J’ai un cancer. Il en va de soi. Le cancer devait arriver. Je suis née pour avoir un cancer. Je suis le genre de femme à enfanter un cancer. Après avoir été le cancer de M et de ma fille. Je deviens mon propre cancer. Il est étonnant qu’il ne soit pas arrivé plus tôt. J’approche de la cinquantaine, je suis névrosée de naissance ; j’ai un cancer. Une boule au sein gauche. Là, juste sur mon cœur. Mes angoisses deviennent un cancer. Mon amour devient un cancer. Mon amour risque de me tuer. La voilà, ma sublimation.
Pas au sens figuré. Au sens propre. Comme la blouse du médecin qui m’a annoncé la nouvelle. Vous avez un cancer. Vous allez devoir être opérée sinon vous allez mourir. Vous allez perdre votre sein puis vos cheveux sinon vous allez mourir. Vous allez grossir à cause du traitement sinon vous allez mourir. Vous allez avoir des cicatrices, plus de sensibilité dans le bras gauche sinon vous allez mourir.
Et même avec tout ça, vous risquez quand même de mourir.
Bon.
Je vais mourir ou je risque de mourir.
J’ai le choix.
Je peux refuser le traitement et envoyer ce médecin au diable. Laisser la boule grossir. Faire d’autres boules. Être patiente. Annoncer ma mort à M et ma fille. Connaître le jour de cette mort. L’attendre sagement. Attendre ce qui m’a toujours été promis. Ne plus vieillir. Arrêter le temps. Quitter ce temps qui m’a fait souffrir. Simplement partir. Laisser mon amour se débrouiller. Se répandre partout dans cette maison, sur mon tapis, dans la chair de ma fille, la mémoire de M. Partir avant tout le monde. Ne rien perdre. Si ce n’est la vie.
Ou me battre.
Je n’ai pas choisi. J’ai réagi. Serré les poings, dents, tout. Contracté chaque muscle. Les yeux injectés de sang. La puissance monte et monte. La rage dans la bouche. Je la garde au chaud. J’en aurai besoin. Personne ne me dicte mes actes. Je vais arracher cette boule avec toute la force qui m’a été donnée jusque-là. Je vais gagner cette guerre. La perdre, renoncer, ce serait mourir deux fois.
Ainsi, le cancer fait son entrée dans ma vie.
Ainsi, M et ma fille ont pleuré dans mes bras, sur mon cancer.
Ainsi, j’ai une opération, qu’on nomme ablation.
Ainsi, j’ai une chambre d’hôpital avec télé et TNT.
Ainsi, je me retrouve sans sein. Pour la femme que je suis, l’amour que je me porte, l’affaire n’est pas simple.
Ainsi, les médecins n’ont pas pu tout enlever. La boule que l’on nomme tumeur avait tout un tas de cachettes.
Ainsi, j’entame une chimiothérapie. Tous les mardis. Le mardi devient un mauvais jour.
Ainsi, on me pose un cathéter et une nouvelle cicatrice.
Ainsi, je rentre dans le clan des cancéreux, j’ai été accueillie à bras ouverts.
Ainsi, je vois des gens défigurés, des vies gâchées, des fantômes. Certains sont restés me hanter.
Ainsi, j’ai été choisir une perruque avec M.
Ainsi, M est doux, gentil, attentionné.
Ainsi, ma fille pleure dans les toilettes du lycée.
Ainsi, nous sommes partis au Maroc entre deux chimios. Je me suis baignée sans cheveux et j’ai senti le soleil taper sur mon crâne.
Ainsi, j’ai commencé à m’attacher à mon cancer car il redonnait une chance à ma famille.
Ainsi, j’aurais pu m’appeler cancer, ça m’aurait été.
Ainsi, je suis regardée.
Ainsi, j’ai appris à me maquiller les sourcils. L’hiver, je dors avec un bonnet.
Ainsi, je relance la mode du foulard.
Ainsi, je n’ai pas écrit à Raymond, de peur de lui gâcher son rêve. Je pense qu’il ne reviendra jamais, qu’il a raison.
Ainsi, je délaisse mes fleurs et mes légumes mais je ramène mes poules, devenues de vieilles poules, à la maison.
Ainsi, la chimio ne fonctionne pas. Alors on réessaye.
Ainsi, on me retire également le sein droit. Par précaution. J’ai horreur des précautions.
Ainsi, le Botox ne tient plus sur mon front. J’ai alors assumé mes rides et soulagé Catalpa.
Ainsi, ma vie devient une lutte. J’ai un but, un horizon et une place. Je suis cancéreuse. Je suis une guerrière.
Ainsi, ma fille ne me méprise plus. Elle dort parfois dans mon lit, M dans la chambre d’amis.
Ainsi, je ne me regarde plus dans le miroir. Si par erreur cela arrive, je pleure dans ce même miroir.
Ainsi, ma vie n’a jamais été aussi remplie.
Ainsi, le cancer devient mon métier, mon identité. Je ne suis plus juste femme de M et mère de Daisy. Je suis aussi malade.
Ainsi, les gens sont plus gentils avec moi. Moi-même je suis plus gentille avec les autres et moi-même.
Ainsi M ouvre le champagne. On danse, chante. On fait tout ce que l’on n’a jamais réussi à faire. Être ensemble.
Ainsi, mes doigts sont trop gonflés. Je ne supporte plus mon alliance. M la fait agrandir.
Ainsi M ne me désire plus, prend des maîtresses, mais me serre tous les soirs dans ses bras.
Ainsi, je ne me suis jamais sentie aussi vivante et si proche de la mort.
Ainsi, je ne me plains pas, trop occupée à combattre.
Ainsi, je ris et pleure souvent.
Ainsi, j’ai aussi peur de vivre sans le cancer que de mourir avec lui.
Ainsi, cette période de ma vie est comme une bulle d’air. Toute bulle finit par éclater.
Ainsi, je garde mon attachement au cancer secret. J’ai conscience qu’il n’est pas sain.
Ainsi, je rédige mon testament. Je n’ai rien à léguer.
Ainsi, j’accepte d’engager une femme de ménage qui devient une amie.
Ainsi, le cancer a changé ma vie. Ma vie comme des chapitres. Le premier a été celui de ma rencontre avec M. Avant lui, je ne sais pas. Est-ce que je suis en train d’écrire le dernier ?
Ainsi, je confie à M mon passé de comédienne, mes regrets. Il m’écoute et fait semblant de me croire.
Ainsi, ma fille devient une femme. Je redoute et attends le jour où elle tombera amoureuse. Je devrai être là, elle aura besoin de moi.
Ainsi, le cancer tente de prendre toute la place. D’effacer la mère et la femme. J’oublie mes promesses.
Ainsi, je fais un choix : celui de tenir mes promesses.
Ainsi, le cancer commence à battre en retraite. Sur un scanner, il se fait tout petit.
Ainsi, la bulle finit par éclater.
Ainsi, je suis en vie.
Ce chapitre de l’histoire, si les chapitres avaient eu des noms, se serait appelé : le cancer. Simple, efficace. Une ligne. Avec la vie ou la mort à la sortie.
C’est dans l’après que les choses se compliquent. L’après où je me plains. Où je parle sans cesse du cancer dans l’espoir qu’il m’entende. L’après où la peur du quotidien pointe le bout de son nez. L’après-cancer, où je ne suis qu’une demi-femme en apparence. À l’intérieur, je ne sais plus ce que je suis. Où je ne suis plus calme. Où M me serre moins fort. Où Daisy retourne dans sa chambre. Où je fête mes cinquante ans sans seins. Où mon mari ne m’a pas quittée. Les souvenirs de la maladie, d’une aventure en famille. Nous n’avons jamais été aussi proches et beaux. Dire qu’une fois parti, le cancer ne m’a pas manqué serait mentir. Dire que je n’ai pas eu l’impression d’être une fois de plus abandonnée. Que je ne l’ai pas rappelé, cherché dans mon ombre serait mentir. Je ne suis pas une menteuse. J’ai vaincu le cancer. Je devrais être fière, mais la chose ne me paraît pas exceptionnelle. Scarlett a perdu Georgia. Ma poule a emporté le cancer dans la tombe. La vie m’attend, sans obstacle. Sans obstacle, la vie est toujours plus compliquée.
Je suis seule.
J’ai peur de la mort, presque autant que de la vie.
J’ai en tête et pour seule raison d’être que seul l’amour ne finira jamais.
Chaque matin, la seconde qui précède le réveil, je m’accroche à mon rêve. Un rêve où je suis encore belle, encore femme. Encore un peu. S’il vous plaît, laissez-moi dormir encore un peu. Mes mains montent à ma poitrine. Réveil, tout revient. Les cicatrices gonflent sous mes doigts. À gauche, à droite. C’est plat.
J’aimais mes seins, même s’il m’est arrivé de vouloir en changer. Je les aimais. Ils me séparaient de mon enfance, de mes parents. Je sens encore les lèvres de M sur ma peau, les marques de son désir. J’adorais mes seins. Je cherche, gratte, pleure. Les marques ont disparu. La femme, aussi.
Ils m’ont déclenché la ménopause. Pour mon bien.
Encore une précaution.
Ils m’ont détruite, par précaution.
Avant de faire sa connaissance, elle n’était qu’une menace lointaine. Je pensais lui échapper. Baisser la tête, me faire discrète et passer sans qu’elle me remarque. Je ne fais jamais dans la discrétion. Non, j’ai préféré le cancer. Le panneau clignote. Viens, copine, la voie est libre ! Avec une fanfare, des trompettes, pour attirer son attention. Lui donner envie d’emménager. De faire comme chez elle. C’était tentant, elle n’a pas su dire non. En moins d’un mois, je suis ménopausée.
Je dois m’estimer heureuse, c’est pour mon bien.
Pour mon bien, j’ai des bouffées de chaleur, une bouée autour des hanches, des rides, de la moustache, des insomnies, vertiges. Ma masse osseuse diminue, je me tasse. J’ai la peau d’une vieille. J’ai le corps d’une vieille. Tout qui redescend. Je suis incontinente. Je n’ai bien sûr plus de règles. Je suis sèche comme le noyau d’une prune oubliée sur une table de nuit. Je compare mon vagin à un noyau. Mais c’est une bonne chose, c’est pour mon bien. J’ai toujours adoré les noyaux, il faudra demander à M si lui aussi.
M ne me regarde plus et je le comprends.
Je touche mon sexe. Il est dur et froid.
Rien.
Nada.
Nothing.
Nihil.
Näischt.
Niente.
Nic.
I kekahi mea.
Không.
Nichts.
Finito.
Je peux conjuguer le rien, le « c’est terminé, tu peux te rhabiller et attendre sagement ton heure », dans toutes les langues. Faire de l’humour avec mon malheur. Même avec la meilleure volonté du monde, je n’arrive pas à trouver le bien dans cette histoire.
Personne ne m’a prévenue. Personne n’est venu s’asseoir sur mon lit afin de m’expliquer ce qui allait m’arriver. Personne ne m’a conseillée. Encore moins soutenue. Je n’ai pas eu le temps de regarder ma poitrine, de lui dire qu’elle m’avait sauvée de mon père. Qu’elle allait me manquer, que je la trouvais belle. Non, je ne savais pas qu’elle me manquerait. On connaît le manque, une fois qu’il est trop tard. Personne ne m’a laissé le choix, prendre le risque de garder mon désir, le peu qu’il me restait. Personne ne m’a défini cette ménopause. Les changements qu’elle allait engendrer. L’irréversible.
Non, personne.
On devrait tous avoir le choix de sa vie.
On ne reconstruira pas la femme que j’étais. Celle que je suis, celle qu’il me reste, encore inconnue, demande à être apprivoisée. Je rentre en moi. Un moi dépouillé, mutilé. J’embrasse ce moi, lui demande de me faire confiance. Ensemble nous surmonterons cette tempête.
Catalpa a perdu ses feuilles pendant la maladie. M n’en croyait pas ses yeux. Ils ont voulu le condamner. J’ai enlacé son tronc, scellé un pacte avec mon ami. Il me regarde aujourd’hui, des bourgeons à chaque bout de branche.
Je ne voulais pas mourir.
Je suis en rémission. Période de cinq ans qui succède au cancer, pendant laquelle il peut revenir à tout moment. J’ai donc cinq ans pour décider si oui ou non, je peux et veux vivre ainsi. Le cancer est endormi, je peux le réveiller.
Le nouveau moi est à l’essai.
J’arrive toujours à faire le ménage. En dehors du plaisir qu’ils me procurent, Pshitt-pshitt et Aspirateur me maintiennent en forme. Je me baisse, monte les marches des escaliers, lève les bras, fléchis les jambes, sur la pointe des pieds. J’ai besoin d’exercice, je ne suis pas maniaque, je fais du sport.
D’un point de vue esthétique, je ne ressemble plus à grand-chose. Mon crâne comme le cul d’un poussin. Un petit duvet clair et soyeux le recouvre. J’ai d’ailleurs acheté des poussins pour faire la comparaison et tenir compagnie à Scarlett. M me caresse, comme on le fait avec un chien. Il me dit que c’est doux.
Je suis donc mi-chien mi-poussin ; mi-femme mi-Frankenstein. Je suis indéfinissable. La femme tiraillée entre le monstre et l’animal de compagnie. Je gagne en humour. Il en faut pour supporter ma nouvelle identité. Daisy n’aime pas mes blagues, les trouve glauques. Je préfère rire, au risque de mettre mal à l’aise, que me murer dans le silence et la douleur. L’ironie est une nouvelle arme. M semble l’avoir compris. Il la préfère à ma colère, qui n’est jamais bien loin. Il ne me fait aucune réflexion, se contente de sourire.
Une partie de la passion qui m’animait s’en est allée. Je ne sais pas où, ni si je la retrouverai. Une nouvelle forme de complicité s’installe entre M et moi.
Comme deux survivants, qui s’accrochent tant bien que mal à je ne sais quoi.
La vie, peut-être.
Je me rappelle gamine, après des heures passées dans l’eau, observer le phénomène de la peau fripée sur mes doigts. Penser que j’avais le temps.
Je surveille la peau de mes mains, la boule au ventre.
J’avais huit ans. J’ai un jour eu huit ans. Je n’aurai plus jamais huit ans.
Bientôt, je sentirai l’odeur de la vieillesse sur ma peau. Les enfants refuseront de m’approcher. Ils penseront naïvement qu’elle s’attrape par une bise. Comme je les envie.
J’ai moi aussi été à leur place. J’ai sûrement, moi aussi, été enviée.
Je ne m’intéresse pas au monde. Seuls M et Daisy comptent.
Je me demande si je fais toujours partie de cette famille.
Mon médecin m’a conseillé de rejoindre un groupe de soutien. Pour les vieux et les jeunes cancéreux. Pour apprendre à relativiser. Je n’ai plus de seins et la phobie des doigts fripés. Mais j’ai une bouche, une langue ; je peux parler. Je respire seule. J’ai un estomac, un foie ; mes organes fonctionnent. Je peux manger et boire ce que je désire. Mon mari est en vie. J’ai pu avoir des rapports sexuels. Je suis stérile mais j’ai un enfant. Je peux payer mon café sans demander de l’aide. Je vis dans une grande maison, avec un jardin. Mon matelas est d’excellente qualité, je n’ai pas mal au dos. Certains disent que je suis belle. Mes cheveux repoussent. J’ai les yeux clairs. Je suis lucide.
Cependant, au risque de décevoir, je ne pense pas qu’il y ait de hiérarchie de la souffrance. Sur une échelle de un à dix, cancer ou pas, j’ai toujours oscillé entre le sept et le huit. Le cinq dans les très bons jours. Le neuf dans les pires. J’attends toujours le dix. J’aurais aimé naître différente. À présent, je ne voudrais pas être autrement.
Je ne fais partie d’aucun groupe.
Je rentre à la maison. Je finis toujours par rentrer à la maison.
Je suis pleine de pensées, de rhumatismes et je me demande ce que je vais préparer à dîner. Je pousse la porte d’entrée et j’entends ma fille pleurer.
Pause.
Tic-tac tic-tac.
Boom.
J’oublie mon vieux corps, je n’ai plus de corps. Plus d’âge. Je ne suis plus qu’une chose, une fonction. Là, dans mon ventre, le cri. Je retrouve le sens. Que c’est bon ! Je me déchire. Là tout là-haut. Je sens ses larmes couler. Je suis maman. Pleure plus fort, mon ange. Appelle-moi. Là, en haut des marches, au bout du couloir, dans la chambre aux murs roses que j’ai peints pour toi. Là, dans ce lit, ton corps recroquevillé, sorti de mes entrailles. Là d’où tu viens. Je suis maman. L’eau m’emporte. Un torrent. Je bois la tasse. Chute dans les escaliers. Le plafond s’effondre. Le courant de plus en plus puissant. Plus d’air. Plus de jambe. Les sanglots continuent. Je me noie. Trouve la force de remonter. Mon sang bout. Je monte au sommet. J’arrive, mon ange. M’accroche aux placards. M’enfonce dans les vagues, sans lutte, elles me mènent à toi. J’y suis presque, encore quelques secondes. Je dois saisir la poignée. J’y suis. À travers la porte, je te sens. Tu es trempée, tu as froid, tu mouilles ton oreiller. Les spasmes froissent tes draps. Ta gorge est sèche. Tu es blessée, je suis maman ; je deviens alors toute-puissante. Je m’apprête à frapper. Frapper fort. À défoncer les murs. Faire exploser la maison. Détruire ce monde dans lequel ma fille souffre.
Là, mon ange, je pousse la porte de ta chambre.
Là, ma fille pleure dans son lit.
Là, je connais ses yeux.
Là, ma fille est amoureuse.
Là, quelqu’un a brisé son cœur.
Là, maman est là. Je colle ma bouche à sa joue.
Là, tout doux. Voilà, c’est bien. Doucement…
Son visage est boursouflé, ses yeux crient, se confient. Elle ne me décrit pas la sensation dans le bas de son ventre. C’est dégoulinant. Sale. Elle aimerait l’arracher mais elle ne peut pas. Revenir en arrière. Ne plus se poser toutes ces questions. Elle ne me raconte pas le sang sur sa culotte. Ni son visage, sa voix, sa bouche. À lui. Elle le trouve beau. Elle est allongée, à nu. Elle a froid, elle a peur. Il ne l’a pas regardée. Elle s’est déchirée mais a pensé que c’était normal. L’amour doit être douloureux. C’était sec. Une petite caresse sur la joue, elle s’est accrochée à elle. Elle ne lui a pas demandé, il ne s’est pas protégé. Elle court seule à la pharmacie.
Au lycée, elle raconte à ses amies. Elles sont excitées. Elle leur ment. Elle doit mentir. Elle l’attend. Pas de nouvelles depuis la veille mais un mauvais pressentiment.
Il arrive, pas un regard. Il ne lui parle pas, ne s’assied pas à côté d’elle. À nouveau, la gêne dans le bas de son ventre. Elle souhaite disparaître, ne plus ressentir.
L’amour fait trop mal.
À la récréation, elle s’approche. Les yeux de ses amies sur son dos. Certaines espèrent sa chute. Elle n’est plus qu’à quelques centimètres. Elle retrouve ses grains de beauté. Ses lèvres rouges, toujours humides. Elle le trouve magnifique. Comme elle aimerait le toucher, l’embrasser. Il se retourne. C’est là, encore quelques secondes. Bientôt la claque, elle tend la joue. Se prépare à subir. Accepter qu’il ne l’aime pas. Qu’elle n’est plus vierge. Qu’il ne veut pas d’elle. Elle n’accepte pas. Sa vie s’arrête. Il lui a dit. C’est terminé. Elle retient ses larmes. Il lui demande de partir. Elle obéit. Les lèvres tremblent, la paupière faiblit. Encore quelques secondes, elle supplie son cœur de contenir sa peine. Elle tourne les talons. Il ne la voit plus. Elle disparaît.
Elle se promet de ne plus jamais aimer.
Sa promesse est mouillée.
Je serre ma fille, lui baise le front.
Elle laisse s’échapper un prénom.
Il s’appelle Douglas.
Je vais faire une course, mon ange. Je vais acheter un flingue. Je vais fabriquer une bombe. Claquement de portière. Rétro. J’ai oublié mon foulard. Pas grave, moi et mon cul de poussin, on part en mission. Clé, contact. En route. Vitesse. Vengeance. Vitesse, je suis maman et je vais tuer ce Douglas. Vitesse, flash, deux points en moins sur mon permis. Il m’en restait deux. Suivre mon instinct. Mon flair de louve. Je t’ai promis, mon ange, personne ne te fera de mal. Je suis ton armure. Pour toi, je suis invincible.
Tremble, Douglas. Maman arrive. Maman a le regard noir. La rage dans la gorge. Je ne crache pas. Avale. Renforce. Je suis béton. Je suis une tronçonneuse. Un couteau. Je pense couteau. Je pense tout ce qui tranche et brise les os. Giclée de sang. Pour compenser celui qu’il a fait verser à ma fille. La honte qui va la suivre. Je devrais tous les tuer. Volonté de faire mal à tous ceux qui pourraient lui en faire. La prévenir du M à venir. Être le canif sous son oreiller. Trancher la gorge de celui qui osera la blesser. Je grille un feu. Je n’ai de toute façon plus de permis. Je réfléchis aux tueurs en série, j’aimerais être un tueur en série.
J’arrive à l’angle de son lycée.
Je me revois à la sortie d’un lycée, moins beau, moins neuf que celui de Daisy. Je n’avais aucun style, toujours seule, débraillée. Je n’étais pas assez jolie pour que les garçons s’approchent. Pas assez repoussante pour être la copine moche qui flatte l’ego. Pas assez bizarre pour qu’on parle de moi. Je ne faisais pas assez de peine pour qu’on ait envie de venir me consoler. J’étais transparente. À l’intérieur aussi. Je préférais être seule. Je préparais mon exclusion. J’avais horreur du monde, simplement parce que je n’en faisais pas partie. Des filles se maquillaient et parlaient garçons aux toilettes. Elles se faisaient des tresses dans les cheveux, écoutaient Janis Joplin. J’avais envie de serrer leurs tresses autour de leur cou. Je n’avais aucune copine au lycée. On avait oublié de me faire aimer les livres et la musique. On avait oublié de me faire aimer. On m’avait oubliée tout court.
Puisque personne ne m’aimait, je n’aimerais personne.
J’avais tort.
Des jeunes passent devant ma voiture. Les jeunes ne se souviennent pas. Pas encore. Ils se contentent d’avancer, de créer leur passé à venir. À vingt ans, je ne pensais pas à mes huit ans. La gamine que j’étais n’intéressait pas la femme que je devenais. La gamine que j’étais devait se taire, s’oublier.
Les jours, années, le temps ; tous s’en vont pour me laisser.
Je me sens vieille.
Je repense à celle qui détestait tout et tout le monde. Les regards ne s’arrêtaient jamais sur moi. Toujours sur une autre. Je ne voulais pas être cette autre. Je ne voulais pas non plus être moi. Je laissais les choses se faire, se défaire. La vie me coulait dessus. Je pensais qu’un jour, elle me mènerait quelque part.
Au jour où j’ai rencontré M.
Je me suis intéressée au monde pour lui.
Je me suis intéressée à moi pour lui.
Je réalise avoir perdu quelque chose en chemin, pourtant je n’ai aucun regret.
Douglas sort. Je sais que c’est lui. Lèvres mordues, corps fin, regard sombre, un poète maudit sans poésie. Juste l’apparence. Il est objectivement très beau. Il le sait, chaque partie de lui a connaissance de sa beauté, de l’effet qu’elle produit sur les autres. Dans sa démarche nonchalante, à ses pieds, les larmes de ma fille.
Avant M, je ne pleurais pas. Je pensais avoir épuisé ma tristesse. Être immunisée. Je pensais ne pas être à ma place, ne pas avoir de place. Je pensais ne pas avoir d’odeur, d’ombre. Si je disparaissais, personne ne me retrouverait ; personne ne m’avait trouvée jusque-là. J’avais laissé mon corps à quelques garçons, mon corps ne m’appartenait pas. Qu’ils le prennent, cela n’avait aucune importance. Je regardais mon ventre, mon sexe s’agrandir, sans les reconnaître. Je me lavais, je n’étais jamais assez propre.
J’ai avorté une fois, je n’en ai jamais parlé à personne. Deux cœurs battaient en moi. Je n’ai rien ressenti. L’un des deux cœurs a été aspiré. Moins de bruit. L’infirmière m’a demandé comment j’allais. J’ai haussé les épaules. Je haussais souvent les épaules.
Si je n’avais pas rencontré M, j’aurais tué tout un tas de gens.
J’aurais sauté d’une fenêtre pour sentir une dernière fois le vide et le vent sur ma peau.
Il est entouré de jeunes, tous insipides. Il rit sans regarder dans les yeux. Il est lâche. Passe la main dans ses cheveux. Il est le maître de son monde. Son cercle dont il est le centre. Il fait un signe, dit au revoir. Je suis dans ma voiture. J’appuie sur la pédale.
Accélération.
Je conjugue, le verbe être au passé, présent, futur.
Je freine à quelques centimètres du meurtre. Je sors de la voiture. Il est surpris, apeuré. Le masque tombe, le leader devient loser. Je le fusille des yeux. M’approche, il tremble.
Dans sa peur, je rajeunis. Je l’attrape par le bras. Je suis plus forte que lui, la rage conserve. Je le bloque contre le capot. Il n’aligne pas trois mots. Je le menace. S’il s’approche, touche, regarde, prononce le prénom de ma fille ; je le tue. Si j’apprends qu’il s’est moqué d’elle, qu’il a parlé d’elle ; je reviens, ne freinerai pas ; je le tue. S’il ose rigoler, une fois que j’aurai le dos tourné, je fais demi-tour ; je le tue. Il n’est rien. Il ne la mérite pas. Dans quelques années, quand elle sera loin, lui toujours au même endroit, il repensera à ce moment. À jamais le centre d’un cercle vide. Il peut commencer à se ronger les ongles. Je le pousse. Je remonte dans ma voiture et reprends ma route.
Accélération.
Ma fille va me détester, nous allons sûrement devoir la changer de lycée.
Je me sens bien. Je n’ai pas vieilli en fait.
J’étais.
Je suis.
Je serai.