Maman ! Maman…

 

J’ai oublié de passer l’aspirateur sous ce fauteuil. Un amas de poussière juste sous mes yeux. Comment j’ai pu passer à côté de lui ? Ne pas le remarquer.

Pardon.

 

Maman ! Je t’en supplie maman !

 

Pardon. Pardon. Pardon.

Des particules de terre. Daisy n’enlève jamais ses chaussures en rentrant à la maison. Quelques plumes. Beaucoup de saletés. Comme des cendres. Celles de ma cigarette. De mon corps. Bientôt de mon corps. Pardon.

Pardon, je ferme les yeux. Pardon, je me détends. Pardon, chaque petit muscle trouve le repos. Pardon, c’est calme. Enfin calme…

 

Une fourmi passe. Elle s’arrête, continue sa route.

 

Puis, la voix… Toujours elle, une dernière fois, je ne suis jamais silencieuse :

Arrête de t’excuser ! Alors, tu fais moins la maligne à présent ? Tu n’écrases plus. Ne te sens plus supérieure. Tu es au sol. Tu ne combats plus. Pourquoi ne pas avoir sauté par la fenêtre ? Ne pas avoir mis le feu à la maison ? Du grandiose. Tu étais grandiose. C’est d’un banal, les cachets.

 

Maman !

 

Ah, ta fille ! Ton ange… Les anges sont au ciel. Ta fille n’est pas au ciel. Ta fille n’est pas un ange. Elle ne te sauve pas. Ta fille est juste ta fille. Tu la quittes. Là, la joue écrasée sur le parquet, tu t’en vas. Tu es née sans amour. Tu retires le tien de la partie.

Vengeance ?

Tu quittes cette terre sur de la poussière. Tu es calme. Tu es décevante.

Renoncer pour ne pas perdre. Le perdre. Tout pour lui. Rien pour toi.

 

Maman !

 

Rien pour elle. Rien pour nous. Juste M.

La suite, tu ne la connaîtras pas. Ce n’est pas un test. C’est une boîte de somnifères qui commence à faire effet, sous le regard apeuré de ta fille. Ton corps nu gisant sur le sol, secoué par les mains moites de ta fille. Tes yeux fermés. Et M ? M n’est pas là. Ouvre les yeux. Il ne viendra pas. Demande à la poussière. M ne viendra pas. Tu ne l’appelles pas. Tu t’en vas. Tu ne restes pas sa femme. Qu’un petit tas de saletés sous un fauteuil et ta fille qui pleure.

Voilà ce que tu laisses.

 

Maman, maman, maman, maman…

 

Réfléchis. Plus beaucoup de temps. Les pulsations de plus en plus faibles. Tu étais coriace. Je t’admirais. Je te regardais danser. J’enviais ta fougue. L’étrange lueur dans tes yeux. Tu étais belle.

 

Maman ! Ma… maman.

 

Tu étais dangereuse, suicidaire, alcoolique, méchante, internée, boulimique, monstrueuse, terrifiante. Jamais médiocre ; toujours sublime.

Enfant, tu t’es promis de ne pas les laisser gagner. Ceux qui ne t’aimaient pas, te saignaient, mouillaient tes draps.

Tu étais fabuleuse. Tu deviens passé. Tu déclares forfait. Prouve-leur qu’ils ont tort. Tu es terrifiante, n’oublie pas. Respire. Souffle la terreur. Ne disparais pas. N’abandonne pas tes démons. Ils t’ont toujours été fidèles. Les détraqués peuvent l’emporter. Ils ne se suicident pas dans leur salon.

Et M ? Il va t’oublier. Te remplacer. C’est trop facile. Ne deviens pas facile. Faible. Prévisible. Tiens ta promesse. Deviens promesse pour tous ceux qui ne sont pas nés au bon endroit. Tous les malchanceux. Les malaimés. Les angoissés. Les petits. Les trop ou pas assez. Les désaxés. Pour tous ceux-là, reste. Reste et continue de danser. Je te regarderai. Tu seras toujours regardée. Voilà ma promesse. Reste, tu existeras.

 

J’ouvre les yeux pour rester. Ma fille a les joues rouges, les yeux boursouflés. Je traîne mon corps jusqu’aux toilettes, pour rester. J’enfonce un doigt dans ma gorge, pour rester. Première éclaboussure. Je bois deux litres d’eau pour rester. Je m’irrite la gorge. Les vaisseaux de mes tempes, orbites, lèvres ; tous gonflent pour rester. Je vomis de la poudre dissoute dans deux litres d’eau, pour rester. Encore un litre. Puis un autre. Tout pour rester. Je suis bien lavée, bien acide. Je dépose ma tête sur la cuvette, vision trouble. Je contemple les jambes de ma fille. Tremble pas, mon ange.

Maman aimerait te rassurer mais maman n’arrive pas à parler.

Maman t’aime. Maman reste auprès de toi.

Les quelques somnifères digérés alourdissent un peu plus mes paupières.

Ma fille me borde. Je sens encore l’odeur de sa peur.

Pardon, mon ange. Pardon, je me rattraperai. Je serai meilleure demain.

Demain…

Le vent souffle sur les feuilles du Catalpa. Maman s’endort…

 

Le lendemain, je passe l’aspirateur sous le fauteuil.