M m’appelle un matin. Daisy dort dans son berceau. M a une idée. Il est exalté, son idée comme une illumination. Parle, M. Il continue à me dire à quel point son idée est géniale. J’ai envie de raccrocher.
J’aime raccrocher au nez de M. Ma petite revanche sur mon quotidien. Je suis à la maison, avec un bébé de trois mois comme unique compagnon. Enfermée dans trente mètres carrés, la fenêtre du salon comme seule distraction. Avant, j’allais au musée, au cinéma. Aujourd’hui, je vais sur mon canapé et je regarde la vie par la fenêtre. Je ferme les yeux et me réveille en sursaut la minute qui suit. Ma fille choisit toujours son moment, elle a faim. Je la nourris, la berce, ne dors plus et sens le caca. J’aime ma fille. Il faut beaucoup d’amour pour la supporter.
M est au journal. Il ne sent pas le caca. Il se plaint du manque de sommeil. Comme s’il était le seul à ne pas dormir. La logique veut que lorsqu’un bébé pleure dans une chambre, personne ne dort. Ma fille adore pleurer. Elle ne fait rien à moitié. Elle hurle des heures et des heures. Ne supporte pas la solitude. M s’endort le premier. Quand je le rejoins, Daisy attaque. Des cris de bébé bionique. Toujours la même puissance, fréquence. À croire qu’elle s’est enregistrée sur un magnéto, qu’elle appuie sur play quand je m’éloigne d’elle. J’ai vérifié, il n’y a aucun magnéto. Juste ma fille et sa détermination à ne pas me laisser dormir. Quand elle me voit arriver, les yeux à moitié fermés, elle se met à rire. Elle se moque de moi. Je ne l’aime jamais autant que dans ces moments-là. Ma fille est merveilleuse. Elle a déjà compris comment le monde fonctionne. Je suis fière de toi, petit ange. Continue de pleurer. Je serai là pour te voir gagner.
M reste au lit. Le matin, il bâille sans mettre la main devant la bouche. J’ai envie d’y enfoncer la couche sale de Daisy. Je ne fais rien. Je ne veux pas lui donner une raison de se plaindre. Quand il m’appelle, il continue de bâiller. Moi à la maison en train d’essuyer le vomi de Daisy. J’écoute mon mari bâiller. Quand il rentre à la maison, il recommence. J’ai la colère qui monte, et du vomi sur mon tee-shirt. M prend un air dégoûté. Puis, il bâille. J’explose toujours à ce moment-là. Daisy se met à pleurer. Je jette mon tee-shirt au visage de M, prends mon bébé. Je vais dans la chambre, claque la porte.
J’éprouve donc beaucoup de plaisir à lui raccrocher au nez. Souvent sans raison. Je m’énerve souvent sans raison. Ma façon de reprendre le pouvoir, d’enlever le vomi et l’odeur de caca. J’imagine la tête de M au son du biiiiiiip. Celle de ses collègues journalistes qui pensent tous la même chose de moi. Quelle hystérique ! Il a bien du courage… Alors j’en rajoute. Je feins la colère et je raccroche. M est épuisé par les femmes de sa vie. Quand il ne l’est pas, il rappelle. J’adore ces moments. Ceux où M a la force de gueuler.
Allez, rappelle.
Je reste près du téléphone.
Ma fille aussi attend. Elle prend ce petit air amusé, pince les lèvres ; je comprends alors que j’ai été trop loin. Je rappelle M pour m’excuser. Il me pardonne toujours. M n’est pas rancunier. Il me connaît. Dans le fond, il aime que je lui raccroche au nez.
On est une famille ; soudée à jamais.
M veut qu’on quitte Paris, acheter une maison à la campagne. Avec plus d’une pièce, un jardin et pourquoi pas un chien, où Daisy pourra pleurer, vomir, marcher et rire, où j’aurai un potager. Les légumes serviront à nourrir Daisy. Où on fera des week-ends avec les copains. Où la cuisine fera la taille du studio. Où j’aurai la coiffeuse dont je rêve. Daisy aura une petite voiture et foncera sur les murs. Nous aurons notre chambre, Daisy la sienne. Chambre dans laquelle le désir ne rimera plus avec passé. M veut du temps pour écrire. Il aura son bureau, vue sur le jardin. Sur Daisy qui grandit. Il devra partir deux jours par semaine à Paris mais jamais trop longtemps. Il promet. Revient sur ce chien. Il aimerait un mâle, mais si je veux une femelle, il sera content aussi. De toute façon, il n’aura pas le choix. Lily, pour une chienne. Max, pour un mâle. Puis une cheminée, une salle à manger et tout ce qui va avec les maisons à la campagne. Les oiseaux, écureuils et les étoiles dans le ciel. On ne voit pas les étoiles à Paris. Le ciel n’est jamais assez sombre pour les laisser briller. C’est à cause des lampadaires. Tu te rends compte ? Dans notre nouvelle maison, nous aurons un ciel étoilé au-dessus de nos têtes, des nuits bien noires. Moins de pollution. Est-ce que j’ai déjà entendu parler d’agriculture biologique ? En voilà une bonne idée. Des légumes bio ! Des poules, aussi. M a toujours rêvé d’avoir des poules. Nous mangerons leurs œufs. On sera autosuffisants. Plus besoin de cette société de consommation à la con ! Des légumes bio et des poules ! Puis, pourquoi pas une chèvre ou un âne, ou les deux ; afin qu’ils broutent le gazon. Pas besoin de passer la tondeuse. Je pourrai me mettre à la méditation dans notre salon, avec baies vitrées, vue sur la nature. Je me ferai sûrement de nouvelles amies, mamans elles aussi. On créerait un club de lecture. Je n’aurais pas le temps de m’ennuyer. Daisy aurait des tas d’occupations saines. Pas d’écran, mais un vélo, une corde à sauter et des enfants avec qui jouer.
M soupire de satisfaction. Il est content de lui et de son idée.
Je n’ai encore rien dit.
Silence, j’encaisse.
Chut M, je m’apprête à te démonter.
Tout d’abord, je lui demande s’il est drogué. Son excitation autour des étoiles et des lampadaires, je la trouve louche.
Un départ à la campagne n’a rien d’extraordinaire. C’est même dans l’ordre des choses. Plein de cons en ont marre de Paris et préfèrent finir leurs jours au grand air. Finir leurs jours, oui t’as bien entendu, M. Ceux qui partent ne reviennent jamais. Voilà ma vision de la campagne, un mouroir avec de la verdure.
De quelle campagne tu me parles ? Une campagne dans le sud, près de la mer ? Une campagne près de chez tes parents, où on entend la voix de ton père du salon ?
Hein, M ? Quelle campagne ?
Un potager ? Laisse-moi rire. J’ai une tête à vouloir cultiver des légumes ? Bio en plus ? M n’a jamais fait les courses. Je ne l’ai jamais vu couper une carotte et il prône l’agriculture biologique.
Puis des poules…
Il n’y a rien de plus con qu’une poule. J’ai horreur des poules mais M déclare qu’il en rêve. Nous n’avons pas le même rêve. Je rêve de faire le tour des États-Unis en van avec Daisy dans un siège-auto. M veut des poules. On est encore jeunes, M. Même à quatre-vingt-dix ans, je ne voudrai pas de son foutu poulailler.
Une chèvre ? Un âne ? En fait, M veut une ferme. Il partira à Paris, déjeunera chez Lipp. Moi je nourrirai la basse-cour. Je ramasserai les crottes de chèvre dans le jardin, ratisserai la terre et arroserai les plantes.
La palme de la plus grosse ineptie est décernée à son histoire de méditation. Non mais franchement M, tu me vois m’asseoir par terre, fermer les yeux afin de trouver la paix intérieure ? La paix ? Quelle blague ! Je ne suis pas en paix mais en état de guerre civile permanente. Surtout quand j’entends sa nouvelle super idée.
Elle n’a rien de super son idée.
C’est juste un tombeau avec des poules.
N’essaie pas de m’attendrir avec Daisy, ni avec ces soi-disant « copines mamans ». Je n’aime pas les mamans. Elles ne parlent que crèche et cuisine. Non, j’aime ma fille. Point barre.
Et une cheminée ? Si c’est un feu que tu veux, pas besoin d’aller le chercher à la campagne. Je foutrai le feu à la baraque.
Ne me prends pas pour une idiote, M. Ce rêve n’est pas le mien. Ce n’est même pas le tien. Juste l’idée d’un rêve. Un film tout rose, où les enfants font de la corde à sauter, pendant que les mamans discutent sur le palier, que les papas écrivent dans leur bureau et contemplent leur réussite. Ce film est chiant.
Ne me demande pas ça, M.
M ne répond pas.
Cette fois, c’est lui qui raccroche.
Il m’ignore toute la semaine, ne fait plus attention aux taches sur mes vêtements. M m’en veut. Je le sens à sa manière de se servir un café le matin, d’embrasser sa fille, de ne pas me regarder dans les yeux, aux douches plus longues et chaudes pour endormir sa déception. Son sentiment d’injustice. Je la supporte depuis des années, elle n’est pas capable de me donner ce que je veux. Il me trouve égoïste, ne le dit pas, mais ne dément pas. Il est réconforté par ses amis, sûrement Sam. Tu devrais te barrer, elle ne tiendrait pas longtemps sans toi. Car M est celui qui ramène l’argent, moi je ne suis rien. Juste la castratrice. Juste celle qui l’empêche d’assouvir ses désirs. La méchante. M, ma victime. Barre-toi ! Sauve-toi ! Ils oublient un détail. La dingue a donné naissance à une fille. En l’occurrence, sa fille. Il ne me quittera pas. Nous, sa famille. Les femmes de sa vie.
N’est-ce pas, M ?
M ne me parle plus. Il doit renoncer aux poules et aux feux de cheminée. Il est triste. Je courbe le dos. J’ai mal au ventre. Aux toilettes, un doigt dans la gorge, je vomis ma culpabilité. Cherche de la tendresse auprès de Daisy. Reste de mon côté, petit ange. Je regarde des photos de poules pour ne pas regretter. Ce n’est pas ma vie. Je n’ai pas signé pour ça.
Et M ? Lui non plus n’a pas signé pour ma colère, mes descentes aux enfers, mon euphorie passagère. Mes pulsions suicidaires. M ne voulait pas d’enfant, d’une vie de famille avec des taches de vomi et des nuits blanches.
J’appuie la tête contre la fenêtre.
Il est peut-être temps de changer. De lâcher, un peu. Juste un peu.
À ce moment précis, je renonce à une partie de celle que je suis.
Je me soumets à la norme, au devoir.
Par amour, je décide de perdre ce combat.
Quelques mois plus tard, nous quittons Paris. Retour au bercail. M achète grâce à ses économies, un prêt et un chèque de son père une maison à la campagne dans un village à trente bornes de celui de ses parents. M est heureux, Daisy fait ses premiers pas.
On m’enfonce un pic dans le cœur.