Les mois, années défilent. Les fleurs et les légumes poussent. Comme Daisy. Ma fille est une adolescente. Le caractère se forge. De même que ses fesses et sa poitrine. Elle refuse toute forme d’autorité. Elle me répond. Je la gifle. Elle pleure, me déteste. Je suis méchante avec elle, son père, tout le monde. Il n’y en a que pour mon jardin. Elle le déteste lui aussi. Elle piétine les tomates cerises. Je la gifle. Ma main part de plus en plus vite. De plus en plus fort. Elle va pleurer auprès de son père. M est heureux d’avoir une alliée dans cette maison.

 

Il n’arrive pas à écrire, prend du poids, rumine dans son bureau. Il fait des compromis. Pas de littérature. Pas de lumière. Juste un compte en banque qui se remplit. Nègre pour des célébrités qu’il méprise. Jacques Dessange. Yves Rocher. Michel Drucker. La dernière en date était Loana. Je la connais bien, Loana. J’ai questionné M. Il s’est moqué de moi. C’est ça, va regarder tes émissions débiles et laisse-moi écrire. Il me reproche de ne pas travailler, me rabaisse. Il n’avait jamais été frontalement agressif avec moi. La frustration de l’écrivain qui n’écrit pas. Il devient aigre, a l’alcool mauvais les soirs où la page blanche devient trop lourde.

Alors mon amour, qu’est-ce que ça fait ?

Une certaine partie de moi se complaît dans cette situation. Je me venge.

Une certaine partie de moi est soulagée. J’avais raison, je le connais mieux que personne.

Une certaine partie de moi pense gagner alors qu’elle se perd un peu plus chaque jour.

 

Bienvenue dans mon monde. Il n’y a aucune pitié dans ce monde.

 

Quand nos disputes font trembler les murs, quand seuls les reproches et l’amertume nous animent, quand les verres se vident et se brisent, ma fille se réveille pour redevenir une enfant. Elle serre sa peluche, allume la lumière. Mon ange a toujours peur du noir. Elle se lève. De sa chambre à la cuisine, au drame. M, la tête dans ses mains, accablé par les cris et mon manque de compassion, relève la tête vers sa fille. En un regard, il la prend à partie.

M a raison. M a toujours raison.

 

Nous élevons Daisy dans les cris et la culpabilité.

Je me demande si je suis une mauvaise mère.

 

Je ne suis pas comme les autres mamans. Celles qui ne se maquillent pas, n’aboient pas, ont un métier, ne se gavent pas de cachets, prennent des douches tous les matins, respectent leur mari. Pour lesquelles un potager n’est qu’un potager. Préfèrent la gym à la boxe. L’harmonie à la tragédie.

Ces mamans-là ont la bise facile, toujours la caresse à la main. Ma fille baisse les yeux. Je suis égoïste. Ma fille aimerait que je sois différente. Que je retourne m’asseoir tranquillement sur mon tapis, chez la psy, apprenne à rester silencieuse quand il faut l’être. À être une mère comme toutes les autres.

 

Mon ange, tu ne vois donc pas ?

Dans cette maison vide, sur ce tapis, je ne suis plus mère. Juste une ombre.

Tu as peur du noir, mon ange.

 

Daisy a les lèvres qui tremblent, le regard noir. La haine. Ma fille me déteste pour ne pas pleurer. Il est tard, retourne te coucher. Ferme tes grands yeux et pleure dans ton sommeil. Évacue. Déteste-moi. Il te faut une coupable. Console ton père. Il te faut une victime. Par deux. Toujours par deux. Le mensonge et la vérité. La gifle et la caresse. La vie et la mort. Un père et une mère.

 

Pas l’amour.

L’amour ne fait qu’un entre nous.

L’amour même dans la colère continue de grandir.

 

Demain tu deviendras femme et ce jour-là, tu comprendras. La vie fait des ravages. Tu seras en première ligne. Insulte-moi. Crache au réveil. Sors tout, ne garde rien. Dans ta colère, tu puiseras ta force. Il te faut une armure. Prends-moi. Je serai ton bouclier. Apprends de mes erreurs. Traite-moi de pute. Ta haine est noble. Ta haine est belle. Grandis mais ne vieillis pas. Ne durcis pas. Déteste-moi plus fort. Je ne disparais pas, je suis derrière toi.

T’aimer est mon cadeau ; m’aimer est ton fardeau.

Dans ta haine, je fais de toi une guerrière.

 

Ma fille retourne se coucher. M à son bureau.

Je sors m’asseoir sous mon Catalpa.

J’attends ce demain. Je supplie ce demain.

 

Demain, je vais au jardin.

Leborgne, toujours au meilleur de sa forme, me file un coup de main. Ainsi que quelques gamins de l’école du village, accompagnés de retraités.

Je regrette mes tête-à-tête avec Leborgne et mes betteraves. Je pouvais parler librement de M, de la graisse qui se loge autour de sa taille. De ma satisfaction quant à son manque d’inspiration. De mes inquiétudes concernant Daisy. Je pouvais être mauvaise et vulgaire. Je pouvais être moi.

 

Je me sens plus seule en présence d’autrui et c’est un problème.

 

Je montre comment planter et bêcher aux enfants, ramène les chips et les olives pour l’apéro.

J’attends l’apéro.

L’apéro, ô joie !

Le Picon, ô délivrance !

 

J’amuse Raymond. Ce qui m’arrange car il est le seul à ne pas m’irriter la rétine.

Mécano, communiste, suziste, frontiste, viandard, pas compliqué pour un sou. Il adore les tickets à gratter simplement pour gratter. Il se fout de gagner, a toujours perdu, ce qui fait de lui mon gagnant. Il est arrivé il y a une semaine, a senti l’odeur du Picon. Raymond et sa voix rauque abîmée par Marlboro. La clope c’est mauvais. Rien à foutre. Raymond c’est moi en homme, avec vingt ans de plus et les mains dans le cambouis.

Raymond, seul être capable de me contredire sans me blesser. Il trouve que j’exagère avec M. Moi qu’il a les fesses qui pendouillent. Freine sur la picole et va faire un footing. C’est la reine de l’apéro qui parle.

Qui l’aurait cru ? C’est en plantant des carottes que j’ai rencontré mon ami. Dans ce village que je hais, que lui adore. Là où tout nous sépare, tout nous rapproche. En moins d’une heure, je me suis sentie moins seule qu’en trente ans.

 

Je souris.

 

M, plus amer que Campari, est jaloux.

Donc jaloux pour la première fois de sa vie, d’un retraité parfumé à l’andouille. Il n’est jamais trop tard. Le rire devient jaune. Il n’a pas le droit d’être jaloux. La voie du sourire était libre. Il suffisait d’un geste, d’un regard. Je jure qu’il aurait été radieux. Pas un petit sourire mais un rayon laser. Un de ceux qui déciment tout sur son passage.

Il aurait été puissant ce sourire, si seulement M me l’avait soufflé.

 

J’ai retenu la leçon. Je prends ce qu’on me donne. Je prends Raymond, ses blagues aussi foireuses que ses pets. Son humour aussi noir que mes nuits. Sa gentillesse aussi puissante qu’un moteur de Bugatti. Il ne me juge pas, ne m’accable pas. Il ratisse à mes côtés. Apaise ma langue fourchue. Il me fait du bien.

Je prends ce qui me fait du bien.

 

Il m’invite à dîner. Personne ne m’invite jamais à dîner. J’ai ressenti un pincement en acceptant, c’était fort. Je crois que c’était de la joie. Il a un petit pavillon à deux rues du cimetière, payé avec sa retraite de garagiste. C’est simple, pas de chichi. Une table, quatre chaises, un canapé, une télé, un lit. Il se fout du joli. Il a tout misé sur son frigo américain, l’engin à glaçons. Parfait pour l’apéro. Toujours trois glaçons dans son Ricard. Je préfère la mauresque. Une boisson de fillette. Raymond aime le brut, le pur et les voitures. Son garage fait deux fois la taille de sa maison. Il l’a fait construire pour loger ses bébés. Une vieille Jaguar, une Mustang et une Twingo pour aller faire les courses au Lidl. Il sort les deux autres pour les grandes occasions. Pour m’emmener au restaurant. J’ai choisi la Mustang. Je n’y connais rien en voiture. Raymond aime m’apprendre, me raconte des anecdotes. J’en comprends la moitié mais j’adore quand ses yeux pétillent.

 

On roule jusqu’à un bistrot, dans le village d’à côté. Le Cannibale porte bien son nom. Du bœuf à toutes les sauces, des frites à volonté et un beau saladier de salade verte. Cet endroit ressemble à Raymond. Il est simple et généreux. Je m’émerveille devant la déco qui n’a rien de folichon. Nappes à carreaux et vieux posters aux murs. J’adore les nappes à carreaux. Si si, je te jure, Raymond ! Merci Raymond. Tu me fais voyager. Tiens je vais commander une entrecôte. Du pâté en entrée ? Allez !

 

Je lui raconte ma rencontre avec M. Comment mon cœur s’est emballé, ne s’en est jamais remis. Puis la suite. J’avoue même le meurtre de Teddy. Il a tapé du poing sur la table. Que j’aie envie de tuer M, les passants dans la rue, n’importe qui pour n’importe quoi, pas de problème. Mais les animaux, non. Raymond ne ferait pas de mal à une mouche. J’ai zappé le génocide des fourmis.

On dépose nos entrecôtes sur la table. Raymond, le protecteur des animaux, enfourne la première bouchée, bien saignante. Ferme les yeux et sourit. Une gorgée de rouge, le paradis.

 

Il n’a jamais été marié. A déjà été amoureux mais n’a pas perdu la tête. Pas d’enfants et il regrette. A été à vingt ans aux États-Unis. San Francisco et Los Angeles. Il en parle avec des trémolos dans la voix. Il n’aurait jamais dû rentrer mais sa mère était malade. Mon ami a le sens du devoir et de la famille. Sa mère est morte et il n’est jamais retourné aux States. Aujourd’hui, il rêve de faire la route 68 en décapotable. Mais son garage, sa maison, son village et ses apéros…

Crétin ! Ne te cache pas derrière ton steak. De fausses excuses. La peur, la voilà la vraie raison. Peur du changement. De quitter ton lit, tes habitudes qui te tiennent chaud la nuit. Peur du frisson. De l’inconnu.

Les habitudes sont terribles.

 

Je me suis habituée à la douleur, à l’idée de la mort ; persuadée qu’elle était la solution. J’avais tort.

Raymond, tes yeux, ta voix, les fleurs qui grandissent comme notre amitié me prouvent le contraire. J’ai le droit de sourire, de m’extasier devant un bout de viande. Je m’habitue à ces petits plaisirs. Je te dis merci. Mais même si je suis attachée à nos moments, qui sont pour moi des respirations, je te supplie de réaliser tes rêves. De partir. Regarde, je deviens altruiste.

Tu me rends humaine, mon ami.

 

Je lui parle du père de M. De la dernière fois où je l’ai vu. Allongé, blême, fardé, dans son petit cercueil en acajou. Il avait sûrement des rêves. Même les cons ont le droit de rêver. Il les a laissés se perdre sur le sol de sa cuisine. J’ai pleuré ce jour-là, pas pour lui, pas pour M, mais pour moi. Un jour, je finirai comme ça. J’étais terriblement triste et décidée à agir. J’ai été me coucher avec les promesses d’un monde différent.

Le lendemain, les promesses avaient disparu, et j’ai été préparer le petit déjeuner.

 

Raymond me regarde penser.

Je rêve d’exister pour quelqu’un. Il me prend la main. Les yeux plongés dans les miens, me murmure que j’existe pour lui. Je ne tiens pas le regard. Il comprend. Quelqu’un, ce n’est pas toi, l’ami. Je rêve d’être éternelle.

Mon éternité ; être aimée par M.

 

On finit la bouteille. Puis deux cognacs. Je pose ma tête sur son épaule, lui sa main sur la mienne. Restons encore quelques instants. Un peu de chaleur. Je me blottis dans le creux de sa nuque. Ça va aller… Encore un moment, tout ira bien.