M me traîne à un dîner. Je n’aime pas les « dîners ». Me retrouver autour d’une table à côté de gens que je ne connais pas. Me faire servir. Manger, faire semblant d’écouter les conversations. Ne pas participer.

Sourire.

L’invitation vient d’un collègue journaliste, marié et propriétaire d’un appartement de cent mètres carrés dans le 3e arrondissement de Paris. Je ne le connais pas, je n’ai pas envie de le connaître.

Je passe encore pour la conne qui n’a pas de vrai métier. Dans ce milieu, quelqu’un qui n’a pas de métier est soit con, soit handicapé. Ce qui revient au même.

Le type est marié. Moi, je ne le suis pas. Même pas fiancée. Je suis la conne ou la handicapée, question de point de vue, qu’on n’épouse pas.

Sa femme est kiné, en congé maternité. Dans ce grand appartement, il y a une chambre, un berceau et un bébé qui dort. Moi je n’ai pas de bébé, ni dans une chambre, ni dans le ventre, ni dans la tête. Encore moins dans celle de M.

Normal, qu’il ne veuille pas de gosse avec elle.

On me demande comment j’ai rencontré M. Je réponds à la fac.

Elle a fait des études mais elle ne travaille pas. Il la connaît depuis plus de dix ans et il ne veut pas l’épouser.

Sourire.

Accepter leurs regards méprisants. L’étiquette de gentille idiote.

Ne pas sourire.

Être une chieuse aigrie qui se fera bientôt lourder car elle manque de culture et de politesse.

Au choix.

 

Boire.

 

Boire car personne ne s’intéresse à quelqu’un qui n’a pas de métier. Une femme qui ne veut pas être mère. Une femme accomplie doit avoir un enfant. Je ne suis pas accomplie, ce n’est plus à prouver.

Boire à en devenir ridicule. Les rassurer dans leurs certitudes. Non, ils ne se sont pas trompés. Je suis névrosée donc handicapée. Ils sont chanceux ; moi pas. Je me balade avec un aspirateur dans le cerveau. Eux, des diplômes.

 

Je passerais bien un coup de pshitt-pshitt sur cette table.

 

Sur leurs gueules aussi. Parce que je suis une chieuse, il ne faudrait pas l’oublier. M baisse les yeux de honte. De peur. C’est le pire. Le reste, j’encaisse. À force de me murer dans mon rôle d’idiote, je me suis blindée. Mais M devrait savoir que c’est de la connerie. M devrait prendre ma défense. Me protéger. Il sait que je souffre, que je commence ma journée à huit sur l’échelle de la douleur.

 

Là, je passe à neuf.

 

Pas à cause d’eux et de leurs esprits étriqués. Je ne me saignerais pas le petit doigt pour eux. Je ne pense pas à eux, ils n’existent pas. C’est du vent…

Mais M…

M devrait m’embrasser, me prendre la main, me rassurer. Me dire à quel point je vaux mieux qu’eux. Mais M ne fait rien.

 

Je bois.

Le plat de résistance n’est pas encore arrivé, j’ai vidé une bouteille de blanc.

Je les emmerde.

En plus, elle est alcoolique.

Évidemment que je suis alcoolique. Comment je pourrais survivre à mon handicap, à ma connerie et à ma future rupture sans une bouteille de blanc ? Les tarés boivent, c’est connu.

 

Plus de blanc, je passe au rouge.

 

On sonne. C’est Sam ! Ils ont tous l’air hyper heureux que ce soit Sam.

M aussi.

Je demande à mon voisin, journaliste lui aussi, qui est Sam. « Tu ne connais pas Sam ? Hé, elle ne connaît pas Sam ! C’est dingue… Tu vas voir, elle est géniale. »

M fuit mon regard.

Je déteste Sam. Elle n’a pas encore poussé la porte, je la déteste.

Je déteste ne pas la connaître au contraire de M. De toutes les personnes autour de cette table. Je déteste passer encore pour une conne. La conne qui ne connaît pas Sam. Je déteste que ce soit dingue, donc impensable, de ne pas la connaître. Je déteste que quelqu’un d’autre que moi puisse être génial aux yeux de M. Je déteste cette situation. M est gêné. Pourquoi M est gêné ? Pourquoi j’ai subitement envie de tout casser, de pleurer ? Je déteste Sam.

 

Sam entre. Coupe garçonne, grain de beauté au-dessus de la lèvre, regard de biche, chemise d’homme retroussée aux manches, bouteille de whisky à la main.

Je déteste Sam.

Elle bosse dans le même journal que toute la bande. Dans le même journal que M. Ils passent leurs journées ensemble. M qui rentre tard. 

Je la hais. Je la hais. Je la hais.

M adore le whisky. Je suis sûre qu’elle l’a fait exprès. Elle veut impressionner. Se la péter : moi je mets des chemises d’homme et je bois des alcools forts. Elle s’assied à côté de M. Bah voyons !

 

On lui remplit son assiette. Elle explique qu’elle avait un papier à finir, que Perrin ne voulait pas la lâcher. Qui est Perrin ? Elle continue.

Bordel, qui est Perrin ?

Et pourquoi tout le monde rigole ? Elle n’est pas drôle son histoire. Elle parle en mangeant et ce n’est pas dégoûtant. Au contraire, elle pourrait cracher son bout de viande, ils le remangeraient derrière. Les gens cultivés ont le droit d’être impolis. C’est une marque d’intelligence. Elle a tellement de choses à dire…

Vous comprenez ?

Non, je ne comprends pas. Je ne sais pas qui est Perrin. Moi, si je me comportais comme elle, je n’en deviendrais pas plus importante. Juste plus ridicule.

Je vide mon verre de rouge, me ressers puisque personne ne me ressert. Je n’ai rien à raconter et je ne sais pas qui est Perrin.

 

Sam n’est pas mère mais c’est normal. Elle a le droit ; elle travaille et elle n’a pas le temps. C’est tout à son honneur. Sam n’a pas de mec. Non, elle préfère ceux des autres. Qui aujourd’hui a un grain de beauté aussi parfait ? Au-dessus de la lèvre supérieure, pour attirer les regards sur cette lèvre. Pas trop gros, pas trop petit. Marron comme il faut, comme ses yeux.

Je la déteste.

Si demain je me dessine un grain de beauté, je passerai pour une psychopathe. C’est dégueulasse. Elle ne mérite pas un tel grain de beauté. J’aurais adoré avoir un tel grain de beauté. C’est déloyal. Journaliste, indépendante, bandante. Vive les inégalités ! Je ne peux pas gagner. En plus, elle connaît Perrin…

 

J’ai commencé cette histoire seule. J’ai persévéré. J’avais promis. M serait un jour à moi.

Ce soir, je regarde un homme qui ne me regarde pas. Cet homme avec qui je partage ma vie. Un étranger, la triste sensation que quoi que je fasse, il le restera. C’est aussi ce que j’aime. Courir après M. Ce qui me maintient en vie. Ne jamais l’enfermer.

M, mon mystère. M, ma passion, mon obsession. M, mon amour.

Je ne m’arrête pas de courir.

À bout de souffle.

Sam et son grain de beauté m’empêchent de respirer. À chaque regard complice avec M, un petit coup de couteau. Discret. Sous la table. Je vais cracher du sang. Salir son visage et sa chemise.

Prends des forces. Un dernier verre.

Je n’écoute pas les conversations. Juste la respiration de M. Son rythme cardiaque. Peur de l’accélération. Peur qu’il batte plus pour elle que pour moi. Peur de ses yeux qui pétillent. Peur de sa fougue, énergie retrouvée quand il lui parle.

Regarde-moi, M. Je t’en supplie. Regarde-moi.

Il reste avec Sam. Moi, seule. Moi, l’étrangère.

L’histoire de ma vie : l’exclusion.

 

Remontée d’acides dans lesquels colère et sanglots.

Je sors de table.

Aller vomir ma jalousie.

Je nettoie les toilettes.

 

Un bruit dans la pièce d’à côté.

Un bruit qui me change à jamais.

 

Un berceau, des étoiles au plafond dans l’obscurité d’une chambre. Je m’approche doucement. Tout doucement. Je sens au fond de moi une force nouvelle. Elle m’attire au berceau. Je la redoute ; quelque chose est sur le point d’arriver. Je ne peux plus quitter cette chambre. Je dois avancer. J’ai peur de ce qui m’attend. Alors doucement, tout doucement. À coups de petits pas, je tremble.

Je sais que quelque chose se passe.

Quelque chose de présent, d’avenir.

Quelque chose, j’oublie cette soirée. Les drames et la solitude. Je ne suis pas seule dans cette chambre. Je ne serai plus jamais seule ; la force de ce quelque chose.

Quelque chose ; petit être qui sourit.

Mon corps n’existe plus. Tendresse infinie. Un torrent d’émotions, de lumières.

Un enfant. Sous mes yeux, un enfant. Là où tout fait sens. Là où j’entends le cri. Dans mon ventre, un cri d’amour. Besoin de le tenir. De le serrer. De donner ma vie pour lui. Juste ce petit être. Je caresse sa joue et je pleure. Il est magnifique. La vie est magnifique dans cette chambre. Reste. Reste avec moi…

 

Quelque chose ; je grandis.

Quelque chose ; je te veux.

Quelque chose ; impossible de revenir en arrière, je t’aime à présent.

 

Je retourne à table. M semble avoir remarqué mon absence. Il me fait signe, savoir si je vais bien. Merci de t’en inquiéter, M. Je l’ignore. Sam parle encore de Perrin. Je me fous de savoir qui est Perrin. De leurs sourires méprisants. Je me fous d’être ridicule. De ne pas faire partie de leur norme. Je ne ferai jamais partie d’aucune norme.

 

Je résiste.

 

Je suis une combattante. La vie n’est pas autour de cette table. Elle est en moi. Ce cri. Il m’appelle. Je ne reviens jamais sur mes pas.

Plus rien n’est comme avant, ne le sera jamais plus.

 

Dans la voiture, je reste silencieuse. À la maison, dans le lit, je reste silencieuse. M me questionne, me demande s’il a mal agi. Il craint le drame. C’est bien M, tu commences à me connaître. Le drame est là. Au milieu de la nuit, j’allume la lumière.

Je veux un enfant.