Je deviens serveuse dans un restaurant dans l’espoir d’y croiser un jour M. Je sers des burgers car M aime les burgers. Je deviens espoir.

Espoir de lui manquer. Espoir qu’il soit malheureux sans moi. Espoir qu’il ne m’ait pas remplacée. Espoir qu’il me fasse un enfant. Espoir qu’il se mette à genoux devant moi. Qu’il me supplie de le reprendre. Espoir… Je ne suis qu’espoir.

Je rêve de lui. Il pleure dans notre lit, cherche mon corps.

Puis des cauchemars. Une autre tête sur mon oreiller, des cheveux qui ne sont pas les miens. M est heureux. Il ne soupire plus ; respire. Un ventre s’arrondit. Ce ventre n’est pas le mien. La main de M sur ce ventre.

Je me réveille en sursaut. Touche mon ventre. Il est vide. Un ventre sans M.

De l’eau sur mon visage. Réveille-toi. Ce n’est qu’un mauvais rêve.

M est à toi.

M est à toi.

M est à toi.

Par trois fois. Un, deux, trois.

J’ouvre les yeux sur mon reflet. Les premières rides sur mon front. Celles d’une vie sans M.

 

Je ne dois pas lui écrire. Mes efforts vont payer. Patience. Je serre les dents, j’ai une table à servir. Un cheeseburger avec supplément bacon. M adore le bacon.

 

M ne vient pas.

 

Je ramène des hommes dans ma chambre. Chambre de bonne avec douche sur le palier. À chaque pénétration, j’imagine le sexe de M en moi. Je n’ouvre pas les yeux. Je me fais prendre par-derrière pour ne pas voir. La tête sur l’oreiller. Je jouis avec le visage de M contre ma joue.

 

J’avance.

 

Mes cheveux mesurent l’absence de M. La longueur d’une année. Je cherche à occuper tout mon temps. À préparer le retour de M. Je deviens escort girl en plus de serveuse. Argent facile. Je m’achète des sous-vêtements qui exciteront M. Des cuissardes, robes légères et blouson en jean. Je vais chez le coiffeur, change de couleur. Noir, plus intense. Je marche dans la rue, mon cœur bat fort, très fort. Persuadée à chaque pas que M me voit. M est derrière moi. M adore ma nouvelle allure. Il me suit. À la prochaine rue, il m’attirera dans un coin pour me couvrir de baisers.

 

Les hommes avec qui je couche ne me plaisent pas mais ils sont bons professeurs. J’apprends de nouvelles positions. Je m’exerce à la fellation. Certains préfèrent que je masse les testicules, d’autres que je garde la main bien serrée autour du sexe. Ils adorent que je m’attarde sur le gland. Je leur fais l’amour avec mon index, parfois ma main. Je questionne le corps de ces hommes. Je cherche à comprendre. À les emmener loin, très loin. Je n’ai que le plaisir de l’apprentissage. Acquérir le savoir du sexe, ses secrets. Je déguise. Je fouette, frappe, attache. Je suis vulgaire quand ils le demandent. Je crie, simule, avale. Je n’aime que le sperme de M. Je suis bonne élève.

J’ai un but précis. Être prête pour M.

Parfois, je me réveille, avec des bleus sur le corps, du sang coule entre mes cuisses. Je tremble. Ma lèvre est coupée. J’apprends la violence.

Je fais l’amour à une femme sous le regard d’un homme. Voir sa réaction. Savoir si M aimerait. Affirmatif. Très affirmatif.

J’ose ce que je n’aurais jamais osé dans ses bras. Je pose des questions, je veux maîtriser la mécanique. Atteindre la perfection, l’explosion dans ma bouche, ma main, mon sexe. L’explosion en un temps record. L’éjaculation sur les draps, cage d’ascenseur, rampe d’escalier, béton, pelouse, ventre, fesses, visage. Mon visage.

L’éjaculation juste avec un doigt, un souffle, un regard.

À travers tous mes partenaires, j’appelle M.

Allez viens, M.

 

M ne vient pas.

 

Un soir, je suis au bras d’un client régulier. Il a une quinzaine d’années de plus que moi, poivre et sel, propre sur lui, salle de sport quatre fois par semaine. Pas désagréable à regarder, à baiser. Il est producteur de cinéma, je ne partage pas mes espoirs de comédienne. Mon passé n’existe pas ce soir. Je suis un objet de désir. Je suis une pute de luxe ; sans honte ni regret. Je suis en stage de formation. Bientôt ce sera terminé. Le passé reviendra.

M reviendra…

M reviendra.

La main du client sur mes hanches, il pousse une porte, puis une deuxième. Mot de passe ? Baise-moi. Ce qui, il faut le reconnaître, a le mérite d’être clair. Nous ne nous rendons pas à la projection d’un film italien des années cinquante ni à un dîner romantique. Il n’y aura rien de romantique ce soir. La dernière porte s’ouvre. Pas de noir et blanc, pas de danse ni de sous-titres. Mais de la couleur et des gémissements. Film X projeté sur tous les murs. Sur tous les canapés, derrière chaque rideau, en 4D cette fois. Nouvelle expérience. Je sors mon carnet, appuie sur play.

Je commence à mouiller.

 

J’attire la main de mon partenaire jusqu’à mes lèvres. En bas… Tout en bas. Il s’excite, descend ma jupe. Au milieu des regards, il me lèche. Je sens la force grandir. D’autres mains sur mes fesses. D’autres langues. Une pilule dans la bouche, forme de cœur. Et je pars… Mélange de peaux, sueurs, sexes. La tête tourne. Voyage dans les étoiles. Et je pars… Là où personne ne m’attrape.

Sauf M. Toujours M.

Je monte. Avec main, doigt, sexe, caresse, bouche, salive… Je ne sais plus. Je me perds pour monter plus haut. Jusqu’au visage de M. Je tends mes bras pour le toucher. Il s’éloigne. Alors, je grimpe. La montagne s’élève, frémit. J’y suis presque… Presque.

Accélération.

Explosion.

Dans le noir. Garde les yeux fermés. Un instant de plus au sommet, avant de redescendre. Le corps se détend. Langueur. Doucement, je reviens.

 

Mes yeux…

 

Vision floue. Un visage s’éclaire au milieu de la foule. Là juste devant moi. Visage attendu. Visage désiré. Visage dessiné sur des pages. Encore des pages…

Visage de l’être aimé.

Je rêve. Je mens. Je baise. Je jouis. J’hallucine.

Le visage reste.

 

M.

 

M me regarde. Comprendre pourquoi maintenant, ici. M m’a sûrement suivie. M n’a fait que penser à moi. Le hasard n’existe pas. M est dans une boîte échangiste. Avec qui ? M me trompe. M me regarde. Ne pas comprendre. Juste ressentir le soulagement. L’attente qui n’est plus. Qui laisse place au moment. Ces fractions de seconde où M revient. Où M n’est plus un espoir mais l’homme qui se trouve devant moi. Les yeux de M sur moi. Sa bouche entrouverte. Je connais cette bouche. M a envie.

 

Approche…

 

Les mains des inconnus disparaissent. Juste celles de M. Étreintes. Oh mon amour ! La tête de M dans le creux de mon ventre. Ses larmes glissent jusqu’à mon nombril. Comme je lui ai manqué. Murmure, je t’aime à mes oreilles. Que c’est doux, pur  ! Sublime. Nos deux corps se retrouvent. Mes ongles plantés dans sa peau. Mon homme. À moi. Rien qu’à moi. Viens. Rentre en moi. Ne pars plus. Reste pour toujours. Ma langue retrouve son goût. Le sel du manque et de l’amour retrouvé. Plus profond.

Juste un corps. Notre corps.

 

M.M.

 

Savoir s’il s’agit de cette nuit-là, de celle d’après, de celle d’encore après. Une multitude de nuits, de matins… Pour moi, il s’agira toujours de cette nuit-là. Quelque chose change. Les M s’unissent. Ils se lient à jamais.

 

Le lendemain, M m’aime. Il me prend la main. Il m’a cherchée. Je lui ai manqué. Sans moi, il s’ennuie, n’a goût à rien. Sans moi M n’est plus M. Sans moi, il ne ressent rien. Il devient fou. Sans moi, être fou n’a aucun sens. Il a besoin de moi. Il s’excuse, me jure de ne plus me laisser partir. De toujours me retrouver. De ne jamais cesser de me regarder. De ne jamais me laisser tomber. De m’aimer. De devenir aussi dingue que moi, de moi. De me donner ce dont j’ai toujours manqué. De ne jamais me laisser seule. De ne jamais me juger. De m’embrasser tous les matins. Tous les soirs. Ne jamais oublier de me dire bonjour. Toujours m’écouter. Me protéger. D’être de mon côté, même s’il est bancal, il s’accrochera. Ne jamais lâcher ma main. Panser mes douleurs. Ne jamais se moquer de moi. Faire tout ce qu’il peut pour apaiser mes démons. Me faire sourire encore et encore. Parce que même s’il me trouve magnifique quand je gueule et pleure, je le suis encore plus quand je souris. Puis m’aimer encore et encore.

M se met à genoux et me demande de devenir sa femme.

 

Je le regarde, son visage au niveau de mon nombril. Je supplie un dieu auquel je ne crois pas, les étoiles, les esprits, les vieilles âmes, l’univers tout entier ; que ce moment existe. Alors tout n’était pas vain. J’avais raison : un jour, M serait à moi. À genoux, mon amour est à moi. Je n’aspire à rien de plus beau. Je tombe dans ses bras. Tête contre tête. Souffle contre souffle. Les rayons du soleil traversent la fenêtre pour se poser sur nos peaux. Un oui, quelques larmes, un baiser. M est à moi. M me voit. M m’aime. Je regarde par la fenêtre, vue sur l’éternité.

 

À ce moment de l’histoire, quelque chose de bien plus beau grandit en nous.

 

Quelques semaines plus tard, deux battements de cœur en moi.

Quelques semaines plus tard, mon avenir change de couleur.

Quelques semaines plus tard, je suis enceinte d’un mois et une semaine.

 

Je sors dans la rue, marche, m’allonge sur l’herbe d’un parc ; caresse mon ventre.

Je ne sais pas ce qu’est le bonheur, mais je sais qu’à cet instant, je n’en ai jamais été aussi proche.