L’un des retraités a ramené deux poules au jardin. Il a décrété que l’endroit était idéal pour un poulailler. Des poules, sérieusement ! Je m’étais promis de ne jamais en avoir. Ma dignité y passe. Raymond tente de me calmer. Ce ne sont que deux poules.

Il se trompe. Ce ne sont pas deux poules mais le reflet de mon existence. Je suis la femme de M. Personne ne fait à attention à moi. M voulait des poules. Il gagne.

M a raison. M a toujours raison.

 

C’est un enfer. Le crachin ne cesse de s’abattre sur ma tête.

Il ne cessera jamais. Après ce sera quoi ? Un tournoi de belote et une bonne tisane à la verveine. Celui qui gagne la partie remporte un jambon. Pourquoi pas une fête foraine aussi ? Tour gratuit de grande roue. Tout le monde adore la grande roue.

Sauf moi. Toujours sauf moi. Je hais la grande roue, j’ai le vertige. Mais personne ne le sait. Personne ne m’a demandé. De même que la belote, la tisane. Ces foutues poules. J’en fais des cauchemars. Ne me dis pas de me calmer, Raymond. Tu rentreras chez toi sans ces poules qui te grignotent le cerveau. Je n’y peux rien. C’est plus fort que moi. Je suis une chieuse. J’avais mon endroit, mes fleurs et mes légumes. Je me retrouve avec des gamins, des vieux et des poules.

 

M m’a traitée de teigne l’autre jour.

M a raison. M a toujours raison.

 

M trouve l’initiative des poules merveilleuse. Bientôt elles pondront. Des œufs frais pour le bonheur de tout le monde. Tout le monde sauf moi. Le jaune d’œuf me rend malade. Mais M se fout de m’entendre vider mes tripes aux toilettes. M n’entendra rien. Puis des poussins. D’autres poules. Un coq chantera tous les matins. La vie rêvée. C’est le pied, Raymond. Tu as raison. Pas de quoi s’énerver. Dansons plutôt. Fêtons ça.

Je le fais rire. Je suis dingue, hargneuse mais drôle. C’est toujours ça.

 

Je me suis renseignée sur elles.

Cet oiseau est principalement élevé pour sa chair, ses œufs, le combat.

Un coq soumet une poule à coups de bec et de pattes sur le dos pour imposer sa domination sur le groupe. La poule s’incline pour que le coq cesse l’agression.

La poule est également dotée d’empathie. Sensible aux souffrances de ses semblables.

Des infos en vrac, une seule et même idée : je suis une poule.

 

L’une s’appelle Georgia, l’autre Scarlett.

L’une est rousse, l’autre blond vénitien.

Je m’excuse, les filles. À genoux. Georgia acquiesce. Scarlett me montre ses fesses. Elles gloussent entre elles, jusqu’à ce que Scarlett se retourne et accepte mes excuses.

 

Je cours chez Raymond les larmes plein les yeux. Je toque, casse presque la porte. Il m’ouvre, un brin affolé. Je lui saute au cou. Vive les poules ! Je vais les aimer, Raymond. Les protéger. Je promets. Je ne suis pas un monstre. Je suis une poule, Raymond.

Il me regarde, sidéré. Oui, je suis cinglée mais ne reste pas figé et offre-moi un verre.

On trinque aux poules et au pardon. Raymond m’a préparé à dîner. Des blancs de poulet ! Ah ! Il est merveilleux. On a mangé, bu, bu et encore bu. On a fini ivres dans le poulailler. Georgia et Scarlett pour nous tenir chaud.

 

Ma fille ne m’adresse presque plus la parole. Plus elle grandit, plus elle me déteste.

Pas la peine d’être devin pour lire dans ses pensées.

Ma mère est une conne, elle ne sait que crier, râler et faire le ménage. Va mettre tes pantoufles. C’est tout ce qu’elle sait dire. Va mettre tes pantoufles ! J’ai entendu, maman, mais je ne les mettrai pas. Elle traîne avec un vieux, le type, il s’appelle Raymond. La honte ! Elle n’a pas d’amies. Juste un vieux et des poules. Vous avez bien entendu : des poules. Elle aussi, elle devient vieille. Elle passe son temps à hurler sur mon père et moi. Pauvre papa, il a du courage. Moi, je l’aurai quittée depuis longtemps.

 

Elle fait semblant de ne pas m’entendre quand je l’appelle. Je parcours la maison avec pshitt-pshitt. Je suis les marques sur le sol jusqu’à sa chambre. Elle n’a pas mis ses pantoufles. Je pousse sa porte, folle de rage. Elle a peur, hurle Papa ! M monte les marches de l’escalier. Le drame au bout du couloir. Il arrive, épuisé d’entendre hurler, me demande de me calmer. À ce moment précis, le monde pourrait me rouler dessus, je ne sentirais rien. Tellement l’injustice me crève le cœur.

Allez Daisy, mets tes pantoufles, fais plaisir à ta mère, que je puisse retourner bosser.

 

Mon ange, pas toi. Reviens-moi. Regarde-moi. Pas toi, pitié pas toi.

 

M redescend à son bureau. Daisy met ses pantoufles, s’allonge sur son lit, dos tourné, écouteurs aux oreilles.

Elle ne m’a pas regardée.

 

Mauvais pressentiment, ma fille change. S’éloigne de moi. Admire son père. Se mure dans le silence. La guerre est déclarée. Pas toi, mon ange. Pas toi.

 

J’essuie les marques sur le sol.

 

Les choses empirent au fil des années. M prend toujours le parti de sa fille. Daisy celui de son père. Ils se rapprochent autour de la table. Un couple se forme. Je suis exclue. Rien ne fonctionne à trois. Il y en a toujours un qui morfle. Je suis ce un. Je les observe partager leurs pensées. Daisy adore lire, M lui achète des piles de romans. Plus tard, elle écrira, comme lui. Il est fier. Sa fille est curieuse. Sa fille ne me ressemble pas. Je suis seule dans cette maison. Ils lèvent les yeux ensemble. Soupirent ensemble. À nouveau, le manque d’air. Ne me la prends pas. Par pitié laisse-moi ma fille. Elle est à moi.

La porte claque. J’ai froid.

 

Plus de disputes. Plusieurs fois par jour. Aucun répit. Elle prend de la force. Rejette mes névroses. Trop lourdes à porter. Elle ressemble à M. Elle lui ressemble trop. Je le reconnais dans chacun de ses gestes. Va-t’en. La regarder devient douloureux. Ma fille, mon ange, mon bébé. Je n’arrive plus à lui parler. À la toucher. Je deviens violente. Je la frappe avec une règle. Pardonne-moi. Elle saute à pieds joints sur mon orteil. Orteil cassé. Ongle, rouge, bleu, violet.

 

Pas toi, mon ange, pas toi.

 

L’amour mute. Plus de coups. De fureur. D’incompréhension. D’agressivité. Mais il est là. Je le sens entre nous. Il ne disparaît pas.

Rassure-moi, mon ange.

 

Je regarde les photos de Daisy. Notre histoire. Sa naissance, sa respiration. Je suis maman. Je reviens dans son lit de petite fille, lui gratte le dos, respire son parfum d’enfant, d’insouciance. Le bruit de ses baisers sur ma joue. La force d’être aimée par elle. Je l’observe dans la cour de récréation, m’assure que les enfants soient gentils avec elle. Son rire résonne en moi. Je lui donnerais tout. Ma vie… Mon ange, prends tout. Mais redeviens ma petite fille. Ne me laisse pas devenir ton ennemie. Ne deviens pas étrangère. Ne deviens pas lui.

 

Puis ces moments où elle rentre dans ma chambre, s’adosse au lit à mes côtés. Après une dispute, l’indifférence, les cris et les coups. Elle me revient. Sans un mot. Les yeux sur l’écran de la télé. Nos mains se frôlent. Frissons. Je respire.

Ma fille, mon grand projet.

 

Raymond a des problèmes de santé. Il doit freiner sa consommation de cochonnaille et de Picon. Plus d’apéro ? Plus d’andouillette ? Il préfère encore mourir. Non, non, non. Il me regarde, l’air le plus sérieux du monde, me jure qu’il va faire une dépression. Il exagère. À mon tour de rigoler. Il ne va pas mourir. Il va prendre les cachets prescrits par le docteur, suivre ses indications, surveiller son taux de cholestérol et venir dîner à la maison. Je lui prouverai qu’on peut bien manger sans se boucher les artères.

 

Première fois que j’invite quelqu’un à la maison. M n’en revient pas. Il cherche toujours à remplir la maison de ses amis. À ne pas être seul avec moi.

Quand je reçois, j’aime que ce soit parfait. C’est épuisant. Stressant. Toujours plus exigeante avec moi-même. Aucune confiance en moi. Je cherche à être aimée à travers une maison propre et de nouvelles recettes.

M voudrait que je sois plus simple, plus détendue. Détendu, j’ai horreur de ce mot. Il est mou. M trouve la maison froide. Avec Daisy, ils se moquent de moi, l’appellent la maison-musée. Où tout est impeccable. Où l’air n’est pas respirable.

Quand je reçois, je passe ma soirée en cuisine, entrée plat et dessert. Toujours délicieux. Je cherche désespérément le compliment de M. Il arrive à la fin du repas. Il ajoute qu’il n’y avait pas à se donner tout ce mal, une pizza aurait suffi. J’ai envie de lui vider la casserole sur la tête. Je me retiens, me contente d’un regard noir. Nous avons des invités.

 

Raymond arrive avec une bouteille de Colombelle et du saucisson. Je jette le saucisson et attrape la bouteille de blanc. Il me supplie des yeux, comme un enfant à qui l’on vient de retirer son jouet. J’éclate de rire. M, surpris, se tourne vers moi.

 

Je fais visiter la maison à Raymond.

Voici le salon avec mon tapis, c’est ici que je picole, seule, devant la télé. Je m’assois rarement sur le canapé. J’aime l’inconfortable. Les baies vitrées doivent être nettoyées deux fois par semaine. Je suis intraitable sur la transparence.

La cuisine où je cuisine. L’impression de passer ma vie dans cette pièce. Avec vue sur Catalpa, sur mon âme.

La chambre où M ne me touche plus, où je lui en veux de m’avoir été infidèle.

La salle de bains. J’adore prendre des bains mais je n’ai jamais le temps. Pourtant je ne travaille pas, je ne comprends pas où passe tout ce temps.

La buanderie où je stocke Campari, Malibu, mes amis des mauvais jours.

Le couloir qui mène à la chambre de ma fille, dans lequel pas plus tard qu’hier, j’étais allongée sur le sol, après l’avoir giflée et qu’elle m’ait rouée de coups de pied.

La chambre d’amis, toujours vide. La seconde est au rez-de-chaussée, la mère de M y a vécu près d’un an. J’ai toujours l’impression de la sentir. La javel n’y fait rien. Une odeur de fromage, elle en cachait sous le lit, sous ses pieds.

Le bureau de M, où il tente en vain de devenir un écrivain, où il ne pense pas à moi.

Bienvenue à la maison, Raymond. Surtout fais comme chez toi. Ramène ton sourire, il en manque par ici.

 

On s’assied autour de la table. J’ai cuisiné du saumon en papillote. Raymond croit à une blague. Il comprend très vite qu’il n’en est rien, qu’il a intérêt à finir son assiette. Il ne bronche pas. Je lui sers un verre de blanc, histoire de ne pas le traumatiser. M s’intéresse à la vie de Raymond, fait son travail de journaliste, un vrai interrogatoire. Je sens la gêne chez mon ami quand il est question de son enfance. M lui confie que moi non plus je n’ai pas eu d’enfance, que je n’en parle jamais. Qu’il ne comprend pas. J’ai mal, Raymond le remarque. Il reprend la main avec une vanne sur Scarlett et Georgia. On rit. Juste lui et moi. M ne comprend rien. Qui est Georgia ? Qui est Scarlett ? Il ne supporte pas d’être mis hors jeu. Raymond lui explique. J’imite nos poules. M, exclu de notre complicité, me félicite pour la cuisson du saumon. J’éclate de rire. Blessé, il se sert un verre, en silence. Ne pose plus aucune question.

 

C’était une belle soirée. J’ai beaucoup ri, fait beaucoup de bruit. Je n’ai pas pensé aux miettes sur le sol. Je ne me suis pas préoccupée de M.

J’ai senti ses yeux sur mon sourire, toute la soirée.

 

En partant, sur le seuil de la porte, Raymond me dit qu’il a encore faim, qu’une boîte de cassoulet l’attend chez lui. Il m’embrasse la joue et me remercie. Je n’ai pas envie qu’il parte. Lui qui ne m’a jamais blessée. Qui m’attend chaque jour, me tient la porte, ne me juge pas, accepte ma rage, la rend humaine, dédramatise ma douleur sans la renier. Lui qui égaye mon quotidien. Lui. Je ne veux pas qu’il parte. Je le retiens par le bras, l’attire jusqu’à moi. En quelques secondes, ma bouche se retrouve sur la sienne. La sienne est chaude. J’embrasse Raymond. C’est à moi de le remercier. Merci de m’avoir sauvée.

La porte se referme. La soirée est terminée. Le temps passe tellement vite.

Je remonte à ma chambre.

 

M est assis sur le lit, de mon côté, me fait signe de le rejoindre. J’accepte avec une petite appréhension. Quelque chose se passe. M est ici, pas dans son bureau, pas dans ses pensées, ni devant la télé, mais devant moi. Avec moi.

Il me prend la main, relève la tête. Il me regarde, ses yeux brillent. Des larmes sur ses joues. Il ne parle pas mais je sais. Ce soir, il a entendu mon rire. Il lui a manqué. Il s’est rendu compte des années silencieuses. De son absence. S’est souvenu de la femme dont il est tombé amoureux. Elle était là, toute la soirée. Elle a toujours été là. Il l’avait oubliée. Il serre ma main. Ce soir, il m’a retrouvée.

 

Tout s’écroule. En une seconde. Mon monde bâti sur la colère et la rancune. Mon armure, pulvérisée. Ma peau, à vif. Comme avant. Je respire. De l’air, enfin de l’air. Ma bouche s’entrouvre, laisse passer un souffle. Jusqu’à la sienne. Sa bouche, je retrouve sa bouche. Ma mémoire me ramène au premier jour, sa chemise entrouverte de trois boutons et le son de sa voix. Mon cœur s’est mis à battre. J’ai alors compris que ma vie était changée à jamais. L’espoir tant redouté refait sa grande entrée. Tout n’est pas terminé. Tout recommence. Les pulsations partout dans mon corps. Je ne suis qu’un corps. Ne pense plus mais ressens tout. Submergée par ces sensations. Je suis vivante.

Il redevient mon amour. Les M se reforment.

 

M.M.

 

Il lui suffisait de lever la tête et de me regarder. Une seconde, un geste.

Je l’aime, mon Dieu comme je l’aime.

 

Cette nuit-là, nous faisons l’amour. C’est doux. Fort. Animal. Jeune. Immortel. Comme avant. Je reviens à celle que j’étais. J’ai dix-huit ans. Vingt ans. Trente ans. J’ai tous les âges. Je tremble. Il est en moi. Je le retiens. Plus lourd. Plus vieux mais inchangé. Mon amour se répand en moi. Comme avant. Je prends tout. Garde tout. M m’est revenu. Je caresse son visage, pleure sur sa peau. Peau contre peau. Je m’endors en lui, lui en moi.

Pitié, que la nuit soit longue. Que demain n’arrive jamais jusqu’à nous.

 

Demain arrive, M dort à mes côtés. Son visage sur lequel se balade un rayon de soleil.

Demain est là et je me souviens de la nuit dernière. J’ai gardé son odeur.

Demain est là, l’espoir aussi. Je ne suis pas en colère. Pas envie de ranger la cuisine. L’aspirateur attendra. Mon Catalpa ajoute cette nuit à son écorce.

Demain est là, la maison est calme. Je marche sur l’herbe mouillée, m’allonge face au ciel. Merci.

 

Je sors acheter du pain. M et Daisy vont se réveiller et nous prendrons le petit déjeuner en famille. Sur le chemin du retour, je croise Raymond. Le baiser de la veille me revient. Aucune gêne entre nous, je suis heureuse de le voir. Lui aussi. Il semble différent. Comme si la nuit dernière avait été aussi importante pour lui que pour moi. Il s’adosse au mur d’une maison et m’annonce qu’il part. Je ne lui demande pas où ni comment. Je comprends. Raymond part réaliser son rêve. Il a, hier soir en rentrant chez lui, réservé un aller simple pour Los Angeles. Je lâche ma baguette. Envie de le serrer. De le garder. De lui dire que je suis fier de lui. Que j’ai peur sans lui. Qu’il est mon garde-fou. Quand il n’est pas là, je ne ris plus et M ne m’aime plus. Et nos poules ? A-t-il pensé à nos poules ? À moi ? À moi, Raymond. Non, il a pensé à lui. Bravo mon ami. La vie est devant toi, pas derrière. Il me prouve que le monde peut changer. Je peux avoir confiance. Je peux être drôle et admirée. Il m’admire. Mon héros. Je le laisse s’en aller. Grâce à lui, je suis devenue meilleure. Merci, Raymond, infiniment merci.

Je ne dis rien. Je le regarde, lui souris. C’est tout ce dont je suis capable. Lui sourire. Dans la crainte de ne plus y arriver sans lui. À son tour. Nous n’avons jamais été aussi peu bavards, jamais aussi proches. Il me serre dans ses bras. Nous pleurons dans la joie, la peur et l’attente de demain.

 

Demain est là et mon ami s’en va. Plus rien ne sera comme avant.

Ne pas regarder en arrière. Avancer. Chacun vers nos rêves.

Je rentre à la maison.