Certains diront que je suis en dépression. Que le désespoir coule dans mes veines. Qu’il me vient de ma mère. C’est toujours la faute de la mère. Je n’étais pas assez importante, pas assez belle, pas assez sa fille. Elle ne m’a pas regardée. Elle regardait mon père. Je ne me souviens pas de mon père. Ils diront qu’il n’est pas normal de ne pas se souvenir. Que je suis totalement névrosée. Un vaisseau a pété. Le sang ne coagule plus comme il faut. Il noircit. Il pourrit. On dira que je suis pourrie. Mauvaise. Égoïste. Aliénée. Obsédée par l’amour et la propreté. Je noie des animaux. J’ai assassiné mon beau-père. Je gâche tout par plaisir. Je suis sadique. Je ne suis pas à plaindre. Il faut l’enfermer, elle va finir par foutre le feu à la baraque. J’avais pourtant prévenu.
J’avais dit « aime-moi ».
AIME-MOI.
Pas trompe-moi. Baise-moi. Arrache-moi le cœur et piétine-le. Quitte-moi. Enferme-moi dans une baraque qui pue l’ennui. Culpabilise-moi. Rabaisse-moi. Ignore-moi. Achète-moi. Pète-moi dessus. Léxomilise-moi. Sodomise-moi. Tue-moi un petit peu chaque jour. Ridiculise-moi. Enlève-moi ma fierté, ma force et mon grain ; tout ce qui faisait de moi un être vivant. Zombifie-moi. Suicide-moi devant ma fille. Marche-moi dessus. Gomme-moi. Achète-moi une nouvelle machine à laver et un bouquet précomposé. Vole-moi. Aspire-moi. Pchitte-pshitte moi. Drogue-moi. Vieillis-moi. Aigris-moi. À coups de mensonges, de silences, de soupirs, de mépris. Détruis-moi.
Non, je n’en avais pas demandé autant. Juste de m’aimer. Il semblerait que l’affaire soit trop compliquée. Me réduire en légume, lobotomisée, fixée au tapis du salon ; c’est beaucoup mieux.
Donc je suis en dépression.
La déception, le traumatisme, la colère, la tristesse, la solitude… Non ?
Non.
La dépression, c’est plus simple. Un mot, un psy, des pilules. Encore des pilules. Le tour est joué. Pourquoi pas un petit séjour en HP ? C’est sympa, reposant, propre, blanc et familier. Qu’est-ce que j’en pense ? Je pense que j’aurais mieux fait de me noyer dans la cuvette des chiottes. Que ma belle-mère sent le roquefort. Que ma fille va morfler et que j’en suis désolée. Que la vie est plus compliquée pour certains. Que je ne vois pas les choses comme elles sont. Il ne fait jamais assez beau. Que mon cœur bat trop vite. Que je ressens tout trop fort, que j’en deviens insupportable. D’un coup, la vie est fade et je mange la carcasse du poulet vieille de trois jours devant une rediffusion de L’amour est dans le pré. Je me sens conne et j’en redemande. Les gens qui se plaignent sans bouger, sans rien essayer m’ont toujours horripilée. Jamais, tu entends ? Jamais je ne serai comme cette vieille tache d’huile avachie sur son canapé. Même pas foutue de sortir le nez dehors. Jamais, tu entends ! Bah voyons. Ne jamais dire jamais.
J’ai des relents de cartilage, de celle que j’étais, toutes ces promesses.
Je mets celles de M en haut de la liste.
Donc je suis en dépression. Le monde ne s’arrête pas de marcher. Tout roule, tout tourne. Je ralentis un peu. Continuez d’avancer, ne faites pas attention à moi. Je suis en dépression. C’est normal. Tout est normal. Habituel. Je suis triste, j’avale des cachets, de l’alcool. J’attends la mort. Tout est OK. Ça va, ça va. Ma fille a peur que sa mère disparaisse. Rien de grave, je vous dis. C’est juste une petite dépression dans une petite vie.
À la télé, au supermarché, dans la rue, chez le médecin, toutes les villes de France, au PMU, à la boulangerie, tous ces yeux. Je ne vois qu’elle. Juste une dépression vous dites ? Derrière chaque mur ; tristesse, prostration sur le canapé, obésité, le néant, regard dans le vide. T’arrives pas à formuler une phrase cohérente ? Les antidépresseurs ou trop d’épisodes des Ch’tis en Thaïlande. C’est normal. Pas de quoi s’inquiéter. Tout se passera bien. L’avenir est radieux. N’oublie pas ce putain de soleil. Tu ne le vois pas ? Regarde mieux. Vide la boîte de pilules.
Le voilà, ton beau soleil.
Voilà, le bonheur.
Sérieusement ?
J’avais un peu plus d’ambition. Juste un peu.
C’est pas que le sol du salon ne soit pas confortable, et que la souffrance ne soit pas délicieuse. Mais j’ai bêtement espéré sourire plus souvent, ressentir au moins une fois par jour un peu de chaleur. Celle d’un corps. Mais j’ai mon tapis, c’est déjà bien.
De quoi je me plains ?
Il y en a qui n’ont même pas de tapis, de fille, de maison, deux jambes, un premier amour, de pensées, d’émotions, d’odorat, d’enterrement, de peau, de vie. Il y en a qui n’ont rien. Il y en a qui n’existent même pas.
Alors de quoi je me plains ?
De rien. J’avance comme un bon petit soldat dans les joies de la dépression. Et c’est super. Je prends ce qu’on me donne. Un adultère, une belle-mère qui poque, un grand jardin et une belle dépression. Pourquoi pas une petite pelade pour finir en beauté ?
Ouais, sur mon crâne, un trou. Une petite touffe de cheveux en moins. Mais c’est cool. J’adore les trous. Les trous normands, délicieux. Les trous de mémoire, salvateurs. Sur les jeans, la classe. Non, sérieusement, j’adore les trous. Et particulièrement dans mes cheveux. C’est le stress, la baisse de moral. Il suffit de remonter la pente. Quelle pente ?
Celle de la vie, voyons. Donc la vie est une pente. Sois tu la montes, sois tu la descends. J’ai choisi la descente, je suis feignante.
Il faut garder espoir, rester optimiste. Comment vous dites ? Optimiste ? Pardon, je ne connais pas ce mot. Non, moi je suis réaliste. J’ai une vie de merde et une dépression. Alors l’optimisme et votre histoire de pente, je n’assimile pas.
Non, moi c’est plutôt envie de hurler, de défoncer les murs et ma gueule.
Puis la pelade.
C’est fou le cerveau. Passionnant. Vraiment passionnant. Prenons le mien par exemple. Je nais sans rien demander à personne, avec un cerveau. Cerveau qui efface mes parents. Cerveau qui me conduit à M. Donc au grand Amour. Puis à Campari. À toutes sortes d’émotions : jalousie, peur, culpabilité. En HP. À Daisy. En Martinique. À Lexomil. À la haine. À Cat Stevens. Au tapis. À la pelade. Jusqu’au bout de la nuit, de la vie, de mes cheveux.
L’apaisement, la méditation, l’estime de soi, la joie de vivre ? Pas par ici.
Ici, on est en état de guerre civile. On lance des bombes. J’entends des voix. C’est normal. C’est la dépression qui parle. Chouette ! Enfin de la compagnie.
Il s’avère que j’ai choisi de vivre. Je prends ce qu’on me donne. Même la pelade. Même la douleur. Car si sur un malentendu, on me laisse entrevoir quelques rayons de ce soleil ; je prends. Je ne lâche rien.
Vous me parlez de dépression. Je vous parle de rage de vivre.