pouvait savoir. À part moi, bien entendu, et plus Jean se méfiait de moi, moins on se voyait. J’aurais peut-être dû agir autrement, mais je ne savais pas quoi faire de plus, crois-moi.

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Jean voulait recommencer sa vie. Tout effacer et reprendre à zéro.

Il savait qu’il ne pourrait pas marcher indéfiniment. Plus le temps passait, plus il piétinait.

 

Le regard des autres ne nous voit pas, il ne fait que nous mesurer, nous comparer. Les gens se voient en nous regardant, et leur vision nous nomme, nous interprète, nous dit, en fonction de leur grille, de leur perception, de leur œil. Nous sommes leur illusion d’optique. Nous sommes leur regard. L’éradication de soi est impensable, malgré tout. Nous ne pouvons pas disparaître des images et de la mémoire des autres. Nous sommes les autres, en quelque sorte, nous sommes la mesure de leur perception.

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Jean affirme, dans son journal, ne pas se souvenir si le Collectionneur était barbu ou pas, à l’époque. Normalement, ce genre de détail le marquait. Il se sentait une étrange parenté avec les gens barbus, comme s’ils appartenaient au même club, à la même confrérie de gens masqués. Une sorte de communauté de gens menant une double vie, identifiés par leur masque, indescriptibles dans leur propre peau. Mais il n’avait pas noté cet élément.

D’où lui venait alors l’impression de connaître cet homme? Une étrange familiarité en quelque sorte. Un homme de son passé peut-être? Sûrement pas une connaissance. Un homme croisé dans la rue ou dans un bar. Un club peut-être? Un homme assis en retrait.

 

Il avait toujours trouvé étrange que l’homme ait récu - péré, un jour, ses images et ses textes et que, un autre jour, totalement par hasard, il ait trouvé ses autres productions. Cela constituait une incongruité inexplicable, sinon dans le contexte de la préméditation. Si l’homme le connaissait, même de loin, cela pouvait expliquer qu’il l’ait suivi ou retracé. Observé, à tout le moins.

Jean était convaincu, rétrospectivement, d’avoir été ac - comp agné dans ses randonnées. En marchant et en suivant des femmes, il avait été suivi, lui aussi. Le suiveur suivi.

 

Il essayait de repérer, dans sa mémoire, qui avait bien pu l’espionner. Qui, dans son passé, avait pu concocter un plan aussi étrange?

Avait-il provoqué à son insu ce déroulement des évé - nements ? L’avait-il orchestré sans s’en rendre compte ? Il en était bien capable. Si oui, il ne pouvait pas en vouloir au Collectionneur, qui avait seulement joué son rôle. Dans cette perspective, tout le monde avait joué son rôle.

Jean sentait bien, encore une fois, la logique basculer. Comme sur une balançoire d’enfant. Tantôt avancer, tantôt reculer. Et, entre les deux, un léger coup des jambes qui le rejetait vers l’arrière ou qui le lançait vers l’avant. Une délicate poussée qui perpétuait le va-et-vient, le mouvement même de la balançoire.

Le Collectionneur prenait à ses yeux une dimension mythique, l’attirait et le repoussait à la fois. Dans cette nouvelle oscillation de balancier, il voulait trouver l’homme pour l’interroger. Découvrir sa motivation. D’une façon ou de l’autre, il ne pouvait nier les erreurs qu’il avait commises et sa négligence qui avait permis la situation. Il n’était pas totalement innocent dans tout cela.

Il voulait le retrouver, cet homme, pour le tuer ou pour se lier d’amitié avec lui.

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Il pensait, maintenant, comme il marchait : fiévreusement.

Le mouvement de sa pensée suivait celui de son corps. Un transfert de poids à chaque moment. Le corps se levait et se baissait, comme un piston, un engrenage obéissant à une cadence corporelle, marchant sur place, éliminant la progression. Un piston, mais pas nécessairement une progression. Monter, baisser, monter, baisser, mais ne pas avancer. Reculer. Il n’avançait pas, il reculait. Il a donc décidé de marcher à reculons. Je n’avais jamais rien vu d’aussi étrange.

 

Son nouveau pas était inquiet, incertain, insécure, ce qui l’obligeait à réfléchir chaque fois avant de déposer le pied de la jambe levée, les orteils avant le talon, et exécuter un léger saut à chaque enjambée. Il lui fallait éviter d’avancer par erreur. Reculer et avancer à la fois. Il devait tourner la tête fréquemment pour ne pas heurter un autre passant ou quelque objet sur son chemin.

Tous les regards se posaient sur lui. Personne ne com - prenait. Il pouvait seulement sourire, niais, devant leurs regards. Reculer. Comme marcher dans la mémoire, de manière graduellement régressive, mais avancer dans le recul, néanmoins.

Avec l’expérience, il hésitait de moins en moins, redressait la tête, devenait plus osé, accélérait le pas, bravait les obstacles, se fiait à son instinct, à la mémoire acquise lors du dernier regard au-dessus de l’épaule.

 

Il marchait à reculons depuis plusieurs jours et prenait de l’assurance. Ses enjambées étaient de plus en plus longues et il reculait sans frapper d’obstacle, sans heurter les autres passants, sans s’emmêler dans les laisses des chiens, sans buter contre les objets que les enfants du parc s’amusaient à placer sur son trajet.

Sa démarche ne passait pas inaperçue, des curieux s’assemblaient pour le saluer, d’abord par curiosité, puis pour rire. Quand ils étaient habitués de le voir, certains lui envoyaient la main, d’autres lui souriaient.

 

Un jour, il n’y a plus pensé et a reculé naturellement. Son attitude était contagieuse. Il a croisé un autre homme qui marchait à reculons, comme lui, hésitant, bien entendu, comme à ses propres débuts.

Le lendemain, il a vu une très grande femme aux jambes arquées. Elle avait de très longs cheveux bruns. Il s’est demandé comment on pouvait reculer sur des talons hauts. Mais elle reculait, élégamment.

Lui, il avait voulu provoquer. Sa démarche avait été adoptée contre ceux qui le regardaient et il refusait qu’on l’imite. L’imitation ne le flattait pas. Elle le niait et lui enlevait sa spécificité.

Il avait toujours voulu se singulariser. Cette fois-ci il avait voulu se démarquer en marchant à reculons, plus jeune il avait voulu le faire en buvant trop ou en mangeant de façon démesurée, et, récemment, en se faisant tatouer. Tout pour prendre une place dans l’univers. Se gonfler pour occuper un espace qui, écrivit-il, lui était nié.

Imité, il devait choisir de marcher normalement. Cesser de reculer, d’avancer vers l’arrière.

Alors il a cessé de marcher à reculons.

 

Jean cherchait une issue. Il voulait se trouver et repérer une porte de sortie qui se dresserait devant lui comme une flamme froide. Une ouverture comme une femme qui le regarderait en souriant, en penchant légèrement la tête de côté, qui le regarderait d’un œil en coin. Une femme qui l’accepterait, qui l’aimerait d’emblée, comme si la question ne s’était jamais posée, qui l’aimerait inconditionnellement, simplement pour son existence, pour sa respiration, mais sans s’épancher, sans se perdre. Une femme qui s’accro - cherait à lui comme lui pourrait s’accrocher à elle. Douce - ment, sans aucun désespoir.

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Il ne rêvait plus. La fièvre l’empêchait d’organiser sa pensée. Il frissonnait et n’arrivait plus à distinguer la chaleur du froid. Ses rêves devenaient une forme de délire.

La transpiration coulait le long de ses flancs, même si la température extérieure baissait et le faisait frissonner. Il espérait un feu de foyer, alimenté par ses textes et ses images, pour se réchauffer.

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Je peux seulement imaginer la suite.

Un matin, Jean s’est levé tôt et s’est assis au salon, enveloppé dans une couverture de laine. Le plancher était froid et le soleil n’était pas encore levé. On n’entendait rien. Les voisins dormaient, les camions de livraison n’avaient pas encore commencé leur rituel quotidien. Il aimait bien ce silence. L’oreille se tendait vers les sons, cherchait la compagnie. Une heure où même les oiseaux n’avaient pas commencé leur piaillement.

 

En temps normal, les oiseaux me réveillent, suivis des portières des voitures et du roulement exagéré des moteurs. Ensuite, j’entends les pas des voisins sur le gravier de la ruelle, leurs voitures, les piétons qui vont chercher le pain ou le journal.

Ce matin, c’est le grand silence, celui qui nous renvoie à nous-mêmes, qui fait entendre le tic-tac des montres, le froissement du tissu sous les fesses, le battement du cœur et le passage du sang. Les veines crient.

Puis, j’entends un son voilé mais perçant. Un son clair, un clac bref et précis mais rond. Plus près du plexiglas que de la vitre.

Un son qui ressemble à s’y méprendre au murmure de l’électricité dans les plinthes électriques, quand le métal des éléments chauffe et se distend, comme si l’os du calorifère craquait. Une phalange où l’air explose.

Le son vient plutôt de l’arrière de la plinthe électrique, près de la colonne de son. C’est peut-être une souris qui gruge un fil ou un morceau de plastique. Je me lève lentement, pour ne pas effrayer la bête, et je m’approche à pas feutrés.

Je ne vois rien. Seulement le pot d’eau pour arroser les plantes. Le son se produit de nouveau et un mouvement délicat attire mon attention.

Au fond du pot de plastique, un insecte tente désespérément d’en sortir. L’insecte s’élance vers le bord pour l’atteindre mais ne se rend pas à la moitié de la distance avant de frapper la paroi.

J’observe l’insecte qui répète inlassablement le même mouvement, cherche désespérément à sortir du pot, recommence son geste, son saut et sa chute.

 

Je pense que Jean s’est identifié à cet insecte dans le pot, prisonnier du plastique, retombant inéluctablement au fond.

Il a dû reprendre sa place et laisser l’insecte à son entreprise. Sachant d’où provenait le son, il a dû l’oublier, l’élimi - ner de sa perception, devenir sourd aux claquements répétés.

J’ai retrouvé la carapace séchée de l’insecte dans le pot. Je l’ai gardée pour ma collection, tu veux la voir?

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Depuis quelques jours, Jean ne sortait plus. Il restait assis et feuilletait les petites annonces, sans même sortir pour acheter les journaux. Il avait demandé à un jeune voisin de le faire pour lui. Son souffle s’allongeait et perdait de sa profondeur. Il ne respirait plus, il soufflait. Lui qui avait tant aimé marcher, il n’avait pas le courage de se lever et de re - prendre ses trajets habituels.

 

Il savait maintenant qu’il était malade.

Avant, il marchait pour chercher, pour trouver. Avancer ou s’enfuir. Entre les deux, flotter dans la zone tragique de la mort, vouloir tuer les passants, sans discrimination, au point de perdre de vue la cible et de prendre plaisir au tir lui-même.

Tirer.

Regarder à travers l’objectif de l’appareil photo, devant soi, un peu plus bas que le centre de la cible. Photographier un peu plus bas que ce que l’on voit, pour ne pas voir de ciel.

Ajuster son tir.

 

Il a maigri. Son corps l’a abandonné et a perdu le contrôle de la peau, maintenant figée dans une plasticité morbide. Il a troqué l’intériorité de l’être contre une corporéité affaissée sur elle-même, une largeur d’épaules, une encavure du ventre et des doigts qui sont devenus des branches sèches, amai - gries, les jointures comme des organes dans l’eau, enflées par la moiteur.

Son corps a commencé à changer avec l’alcool. Jean, déjà, mangeait peu et se contentait de noyer sa faim dans le scotch, oubliant tout, se laissant tomber lourdement sur le lit, anes - thésié, perdu dans ses propres illusions. Je suis convaincu qu’il a décidé de se perdre et de marcher dans les corridors obscurs de l’oubli, plutôt que dans les rues mal définies et indifférentes de la ville, sans même chercher à se trouver, poussé par une routine obscène qui transforme l’effort en fuite ou, au mieux, en tentative désespérée pour trouver une issue.

Il devait choisir de vivre, de se ressaisir, pour ne pas se perdre.

Il s’est tourné vers le miroir, seule concession à son amour-propre, et s’est surpris au centre de son propre labyrinthe, il s’est regardé sans flancher, sans détourner le regard. Ses yeux avaient vieilli et s’étaient enfoncés dans la peau pâle du visage.

Il n’avait pas de symptômes de cirrhose, de points bruns sur la peau, de rides nouvelles, mais il savait qu’il était buriné comme une terre meuble ravagée par l’eau de pluie. Son regard mort était celui des gens qui ne savent plus vivre, qui ont les yeux éteints, comme si la flamme avait été soufflée par une brise violente, un noroît inattendu.

Il restait nu dans la maison et transpirait malgré le froid. Son corps était chaud, son sang, bouillant. Il gelait.

Jadis, avec Monique, il avait dormi dans un pyjama de flanelle, chaussé de bas Thermos, recouvert d’une robe de chambre de ratine, et enveloppé de deux couvertures de laine et d’un édredon lourd. La fenêtre était toujours fermée pour qu’il n’ait pas froid dans les os, comme si sa moelle avait été remplacée par l’eau glacée du réfrigérateur. Un froid inexplicable qui tranchait trop, beaucoup trop, avec les nuits où, vivant seul, il dormait sans peine au-dessus des couvertures comme un ver sur une pomme, flatté par la brise, ne pliant devant la fraîcheur qu’au petit matin, quand les oiseaux com - mençaient à chanter dans les arbres.

Maintenant, son corps le trahissait.

Il avait le regard frigorifié des mal-aimés et passait la nuit secoué de spasmes qui couraient dans son dos, descendait jusqu’à ses chevilles comme des bas trop grands.

Comme il devait souffrir !

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Jean ne faisait plus rien que regarder la télévision. Il a noté les émissions qu’il écoutait. Tu veux voir la liste? Non?

Il était fasciné par les émissions d’interaction où les invités paradent dans toute leur candeur et leur obscénité devant les spectateurs. Il écoutait témoigner les femmes qui avaient battu leur mari, les mères vierges de treize ans qui ne savaient pas comment elles étaient devenues enceintes, qui ignoraient tout de leur état avant l’accouchement ou qui prétendaient avoir été engrossées par des extraterrestres.

Il écoutait les skinheads et les néo-nazis prôner la pureté ethnique, il écoutait leurs opposants les traiter de skins ignorants, et les spectateurs espérer des coups et du sang.

Des filles montraient leurs tatouages aux fesses, aux seins ou à l’anus, et vantaient leur body piercing au clitoris, à la luette ou à la langue pour augmenter le plaisir des pénétrations ou des fellations. Je me l’imaginais salivant devant les corps torturés par les chirurgies esthétiques, dans ses rêves quotidiens de corps métamorphosés.

Il a vu les descendants réincarnés de Marie-Antoinette, les scribes égyptiens habitant les corps d’écrivains contemporains, les prêtres de l’Acropole transformés en comptables, les astrologues, les lecteurs de thé, les graphologues, les médiums, et les esprits doués qui lisent dans les lignes de la main, de la peau, du crâne, qui lisent l’avenir et le passé en ignorant tout du présent.

Il a vu les parents qui brûlent leurs enfants avec des mégots de cigarettes, les femmes qui scient leur mari avant de les enfouir dans des congélateurs pour les enterrer plus tard, des motocyclistes qui montrent leurs tatouages, des prisonniers politiques qui dénoncent leurs tortionnaires et des politiciens qui cherchent leur bonheur à tous.

Il a vu les strip-teaseuses obèses, les imitateurs d’Elvis Presley, les sosies de Lady Di ou de Clinton, les prostituées naines, les pimps latinos qui vantent leur viande et défendent leur commerce, les chefs de gang qui crachent sur les autres chefs de gang, les soldats qui tirent leurs couteaux ou leurs poings américains pour défendre l’honneur.

Il a vu des vedettes droguées s’excuser, des héros de l’écran expliquer leurs perversions sexuelles, des hommes politiques justifier leurs vols par des sexualités refoulées. Il a vu les palais des riches et les taudis des pauvres.

Des femmes accusaient les hommes, des hommes accusaient leurs parents, des parents conspuaient leurs enfants, des familles au complet se tiraient la langue et se pleuraient en plein visage, expurgeant leurs haines ancestrales et leurs traits familiaux.

 

Pendant ce temps, les spectateurs, confortablement assis dans la salle ou dans leur salon, écoutaient avidement leurs propos, cherchant dans leurs paroles un élément d’espoir ou de comparaison qui leur rendrait la vie plus simple.

 

Les gens profitent de ceux qui s’affrontent en cherchant une révélation, une explication à leur vie absurde, ils savourent la misère des autres, car elle est la seule chose qui puisse les rendre heureux. Ils aiment les plaies purulentes, les moignons de bras ou de doigts et frissonnent à la vue des fauteuils roulants et des lits adaptés aux difformités du corps, ils boivent le sang qui coule abondamment, les larmes qui ne tarissent pas, les viols, les attaques, les agressions, et sont réconfortés par les chagrins inextinguibles qui les réconcilient avec leurs peines quotidiennes.

Le bonheur se présente à l’écran, comme dans un miroir, sous la forme du malheur humain.

[…]

On me montre des gros plans de corps déchiquetés par des bombes terroristes, des islamistes massacrant des infidèles, brandissant leur poing vengeur en invoquant leur destin sanguinaire. On me montre des corps empilés dans les charniers du monde, encore fumants, alignés en silence, pour respecter l’ordre des choses. On me montre des corps entourés de mouches et de brûlots dans des débris d’avions. On me sature avec des restes tordus de corps et de véhicules, d’édifices brûlés et de trains emboutis.

Plus rien ne me touche.

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L’idée des petites annonces a dû s’imposer d’elle-même. Les offres de services, les objets à vendre, à acheter, à échanger. Il a dû penser au Collectionneur qui devait y chercher des occasions, y refiler ses collections ou en trouver, et il s’est dit qu’il y découvrirait peut-être ses œuvres, vendues à rabais.

Dans le salon, les journaux et les tabloïds culturels, anglo - phones et francophones, s’empilaient. Il épluchait les petites annonces pour repérer des indices qui pourraient le mener au Collectionneur.

Il était surpris par les intérêts particuliers des gens, comme ce cartophile qui ne cherchait que des cartes postales sur lesquelles des gens regardaient dans des longues-vues, ou cette personne qui cherchait des boutons du XVII e siècle français ou des peignes de métal, ou ce bibliophile que seuls les livres du même tirage intéressait, ou celui qui cherchait tous les exemplaires d’un roman écrit de sa main qu’il vou lait voir disparaître de la circulation.

Ce projet-là suscitait son intérêt et le ramenait au sien : c’était comme se collectionner soi-même, en quelque sorte.

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Il est devenu tellement préoccupé par sa recherche qu’il en oubliait d’arroser ses plantes. Un matin, une feuille du ficus s’est détachée de la branche, a glissé en sifflant dans l’air et a frappé le plancher dans un bruissement sec et effrité, lui faisant lever la tête et constater que la plupart des feuilles étaient brunes et recroquevillées. Une seule branche demeurait verte. À droite, un cactus de Noël avait ramolli et pendait le long du pot comme des frites fanées. À gauche, une autre plante était irrémédiablement morte. Les fleurs avaient perdu leurs pétales et reposaient dans la poussière.

Il n’avait sûrement pas remarqué les plantes mourir ou les toiles d’araignée apparaître près du plafond.

Il ne voulait plus voir les vitrines des magasins ni même écouter la télévision. Je m’imagine facilement que lui qui, auparavant, était un véritable téléphage, était presque devenu aveugle à l’écran. Il ne devait plus vraiment regarder, réduit à fixer l’appareil, ne supportant que les émissions suscep - tibles de lui montrer ses images ou des individus qui pourraient lui révéler l’identité du Collectionneur, les émissions où on vendait des maisons – parfois, on en montrait l’inté - rieur et il voyait là une possibilité de découvrir ses images. Il suivait aussi la vente des objets d’occasion, des pompes à eau, des bicyclettes, des peintures sur velours, des poubelles de métal, des voitures, des tricycles, des robes de mariée usagées, des manteaux de fourrure, des souliers, des chaînes stéréo, des sculptures en plastique, des réfrigérateurs, des abris d’autos, des sécheuses, des batteries de cuisine, des bagues de fiançailles. Ces objets hétéroclites défilaient devant lui et rendaient sa marche inutile. Il n’avait même plus la force de surveiller les ventes de garage.

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À partir de ce moment, ses notes deviennent de plus en plus confuses. Lui qui était si méticuleux ne note plus que des commentaires vagues, difficiles à lire et, encore plus, à interpréter, sauf pour moi. Il y a bien des listes d’émissions regardées, des commentaires griffonnés dans la marge, des pensées décousues. Je ne peux que reconstituer, de mon mieux, les derniers moments qu’il a passés avant que tu ne le trouves.

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J’ai bien vu, comme toi, qu’il ne se lavait plus et que son corps dégageait des odeurs prononcées de sueur, d’urine et de matières fécales, mêlées aux émanations de scotch. Son haleine sentait la bile. Il ne se déplaçait même pas pour aller chercher de la glace pour son alcool.

Les comptes s’empilaient dans le portique. Le voisin les plaçait sur la table en livrant la boisson achetée maintenant à la caisse. Les premiers temps, le jeune homme s’était préoccupé de l’inertie de Jean, puis il s’était habitué, un peu, à la puanteur qui s’exhalait de son corps et à celle de la cuisine, où la porte du réfrigérateur était restée ouverte plusieurs jours, ce qui avait transformé la nourriture en liquide, émettant un lixiviat perçant qui irritait les narines et attirait les mouches. Des centaines et des centaines de mouches à fruit. Il y en avait même dans le congélateur. Les pieds collaient au plancher où la poussière ne réussissait plus à jouer son rôle abrasif. Jean avait laissé sa carte de guichet automatique au jeune homme, et ce dernier déposait la caisse d’alcool en haut de l’escalier en se disant que l’homme devait être vivant puisque les bouteilles disparaissaient de la caisse avec régularité.

Jean buvait en écoutant la neige tomber.

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Et la neige de la télévision. Ce jeune voisin, Pierre, m’a dit avoir constaté que, depuis quelque temps, il n’entendait de la télévision qu’un grésillement continu, stable, ininterrompu.

Personne ne sait depuis combien de temps la texture du brouillage le séduisait, ni quelle avait été la dernière émission écoutée, ni le moment où il avait vu, pour la dernière fois, son jeune voisin lui apporter de l’alcool.

Son corps n’avait pas bougé depuis longtemps, sinon pour aller à la caisse de scotch se chercher une nouvelle bou - teille. Quand il essayait de bouger les jambes, elles devaient être insensibles, comme si elles avaient été sectionnées, placées sous lui pour qu’il les garde au chaud, mais sans être ratta - chées à son corps.

 

Pire, il ne devait pas se souvenir de la raison pour laquelle des monceaux de journaux, de bouteilles vides et d’odeurs nauséabondes l’entouraient, ni pourquoi il regardait la neige, pourquoi la nuit était tombée, pourquoi le coin de la pièce était occupé par des boîtes de carton remplies de textes et d’images. Du papier. Il ne devait même plus se souvenir de son projet.

Il ne pouvait plus bouger ni modifier les pulsations de son cœur. Sa respiration devait être lente et le muscle ne battait plus au rythme du sang. Un ralentissement irrégulier de l’organe qui ne l’inquiétait même pas.

 

Je suis persuadé qu’il voyait l’écran, heureux de ne pas avoir à se concentrer sur une image. La neige électronique lui remplissait les yeux ; le grésillement, les oreilles. Il ne sentait plus son corps. Ni pincement, ni engourdissement, ni douleur. La peau putréfiée ne piquait pas. Aucune déman - geaison. La chair l’avait déjà abandonné. Elle ne servait plus qu’à dégager l’odeur qui remplissait ses narines.

Il aurait voulu crier qu’il n’aurait pas pu ouvrir la bouche. Crier lui aurait trop demandé et aurait été tellement disproportionné avec ce qu’il était devenu. Il ne se considérait pro - bablement même plus comme admissible au cri.

 

Mets-toi à sa place.

Il voyait l’écran et se concentrait sur sa respiration.

Il n’avait plus de nom.

Il respirait lentement, de plus en plus lentement, et se résumait à son sang, au frottement des globules contre l’enveloppe de la veine. Le sang était pompé du cœur de manière saccadée, comme les jours où il sentait le scotch couler dans ses veines. Mais le cœur était irrégulier, syncopé. Son corps subissait un déséquilibre entre le travail du cœur et celui des poumons. Une disparité inhabituelle, car le cœur devrait coopérer avec les poumons. Conserver le même rythme qu’eux, le même projet.

Il ne lui restait que ce nouveau projet.

Cet unique et ultime projet.

Harmoniser ses poumons et son cœur.

Un seul projet.

Rien d’autre n’importait.

Ni les images, ni les textes, ni la marche, ni la mémoire.

Il ne voulait plus rien.

Rien.

Seulement un dernier sursaut du cœur.

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Il y avait longtemps que je n’étais pas allé chez lui. Depuis quelques mois, nous nous rencontrions dans un bar ou dans la rue, en cours de route.

Quand je suis entré chez lui, j’ai été surpris par l’odeur, bien entendu, mais surtout par le capharnaüm qu’était devenu son logement. Je n’avais jamais rien vu de tel, sauf dans des caves ou dans des chambres mortuaires antiques. Les boîtes étaient cachées par des cadres. Les cadres par des entassements de photographies, des papiers étaient empilés sur toutes les surfaces horizontales, enfouis dans les tiroirs qu’ils empêchaient de fermer, rangés sur les tablettes des garde-robes. Jean avait accumulé une quantité phénoménale de choses, de documents, d’œuvres, impossibles, à première vue, à relier entre elles.

Ce premier jour, je n’étais préoccupé que de lui, de sa santé mentale et physique. Je pensais seulement que, dans ce fouillis, personne n’arriverait à s’y reconnaître. Je me disais qu’il s’était perdu dans un dédale inextricable dont il n’arriverait jamais à se sortir.

J’ai été bien surpris de constater que je m’étais trompé.

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Quand je suis retourné chez lui après que des ambulan - ciers l’eurent emmené à l’hôpital, et que j’ai commencé à examiner, d’une pièce à l’autre, les différents documents, j’ai constaté qu’une d’elles était consacrée aux photographies, une autre aux œuvres d’art, une troisième aux documents écrits et ainsi de suite. Seul le salon était un méli-mélo. Et tous les documents avaient un rapport avec lui. Ou bien il les avait produits, ou bien ils parlaient de lui.

Dans le salon, où il avait passé la plus grande partie de ses journées – et de ses nuits, j’en suis certain –, trois documents m’ont paru plus importants que les autres. Trois cahiers épais, reliés, à couverture rigide.

Le premier était un journal intime dans lequel ses acti - vités et ses déplacements étaient listés. Dans les premières pages, Jean inscrivait les titres des livres lus, des films visionnés, ainsi de suite. Vers la fin, il ne lisait plus, ne notait que les émissions regardées. Il ne s’intéressait plus qu’au Collec - tionneur.

Dans le second, il avait consigné ses pensées et ses réflexions, parallèlement au journal. Dans le premier document, le texte était descriptif, anecdotique. Dans celui-ci, Jean laissait aller ses pensées, ses craintes, ses espoirs.

Le troisième était intitulé Rêves.

Un examen plus approfondi, où j’ai comparé les cou - leurs d’encre, les quelques dates inscrites et la calligraphie, m’a permis d’établir une corrélation entre les trois documents. Avec ces trois cahiers, j’ai pu reconstituer, de façon grossière, le déroulement de ses derniers mois.

Ce qui est plus difficile à reconstituer, c’est son état d’esprit pendant ses marches. Quand j’ai trouvé ses photographies développées et ses rouleaux de pellicule exposés, j’ai entrepris d’en tirer des planches-contacts, ce qui m’a permis de compléter les textes. Son regard sur les gens et les choses parlait directement de lui, l’appareil photo prolongeait son œil.

Plusieurs aspects me manquaient encore. Il y avait parfois, entremêlés à des notes exhaustives, un peu excessives, avouons-le, de grandes périodes sans inscriptions, et des tonnes de soupçons à propos du Collectionneur, qui aurait réglé sa vie et suscité les pensées l’ayant mené à sa dépression. À ce sujet, rien n’était clair.

— Toi, qu’est-ce que tu en penses, Paul?

— Je pense qu’il avait raison. Je n’étais pas le seul à le suivre. Un autre homme nous filait, nous épiait, nous narguait. J’en suis persuadé.

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Il y a quelques mois, je marchais, quand j’ai vu, dans la boutique d’un brocanteur, une image qui me semblait très familière. Je ne savais plus si elle était de moi ou de Jean, nous avions tellement travaillé ensemble quand il était bien que je ne saurais plus faire la différence. De toute façon, sa présence dans cette boutique me troublait. Ça devait être l’œuvre du Collectionneur

La photographie était attribuée à Charles Biron. Au début, le nom ne me disait rien. Puis, j’ai hésité. J’avais un vague souvenir. J’ai pensé un instant que mon immersion dans la maladie de Jean, par l’enquête que je menais sur lui, le rapprochement que j’effectuais personnellement avec lui – qui devenait de plus en plus intense – me faisait halluciner. Je croyais que je perdais les pédales, que je m’identifiais à lui et que je partageais ses fantasmes. Puis, je me suis souvenu.

— Dis-le, merde.

— Biron est le nom de famille de Marie. Charles est son frère reclus. Plus que cela, je suis convaincu que c’est lui le Collectionneur. C’est le frère aîné de Marie.

— Tu sembles certain ?

— C’est lui qui a ramassé toutes les pièces jetées par Jean. J’ai trouvé toute sa collection chez lui. Laisse-moi te raconter comment.

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J’ai parlé au propriétaire de la boutique, qui a bien voulu me dire d’où l’image venait. Il semble que Charles, depuis que Jean n’était plus en circulation, était devenu imprudent. J’ai appris du marchand, après avoir promis de lui donner une commission sur toute transaction éventuelle, que Biron vivait dans une petite maison rudimentaire près de Granby, un genre de chalet hivernisé, d’où il sortait rarement.

 

J’étais convaincu, maintenant, qu’il était responsable des déboires de Jean. Je me suis mis dans la tête d’aller chez lui et de l’affronter. Quelque temps plus tard, j’ai voulu le contacter et, quand je lui ai téléphoné, je n’ai obtenu aucune réponse. J’ai essayé de nouveau le lendemain et le jour suivant, toujours sans résultat. En désespoir de cause, je me suis rendu chez lui et j’ai vu que sa boîte aux lettres contenait six ou sept quotidiens régionaux. Il était clair qu’il était absent depuis plusieurs jours.

Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai décidé d’entrer, après m’être assuré de son absence. J’ai trouvé une fenêtre mal fermée à l’arrière de la maison.

La cabane était sens dessus dessous. Il y avait une accumulation d’œuvres et d’objets épars digne des brocanteurs ou des collectionneurs les moins méticuleux. Dans la pièce où je me suis introduit, il y avait des piles désordonnées d’objets hétéroclites, allant de plats Tupperware à une collection de grenouilles que je reconnaissais parce qu’elle avait appartenu à Marie, du temps qu’elle vivait avec Jean. J’avais moi-même aidé Jean à s’en défaire quand la famille de Marie avait réclamé ses possessions après sa mort. Je savais que j’étais au bon endroit.

Dans une pièce attenante, j’ai retrouvé une collection impressionnante d’œuvres de Marie. Dans un coin, il y avait un entassement d’images et de boîtes qui avaient appartenu à Jean. Sur le haut de l’amoncellement, il y avait un dossier intitulé : Pour publication éventuelle. Charles devait penser que c’étaient des images de Jean et qu’il pourrait maintenant se les accaparer sans problème. Il ne pouvait pas savoir que c’était moi qui les avais tirées. J’ai fouillé toute la cabane méticuleusement, en prenant bien soin de ne rien déplacer.

Dans un coin, il y avait un bureau couvert de photographies d’Anne et de toutes les personnes qui avaient fréquenté Jean depuis. Il y en avait même de moi. En les voyant, je me suis senti, c’est étrange à dire, violé. On avait pris ma photo à mon insu. C’était intolérable.

Je n’ai pas réfléchi. Moi qui avais pris tant de précautions, jusque-là, pour ne pas déplacer les objets, j’ai saisi une boîte qui traînait près du bureau, je l’ai vidée de ses déchets et j’ai entrepris d’y enfourner mes photos et tous ses écrits. Mêlées à ces documents, j’ai trouvé des feuilles lignées marquées d’une écriture minuscule, difficile à lire, une écri - ture en pattes de mouches. C’était, j’en étais certain, le journal désorganisé de Charles.

La situation était tout de même ironique, avouons-le.

Charles, issu d’une famille pour le moins bizarre, avait conservé les habitudes parentales en collectionnant les objets de Marie et de Jean. Il avait réuni tout ce qu’il trouvait de lui dans ses surveillances, et moi, sur sa piste, je lui prenais son journal intime, une partie de lui-même. Sa disparition le bles - serait sûrement. Il saurait immédiatement à son retour qu’il y avait eu un voleur chez lui, que cette intrusion n’était pas ordinaire parce que seuls ses papiers privés avaient été dérobés.

— Puis, qu’est-ce que ça dit, ce journal-là?

— C’est assez troublant. L’écriture refermée, minuscule, précise et nette, ne trahit en rien la détresse qui est consignée dans le texte. Revenu à la maison, j’ai réalisé pleinement ce que j’avais entre les mains. J’ai pris le temps de replacer chro - nologiquement les notes de Charles et j’ai constaté qu’elles suivaient assez bien celles de Jean. Quand Jean parlait d’évé - nements qui lui étaient arrivés, Charles en parlait aussi en fournissant un autre point de vue. J’ai donc pu reconstituer son journal.

J’ai appris que Charles adorait Marie. Quand elle a quitté son mari pour vivre avec Jean, Charles s’y est opposé de façon violente et s’est mis à les surveiller. Il les a suivis pendant quelques mois, a trouvé les œuvres de Jean aux ordures et, à l’annonce du suicide de Marie, a immédiatement blâmé ton père. Il est devenu obsédé par lui. Il voulait tout savoir à son propos, dans les moindres détails. Un jour d’été, il a récupéré le reste de ses papiers. Il va sans dire que c’est lui qui a orchestré, pour la famille, la récupération des biens de sa sœur.

Une chose est sûre, je peux le dire sans crainte de me tromper, ses sorties étaient plus fréquentes qu’elles ne le paraissaient, parce qu’il suivait Jean régulièrement, qu’il faisait le guet près de chez lui, qu’il sillonnait les mêmes quartiers, lui préparant parfois de petites surprises, comme de vendre ses images à des brocanteurs.

 

Puis, j’ai agi sans réfléchir. Je suis retourné chez lui et, quand j’ai vu qu’il n’était pas encore revenu, j’ai pris tout ce qu’il avait accumulé : les œuvres et les choses de Marie, celles de Jean qu’il avait trouvées à la rue, et les siennes.

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— Tu as accumulé une montagne de documents, à ce que je vois, dit Michèle en parcourant la pièce des yeux.

— Ce que tu vois autour de toi n’est qu’une partie de ce que j’ai ramassé. Après avoir parcouru le journal de Charles, et repris tous les documents qui se trouvaient chez lui, j’ai travaillé comme un fou pour les intégrer à ceux que j’avais récupérés chez Jean pour mon enquête. J’ai maintenant des archives exhaustives sur lui et ses rapports avec Marie – j’ai même un dossier sur Charles lui-même. J’y ai ajouté tout ce que j’avais obtenu des entrevues avec ceux qui les avaient côtoyés et je commence à avoir une vue d’ensemble qui me permet de mieux comprendre ce qui se passait dans la famille Biron.

Mais je n’ai aucune preuve tangible. Charles se gardait bien d’avouer quoi que ce soit ; il procédait toujours par allusions, par images, rarement de façon explicite. J’en suis encore aux suppositions, aux extrapolations, aux hypothèses, aux coïncidences.

— Tu dois tout de même avoir une idée de ce qui est arrivé?

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Oui et non.

Parfois, tout me semble clair. Je m’imagine Charles sui - vant Jean, cherchant à le déboussoler, à le compromettre. Je me dis qu’il a tué une fille et l’a placée devant chez lui, avec une lettre qui mènerait à Jean, puis, quand ça n’a pas eu l’effet escompté, il a mis le feu à l’ancienne maison de Jean – de Réal, en fait –, pour l’ébranler encore plus. Puis je me dis qu’il ne pouvait pas être aussi rationnel.

À d’autres moments, il m’arrive de penser que c’est peut-être Jean qui…

— Tu veux dire que papa…

— Non, non, c’est juste une idée. Il faut l’admettre, ton père n’était plus très bien après la mort de Marie. Il n’avait pas toute sa tête. Et puis, c’est vrai qu’il y a une ressemblance entre la fille morte et Marie. Qui sait à quoi Jean pensait ? jusqu’où il serait allé pour effacer sa mémoire?

De toute façon, ça n’a plus d’importance. Ce qui compte le plus pour moi, c’est de continuer mon enquête. Je ne veux plus chercher à jeter le blâme sur qui que ce soit, je veux seulement tirer les choses au clair. Oui, c’est ça, tirer les choses au clair. Il y a tant de choses qui n’ont pas été dites. Je suis certain que Jean cache quelque chose. Je suis convaincu qu’il y a, quelque part, une boîte, un dossier, un classeur qui jetterait la lumière sur tout ça. C’est peut-être moi qui ai la clé.

Je veux parcourir, à nouveau, mes dossiers photographiques, ma correspondance avec Jean, les transcriptions de mes entre - vues. J’y trouverai peut-être un indice, une piste, un filon inexploré.

Une chose est certaine. Je vais me consacrer entièrement à ce projet. J’ai demandé un congé sabbatique. Ça prendra le temps que ça prendra. Je vais réussir. Si je ne le fais pas, je ne serai pas capable de me regarder dans le miroir. C’est plus fort que moi.

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— Vas-tu avertir la police de tout ce qui est arrivé?

— Non, non. Surtout pas la police ! Je n’ai aucune preuve de quoi que ce soit. Je ne suis pas encore satisfait de ce que j’ai trouvé. Et de quoi je leur parlerais ? De mes soupçons concernant la jeune fille ? De mon intrusion chez Charles ? Du vol de ses journaux intimes ? De toute façon, où est la preuve contre lui ? S’il y en a une, elle sera teintée et ces docu - ments ne seront pas admissibles en Cour, car je les ai obte - nus illégalement. Ils sont assez fous pour dire que toute l’histoire est une invention de ma part. Ils pourraient m’inculper pour vol ou quelque chose du genre. Non. Je préfère continuer mes recherches, compléter mes dossiers, essayer de communiquer avec ton père.

— Tu l’as fait?

— Pas encore. Je voulais t’en parler avant, te faire part de mes idées. Quand tu m’as appelé pour ce rendez-vous, aujourd’hui, je m’apprêtais à aller le voir, à passer du temps avec lui pour essayer de le sortir de sa torpeur et obtenir plus d’information. Enfin tout savoir.

— Qui sait, tu peux peut-être y parvenir?

— Tu ne dis rien en attendant? Tu gardes ça entre nous ?

— Si tu penses que ça peut aider.