Je le rencontre l’année de mes dix-huit ans.
Je loue un studio près de la fac. J’ai choisi d’étudier l’histoire. Sans but ni passion. L’histoire car à dix-huit ans, je regarde déjà en arrière. L’histoire car ce n’est pas risqué. Tout le monde prend histoire. J’ai de bonnes notes au lycée. Un professeur sympa qui me donne à penser que je pourrais un jour être à sa place. Sans passion. Surtout sans passion. C’est ce qu’il faut retenir de moi.
J’ai quelques amis. Je les compte sur les doigts d’une main. Je ne comprends pas le sens du mot ami. Je ne suis pas malheureuse ; je ne suis pas heureuse. J’accepte mon sort. Une léthargie du cœur. Bouclier à ma mélancolie originelle. Celle qu’on m’a collée à la naissance. À la peau. Aux yeux. Je pleure souvent enfant. Mes pleurs n’attristent personne. Ma mère ne me regarde pas. J’arrête alors de pleurer. Je tombe de vélo. Ma mère me panse mais ne s’intéresse pas à moi. J’accumule les pneumonies, gastros et crises d’urticaire. Ma mère me soigne mais ne caresse pas ma joue. Elle a déjà un mari, quelqu’un à aimer. Je suis de trop. Nourrie, logée, éduquée ; abandonnée, terriblement seule. Je manque d’amour ; je ne nomme pas ce manque, je ne le connais pas. Ma mère ne me regarde pas. C’est ce qu’il faut retenir de moi.
Je dérange, je m’excuse.
Durcir, ne rien ressentir.
Mettre du chauffage, des pantoufles et une polaire en hiver. Penser rime avec malheur. Ne surtout pas penser. Ne surtout pas penser. Sinon mourir.
Je ne meurs pas. Je ne pense pas ; je dors. Je commence ma vie les yeux fermés.
Mes parents partent quand j’atteins la majorité. Ils ne reviennent jamais. Je me crée un ulcère à l’estomac. Je suis endormie et endurcie. Carapace sous laquelle je suis assoiffée de quelque chose que je ne connais pas.
Voilà ce qu’il faut retenir de moi.
J’attends.
Je l’attends.
À l’époque, je voue une obsession aux fourmis. Celles qui envahissent mon studio, mes placards. Les autres : celles des rues, de l’université, des villes et des pays. Un monde de fourmis. Je ne veux pas être une fourmi. Je tue les fourmis. Je les observe. Je les écrase. Avec mes doigts, mes pieds, mes pensées.
Donc je suis orpheline, en fac d’histoire et je tue des fourmis.
J’aspire à quelque chose qui n’arrive pas. Du grand. Du sublime.
J’aspire à l’amour. Je ne connais pas l’amour. Il n’existe pas.
J’attends.
Je l’attends.
Il arrive un matin.
Il fait la queue au bureau des admissions. Je suis derrière lui, à côté, autour. Partout. Il ne me voit pas. Je ne vois que lui.
Il porte une chemise beige en lin, ouverte de trois boutons. Je compte trois boutons. C’est précis. Foudroyant. Je suis foudroyée par ses trois boutons. Les colliers qu’ils laissent entrevoir. La peau derrière ses trois boutons. L’odeur. Je ne suis pas assez proche mais j’imagine son odeur. De l’encens et la peau d’un homme. Puis sa nuque. Les cheveux qui caressent cette nuque. Longs, légèrement ondulés, ils tombent sous ses oreilles. Ses oreilles. L’une avec un anneau en or. Les hommes de mon monde n’avaient pas de boucles d’oreilles. Je change alors de monde.
Je l’écoute parler à la fille à qui il tient la main. Une blonde en minijupe. Une frange, un grain de beauté sur la pommette et un sac en toile sur l’épaule. Sa main dans la sienne. Elle est attirante, il est attiré. Il raconte son voyage en Inde. Une année à parcourir le pays. Les couleurs, les coutumes, les religions ; les hommes, leurs sourires. La beauté du monde. Il parle bien ; alors je l’écoute. Je pars avec lui à dos d’éléphant. De Bombay à Pondichéry. On plonge dans l’océan Indien. Je m’accroche à ses épaules jusqu’au Sri Lanka. On ne rentre pas. À jamais sous le soleil et les épices. On devient immortelle.
Il ne me regarde pas. Je suis en Inde avec lui mais il ne me connaît pas.
Je me réveille. Le monde est beau.
Voilà, j’ai dix-huit ans ; l’avenir est lumineux.
Une voix, un visage, trois boutons.
Voilà ce qu’il faut savoir de moi.