La mère de M emménage dans la chambre d’amis.

Si ça ne tenait qu’à moi, elle dormirait sous le volet de la piscine vide, que je remplirais d’eau pendant son sommeil. Si ça ne tenait qu’à moi, la mère de M irait à merveille dans un cercueil à côté de celui de son mari. Mais rien ne tient à moi.

Personne ne me demande mon avis.

Je n’ai pas le droit de me plaindre. Je n’ai perdu ni père ni mari mais ma fierté, ma liberté, une partie de moi. Je ne me plains pas. Ce serait indécent. L’indécence d’exister.

C’est moi qui dors dans un cercueil.

 

Déjà quatre mois. Elle traîne son costume de veuve dans chaque pièce. Je ramasse les mouchoirs. Elle s’habille en noir. Je cuisine pour elle, lave son linge, repasse et prends soin d’être polie. Je n’ai pas le droit d’être épuisée, de faire des cauchemars. Je ne peux pas sortir en ville, crier, fuguer, fumer. Je ne peux pas être moi. Je ne suis pas en deuil. Je m’efforce de me tenir droite. La maison doit être propre. Moi aussi. Je lisse mon visage, mes expressions à coups de fer à repasser. Avoir l’air aimable. J’étouffe. Toujours avec le sourire et les tartines beurrées au petit déjeuner. J’étouffe.

 

Elle n’est pas mauvaise, simplement insupportable. Sa manière de boire le thé, de touiller dans son assiette, trier les aliments, de baisser le son de la télé, d’éternuer, de se moucher dans un bout de tissu, de ne pas vouloir salir, de ramasser les miettes, de se poudrer tout en ayant l’air abattue, son parfum trop sucré. J’ai mal au crâne. Elle traverse une pièce, j’ai mal partout. Aux yeux. Aux oreilles. Au cœur. Tout me pique, m’irrite. Je suis jalouse. M a une mère. J’éteins la lumière. J’éteins tout. Je me barricade pour ne pas craquer.

 

M est absent. Bien plus depuis la mort de son père. Quand il rentre, Daisy lui saute au cou. Sa mère minaude afin qu’il la remarque. Il lui baise la joue. Moi de dos, face au plan de travail de la cuisine, j’ai droit à une main sur l’épaule.

 

Respire. Reste calme. Il reviendra. Tout reviendra…

 

Je me retourne. Le dîner est prêt.

Qu’est-ce qu’on mange ? Du poisson. Ah, encore du poisson ! Des moues déçues autour de la table. Personne ne se lève pour m’aider.

Je sors fumer dans le jardin. Elle devrait arrêter, c’est mauvais pour elle.

 

Respire.

 

Je regarde ma cigarette se consumer. Moi aussi. Sauf que moi, personne ne me regarde.

Je suis en enfer. Qu’est-ce qui m’arrive ? Mon reflet dans la porte-fenêtre, derrière lequel ma famille. Ma fille raconte sa journée à son père, qui l’écoute tout en jetant un œil à son portable. Et l’autre, qui ne mange pas, qui joue à la vieille sénile. Elle a toute sa tête. Je sais qu’elle a toute sa tête.

Je suis transparente à travers cette porte-fenêtre. À travers eux. Je suis celle que j’ai toujours redouté de devenir. La femme qui existe à peine. Qui s’écrase. Ne pose plus de questions. Ne lutte plus. Ne dérange plus. Je fume dehors. J’ai froid, le ciel commence à goutter mais ce n’est pas grave. Je suis à ma place. J’attends. Je n’agis plus. Je porte une muselière. Mes cris refoulés, la puissance s’affaiblit. Tambourine à l’intérieur. Je limite la casse à coup de Stilnox. Personne ne remarque que je suis au ralenti. Personne ne remarque qu’il pleut et que je suis sous la pluie.

 

Si M est fatigué, se plaint de devoir se rendre à Paris et de travailler autant, tout le monde compatit. On dit qu’il est courageux et généreux, on parle même de sacrifice. Et moi ? On en parle de mon sacrifice ? Il pleut de plus en plus fort. Non, moi si je me plains de ma vie, plutôt de mon absence de vie, je fais des caprices. Comme une gosse qui gémit parce qu’on ne lui achète pas de jouet. Je ne demande pas de jouet. Je veux ma liberté de faire du bruit, d’être vulgaire, de fumer où je veux quand je veux, de partir en vacances, de recevoir des attentions, des regards, d’être respectée, d’être moi. Juste être moi. Car là, ce que j’observe dans cette putain de porte-fenêtre, ce n’est pas moi. C’est un fantôme.

Un fantôme qui a appris à faire de bons gâteaux, qui a désappris à exister.

Comment j’en suis arrivée là ?

 

M, regarde-moi, explique-moi, sauve-moi.

M, je m’éteins ; c’est toi qui as le doigt sur l’interrupteur.

M, tourne la tête.

M, ne m’oublie pas. Il pleut, j’ai froid. Réchauffe-moi.

M, aime-moi.

 

Daisy m’appelle. Ma cigarette est terminée. Je traverse mon reflet.