Dans l’avion, Daisy me questionne sur la mort.
Rien, c’est quoi ?
C’est un vertige invisible. La télé qui s’éteint. Écran noir là où le noir n’existe pas. Là où tout s’arrête. Passé, présent, futur ne comptent plus. Rien ne compte. L’absurde. Le frisson dans le dos. Imaginer le rien est impossible. L’esprit n’emmène pas, ne conçoit pas, ne visualise pas. Le rien ne se voit pas. Ne se rêve pas. Le rien n’existe pas. Pourtant il arrive. Pour certains plus vite que pour d’autres. Ne pense pas à lui mon ange, ne l’appelle pas. Il rend malheureux.
Tu es son ennemi. Tu es la vie. Tu es l’amour.
Je serre ma fille contre mon cœur. Son souffle régulier. Dors, mon ange. Prends des forces. Prépare-toi à grandir. À faire des choix. Rencontrer celle que tu seras. Rester celle que tu seras. Sois exigeante, impatiente, impressionnante. N’esquive pas. Attaque. Demande toujours plus. Ne te contente pas de ce qu’ils te donneront. Frotte-toi à la dureté de ce monde. Change ce monde. Va chercher. N’attends rien, de personne. Jamais rien, mon ange. Jamais dans l’ombre. Jamais exclue. Tu es née dans l’amour. Tu seras forte, brillante. Tu n’auras besoin de personne. Ma fille, dors… Prépare-toi à être merveilleuse. À être celle que je n’ai jamais été. Tu feras de grandes choses. Tu seras regardée, admirée. Ma fille, mon grand projet. Je serai derrière toi. Je resterai derrière toi.
M, assis à côté de moi, ne dort pas, ne parle pas. Il remonte le fil. Il cherche, creuse sa mémoire. Confronté à la mort. Le rien, c’est quoi ? C’est ça, mon ange. Le regard vide de ton père qui ne trouve plus le sien. Qui respire dans un monde où son père n’est plus. Il n’ouvrira plus la porte de la maison. Ne se plaindra plus du voisin qui lui vole son journal. Ne ramassera plus les légumes du jardin. Ne proposera plus un whisky à son fils. Ne gueulera plus devant le match. Sa voix. M cherche sa voix. Celle de l’enfance. La culpabilité de ne pas avoir répondu au téléphone, l’autre jour. Il aurait pu l’entendre une dernière fois. C’est la seconde où tout bascule. Le vaisseau qui pète. Le cœur qui s’arrête. La vie fuit l’œil, ne revient pas.
Et rien…
Je prends sa main. Il ne réagit pas.
Je lui ai interdit de répondre au téléphone, l’autre jour. M ne parlera plus jamais à son père. Bientôt, il me détestera.
M appuie sa tête contre le hublot. Scrute le ciel dans l’espoir d’y trouver un visage. Il s’en va. Ailleurs, un passé auquel je n’appartiens pas. Un passé où il ne m’en veut pas encore. M enfant joue avec son père. Il attrape son visage. S’accroche à lui. Le faire durer. Rester dans cet avion. Là où son père existe encore. Dans quelques heures, il sortira et son monde changera à jamais.
Je n’ai aucun souvenir de mon père.
Puis, il prendra la voiture. Il se trompera de route. Car sur cette route, la mort n’aura pas encore de visage. Dans cette voiture, son père garde ses yeux, sa peau, ses pensées. Tout ce qui fait de lui un être vivant.
Je me demande si on peut mourir et vivre en même temps. Je meurs souvent.
Pour finir, car il faut en finir, il se rendra dans une pièce où sa mère pleurera. Il s’approchera d’un cercueil ouvert. Ce sera terminé.
Je n’éprouve aucune tristesse.
J’ai tout perdu. Je redoute l’après. Moi aussi, je veux faire durer ce moment, mon amour. Car si la mort a pris ton père, elle me prend mon mari, mon espoir.
Inerte sur le sol de sa cuisine, il a cristallisé ma défaite. Brillant, l’infarctus. Je ne gagnerai jamais face à un mort. Il aura toujours raison. Le beau rôle. Les morts ont le pouvoir de détruire les vivants. D’enjoliver le passé. J’avais l’espoir de retourner la situation. De rattraper mon retard. De verrouiller le cœur de M. Je ne partirai jamais. Je ne serai jamais choisie. On préfère toujours les morts aux vivants. Je tire un trait sur mes rêves d’ailleurs. Nous resterons dans cette région, ce village, cette maison. Dans le froid, sur le macadam, sous la grisaille. Comme beau-papa l’aurait voulu. Le caveau familial attend patiemment notre heure. M s’enferme à jamais dans son rôle de bon fils. Un bon fils s’occupe de ses parents. Des fleurs sur une tombe et sa mère emménage à la maison. Vision d’horreur. Sa mère partout. Son parfum sur les coussins du canapé. Ma gueule se fissure jour après jour. Son pas traîne dans les escaliers. Sa petite voix me pique. Ses réflexions parsemées dans chaque recoin de la maison. Comme de la poussière. Je hais la poussière.
Je suis mauvaise mais si je ne l’étais pas, je serais moi aussi sur le sol de cette cuisine. Je refuse d’abandonner. Ma rancœur me maintient en vie.
Je suis féroce et si M se prépare à enterrer son père, de mon côté, je me prépare à l’ouragan.