Les fesses de Daisy et son tuba dépassent de l’eau turquoise. Elle est curieuse, n’a peur de rien. Mon petit soldat crie. Maman, viens voir les poissons ! Plus tard, mon ange, maman se repose. La bataille a été rude pour que tu puisses contempler ces poissons.

Maman est fatiguée de devoir se battre.

Maman est vraiment épuisée.

Maman ferme les yeux, juste quelques secondes.

J’arrive ma puce, juste quelques secondes.

Maman revient vite, c’est promis.

Maman s’endort et un homme entre dans ma chambre.

 

Je remonte la couverture. Il a le visage effacé. Je reconnais sa voix, c’est une vieille chanson. Il me raconte des histoires de petites filles sages. Il a fermé la porte. Je veux aller dans le lit avec maman mais je n’y ai jamais de place. J’aime la lessive de maman. Je respire. L’haleine de l’homme sur cette couverture. Je veux qu’il parte. Qu’il ne change pas l’odeur de maman. Il me regarde. Je ne vois pas ses yeux, je les sens. J’ai peur dans mon ventre. Il touche mon ventre. La peur descend plus bas. Je ne crie pas. Je dois me taire. Je vais réveiller maman. Je vais déranger. Je dois être sage, comme dans l’histoire. Il caresse mes cheveux, il les trouve doux, m’en arrache quelques-uns. J’ai mal mais ce n’est rien. Je sais que ce n’est que le début. Il murmure gentille fille. J’attends. Sans bruit, sans vie. Je le laisse me lécher la peau. Il me mord mais ce n’est que le début. Je déteste sa salive. Celle des adultes sent fort. Elle colle à la peau. J’ai pris mon bain, je ne pourrai pas en reprendre un demain matin. Toute la journée avec cette odeur. J’attends, serre les paupières. Serre en bas. Il a la tête là. Elle cogne dans mon ventre. Maintenant, j’ai très mal. Toujours dans ce silence qui m’écrase. Comme la main sur ma bouche. Je me demande s’il sent mes larmes. Bientôt il aura terminé. Je pourrai essuyer toute cette eau. Encore un peu. Il bouge en moi. C’est presque fini, je suis toute mouillée. Il sort un mouchoir de sa poche. Voilà maintenant. Tout doux, tout calme. Je ne tremble plus. Il s’en va. Je sais qu’il reviendra. Je marche dans le couloir vers la lumière de maman. Je pleure dans la chambre de maman, mais maman ne me regarde pas. Maman est seule dans le lit mais elle ne veut pas de moi. Maman j’ai été gentille. Regarde comme j’ai été gentille. Ma culotte est sale. Maman ferme les yeux. Maman ne m’aime pas. Elle préfère papa. Elle me demande de me taire, de retourner dans mon lit mouillé. Maman m’aimera plus demain.

 

Maman ne m’aime pas, je suis méchante aujourd’hui.

 

Les vagues emportent au loin. Ce n’est pas grave. Ce n’est rien. J’efface. Le soleil me réchauffe, je reviens. J’efface. Mes parents ne reviennent pas. Je ne me souviens pas de mon père. Il avait toujours un mouchoir sur lui.

 

L’avant ne compte pas. L’avant, je n’en parle pas.

 

Le soleil est plus doux.

Réveil brutal.

Pourquoi le soleil est-il plus doux ?

L’eau calme.

Daisy ?

Mon ange, réponds à maman ! Pas de fesses de Daisy.

Quelques secondes… Mon bébé ? J’avais dit quelques secondes. Puis rien. Je ne me souviens plus. J’ouvre les yeux ; le soleil ne tape plus.

Daisy, réponds à maman.

Est-ce que vous auriez vu une petite fille, cheveux noirs, un maillot rose  ? Non ? Elle était là, juste là. Vous l’avez sûrement remarquée. Non ? Elle nageait, un maillot rose, c’est ma fille. Ma fille… Ma fille ! Elle était juste là…

 

Non.

 

Personne ne sait où est Daisy.

J’ai fermé les yeux.

Pardon mon bébé. Maman est désolée. Tu peux revenir à présent. Je cours dans le sable. Hurle le prénom de ma fille. Face à moi l’océan infini. Ma fille, rends-moi ma fille ! Je secoue les vagues. Cherche dans le sable. Mon ange, regarde, je suis avec les poissons. Ils sont magnifiques. Je suis là, Daisy. Sors de ta cachette.

On ne se cache pas dans l’eau.

Dans ma vie, ma fille ne meurt pas. Je refuse d’avancer. C’est bon les gars, on rembobine. J’ai dit, on rembobine ! Ma fille sort ses fesses de l’eau, m’appelle. Je ne ferme pas les yeux. Je me lève de ma serviette et vais la rejoindre. Tant pis pour la tragédie. Pas cette souffrance-là. Toutes les autres. Pas celle-là. Pitié. Tout sauf la perte de ma fille.

Je ne reviens pas en arrière.

Le soleil continue son chemin. Je lève les yeux jusqu’à lui.

 

Éblouissement.

 

Souvenir d’une émission à la télé. Perte d’enfant. Ne pas paniquer. Rester calme. Votre enfant est quelque part. Dos au soleil. Toujours dos au soleil. Direction opposée. Je cours. Daisy ? Encore. Ne t’arrête pas de crier. Mon ange ? Encore.

Plus de mot. Juste un cri.

Je suis un cri.

 

Puis, la tache rose dans l’eau.

Frissons. Bouge !

Par pitié, bouge.

Elle bouge.

Ma fille nage. Ma fille respire dans son tuba et cherche les poissons.

Ma fille, en vie.

Je m’écroule dans le sable.

 

Être mère. L’inquiétude ne me quitte jamais. Je ponds les pires scénarios. Jamais de repos. Les yeux brûlent, cherchent, surveillent, fusillent, protègent. Instinct animal. Besoin de sentir la nuque de ma fille plusieurs fois par jour. De mordre. La lécher de la tête aux pieds. La ramener à la maison. Émerveillée par le moindre grain de beauté. Manque d’objectivité totale. Elle est le centre du monde. La plus belle partie de moi. Accélération. Quand elle tombe, avale de travers, tousse, pleure. Plus rien ne compte. Ma fille. Mon grand projet. Être mère et tout change. Tout pour elle. Maman, tu viens voir les poissons ! J’arrive, mon ange. Le reste n’a pas d’importance.

 

M me trouve stressée. Il ne comprend pas pourquoi. M reste dans la chambre, à écrire, à passer des coups de fil, après une sieste sur un transat. J’ai le cul dans le sable, du sable dans le cul, je n’arrive pas à lire un magazine féminin. Je joue aux sept familles. Je demande le père. Pioche ! Les yeux piquent à force de mettre la tête sous l’eau. Les cheveux cassent. Ongles rongés, gorge sèche. Nuque nouée, je ne lâche rien. J’ai des cloques d’anxiété. M a bonne mine.

 

Je me demande si tout le monde pense autant que moi. C’est toujours bruyant à l’intérieur.

 

À la fin de la journée, après une douche chaude, j’enfile une robe ample, qui ne touche pas mon corps. M me prend la main. Daisy joue avec d’autres enfants sur la plage. Il dépose son bras autour de ma taille, ses lèvres sur mon cou. J’oublie tout. Le sentiment d’injustice s’en va. Je suis calme. Ma fille va bien. Pas de peur. Pas de mal. J’ai tout ce que j’ai toujours désiré. Ce n’était pas vain.

 

Je l’aime.

 

La voix ne part jamais longtemps :

Dans quelques minutes, il lâchera ta main. La guerre reprendra. L’avenir n’est pas radieux, il te l’a prouvé.

 

Je suis passé, futur, jamais présent.

J’ai trop peur, je ne sais pas être autrement.

 

La poche de M vibre. Il retire sa main et ses lèvres. Au téléphone, le père de M a eu un infarctus dans sa cuisine. Le père de M est mort.

 

Qu’est-ce qui se passe quand c’est fini, maman ?

Rien, mon ange.