Cinq années, environ 280 paquets passent.

Encore du poisson.

Ma vie défile sous mes yeux sans que j’y participe.

Premier cheveu blanc, je l’arrache.

Daisy admire son père. Pas moi. Ses seins commencent à pousser. Les miens à tomber.

M vieillit bien.

Sa mère n’est pas partie. Ni dans un cercueil. Ni dans un appartement. Elle est dans la chambre du rez-de-chaussée. Je ne cherche plus à être gentille.

J’ai un arbre dans le jardin.

L’arbre est un Catalpa. Il a été condamné plusieurs fois, des maladies, les canicules en été, le gel en hiver, les parasites. Je refuse qu’on le coupe. Les feuilles finissent toujours par repousser. J’ai donné mon âme à cet arbre.

S’il meurt, je meurs.

Quand il n’y aura plus d’espoir, je les laisserai le couper.

 

Je suis seule la journée. M me manque. Ma fille me manque. Je me manque.

 

Je sympathise avec quelques voisines. Des femmes fantômes. Femmes qui chuchotent. Femmes effacées. Elles ne travaillent pas. Elles ramassent les ongles de pied sur le tapis, arrachés la veille par leur mari. Ne prennent pas soin d’elles, juste assez pour ne pas faire honte. De toute façon, elles finissent toujours dans un coin d’ombre. Ces femmes-là attendent dans leur cuisine, l’enfant, le mari. Nous discutons devant la maison. De choses qui n’ont pas d’intérêt. Juste pour parler un peu. Rire un peu. Parfois boire un café. C’est tout.

C’est tout ce que j’ai avant de rejoindre ma cuisine.

 

Je repense à notre studio à Paris, mes cours de théâtre, Teddy, les crises de nerfs quand M avait du retard, ma jalousie, les pics émotionnels rythmaient mes journées. Je souffrais chaque seconde, je ressentais tout. J’ai des fourmis partout. Un membre amputé. Je repense aux fourmis. Je suis devenue une fourmi. On s’habitue à tout. J’étais entière. Jamais tiède. J’ai des relents acides de celle que j’étais. Je déteste le monde entier.

Je me déteste.

 

M, c’est toi ?

Est-ce que tu aimes celle que je suis devenue ?

 

M va me quitter. Je dois agir, me lever, partir.

Je suis sèche, pourtant je l’aime. Je crois que je l’aime.

 

Sa chemise sent la vanille. Je ne sens pas la vanille. Là juste sur le col, du noir. Du mascara. Je ne porte pas de mascara. Je lave sa chemise. Je crie car il a oublié ses pantoufles. Je ne parle pas de sa chemise. Mets tes pantoufles, M. Pitié mets tes pantoufles. Colère noire. Chemise repassée puis rangée dans l’armoire. M soupire. Il ne trouve pas ses pantoufles. M me trompe.

 

Je pleure car il a laissé des marques de pieds sur le sol.

 

Je veux de nouveaux seins. L’obsession naît un soir face au miroir. Je ne pense pas à la maîtresse de M. Je n’imagine pas ses seins plus gros, plus pommes, plus jeunes. Ni les mains de M sur ses seins. Ni sa langue sur ses tétons. Langue qui descend, encore et encore. Langue qui me poignarde. Qui m’arrache mes seins à moi. Seins de femme en colère. Non je ne pense pas à tout ça. Bien sûr que non. Mes seins sont petits, rétrécis. C’est une histoire de complexe. Pas de trahison. De lâcheté. De dépression. De rage. De mensonge. De peurs. Non, juste une poitrine qui a besoin de rajeunir. Pas un transfert. Ma déception, ma solitude. Pas une fuite. Imaginer que tout s’arrangera avec de nouveaux seins. Non, je n’imagine rien. Mon reflet a besoin de changer.

Pas moi. Pas M. Pas ma vie.

 

J’ai de mauvaises pensées. Dans la rue, je m’imagine planter un couteau dans le dos de l’inconnu qui marche devant moi. Il se met à terre, m’implore. Il se vide de son sang. Je reste auprès de lui, m’allonge dans la mare rouge. La vie s’en va. Le sang coule sur mon visage. Je fais peur. Je me fais peur. J’ai peur. Je ferme les yeux. Fais les ailes d’ange avec la mort. Dernier souffle, je continue ma route. Jusqu’au prochain passant.

 

Je revois le visage de M à vingt ans, son premier regard, sa main dans la mienne. Les sensations, la peau, la transpiration, le goût, les sécrétions. Toutes ces images gardées, imprimées dans ma chair. Je hurle tête contre l’oreiller. Je ne fais pas de bruit. Je deviens folle. Pas comme avant. Avant, ma fureur était belle. Je ne vais plus en ville. Toutes ces pensées dangereuses, toutes ces voix en moi. Je suis jugée coupable. Ils me dévisagent. Peur qu’ils se promènent en moi. Qu’ils voient comme je suis mauvaise. Je les entends rire. M le premier.

 

Tout ce que j’ai travaillé, manigancé, lutté.

Voilà où j’en suis.

Où je suis ?

Je suis en train de sombrer.

Aide-moi.

Je dois me faire refaire les seins sinon je vais commettre un meurtre.

 

J’écoute Cat Stevens, « Wild World ». Je me balade nue et bourrée dans la maison. La mère de M est dans sa chambre. Je monte le son. J’enfume le salon. Les voisins peuvent me voir. Je déteste ce village, ces pavillons, cette colline, cette forêt, cet air, cette vie. Je cherche dans les magazines mes nouveaux seins.

Je vide la bouteille.

M.M.

Nos initiales sur les murs, feutre noir.

Je barre un M.

Lui ou moi ?

Plus rien à boire.

Je descends à la cave, en profite pour enfermer à clé ma belle-mère dans sa chambre.

Je remonte avec une bouteille de rosé.

J’allume la télé.

 

Si maman m’avait regardée, protégée.

Si mon regard ne s’était pas posé sur ces trois boutons.

Si M était resté une année de plus en Inde.

Si j’avais continué mon chemin.

Si je n’avais pas consacré ma vie à l’aimer, à me faire aimer.

Si l’amour n’était pas ma raison d’être. L’amour n’a rien de raisonnable.

Si j’avais appris à exister.

Si je n’avais pas gâché ma vie.

Beaucoup de si.

M ne m’aimera jamais assez. M ne m’aimera jamais comme je l’aime.

M a raison. M a toujours raison.

 

J’avale un somnifère.

Deux.

Trois.

Dix.

Vingt.

 

Je ne me demande pas ce que je suis en train de faire. Ni la suite. Dans cette suite, M en aime une autre que moi. C’est tout ce qui m’importe. Je n’appelle pas au secours. Je m’allonge simplement. De vagues souvenirs de mon enfance. Le visage de ma mère, son dos. Je ne vois pas mon père. Je ne veux plus voir mon père. Je sais pourquoi je ne veux plus voir mon père.

Dehors, le vent souffle dans les feuilles du Catalpa.

Le visage de M.

Je l’aime.

Je ne le laisserai pas me quitter. Je reste sa femme.

Je tiens ma promesse.

M est à moi.