I

 

Je suis le fruit, né sous de mauvais auspices, d’une grossesse hystérique et, chose surprenante, je suis peut-être bizarre, mais pas hystérique. Je suis plutôt calme, en fait ; d’un calme plat, diraient d’aucuns. Je suis grand, ai la peau noire, et offre aux yeux du monde l’apparence de M. Sidney Poitier, ce que ma pauvre mère dérangée, et désormais défunte, n’aurait pas pu savoir lorsque, à ma naissance, elle me nomma Pas Sidney Poitier. Je suis né à l’issue de deux ans de gestation hystérique : qui sait ce qui se passe dans la tête d’une femme enceinte, si longtemps plongée dans l’attente. Deux ans. Du moins est-ce ce qu’on m’a raconté.

Dans sa triste version abrégée, voici cette longue et triste histoire, telle que je l’ai reconstituée : ma mère, dont nul n’ignorait le désir d’enfant, le côté loufoque et l’ostensible célibat, annonça un beau jour aux voisins, proches et moins proches, qu’elle était enceinte. Tout le monde hocha la tête, avec à-propos, la sympathie que l’on peut imaginer, et une condescendance dont une certaine bienveillance relativisait toutefois la radicalité. Quelle ne fut pas leur surprise, mêlée d’horreur pour certains, de confusion pour tous, quand le ventre de ma mère se mit à enfler. De l’avis général, il atteignit des proportions considérables mais, à l’issue des quelque neuf mois habituels, pas l’ombre d’un bébé. Cette grossesse menée à terme, et bientôt au-delà, bien au-delà du terme, intervenait après deux fausses couches, lesquelles, ayant suscité moult commentaires et plaisanteries, avaient largement ouvert la voie au doute. Dix, onze, douze mois plus tard, la peau brune du ventre restant tendue comme un tambour, sur ce que beaucoup prenaient pour un ballon de volley, tous comprirent que ma mère dérangée, nonobstant la théorie du ballon de volley, souffrait derechef d’une grossesse hystérique, ou plus exactement délirante, voire qu’elle s’en rendait coupable. Vingt-quatre mois plus tard, je venais au monde, et pas franchement sans bruit, en plus : ma mère, aux prises avec cette urgence, réveilla le voisinage, d’abord en donnant des coups dans le mur avant de se mettre à hurler comme un coyote, de sorte que ma naissance fut gratifiée tant d’un beau succès d’audience que des archives afférentes grâce à quelques témoins en état de choc qui firent le récit de l’événement à des multitudes tout aussi choquées, mais, dans l’ensemble, indifférentes.

Comme on peut s’en douter, l’accouchement lui-même ne fut pas dénué de quelque hystérie. Les gémissements de ma mère alertèrent une voisine, qui en appela une autre, et bientôt elles furent trois, pelotonnées comme des conspirateurs devant les jambes largement écartées de ma mère, à scruter ses parties génitales, convaincues qu’il n’en sortirait rien. L’une émit l’idée de faire venir le médecin qui vivait plus bas dans la rue, et s’exécuta. Le petit homme arriva en se dandinant, grognon et l’œil chassieux, et s’enquit, non sans pertinence “Vous en êtes à combien de semaines ?

— Cent quatre”, fut la réponse de la première voisine.

Information qui fut confirmée par l’assemblée au complet, ma mère y comprise, dont les paroles exactes furent “Beaucoup trop !” Puis elle hurla “Garez-vous, les filles ! Deux ans qu’il se forme, et le voilà qui arrive !”

Entre deux nappes de brouillard éthylique, le médecin se dit qu’elles étaient toutes cinglées, au contraire du petit tas des voisines convaincues que ma mère seule l’était. Exhumant son stéthoscope, il ausculta longuement le ventre. Se redressant, il déclara “Cette femme va avoir un bébé.”

Nouveau hurlement de ma mère.

“Je dirais même que c’est imminent.

— Voulez-vous que je mette de l’eau à bouillir ? offrit l’une des voisines.

— Pourquoi pas, fit-il. Un petit thé me ferait du bien.”

Mais ma venue n’était pas aussi imminente que ma mère l’eût souhaité. Le travail se poursuivit durant une quarantaine d’heures, qui virent défiler un cortège de voisins curieux, buvant du café, mangeant du pop-corn, chacun y allant de son commentaire sur l’étrange période de gestation, l’existence, plus étrange encore, d’un bébé. Le médecin regrettait amèrement qu’on l’eût appelé car, quoiqu’il eût prêté le serment d’Hippocrate, il voyait bien des choses plus agréables à faire, en particulier finir la bouteille qu’il avait laissée derrière lui. Mais les voisines finirent par s’approprier la cuisine pour y préparer quantité de nourriture qu’il trouva à son goût. De fait, je finis par jaillir au grand jour, même si le verbe jaillir ne semble guère approprié, dans la mesure où mes grands pieds sortirent d’abord, ma tête énorme en dernier, mes cinq kilos au complet, déchirant presque le corps de ma mère, et le tout dans une grande lenteur. Ses cris, en bonne et due forme, emplirent la rue.

La naissance stupéfia l’ensemble de la communauté, ma mère plus que tout autre, sans doute, qui voyait en ma naissance rien de moins que l’immaculée conception. Des équipes de journalistes vinrent de San Diego, ainsi que deux ou trois universitaires spécialistes de sociologie et de biologie, pour jeter un coup d’œil au prodige. Selon moi, l’hypothèse la plus tenable est que ma mère, en proie à une grossesse nerveuse, se débrouilla, vers le quatorzième mois, pour trouver les organes sexuels de mon père et en faire bon usage, le terme “père” étant à prendre au sens strictement zoologique, bien sûr, qu’il fût ou non Sidney Poitier, et se retrouva enceinte pour de bon, assurant ma présence. Vingt-quatre mois in utero devint la légende locale, si bien qu’enfant, on m’appelait rarement par mon nom étrange de Pas Sidney, mais plutôt Elephant Boy, ou parfois Late Nate, voire, une fois, Ready Freddy : ce nom-là, qui m’avait été donné par un garçon originaire de l’Ohio, je ne l’ai jamais compris.

Ma naissance fut, au mieux, pénible, au pire, un véritable enfer, une expérience terrifiante, en tout cas, une expérience de mort imminente pour ma mère et de vie imminente pour moi. L’idée que sa grossesse n’avait pas à finir dans tant de souffrances devint chez elle une obsession, laquelle lui fit entreprendre une campagne, qu’elle mena avec une farouche détermination, contre la naissance vaginale. Notre maison ne désemplissait pas de tee-shirts et d’affiches arborant pour tout slogan, au-dessus d’un vagin encerclé et biffé, l’acronyme UMPC, pour Union des mères pour la césarienne.

Bien que ma mère, qui avait pour nom Portia Poitier, fût totalement et sans conteste folle à lier, elle n’était pas sans ressources. Peut-être qu’elle avait simplement eu de la chance, je ne le saurai jamais, et, par conséquent, vous non plus. Quand j’avais deux ans, elle investit jusqu’à son dernier centime dans une société peu connue, la Turner Communications, qui devait devenir Turner Diffusion. C’était en 1970. En comptant jusqu’à son dernier centime, elle arrivait à la somme de trente mille dollars environ, issue pour l’essentiel d’un remboursement d’assurance à la suite d’un accident d’ascenseur survenu quand elle travaillait pour la compagnie de télécommunications : une sacrée somme, à l’époque, et, dans notre quartier, une véritable fortune. Et qui se révéla suffisante pour lui assurer une richesse aussi scandaleuse qu’ignoble, embarrassante. Mais qui n’eût été à ce point ignoble que si sa vie s’était prolongée. C’est moi qui héritai de sa richesse ignoble et démentielle. Elle possédait un si grand nombre d’actions que Ted Turner en personne vint lui rendre visite peu avant sa mort. J’avais sept ans. Je me rappelle le petit homme fébrile faisant irruption dans la maison tel un pâle tourbillon de paroles à moustache.

“Salut, jeune homme, lâcha-t-il à toute allure, avec son accent du Sud, inquiétant et attirant tout à la fois. Tu m’as l’air d’être un brave petit gars.”

Je me tenais sur le perron de la maison quand il était arrivé, juste après le passage de deux jeunes voisins à vélo, qui m’avaient lancé “Hé, Elephant Boy, elle est où, ta trompe ?” Ma mère, qui avait plus d’une fois parlé à Turner au téléphone, l’appelait Teddy.

Les voisins scrutaient le moindre de nos gestes depuis leurs cours et par les fenêtres. Ma mère, non par manque de confiance, mais par tempérament, avait protégé sa fortune, ne dépensant pas plus qu’il n’eût semblé normal. La nature de ses véritables dépenses tendait à échapper au regard extérieur : livres, musique, cours de langues, bonnes chaussures, solides et pratiques, et donc les plus laides qui soient. Elle pouvait dépenser des centaines de dollars pour une paire de chaussures dont nul ne pensait qu’elles pouvaient en valoir plus de trente. Mes chemises oxford bleu et blanc venaient tout droit de Savile Row, à Londres, me disait-elle, sans que je comprenne ce que ça changeait. Tout ce que je savais, c’est que je les détestais, ces chemises que j’étais seul à porter, appelant de mes vœux quotidiens un tee-shirt, un polo, n’importe quoi.

Turner fit claquer sa langue contre ses dents d’une blancheur irréelle et jeta un regard sur le quartier alentour. Il semblait bien dans sa peau, ce qui me mit à l’aise par rapport à lui. “Sacrée femme d’affaires, ta mère, mon gars, sacré sens des affaires.” D’un coup de pied, j’écartai deux ou trois jouets du milieu du plancher. “C’est des Lego ? J’adore les Lego. J’en avais pas quand j’étais môme. Juste un meccano. T’en as sûrement jamais vu. Je me coupais les doigts jusqu’à l’os, y avait du sang plein les petites vis et les petits boulons. J’ai toujours adoré construire. Ça serait pas des brownies, cette odeur que je sens ? Me dis pas que ta mère sait aussi faire les brownies ! C’est pas un régal, quand ils sortent juste du four, bien chauds, encore tout collants, avec cette odeur qui monte aux cieux ? Du chocolat plein les vis et les boulons. Ouais, sacrée femme d’affaires, ta mère.” Voilà le genre d’homme que c’était ; je dois dire que je l’aimais bien, qu’il aimait sincèrement ma mère, et trouvait formidable la foi qu’elle avait montrée en son entreprise. Elle l’aimait bien aussi, l’appelait Teddy, comme je l’ai dit. Quand il lui demanda pourquoi les gamins m’appelaient Elephant Boy, elle répondit qu’ils étaient jaloux. Il me regardait tout en mâchouillant son brownie, apparemment satisfait de la réponse.

“Dites-moi, Portia, c’est quoi, ce nom, Pas ? demanda-t-il.

— Pas Sidney”, corrigea-t-elle.

Momentanément désarçonné, Turner hocha sa grosse tête et dit en riant “Ah, ça y est, j’ai pigé.”

Ce fut alors au tour de ma mère de paraître troublée. Je n’ai jamais connu l’histoire de mon nom. On aurait pu imaginer que ma mère avait jugé notre nom de famille, si rare fût-il, susceptible de créer la confusion avec Sidney Poitier, l’acteur, et opté pour Pas Sidney Poitier. Mais son expression troublée me donna à penser que mon nom n’avait rien à voir avec l’acteur, que c’était pure invention de sa part, sans considération aucune du monde extérieur. Le nom lui avait plu, ça suffisait.

Ma mère mourut peu de temps après la visite de Ted Turner. Une maladie vint la frapper. C’est ainsi qu’on me présenta la chose. Une maladie est venue frapper ta mère. Au bout de quelques semaines, la mort venait la frapper à son tour. Elle disparut dans son sommeil et on me dit que c’était bien ainsi, sans souffrance ni douleur. Même alors, je me demandai en quoi “c’était bien ainsi”. Nous étions sans famille et aucun des voisins ne risquait d’accueillir l’abject rejeton de la folle, fruit d’une si étrange et probablement démoniaque gestation. S’ils avaient su que je valais des millions de dollars, Elephant Boy aurait pu devenir un peu plus séduisant, mais ils l’ignoraient, et ne l’auraient pas cru si je le leur avais dit, ou n’importe qui d’autre d’ailleurs, Ted Turner compris.

Ted Turner : deuxième apparition. Turner voyait l’investissement de ma mère dans son rêve entre-preneurial comme un symbole, comme un porte-bonheur, car, à sa façon, ma mère représentait cette personne du peuple, sinon ce prolétaire, qu’il voulait voir touchée par son monde de médias, fût-ce de la façon la plus tangentielle, tandis qu’il s’acheminait vers une richesse aussi colossale qu’obscène. Quoi qu’il en soit, Turner fit son apparition et, à la stupéfaction des habitants du quartier et de la ville entière, m’emmena vivre avec lui à Atlanta. Dire que j’ai vécu avec – ou ai été élevé par – Turner peut prêter à confusion, car c’est faux tout simplement. Ou pas si simplement que ça. J’ai vécu dans l’une de ses résidences, en grande partie livré à moi-même, un moi-même qui se cherchait. Composé de femmes noires pour l’essentiel, le personnel faisant fonctionner la partie de la maison où je vivais préparait mes repas, subvenait à mes besoins, et mes professeurs, des femmes noires pour l’essentiel, venaient à domicile faire mon éducation. Je ne voyais presque jamais Turner ni sa famille, même si pendant une période, à la puberté, je me trouvai un poste d’où observer en secret sa femme, Jane Fonda, faire ses exercices d’aérobic sanglée dans un justaucorps à côté de la piscine. Ses côtes saillaient sous le lycra et je ne me sentais pas qu’un peu excité, sans pour autant avoir le béguin pour elle.

Il faut reconnaître à Turner que lui-même se sentait mal à l’aise dans le rôle du gentil Blanc fortuné qui prend le pauvre petit Noir sous son aile. La télé était polluée d’exemples de ce schéma, et il n’était nul besoin d’être un génie pour en comprendre le caractère discutable. Toutefois, ma situation était légèrement différente en raison de l’immense richesse que je devais à l’affairiste sagacité de ma mère.

J’étais censé être libre de prendre les décisions relatives à ma vie. Le personnel était dirigé par une femme sculpturale originaire de Sainte-Lucie. Ayant décidé que j’étais bien gentil mais un peu long à la détente, Claudia me fit comprendre, en plus d’une occasion, avec son regard perçant sous son énorme afro, qu’on lui avait bien stipulé que c’était moi qui réglais les factures, de ma poche, et pas Ted Turner, qu’elle travaillait pour moi, pas pour lui, qu’elle avait pour tâche de me satisfaire moi, pas lui. Elle appréciait la vérité de la situation ; je le voyais à une certaine inclinaison de l’afro. Les deux femmes qui s’occupaient avec elle de la partie de la maison dans laquelle je vivais l’appréciaient aussi. J’avais pour professeurs une troupe de jeunes femmes de Spelman College*, qui voyaient en moi soit un enfant parfaitement adorable soit un répugnant paria, une pathétique abomination sociale qui pouvait bien jouir de quelque considération mais ne méritait pas vraiment qu’on s’en occupe. Sauf une certaine Betty, socialiste acharnée, qui m’aimait bien, prenait plaisir à me donner des leçons, surtout avec l’argent que j’avais à claquer, du vrai argent, disait-elle, avec une franchise qui m’inspirait confiance. Un jour viendrait peut-être où j’utiliserais ma richesse pour de bon, imaginait-elle. Elle avait toutefois du mal à accepter que je réside chez Turner. J’avais onze ans quand je lui dis que je payais un loyer et n’étais donc pas le moins du monde à la charge de Turner. Dans la pratique, je payais un loyer, mais l’argent était redirigé vers moi par une quelconque manipulation boursière. Je comprenais le concept, à défaut du détail des opérations. Betty aimait en moi ce côté un peu précoce. Elle fut mon premier amour, même si je ne pus jamais l’imaginer faisant de la gym sur de la musique disco, comme j’imaginais Jane Fonda. Betty disait d’elle-même qu’elle avait de “gros os”, et à mes yeux elle était plutôt rondelette, mais je la trouvais superbe.

Elle m’apprit tout sur Marx, Lénine, Castro, les maux affectant la démocratie américaine, la chute de l’Empire romain, et de l’Empire britannique, à la faveur de l’effarement prévisible causé par l’absence d’affection des peuples colonisés envers le colonisateur. Elle m’enseigna que l’Amérique prêchait la liberté mais ne tolérait pas la différence. D’ordinaire, elle me racontait tout ça en se gavant de gros sandwiches de chez Hardee’s dégoulinants de graisse, et de poulet de chez Popeye’s plus dégoulinant encore. Tout en s’essuyant régulièrement la bouche elle répétait avec un soupir “C’est pour ça que j’ai de gros os”, avant d’éclater de son gros rire, aussi sonore qu’attachant.

“Les multinationales et l’industrie de la défense, ces salopards cupides, la voilà, la vraie puissance de ce pays, déclarait-elle. Les médias, le pétrole, et eux ce sont les agents, ceux qui facilitent les transactions. Les politiques, c’est rien que des pions, pour nous faire croire qu’on a le choix et un semblant de pouvoir.”

Je me frottais l’épaule sous l’étoffe rêche de ma tenue de karaté. Un garçon plus grand que moi m’avait rossé la veille et j’attendais l’arrivée, comme d’habitude un jour trop tard, de mon maître en arts martiaux.

“Ted est dans les médias, lui fis-je remarquer.

— C’est bien ce que je voulais dire.” Son regard balaya la pièce comme pour s’assurer que personne n’écoutait. “C’est justement le genre de pestilence, de poison, de parasite pernicieux dont je parle.” Elle cédait souvent, sans raison visible, à cette étrange insistance allitérative, que je trouvais pittoresque.

“Moi je l’aime bien.

— Tu n’es qu’un enfant.

— Il t’aime bien.”

Elle s’arrêta net. “Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— C’est lui qui l’a dit.

— Quand ?

— Je ne sais plus.

— Qu’est-ce qu’il a dit exactement ?

— Il a dit « Tu sais, Pou-ah, elle me plaît, cette prof avec ses gros os. »” J’imitai l’accent du Sud de mon mieux, sans grand succès. Je fus déconcerté de voir Betty si heureuse. “Et toi aussi, tu l’aimes ? demandai-je.

— Sûrement pas, Pas. Cet homme, c’est le diable. Fais attention avec ce Blanc. Avec tous les Blancs, en règle générale.

— Pourquoi tu dis que c’est le diable ?

— Petit frère, tu n’imagines pas, mon pauvre. Les billets sont verts, on est noirs et le diable est blanc. C’est tout ce qu’on sait et tout ce qu’il faut savoir. Fais-moi confiance, moi, ta grande sœur aux gros os.

— C’est juste que je ne vois pas pourquoi d’être blanc en fait le diable. Ma mère l’aimait bien. Elle était plus futée que toi. Moi, il me plaît. Et tu lui plais.

— Arrête avec ça.” Elle fouilla dans son sac, en tira un bonbon dont elle ôta le papier. Elle le mit dans sa bouche sans me quitter des yeux. “Pourquoi tu t’entêtes à répéter que je lui plais ?

— Je ne l’ai dit que deux fois.

— Eh bien ça, mon Pas, ça s’appelle une répétition. Je n’y crois pas. Franchement, après tous mes efforts acharnés, zélés et acharnés, on pourrait espérer que tu le saches.

— Tu as dit deux fois « acharnés ».

— Sûrement pas.

— Tu veux dire « sûrement pas » ou « sûrement, Pas » ?

— Je n’ai sûrement pas dit « acharnés » deux fois, Pas.”

Je n’insistai pas, mais ne m’en sentais pas moins puissamment troublé.

“D’ailleurs, ajouta-t-elle, tu as dû mal comprendre ses paroles.” Elle cala ses gros os dans le fauteuil. “Qu’est-ce qu’il a dit exactement, expressément, explicitement ?

— Il a dit, répétai-je, moi qui avais horreur de me répéter, « Tu sais, Pou-ah, elle me plaît, cette prof avec ses gros os. »”

Elle mordit dans son bonbon. Un caramel, je crois. “Pourquoi il prononce ton nom comme ça ?

— Je ne sais pas trop”, répondis-je, et c’était vrai. J’imaginais qu’à ses yeux, Pas était un vrai prénom, et qu’il ne pouvait se résoudre à cette seule et unique syllabe dont il se composait et que, donc, ça devenait Pou-ah, de la même façon que Dieu devenait Di-yeuuuu dans la bouche de l’évangéliste qui officiait dans les rues du centre de Decatur.

*

Par un beau jour ensoleillé, j’étais assis avec Turner dans le jardin reliant nos parties respectives de la demeure ; il se répandait en litanies de chiffres et en théories sur la télévision, sans se soucier le moins du monde de savoir si je comprenais ou pas. De mon côté, j’appréciais ces discussions unilatérales, que je jugeais d’une importance cruciale pour mon éducation.

“C’est vrai que notre part de marché n’est pas énorme en ce moment, mais la résistance de notre bon vieux pays finira par triompher. Elle triomphe chaque fois. Ça n’est qu’une guerre d’usure et, si nous maintenons notre position, nous allons identifier la brèche et, ma foi, le tour sera joué. Mais on peut pas se contenter de diffuser les infos et Laurel et Hardy.” Il se tourna vers moi. “Et puis quoi, bon sang, fiston, qui peut se permettre de produire de nouvelles émissions merdiques, qui est-ce que ça peut tenter ? Surtout quand il y en a tellement en boîte en attente de rediffusion. Je laisse ça aux réseaux, de foutre en l’air leur fric dans la production de navets supplémentaires. Moi, je te les sors de la naphtaline, leurs émissions minables, et je te les rediffuse jusqu’à ce que le refrain scie la tête des gens.

— Un refrain ?

— J’aurais bien besoin d’une paire de mocassins neuve. Et puis je voulais m’excuser pour cet arrangement abstrus. Ça fait beaucoup de a pour une seule phrase. Je sais que tu dois trouver ça bizarre. Sans blague, même moi je trouve ça bizarre, notre situation, je veux dire.

— Moi, ça me va.

— T’as déjà vu ce gamin qui peut pas grandir à cause d’un problème de reins, dans l’émission La Roue de l’infortune ? Ben j’trouve ça obscène, Pas. Pas lui, mais cette image, ce cliché du petit Noir élevé par le bon Blanc. J’suis pas ramenard comme ça, moi. Tu me trouves ramenard, Pou-ah ?”

Je le regardai sans mot dire.

“Bon, peut-être un petit peu. Ramenard, je veux dire. Mais bon Dieu, j’y peux rien. J’suis américain.

— Moi aussi.

— Bien dit, gamin ! La société, certains préfèrent dire la culture, de nos jours, ne devrait pas être soumise à ce genre de camelote pernicieuse et délétère, genre Arnold et Webster**. C’est pour ça que je vais prendre la télé en main et diffuser cette merde plusieurs fois par jour au lieu d’une fois par semaine. Comme ça, on va tous être désensibilisés à ses effets ravageurs : vaccinés par pure surexposition. C’est ça que je veux dire par refrain, un ronron inoffensif, à la fin, sans aucun sens.” Il se fourra une tablette de chewing-gum dans la bouche et m’en offrit une. “Cannelle. Tu as déjà fait du bateau, Pou-ah ? Non, bien sûr. Moi j’adore ça, le visage en plein soleil, l’odeur de la mer, la brise qui te coule dans les cheveux.” Il tourna les yeux vers moi. “Enfin, dans les miens, en tout cas. Ouais, je vais t’emmener faire du bateau. C’est terrible, ce nabot de gamin avec ses reins nazes, qui pourra jamais grandir et tout.”

Je lui demandai si Jane serait de la sortie en mer. L’image de son corps mollement allongé sur un transat, en bikini, restait mollement allongée dans ma tête.

“Je ne sais pas, répondit-il. Elle m’en veut beaucoup ces temps derniers. Je crois que je parle trop pour elle. Je ne suis pas du genre cow-boy taciturne comme son père. Tu n’as pas horreur des raisins secs, toi ? Moi, je trouve ça trop sucré. Et puis on dirait des mouches, tu ne trouves pas ? Des mouches sans ailes. Et puis c’est trop sucré.”

*

Une fois par semaine, Claudia me conduisait en ville, la masse de ses cheveux remplissant l’espace derrière le volant du break Volvo acheté avec mon argent. En ville, j’avais le droit de déambuler à vélo pendant qu’elle s’occupait des courses. Je me faisais régulièrement rosser en cherchant à jouer. Cela commençait toujours ainsi :

“Tu t’appelles comment ? demandait un gamin.

— Pas Sidney.

— OK, alors comment ?

— Je t’ai dit. C’est Pas Sidney.

— Mais personne t’a appelé Sidney.

— Non, c’est Pas Sidney.”

Là, le gamin faisait la grimace, puis se tournait vers ses amis. “Il est taré ou quoi ?”

Alors je répondais, toujours d’une manière qui me semblait polie et pas du tout menaçante “Je ne suis pas taré. Je m’appelle Pas Sidney.”

C’est à peu près à ce moment-là que le premier coup m’atteignait sur le côté de la tête. Leur colère et leur frustration étaient justifiées et bien compréhensibles : ils me trouvaient sinon irascible, du moins pénible, alors qu’il me semblait simplement répondre en toute honnêteté.

Comme je l’ai signalé, j’avais un instructeur en arts martiaux, embauché par Claudia quand je m’étais fait rosser pour la troisième fois. C’était un Coréen trapu, affublé du décevant prénom de Raymond, et il venait au domaine tous les jeudis – ce qui était regrettable, car je sortais en ville le mercredi. Certes, il pouvait constater les dégâts, me débriefer quant aux tactiques utilisées contre moi. Mais tous ses enseignements s’évaporaient durant les six jours suivants, si bien que le mercredi d’après je faisais face soit à un attaquant complètement différent, soit à un habitué usant de nouveaux tours.

OK, Pas Sidney, tu me montres ce que ce petit dur t’a fait ?” me disait Raymond. Nous étions debout sur la pelouse près de la piscine, vêtus de nos tenues d’un blanc éclatant, lui ceinturé de noir et moi de blanc. “Comment il t’a attaqué ?

— Il était plus grand que moi, il m’a attrapé par le cou, m’a donné deux coups de poing sur le sommet du crâne, comme à coups de boulets, et pendant que je me tenais la tête en essayant de retrouver l’équilibre il m’a méchamment balancé deux coups de poing dans l’épaule. Je crois que les nerfs sont touchés.

— On va t’arranger ça de suite”, disait-il d’un ton rassurant. Je croyais d’abord qu’il parlait des nerfs, puis me souvenais qu’il disait toujours ça et qu’après, j’étais bon pour les coups et/ou l’humiliation. “Attrape-moi exactement comme il t’a pris.”

Raymond se pencha pour me laisser lui prendre la tête en étau. Je n’aimais pas cette position. Primo, elle augurait quelque démonstration de mesure défensive. Deuzio, ses cheveux puaient le tabac, sans parler d’un truc au parfum de noix de coco, peut-être son shampooing mais c’était peu probable et Dieu sait quoi d’autre. “Bon, alors toi, tu tends le bras et tu lui mets l’index et le majeur dans les narines, comme ça, et tu lui tires la tête en arrière, à ce connard, comme ça, d’un coup sec !” Ce qu’il fit, comme ça, autrement dit, en me flanquant un bon coup, “comme ça”, un coup terrible qui me jeta sur le tapis avec un bruit sourd, pitoyable et tristement familier. Je ne manquai évidemment pas d’atterrir sur mon épaule déjà meurtrie et aux nerfs touchés. “A l’aise, hein ? Pigé ?

— Oui, à l’aise.

— Bon, maintenant, à toi.”

Raymond me prit la tête en étau, un étau que je trouvai plein de sens, et me dit “Go !”

Mais il m’était impossible de passer la main par-dessus son épaule et encore moins autour de sa tête, qu’il avait difforme, énorme et nauséabonde, pour ne serait-ce qu’approcher son nez rouge et bulbeux, aux narines assez larges pour accueillir plusieurs doigts chacune si seulement j’avais pu les atteindre. “Je n’y arrive pas.

— Essaie encore.” Et de me serrer la tête un peu plus fort, avec un léger mouvement de vrille, qui par la même occasion affecta sans doute les nerfs, car ma douleur à l’épaule s’atténua. “Ferme les yeux, visualise tes actions, tes gestes. Tu dois te représenter tous les détails. Imagine que tu es moi.”

Je tressaillis à cette simple idée. Mais je n’arrivais toujours pas à atteindre son nez et éprouvais à présent une grande difficulté à respirer. Quand j’essayai de lui faire part de la chose, je suis convaincu qu’il n’entendit qu’un gargouillis. Puis il me libéra en me jetant sur le tapis, dans la série “comme ça”.

“Il va falloir trouver une autre défense, changer complètement de stratégie.” Il arpentait la pièce. “Le truc c’est que tu dois pas te laisser prendre en étau. Ouais, voilà l’astuce.” Il m’observa durant une longue et terrifiante seconde, comme pour jauger quelle partie de moi ferait le plus de bruit en se brisant. “OK, OK, tu me fonces dessus comme si tu voulais me prendre la tête en étau.”

Ce que je fis, sans aucun doute avec un parfait ridicule, Raymond me dépassant d’un bon demi-mètre. Comme indiqué, je m’approchai de lui, pauvre imbécile que j’étais. Il m’écrasa le cou-de-pied gauche de sa grosse patte de gorille, pointe en dedans, puis crocheta le même pied derrière ma cheville droite et, me flanquant la base charnue de sa main dans le torse, m’étendit sur le tapis.

Je restai au sol, lui debout au-dessus de moi. Plaçant un poing dans sa paume de main, il salua. “C’est tout pour aujourd’hui, Pas Sidney. A la semaine prochaine.

— Merci, Raymond.”

*

L’un de mes endroits favoris, parce qu’il offrait une sécurité relative, sans aucun doute, était la petite bibliothèque publique de Decatur. Mon visage devint familier à la bibliothécaire et, quand enfin elle me demanda mon nom et que je lui eus répondu, elle se contenta de déclarer “En voilà un nom intéressant”, gagnant dès lors mon affection. Elle me laissa entrer dans la partie ancienne des collections, aux livres poussiéreux, tout humides, et qui partaient en morceaux pour beaucoup d’entre eux. J’adorais leur odeur, ce parfum respectable, et la poussière en suspension dans l’air. Je me mis à étudier sans relâche, dévorant toutes sortes de livres, un peu perdu le plus souvent, mais pas toujours. J’entendais encore la voix de ma mère. “Lis. Toujours. Personne ne peut te priver de ça. Cette maudite boîte à images (sa façon d’appeler la télé) ne te rendra pas plus intelligent, mais les livres, si. Lis. Lis. Lis.” Puis elle m’enfermait dans ma chambre avec l’Encyclopædia Britannica. C’est dans les collections de la bibliothèque que je découvris le livre d’un psychiatre autrichien nommé Anton Franz Fesmer. Le fin volume était intitulé Manipulation d’attitude passive. La manipulation en question ressemblait fort à l’hypnose et peut-être plus encore à la pratique, totalement discréditée, du mesmérisme, la proximité patronymique ayant sans doute été largement responsable du manque de reconnaissance notable dont Fesmer avait souffert. Le fesmérisme offrait une méthode pour prendre le contrôle d’un individu sans qu’il en soit conscient. L’idée était superbe, et m’apparut bien sûr comme la forme d’autodéfense parfaite. Le programme ne comportait qu’un obstacle, énorme, tenant à la procédure. Il fallait, pour l’appliquer, regarder fixement pendant un certain temps le sujet à soumettre, plusieurs minutes. A force d’entraînement, on pouvait censément réduire le temps de contact visuel. D’après Fesmer, les actes commis par un sujet ainsi subjugué n’excluaient pas, contrairement à ce qui se passait dans l’hypnose, ceux qu’il ou elle jugeait inacceptables ou choquants quand il n’était plus sous influence. Je lus le livre deux fois et, un mercredi, me rendis sur le terrain de jeu. Où je me fis botter le cul.

“Qu’est-ce t’as à me regarder comme ça ?” : tels sont, dans mon souvenir, les derniers mots, mal articulés, que j’entendis.

Je persévérai néanmoins, m’entraînant sur Claudia, Betty et Ted, pour, finalement, remporter mon premier succès sur Raymond.

“Qu’est-ce qui va pas ?” me demanda-t-il.

Je le fixai.

“Pas Sidney, pourquoi tu me regardes comme ça ?” Ses yeux se voilèrent alors et il ne dit plus rien.

Je le faisais se tenir là, debout, sans défense. Quand il prit mon coup de poing dans le ventre, il se recroquevilla, sur-le-champ défesmérisé. De nouveau, je le regardai fixement, et de nouveau il succomba. Je le rouai de coups assez joliment ce jour-là ; il rentra chez lui perclus de douleurs, et totalement perplexe.

Je ne parvenais toujours pas à fesmériser Claudia, mais crus avoir gagné un semblant d’influence sur Betty quand je lui fis jeter le reste de son sandwich au rosbif de chez Arby’s, ce qu’elle n’avait jamais fait auparavant.

Vint le mercredi, et je me retrouvai au terrain de jeu. Le plus costaud de mes tortionnaires était là seul et, dépourvu de son public habituel, ne manifesta à mon endroit que peu d’intérêt, se contentant de me dire “Tu perds rien pour attendre, p’tit trouduc.”

Je le regardai fixement. Presque à vingt mètres de lui, tremblant probablement comme une feuille, même si franchement je ne m’en souviens pas, je rivai mes yeux sur lui, le sourcil haussé, exactement comme indiqué en détail dans le guide pratique de Fesmer. Le gros bras, qui s’appelait Cletus, me demanda ce que je regardais comme ça, employant précisément ces mots : “Qu’est-ce tu mates, ’spèce de trouduc ?”, le “’spèce de trouduc” lui épargnant de prendre en considération la correction grammaticale. Toutefois je m’en tins à mon propos immédiat : le fixer, sourcil haussé. Agacé, et sans aucun doute bouillonnant de pulsions sadiques, il s’élança vers moi, faisant, à son habitude, rouler le poing dans sa paume, avant de me rosser. Je sentis mon ventre frémir et se contracter, mais je fis avec, et, le temps qu’il ramène ses poings jusqu’à moi, son regard vide de bovin se voila, à l’instar de celui de Raymond. J’émis des instructions post-Fesmer, lui ordonnant non seulement de me protéger mais de me laisser le frapper au visage chaque fois qu’il me plairait. Quand je dirais “Sacré bordel” il devrait se pencher vers moi et me présenter son menton. J’essayai une fois, et ne pus m’empêcher de recommencer. Je n’étais pas peu impressionné par les talents de boxeur que Raymond m’avait finalement inculqués.

Tout se passa à merveille ce jour-là. Je me trouvai équipé d’un outil dont je savais qu’il me servirait jusqu’à la fin de mes jours, une sorte de couteau suisse psychologique. Le problème de cette méthode était – et resterait – que tout le monde ne peut pas être fesmérisé, et que ceux qui n’y sont pas sensibles n’en oublient pas pour autant, et c’est bien dommage, celui qui les dévisage comme un taré. De sorte que, si ça ne marche pas, on passe pour un déséquilibré, voire un fou dangereux. Malheureusement, je ne parvins jamais à établir le profil fiable du sujet idoine. Je crus d’abord qu’étaient concernés les imbéciles. Jusqu’à ce que je me fasse rosser presque à mort par un garçon d’une bêtise exceptionnelle, nommé Sidney, qui avait, avec mon nom, le problème que l’on devine. Mon regard fixe rebondissait sans le moindre effet sur son crâne de pitbull, comme une poignée de chamallows. “Qu’est-ce t’as à m’r’garder com’ ça ? hurlait-il. Ouais, toi, cé à toi qu’j’pal’.” Je dois reconnaître que j’avais été quelque peu troublé par sa diction, ce qui avait peut-être affaibli le pouvoir de mon regard. De la même façon, Betty, l’une des personnes les plus intelligentes que je connaisse, s’avéra très sensible à l’œil de ce bon vieux Fesmer. L’arme m’ayant révélé ses failles, son caractère imprévisible et donc peu fiable, je me résignai à ne l’utiliser qu’avec modération.

*

Betty était en train de m’enseigner les maux dus à l’économie de l’offre quand Ted entra. Elle finissait une phrase. “… et bien que l’économie keynésienne soit rude avec le commun, la loi de Say est vraiment l’œuvre du maléfique esprit de l’Européen blanc.

— Je ne peux qu’approuver”, fit Ted.

Betty sursauta. Elle ne l’avait pas vu entrer.

“Moi, je crois que le marché est dirigé par la demande, dit Ted. Sinon les gens l’ont dans le cul. Le seul truc qui tombe du ciel, pour les pauvres, c’est la pluie, la pisse de Dieu, point barre.”

Se refusant à approuver Ted, Betty hocha néanmoins la tête.

“Alors, qu’est-ce qu’il donne, notre élève ? demanda Ted.

— Il se débrouille très bien. Pas Sidney est très intelligent.

— Il tient ça de sa mère. Ça vous est déjà arrivé d’avoir un truc qui vous gratte dans l’oreille, qu’on peut seulement atteindre avec la langue, par l’intérieur de la bouche ? Dans ces cas-là, c’est la seule façon de se gratter en fait.”

Malgré ma juvénile passion pour Betty, je savais qu’à onze ans, tout l’argent et toute l’intelligence du monde ne la feraient pas m’embrasser. En fait, j’avais aussi une sorte de passion pour Ted, et je me rendis compte que ce que je voulais vraiment, c’était que tous deux s’embrassent. Je tentai donc de les fesmériser. Dans l’incapacité de les soumettre du regard en même temps, je décidai de commencer par Ted, me rappelant mon succès potentiel auprès de Betty lors de l’incident du sandwich, et de la garder pour plus tard. Haussant le sourcil gauche, j’affûtai mon regard puis le posai, pénétrant, sur Ted. Il me dévisagea aussi un moment, d’un air qu’on ne pouvait guère qualifier que d’interrogateur, et je me croyais en bonne voie jusqu’à ce qu’il me dise :

“Pou-ah, qu’est-ce que t’as à l’œil ?

— Ça lui arrive parfois, expliqua Betty. Je pense qu’il a des gaz.

— Ça ne me dit rien qui vaille.”

Une personne moins persistante, ou plus saine d’esprit, s’en fût tenue là, mais je poursuivis sur ma lancée.

“On dirait qu’il va éclater. Tu te sens bien, Pou-ah ?”

Je renonçai. “Oui, tout va bien.

— Drôle de petit numéro que tu nous as servi là.

— Je pensais à quelque chose, c’est tout.

— OK. Bon, je vais parler à un type pour un berger allemand. Ils sont super, ces chiens. Surtout, j’adore leur façon de marcher, tout en souplesse, près du sol. Vous êtes de garde, Betty.” Ceci dit, il se pencha et embrassa Betty sur la joue avant de sortir.

Quoique prise de court, Betty ne s’offusqua pas.

J’étais au comble de la confusion. Ma suggestion fesmérique avait-elle été reçue et, surtout, suivie ? Etais-je responsable de cet acte inattendu, malséant, et absolument incongru ? Pas moyen de savoir si j’avais réussi ou échoué, ce qui était pire que l’échec.

“Il t’a embrassée, dis-je à Betty.

— Ce n’est pas vraiment embrasser. C’est ce qu’on appelle un bisou.

— Pourquoi t’a-t-il embrassée, à ton avis ?

— C’était un bisou, Pas Sidney.”

Je renonçai à poursuivre, n’étant pas plus avancé, ni en savoir ni en perspicacité, après mon expérience et la scène que j’avais ou non provoquée. La seule chose claire était que Betty et Ted pensaient désormais que j’avais un problème. J’imagine que je pourrais comparer mon nouvel outil à un couteau suisse psychologique, comme je l’ai déjà dit, mais, pour filer la métaphore, je ne savais jamais si j’étais en train d’ouvrir les ciseaux, la scie, le tire-bouchon ou l’alène – voire si ça s’ouvrirait tout court.

*

Nul ne fut plus étonné que moi de l’invitation que Ted adressa à Betty à venir faire du bateau avec Jane et moi, à part Betty elle-même, laquelle, à sa plus grande surprise, se retrouva en robe bain de soleil de soie et sandales à semelles compensées (également inappropriées) dans un bus pour St. Simmons Island. Jane était très glamour et hautaine, qualités qui devaient se nourrir l’une l’autre, me dis-je. De derrière ses énormes lunettes noires, elle me salua poliment, avec chaleur, prononçant mon nom de la façon qu’elle avait apprise de Ted, Pou-ah. Elle accueillit Betty poliment mais avec un peu moins de chaleur, troublée qu’elle était par la présence de la tutrice boulotte en paréo de soie. Nous accompagnait aussi une nièce de Jane, la fille de son frère, jeune fille à taches de rousseur d’environ mon âge nommée Wanda Fonda, qui aussitôt, intensément, fut prise pour moi d’un infatigable béguin.

Le temps était ensoleillé mais quelques nuages dérivaient dans le ciel et il faisait presque frais. Assez en tout cas pour qu’une grosse chair de poule se forme sur les cuisses massives de Betty, que les assauts du vent contre sa robe exposaient continuellement, malgré l’assiduité de ses efforts pour en agripper l’étoffe. Betty détonnait sévèrement tandis qu’elle embarquait à bord du Dix-Septième Chaîne et je suis sûr que tel fut son propre sentiment, et plus encore quand Jane ôta son pantalon de lin et sa chemise en lin blanc pour dévoiler son bikini jaune et sa taille d’une minceur de dessin animé. Nulle trace de chair de poule, ni de cane ni de dinde, sur son corps quand elle l’allongea sur le pont sous les rayons du soleil qui semblaient tomber sur elle à la manière d’un projecteur de cinéma.

Tandis que Ted manœuvrait pour sortir le sloop du bassin, Wanda Fonda ne me lâchait plus. “Quel drôle de nom, Pou-ah.

— Je m’appelle Pas Sidney.

— OK, Pas Sidney, dit-elle assez gentiment. Mais quel drôle de nom, Pas Sidney.

— C’est le nom qu’a inventé ma folle de mère.

— Moi, j’aime bien. Je le préfère nettement à mon nom. Je déteste cette rime.

— Il n’est pas si mal. Au moins, tu ne te fais pas rosser tout le temps.”

Wanda Fonda m’empoigna l’avant-bras avec une force étonnante et soupira “Tu te fais rosser ?”

Je fus sauvé par Ted, qui m’appelait à ses côtés à la barre. Je le rejoignis, Wanda Fonda toujours collée sur mes talons.

“Pou-ah, dit-il, notre bateau d’aujourd’hui est un sloop. Un seul mât, deux voiles, la grand-voile et le foc. Ce sloop à gréement fractionné a été fabriqué par Bénéteau, des Frenchies, dans leur usine de Caroline-du-Sud. Ils ont des pêches super dans le coin. J’adore sucer le noyau, mais après je sais jamais quoi en faire. Le plus important, pour naviguer, c’est le vent. Pas de vent, pas de bateau. Aujourd’hui, je vais t’expliquer le vent. La prochaine fois, les nœuds. Ouais, aujourd’hui, tu restes assis tranquille à regarder pendant que je t’explique le vent, le bon plein, le petit largue, le largue, le grand largue, le vent arrière, lofer et ce que c’est que faseyer, abattre et virer lof pour lof, et que je te parle des voiles. T’as déjà vu ce que le soleil peut faire à un toit décapotable au bout d’un moment ? J’avais une petite MG quand j’étais à la fac et le soleil a changé le toit en tapis à poils longs.

— Pou-ah, je descends chercher une limonade (l’annonce est de Wanda Fonda). Tu en veux une ?

— Moi, j’en voudrais, un grand verre, Wanda Fonda”, dit Ted. On l’appelait toujours par les deux noms. “Apportes-en pour Betty aussi. Tu veux une limonade, Betty ? Ou peut-être un ice-tea plutôt ?

— Une limonade, c’est bien, répondit Betty, assise non loin du gouvernail.

— Tu veux une limonade, Jane ?” lança Ted.

Jane agita la main en l’air d’une façon qui pouvait signifier oui, non, ou j’ai des ongles parfaits.

“Et toi, Pou-ah ? me demanda Wanda Fonda de nouveau.

— Non merci.”

Wanda Fonda disparut dans l’escalier.

Nous passâmes sous le vaste pont suspendu, Ted se tourna et me dit “C’est le pont Pas-Sidney-Lanier.” Puis, en gloussant “Non, c’est une blague. Je crois que Sidney Lanier était poète, ou un truc comme ça.”

Je regardai le pont, vers l’est, vers l’ouest, sur toute sa longueur, mais sans parvenir à apercevoir où – ni même si – l’un ou l’autre bout touchait terre.

Une fois le pont dépassé, Ted éteignit le moteur et hissa la grand-voile. La sensation d’avancer par la force du vent était excitante, même si nous n’allions pas très vite. Le mouvement du sloop avait quelque chose d’hypnotique, pour moi, en tout cas. Betty, elle, avait le mal de mer. Oscillant à contretemps du bateau, elle prit un teint verdâtre.

Wanda Fonda réapparut avec un plateau chargé de verres de limonade. Les verres tout perlés de gouttelettes me firent aussitôt regretter d’avoir refusé.

“On dirait que tu vas dégueuler, Betty, dit Ted. S’il te plaît, penche-toi au-dessus de l’eau quand ça vient, tu seras mignonne.”

Betty regarda le verre de limonade que lui tendait la jeune Wanda Fonda aux taches de rousseur, puis se tourna pour abandonner son dernier repas aux flots de l’Atlantique.

“Ça, c’est envoyé, fit Ted.

— Oncle Ted ?

— Oui, Wanda Fonda ?

— Je suis bien contente que tu ais amené Pou-ah.”

Ted m’adressa un sourire chaleureux. “Bien sûr que je l’ai amené. C’est un marin dans l’âme. Amoureux des mers. Admirateur du vent. Un esprit libre. Un farouche Viking ! Ou peut-être un Maure.”

Tout ça sonnait très bien à mes oreilles d’enfant de onze ans.

“Allez, monte et hisse le foc, Wanda Fonda.”

Je la regardai faire. Elle tira sur une corde, et la pièce de voile remonta en glissant le long du mât, sur l’avant. C’était superbe, tout simplement. Les rayons du soleil tombèrent sur le visage de Wanda Fonda ; elle aussi était superbe.

Nous continuâmes à voguer, virant une fois de bord pour tourner à quarante-cinq degrés. Betty serrait les dents. Ted essayait de lui parler malgré les rugissements du vent, elle, poliment, faisait semblant d’écouter, mais elle se sentait mal. Wanda Fonda avait repris son poste à côté de moi, et parvint même à couler son bras assez près pour m’effleurer.

“Allez, on pique une pointe ! cria Ted. Prête, Wanda Fonda ?”

Le corps souple de Wanda Fonda passa à l’action ; elle se précipita, saisit une manivelle et des cordages, dont j’ignorais l’usage, et attendit, aux aguets, les ordres de Ted.

Qui furent “Pare-à-virer”, si tant est que “Pare-à-virer” soit en trois mots plutôt qu’un seul. Ted libéra le cordage derrière lui puis me poussa dans l’habitacle tandis que la bôme, en virant, me passait juste au-dessus de la tête. La voile lofa, avec un bruit qui me plut tout de suite, puis se gonfla de vent tandis que la bôme virait plein tribord.

Wanda Fonda lâcha le foc, puis tourna la manivelle aussi vite qu’elle pouvait, hissant le spi bleu et blanc, qui se gonfla de vent.

“Sacré marin, cette Wanda Fonda”, lança Ted.

A présent, avec la pleine force du vent, on avançait vraiment. L’écume, le soleil, la brise, les cuisses de Jane, tout était enivrant : je fermai les yeux pour apprécier le mouvement, les odeurs, le luxe humide de l’expérience. Je n’avais jamais vu le ciel aussi bleu, et l’océan semblait en faire partie.

Betty, couchée sur la banquette, le visage tourné vers le ciel, d’un vert étonnant, continuait de pâlir. Jane, que la course avait laissée de marbre, restait allongée, immobile, superbe, au soleil. Sa peau semblait brunir sous mes yeux. Son teint fonçait tandis que Betty pâlissait.

Betty lança un regard de la proue à la poupe et demanda “Combien a coûté ce bateau ?

— Un paquet, répondit Ted.

— Ça vous gêne, toutes ces possessions ?”

Ted marqua une pause, songeant à la question, ou au déjeuner, et fit “Pas encore.

— Eh bien, moi, si, dit Betty.

— Dans ce cas, je ne partagerai pas avec toi, dit Ted en riant. Vous saviez que les chevaux ne peuvent pas vomir ? Une vache ne fait que ça, sans arrêt, ça sort et ça rentre, mais le cheval, pas moyen. Bizarre.

— Tu as une petite amie ? me demanda Wanda Fonda.

— Non, et je n’en veux pas.

— Je suis dans une école privée. Que des filles.

— Les filles aussi me rossent.” Me retournant, j’entendis Ted expliquer à Betty comment ne jamais rater les cornichons. “Où sont les toilettes ? demandai-je.

— La tête, dit-il.

— Comment ?

— On dit la tête. Les toilettes, ça s’appelle la tête.

— Où est la tête ?

— En bas”, dit Ted. Puis, se retournant vers Betty “Alors, la mère de Pou-ah, elle avait vraiment la tête sur les épaules. Une femme brillante. Je regrette de ne pas l’avoir embauchée mais, tu vois, je ne l’ai jamais envisagé sérieusement. Peut-être parce que je suis un mâle blanc privilégié.

— Viens, dit Wanda Fonda, me prenant la main. Je vais te montrer.”

J’urinai dans la cuvette, pour l’essentiel, le tangage faisant du projet un défi. Quand je sortis, Wanda Fonda, le pantalon aux chevilles, exhibait une culotte à taille haute, d’un rose criard.

“Tu veux voir mon tatouage ? On en a toutes.”

Je n’avais jamais vu de tatouage, et j’étais, à la vérité, intéressé, mais répondis “Tu devrais remonter ton pantalon.

— T’as peur ?

— Oui, je crois.

— De moi ?”

Je hochai la tête. “Il représente quoi, ce tatouage ?”

Elle baissa le bord de ses sous-vêtements, révélant un cercle rouge avec une tige, un fruit de toute évidence. Je demandai “Une pomme ?

— Mais non, idiot, une cerise.

— Je ne comprends pas.

— Un truc sexuel.”

Bizarrement, c’est quand elle me traita d’idiot que Wanda Fonda commença à me plaire. Assez pour que j’essaie mon œil cyclopéen sur elle pour la fesmériser. Je me concentrai sur mon regard. Avant qu’elle pût protester ou m’en balancer un dans les gencives, elle se détendit pour adopter ce regard bovin si bienvenu. Jetant un coup d’œil alentour, je me demandai ce que j’allais pouvoir lui faire faire, et ne trouvai rien. Je lui fis déjà remonter son pantalon. Puis je me souvins que j’avais onze ans, presque douze, et bien qu’une activité ou une exploration sexuelle avec Wanda Fonda fût clairement exclue, l’idée de voir des seins pour de vrai me plaisait. J’ordonnai à Wanda Fonda de monter sur le pont, d’aller trouver Jane et de lancer le haut de son bikini par-dessus bord. Je savais qu’il était déjà détaché : les bretelles gisaient, aguichantes, à côté du corps allongé face contre la serviette. J’ajoutai une suggestion post-Fesmer : elle ne devait rien se rappeler de mes instructions et passer le reste du voyage en flagorneries à l’adresse de Betty.

Je la suivis dans l’escalier. Wanda Fonda fondit sur Jane et se tint au-dessus d’elle, lui cachant le soleil.

Jane leva la tête et se retourna vers Wanda Fonda. “Que se passe-t-il, Wanda Fonda ?”

Sans répondre, Wanda Fonda attrapa le haut du bikini sur la serviette au moment où Jane se redressait tout en relevant ses lunettes pour mieux voir le visage en surplomb, et le lança dans les airs. Le vent joua avec cette version abrégée du vêtement plusieurs secondes avant de le laisser s’éloigner du bateau, haut dans le ciel. Sur son séant, Jane observait l’article qui s’envolait.

Je regardai ses seins et, tout excité que j’étais, je me dis que finalement sa poitrine ressemblait beaucoup à la mienne, en plus rebondi.

“Pourquoi as-tu fait ça, Wanda Fonda ?

— Fait quoi ?”

Sans même manifester l’ombre d’un agacement, Jane se rallongea en disant “Peu importe.”

Tout cela était fort décevant, les seins comme la réaction. L’indifférence dont Jane faisait montre quant au fait que je les voie ou pas rendait le spectacle de ses seins moins intéressant encore. Elle exhiba ses lolos durant le reste du voyage. Ses yeux, cachés derrière les lunettes noires, devinrent pour moi l’objet d’un intérêt bien supérieur. Ces yeux que je ne pouvais voir semblaient travailler ma libido en construction. Je voulais les voir, il le fallait. J’entrepris donc de faire agir sur le sien mon regard cyclopéen.

“Qu’est-ce qui t’arrive, Pou-ah ?”

Une fois de plus, je fus terrifié à l’idée de passer pour fou, mais persistai, haussant le sourcil gauche d’un millimètre supplémentaire.

“Excusez-moi, mais quelqu’un pourrait-il… Ted, s’il te plaît, tu peux demander à cet enfant ce qui lui arrive ?” demanda Jane.

Tout en m’appliquant à la travailler, je m’interrogeai sur le possible effet réducteur de ses lunettes sur la force de mon regard. Incapable de détecter, au travers, un glissement vers l’expression bovine recherchée, je lui enjoignis secrètement de lancer ses lunettes par-dessus bord. Les verres fumés s’avérèrent amplifier mon pouvoir, puisque, d’un seul geste, elle les arracha de son visage pour les jeter à la mer. Jane avait des yeux qui inspiraient la tristesse : ni faibles, ni franchement boudeurs, mais mornes, ténébrescents. Je lui instillai l’idée que j’étais désolé, qu’elle ne devait pas m’associer à cet acte, mais je savais qu’il me fallait me replier. J’étais plongé dans l’effroi quant à l’étendue de mes pouvoirs par ces deux succès consécutifs. Je me tins à carreau le reste du trajet. Wanda Fonda et sa cerise tatouée avaient jeté leur dévolu sur Betty, qu’elles divertissaient sans pitié, tandis que Jane restait assise, yeux et seins effrontément découverts, et que Ted vitupérait la télévision des débuts – “Un écran plein de parasites tout le temps, mais ils avaient quelque chose de tellement touchant, ces parasites” –, la fabrication des ballons de baseball – “A Haïti, par des femmes qui doivent se plier en deux à chaque point de couture” – ou se demandait si “inflammable” et “enflammer” avaient vraiment la même racine – “C’est vrai, quoi, induit et enduit, ça veut pas dire la même chose.” Hormis la promenade elle-même, soumise au gré du vent, j’avais assez bien pris le contrôle de la situation à bord.

*

Je ne revis jamais Wanda Fonda, et Jane me regardait à peine quand je la saluais en passant près de la piscine. Je poursuivis les sorties en voilier avec Ted, et le temps passa. Les tuteurs défilaient. Ma fortune ne faisait que croître, c’est en tout cas ce qu’affirmait le comptable de Ted, un Indien du nom de Patho Potlai.

“Vous avez une vaste fortune, me dit-il avec son accent chantant. Plus vaste cette semaine que la semaine dernière.

— Combien d’argent est-ce que j’ai ?” Nous étions assis dans le salon de mes quartiers.

“Quel âge avez-vous ?

— Treize ans.

— Alors restons-en à « vaste ». Les vrais chiffres pourraient vous faire peur.

— Dites-moi.

— Je ne peux pas”, déclara-t-il avec son sourire habituel, ce sourire que je l’imaginai arborer en toutes circonstances, qu’on le chatouille, qu’on chante ses louanges ou qu’on le vire. “Tout ce que je peux dire, c’est que votre richesse est…

— Vaste, dîmes-nous en chœur.

— C’est bien ça.

— Et si je voulais de l’argent ?

— Vous demandez, c’est tout.

— Cinquante mille dollars.

— Vous les demandez.

— Et si je ne veux pas demander ?

— Vous l’écrivez.

— Je ne peux pas simplement aller à la banque ?

— Vous avez treize ans. On ne vous donnera pas cinquante mille dollars.

— Mais vous, si.

— Bien sûr. C’est votre argent.

— Et je peux en faire ce que je veux ? Le jeter du haut d’un immeuble si ça me chante ?

— Ce serait stupide mais oui.

— OK. Je veux cinquante mille dollars.

— Vraiment ? Ou vous dites ça juste comme ça ?

— Non, je les veux.

— Je vous les apporte cet après-midi.”

Pour une raison obscure j’éprouvai un sentiment de défaite, même si ce souriant Patho Potlai venait de me faire comprendre que j’étais démentiellement riche. “Oh, tant pis, fis-je. En fait, je pense que je ne veux pas vraiment cet argent.

— Je m’en doutais.”

*

Comme la plupart des gens, je suis plus intelligent que certains, moins que d’autres, plus maigrichon que la plupart, plus gros qu’un tout petit nombre, mais plus troublé que moi, ça ne s’est jamais vu. J’ai toujours vécu avec le trouble pour partenaire dans la course poursuite interne qui se menait à mes trousses. L’unique question qui ne me troublait pas, mais semblait échapper aux autres, était que la seule chose vouée à devenir obsolète, nécessairement usée et fatiguée, c’était la vérité. Je le savais même si j’avais eu, c’est vrai, peu affaire à la vérité durant ma vie. Non que j’estime résider dans l’antre même du mensonge, mais plutôt que toute mon histoire s’est vue baignée, pipée, imprégnée par l’hystérie et la contradiction. Contradiction ou pas, ma trajectoire dans la vie, bien que différente de celle de la plupart, n’en était pas moins une trajectoire. De ma bizarre prime enfance à Los Angeles aux étranges années ultérieures à Atlanta, le passage fut abrupt, et pourtant, en quelque façon, sans solution de continuité, nonobstant la mort soudaine de ma mère et mon induction consécutive dans le monde des icônes médiatiques.

Quelques années disparurent dans le lieu, quel qu’il soit, où le temps s’écoule et, avec elles, mon enfance, Claudia, la cuisinière, et mon professeur de karaté. Betty termina ses études universitaires et épousa un ex-étudiant de Morehouse*** venu de l’Ohio, que je ne rencontrai jamais. Durant deux ou trois ans, il m’arrivait de recevoir d’Akron une carte postale laconique représentant le plus souvent une manifestation du nom de Course de caisses à savon. Je restai assez seul dans ma partie de la maison dans la mesure où la cuisinière russe ne parlait pas anglais et où la femme de ménage refusait de me parler. Je voyais Ted souvent.

Quand j’arrivai au lycée, il était de notoriété publique, du moins n’était-ce pas un secret, que je vivais chez Ted Turner. Si mes professeurs trouvaient mon nom bizarre, pour mes camarades de classe, j’étais Sidney ou Pas Sidney ou quelque chose d’autre que Sidney. Mon vrai nom devint pour beaucoup un mystère à percer. J’étais toujours rossé régulièrement mais dans l’espoir, désormais, de me faire cracher ce précieux morceau qu’était mon nom. Le bon côté parfois, c’était que certaines des filles aux mœurs dissolues offraient de m’embrasser si je leur disais mon nom. J’acceptais l’arrangement avec joie, recevais le baiser puis disais “Je m’appelle « Pas Sidney ».” Malheureusement, les filles aux mœurs dissolues pouvaient se montrer plus sauvages et violentes que les garçons, l’étaient souvent, et me gratifiaient en guise de plat principal de coups de pied au cul, accompagné de sa garniture en forme de griffures et autres cheveux tirés.

Un régime strict à base d’humiliation génère une sorte d’immunité et une perte de sensibilité vis-à-vis de l’avilissement et de la déconfiture : je sombrai peu à peu dans l’indifférence, et moins je réagissais et moins quiconque semblait trouver d’intérêt à me rosser. Manque d’intérêt ou pas, on continua à me rosser, peut-être par habitude de ce qui, pour certains, était devenu un rituel. Malheureusement, cette progression vers une immunité aussi peu fructueuse qu’inutile s’accompagne souvent d’un certain degré de blessure permanente, affectant d’ordinaire le cerveau et/ou le système nerveux, mais, par chance, je m’en sortis sans lésion visible – physique, physiologique ou neurologique. Les dégâts psychiques, en revanche, sont bien plus difficiles à évaluer, bien que je croie avoir été sauvé même de ça par mon sens de l’ironie.

L’insistance de ma mère pour que je lise le plus possible me valut de m’ennuyer à l’école. Si je ne me crus jamais excessivement brillant, il faut dire que j’étais extrêmement cultivé. En cours d’histoire américaine, je sympathisai avec Eddie Eliazar, un Blanc à lunettes, du genre trapu, avec une tête carrée. Il entretenait une tendresse démesurée pour les aéroplanes de la Seconde Guerre mondiale et, même s’il se voyait tout autant que moi tourné en ridicule, il prenait moitié moins de coups. J’imaginai que sa petite stature lui épargnait la violence physique. Nous partagions un béguin et rivalisions pour obtenir l’attention de notre professeur d’histoire, Mlle Branlett, une blonde aux épaules étroites, avec des yeux bleu pâle et de longues jambes, à laquelle un air de franchise tenait sans doute lieu de beauté. Eddie essaya de lui faire sa cour au moyen de maquettes en plastique de Messerschmitt, de Zero et de Corsair, alors que je développais une obsession pour la dissimulation à l’opinion publique américaine du handicap de FDR****, mon véritable intérêt allant à la définition de handicap et de public. “C’est fascinant !” commentait à ce propos Mlle Branlett, réaction qui me ravissait à l’époque, mais que j’appris par la suite à considérer comme une formulation codée recouvrant toutes sortes de choses. S’il était clair qu’elle se servait de codes qui dépassaient mon entendement, il devint vite évident que ma ressemblance émergente avec Sidney Poitier ne lui avait pas échappé : une relation aussi mal assortie que bienvenue s’esquissa. Les filles de mon école avaient trop l’habitude de me taquiner, de m’ignorer ou de me rosser pour observer dans mon apparence ou mon allure quelque changement ou évolution que ce soit, mais Mlle Branlett, nom malheureux s’il en fut, elle, s’en aperçut, et manifesta dès lors un zèle, un engouement et un esprit d’entreprise aussi étonnants que troublants.

La relation prit son envol, semblable aux Messerschmitt d’Eddie, un jour où Mlle Branlett me demanda de l’accompagner chez elle après l’école pour décharger des sacs de terre et de fumier du coffre de sa voiture et les porter dans l’abri de jardin. J’aurais dû savoir lire les signes : elle m’avait dit tout cela en croisant, décroisant et recroisant ses jambes lisses sous sa minijupe et en appliquant du rouge vif sur ses lèvres. Mais j’étais naïf, obtus, sans expérience, âgé de quinze ans, et surtout stupide. Je fis donc route avec elle dans sa Mustang décapotable bleu métallisé, toit et vitres fermés, jusqu’à sa modeste maison aux franges de Decatur. Je sortis de la voiture, allai me planter à l’arrière, en attendant qu’elle ouvre le coffre, ce qu’elle fit, découvrant seulement un pneu de rechange, un cric, et un flacon de vaseline. Je la regardai avec l’air, à mon avis, plutôt ébahi.

A quoi elle réagit par la question suivante : “Tu sais ce que c’est, la fellation ?”

Je lui dis que non, mais le sous-texte devenait clair. J’avais entendu d’autres gars parler de rencontres, de rencontres désirées de ce genre, mais je sentais qu’avec moi, c’était peine perdue. J’étais un idiot sexuel. Mieux, j’étais un innocent, un passager clandestin, venu dans son pays sans passeport, ni visa, ni destination en tête. J’étais venu sortir des sacs de terre du coffre d’une Mustang bleue pour les porter dans un abri de jardin dans la cour de derrière.

Quand nous fûmes dans la maison, où je ne sais plus trop comment elle me fit entrer, le professeur prit mon pénis dans sa bouche et se mit à le sucer. Mes yeux se révulsèrent, et je me rappelai les interminables journées de ma fastueuse jeunesse où, allongé sur le dos dans la cour de derrière, je plongeais les yeux dans le ciel de Californie d’un bleu éternellement sans nuages, sauf que ce bleu était brun. Par la fenêtre ouverte de son bureau m’arrivait la voix de ma mère, livrant à son dictaphone ses théories en matière de politique et de culture. J’étais seul, toujours seul. Personne ne voulait jouer avec moi, le mec bizarre. N’empêche, j’aimais bien ces moments dans la cour de derrière, avec cette espèce de bruit blanc auquel se résumaient, depuis la maison, les déclamations de ma mère et, dehors, la clameur réconfortante des gosses du quartier, trop occupés à leurs jeux pour penser à me torturer. Je restais allongé, identifiant les oiseaux, mon fidèle guide ornithologique Peterson posé à mes côtés. Je me délectais au souvenir d’un tohi à flancs roux quand une vive douleur me ramena au présent.

*

J’avais bien une vague idée de ce qu’était la fellation, mais j’ignorais le degré d’implication des dents dans le processus. J’étais chez moi, assis dans le jardin, en train de méditer sur la question quand Ted me rejoignit.

“Quand j’étais petit, j’ai toujours voulu me récolter un plein bocal de lucioles, mais je ne l’ai jamais fait, dit-il.

— Ça t’est déjà arrivé de te faire séduire ?

— Une ou deux fois, gloussa-t-il. Quand j’étais jeune. Et toi ? Et pourquoi tu restes assis comme ça ?

— Tu sais ce que c’est, la fellation ?

— Ben, oui, Pou-ah. Je le sais. C’est quand une personne passe sa langue autour du pénis d’une autre et le suce ou se frotte contre, causant parfois une éjaculation. On dit aussi sucer, faire un pompier ou tailler une pipe, bien que « tailler » paraisse antithétique par rapport à l’action. Pourquoi me demandes-tu ça ?

— On me l’a fait.

— Qui ?

— Mon prof d’histoire.

— Une femme ?

— Oui.

— Une belle femme ?

— Je trouve, oui

— Eh bien, ma foi, à première vue, ça ne m’a pas l’air si mal, même si c’est un peu déplacé.” Ted se fourra une tablette de chewing-gum dans la bouche. “Un chewing-gum ? Goût Juicy fruit.” Au moment où je déclinais d’un signe de tête, il tourna le regard vers mes appartements. “Ça t’arrive de te sentir seul ici, sans personne ?

— Pas vraiment.

— Ce sont des chaussures italiennes. Je me suis souvent demandé pourquoi ces Italiens sont si doués pour les chaussures. C’est pas qu’ils marchent plus que les autres. Quand j’étais petit, j’ai lu l’histoire d’un type qui avait perdu un bras dans un accident. Ça m’a fichu une telle trouille que je me suis appris à lacer mes chaussures d’une main.

— Mais attends voir, Ted. Comment tu peux choisir quel bras tu vas perdre dans un accident ?”

Ted interrompit un instant sa mastication. “Très bonne question, Pou-ah. J’y avais pas pensé. Y a intérêt que ce soit le gauche. Bon, alors, tu vas la dénoncer, ta prof ?

— La quoi ?

— Faire un rapport sur elle pour t’avoir fait des avances déplacées, alors que tu es mineur. Et ça t’a plu ?

— Pas trop. C’est vrai que jusqu’à la morsure, c’était pas mal.

— C’est toi qui vois, mais moi, je le signalerais. Elle encourage la délinquance chez un mineur. Et apparemment rate ses pipes.

— Je ne crois pas que je vais la dénoncer. Elle a l’air plutôt triste.

— Tout le monde est toujours en train de décrier le nœud de vache, mais moi, franchement, je trouve qu’il a rien à envier au nœud plat. Gauche par-dessus droit et droit par-dessus gauche. Qu’est-ce que ça peut bien foutre ? T’en penses quoi ?

— De quoi tu parles ?

— Tu sais, elle me manque, cette Betty.” Ted baissa les yeux sur les pivoines à côté. “C’était une jeune femme intelligente.

— Elle est dans l’Ohio avec une espèce de cureton à dreadlocks. Elle m’envoie des cartes postales.

— Un cureton ? Bonté divine. Et tu vas retourner chez ton prof d’histoire ?

— Je ne sais pas. Je ne crois pas.

— Je ne te le conseille pas.

— Est-ce un conseil de père ?” Je n’avais mis aucune intention sournoise dans ma question, mais j’imaginais bien qu’il aurait pu l’entendre ainsi. Néanmoins tel ne fut pas le cas.

“Non, seulement l’avis d’un camarade porteur de pénis. On ne reçoit pas le manuel avec. Pour autant que je sache, il n’y a jamais de manuel pour les choses importantes.

— C’est pour ça qu’on a la télévision.”

Ted me considéra un instant d’un regard ébahi et répondit “Sûrement, oui, Pou-ah. C’est sûrement ça. Tout le monde devrait avoir une pierre tombale. Tu sais ce que je veux qu’on grave sur ma pierre tombale quand je serai mort ? Je n’ai plus rien à dire.”

Je hochai la tête. “Qu’y a-t-il d’écrit sur la pierre tombale de ma mère ?

— Je l’ignore, petit. Je n’ai jamais vu sa tombe, en fait. J’ai appris sa mort parce qu’elle m’avait nommé exécuteur testamentaire. Je suppose qu’il y a ses dates de naissance et de décès, et peut-être quelque chose du genre Mère aimante. Quelque chose de classique.”

Je n’en avais rien dit à Ted, mais je voulais voir la tombe de ma mère. Et aussi trouver une formule appropriée pour sa pierre tombale.

“Je me rappelle les brownies de ta mère. Putain qu’ils étaient bons.”

Je pensai aux brownies, dont je n’avais pas souvenir qu’ils eussent été si savoureux, malgré leur remarquable uniformité de couleur et de taille.

“Elle a les lèvres bien pleines, cette prof ? Elle se maquille ? Elle porte des jupes courtes comment ? Juste histoire de me faire une idée.”

*

Les hormones et des reins peu solides se liguèrent pour me ramener au ranch à demi-niveaux de Mlle Branlett. Lors de ma visite précédente, je n’avais pas été en mesure de prêter attention au décor, mais un bref regard alentour me permit de prendre la mesure de l’état de confusion dans lequel je m’étais trouvé alors et de conclure que Mlle Branlett n’était pas comme tout le monde. Trois des murs étaient recouverts de miroirs découpés, renvoyant le reflet de tout et rien en particulier, et sur chaque surface (le manteau de la cheminée, la table basse, le dessus de la télé) se trouvaient de petites clochettes pour annoncer le dîner, de la taille d’un verre à liqueur, et d’autres, plus petites, en provenance des cinquante Etats, de leurs parcs d’attractions, de leurs pompes funèbres, de leurs hôtels, motels et auberges, de leurs foires locales et régionales. Je déambulai dans les deux pièces en façade tandis qu’elle allait chercher de l’ice-tea à la cuisine.

“C’est quoi, toutes ces cloches ?”

Elle me tendit un verre d’ice-tea déjà tout embué. “J’aime bien les cloches. On peut sonner celle qu’on préfère. Toutes, si on veut. Et moi, je veux que tu me sonnes”, conclut-elle en éclatant de rire à ces mots.

Je buvais mon thé trop sucré à petites gorgées, tout en cherchant quelque chose à lui dire, n’importe quoi. “Laquelle préférez-vous ?

— Facile.” Elle traversa la pièce. J’observai ses jambes sous la courte jupe plissée. Elle portait des chaussettes qui montaient jusqu’au genou. Elle prit une petite clochette en porcelaine bleue sur la télévision. “Celle-ci vient d’un motel à Sparta, Mississippi, le Tibbs Inn. Parce que le restaurant faisait barbecue.

— Qu’est-ce que ça avait de si particulier ?

— Rien, en fait, mais la cloche est bleue. Pervenche. C’est la seule cloche pervenche que j’aie. Enlève ton pantalon.

— Je ne sais pas trop, mademoiselle Branlett.” Je reculai d’un pas. Un simple “Ben ma foi” ajouté au début de ma déclaration eût fait de moi le parfait cliché que je me sentais incarner, Lapinou apprend à tirer.

“Appelle-moi Béatrice quand on est là.”

Le prénom me prit à revers et je ressentis une envie de rire dont j’étouffai le titillement montant des profondeurs.

“Franchement, je ne sais pas.

— Mais bien sûr que si, tu sais, Pas Sidney. C’était bon, la dernière fois, non ? J’étais sûre que ça t’avait plu.

— Ben, si on veut.

— Bon, eh bien, enlève ce pantalon, qu’on réessaie. On le fait jusqu’à ce qu’on soit au point : ça te va ?”

Je reculai en heurtant une desserte montée sur de hautes roues, et toute une rangée de clochettes se mirent à tinter et se balancer.

“Tu vois ? Tu les as fâchées. Les petites cloches poussent des cris. Bon, maintenant cesse de reculer quand j’avance.

— Il faut que je rentre.

— Si tu t’en vas, je te mettrai une mauvaise note, tu n’auras jamais ton bac, tu n’iras jamais à l’université et tu finiras dans la rue, à croupir jusqu’à ce que tu te mettes à la drogue et que tu meures désespéré, abandonné et tout seul.

— Tout ça pour avoir refusé de me faire sucer ?

— C’est garanti, tu peux me croire.

— Vous ne pouvez pas faire ça, dis-je, pas vraiment inquiet du tableau qu’elle avait peint, mais offensé sur le principe.

— Non seulement je peux, mais je le ferai.

— Je vais vous dénoncer.

— Vas-y, dénonce-moi. Qui c’est qu’on va croire ? Moi, le professeur de l’année, ou toi, un gamin qui n’a pas même un nom décent et furieux de ne pas avoir pu vivre son fantasme avec la prof excitante ?

— On dit « qui est-ce ».

— Quoi ?

— On dit « qui est-ce qu’on va croire ».

— Tais-toi et enlève ce pantalon. Si tu te comportes comme un gentil garçon, je ferai comme si cette histoire débile n’était pas arrivée.”

Je défis ma ceinture, comprenant alors que ce qui arrivait n’avait rien à voir avec le sexe mais avec le pouvoir pur et simple, et je la regardai s’avancer vers moi comme la prédatrice qu’elle était. Elle tendit la main, attrapa la taille de mon treillis, qu’elle baissa jusqu’à mes cuisses. Mon pénis pendouillait, pas plus impressionnant qu’impressionné. Béatrice tomba à genoux et me prit dans sa bouche. Les hormones prirent le dessus et je me mis à enfler, du pénis en tout cas, mais il n’avait pas complètement durci que, déjà, elle mettait ses dents en action et que mon organe se retirait. Cela dura un moment, cet aller-retour, plaisir-douleur, excitation-répulsion, gonflement-dégonflement. Elle suçait comme un aspirateur dément, pendant que je la regardais faire, et que je la haïssais pour la menace qu’elle avait brandie de me faire échouer, dont je m’inquiétais moins que de ses dents maladroites et de la position compromettante dans laquelle je me trouvais.

N’ayant rien d’autre à faire à part regarder, j’adoptai le regard Fesmer. Parce qu’elle le confondit sans doute avec une expression d’intensité, celui-ci sembla augmenter son excitation et elle se mit à sucer plus fort. Le spectacle de ses efforts était plutôt comique. Son regain d’excitation s’accompagnait, hélas, d’un usage des dents plus soutenu, mais je restai concentré et tins bon, orientant ma suggestion vers une cessation des morsures. Grincements et mâchouillements se calmèrent en effet, et je crus l’avoir, pour ainsi dire, soumise ; je l’encourageai donc vivement à renoncer à l’idée de me faire échouer en histoire.

Sans dents pour ronger et mâcher, la fellation se fit agréable, sur ce mode animal qui rend agréable à un adolescent toute manipulation génitale, et ce malgré ce nom de Béatrice, malgré tout ce public de clochettes, malgré ma position de victime.

*

Si les morsures cessèrent, je n’échappai pas au coup de dents : Béatrice Branlett me sabra, et je restai cloué là, abasourdi, avec, à peu de chose près, le sentiment de quelqu’un qui vient de se faire sabrer en histoire – sentiment qui ne me plut guère, même s’il me fascina un instant. Lorsque je levai les yeux de mon bulletin, elle me regarda comme si elle avait été consciente de ma tentative de manipuler sa volonté. Je me demandai si l’excitation sexuelle et l’égarement afférent avaient eu pour effet d’atténuer l’impact de mes pouvoirs fesmériques. Peut-être que la présence de mon pénis dans sa tête ne laissait plus de place en elle pour rien d’autre de moi, même pour de simples ébauches de suggestions mentales informulées. Si la note éliminatoire relevait de l’attaque, voire de l’insulte, elle m’importait peu, sauf que, en ayant à présent fait une question de principe, de fair-play, de dignité, je me retrouvai bientôt en train de me diriger d’un pas décidé vers le bureau du proviseur.

C’était un homme massif, en forme de cloche, qui portait le nom de Maird. Des années d’atteintes portées à son nom l’avaient endurci. M. Maird ou le gardien veillaient toujours à effacer les graffiti d’inspiration mairdeuse sur les murs des chiottes.

Il ne se leva pas à mon entrée, mais leva sur moi son regard perçant. “Qu’est-ce que tu fais ici, Pas Sidney Poitier ?” Il appelait tout le monde par son nom complet pour faire étalage des capacités de sa mémoire.

“Je viens porter plainte.

— Tu sais que tu ressembles de plus en plus à ce Sidney Poitier.” Il inclina la tête comme pour trouver un meilleur angle. “Oui, c’est lui tout craché. Grand, la peau sombre. Des lèvres épaisses très rouges.

— Monsieur Maird.

— Quel genre de plainte ?”

Je regardai la porte ouverte.

“Ne t’inquiète pas de ça.

— C’est au sujet de Mlle Branlett.

— Assieds-toi.” Quand je fus assis, il reprit “Alors. Qu’est-ce qu’elle a fait, Mlle Branlett ?

— Elle m’a saqué.

— C’est son métier.

— Mon travail méritait un A.

— Ce n’est pas à toi d’en juger.” Il se pencha sur son bureau, croisant les doigts, tout en me regardant fixement. Si j’avais été plus malin, j’aurais compris qu’il essayait de me fesmériser.

“Elle m’a conduit chez elle, soi-disant pour me faire transporter des sacs de terre et de fumier, et puis…” Je ne savais pas trop comment poursuivre dans l’accusation. Impossible de dire “tailler une pipe” devant le proviseur ; impossible, également, de lui dire que Béatrice Branlett m’avait “sucé”, ou fait une “fellation”. J’atterris donc au hasard, tel un couvreur aveugle, sur le terme “viol”. “Elle m’a violé”, dis-je, en regrettant le mot avant même d’avoir fini de le prononcer.

Jamais de ma vie je n’ai entendu pareil rire. Le visage de M. Maird prit une teinte betterave et sa langue forma un cylindre qui pointa par le O de sa bouche, tandis qu’il s’étouffait avec force quintes de toux, et des larmes coulèrent sur son large visage tandis qu’il pointait un index vers moi. J’ai l’impression qu’il disait ça, c’est la meilleure ou peut-être ben, voyons ou la salope, ce qui ne faisait aucun sens. Ce qui était clair, et plus clair que clair, c’est qu’il ne me croyait pas.

Je me levai, quittai son bureau, et en traversant les services administratifs regardai tous les visages éberlués, les yeux écarquillés du personnel qui, à l’évidence, avait surpris l’entretien. Bien qu’ils ne fussent pas allés jusqu’à rire aux éclats, je les avais beaucoup divertis.

*

J’avais beau vouloir traiter l’affaire par le mépris, je n’arrivais pas à l’oublier. J’étais rongé par le souvenir, comme je l’avais été par Mlle Branlett. Bien sûr, les choses s’aggravèrent quand la rumeur se diffusa dans tout l’établissement. Je m’étais habitué aux rires et aux quolibets, aux insultes et aux coups, mais d’une certaine façon, dans l’étrange univers du lycée, mon univers, ces vexations faisaient sens. Cette fois, la source de mon ridicule était un mensonge. Même Eddie Eliazar se tourna contre moi. Soit j’avais menti au sujet de sa Béatrice Branlett adorée, soit, et c’était bien pire, j’avais été avec sa Béatrice Branlett adorée. Dans les deux cas, il était forcé de me haïr. De la situation émergea un nouvel élément, un genre de découverte physique : je m’aperçus que je n’étais pas petit. Avec mes deux mètres et ma ressemblance frappante avec Sidney Poitier, j’étais en train de devenir un homme. L’un de mes tortionnaires habituels m’aborda au réfectoire.

“Tu vas le manger, ce gâteau ?” demanda-t-il.

J’étais assis seul, à ma place habituelle, c’est-à-dire où je trouvais une place libre isolée. “Pourquoi, tu le veux ?

— Exactement.”

Je baissai les yeux sur le glaçage blanc et jaune. Sans la moindre intention de mordre dans la pâte toute sèche, noyée de crème au beurre et recouverte de sucre, je répondis “Je crois que je vais le garder.” Je relevai la tête, surpris moi-même de ne pas avoir songé à le fesmériser. Puis je me levai. Il se trouva que je le dépassais de presque dix centimètres.

Je lus dans ses yeux l’idée de battre en retraite, mais il était poussé à l’assaut par la pression de ses copains et de l’ensemble du public du réfectoire, d’ailleurs.

“Je crois que je vais le manger.” Je pris une bouchée de l’horrible chose.

“Je vais t’éclater la gueule.

— Vas-y. Eclate-moi la gueule.”

Même ses amis étaient nerveux à présent. Le gros dur se tourna vers le chœur de ses accompagnateurs et déclara “On se casse.” Ce qu’ils firent.

Ce qui aurait dû être un moment de triomphe, pour avoir réussi à me défendre et même régler le problème sans castagne, se teinta d’une étrange amertume quand je compris que les gamins qui m’entouraient avaient maintenant peur de moi. Le fait de quitter mon rôle de victime avec pareille audace me rendait redoutable, ou du moins s’emploierait-on à me faire me sentir comme une merde pour avoir enfreint les règles.

Tout me dégoûtait, tout me révoltait. Les règles enfreintes, la confiance perdue, et tout ça à cause de cette salope de prof d’histoire, cette prédatrice bloquée au stade oral et ignorant que l’expression retour à la normale avait été le mot d’ordre d’un président stupide*****.

*

De retour chez moi, je pris mon repas tout seul dans le noir, arpentai le terrain. J’étais en train de faire des longueurs dans la piscine un samedi matin quand Ted apparut, en maillot de bain.

“Salut, Pou-ah”, fit-il avant de plonger du côté le plus profond. Il réapparut et regarda le ciel. “Moi, ça m’est jamais arrivé d’être frappé par la foudre. Et toi ?”

Chez tout autre que Ted, j’aurais vu là quelque formule métaphorique mais Ted parlait bien de la foudre.

“Non.

— Ça doit faire sacrément mal.

— Eh bien, ça y est, ma prof m’a saqué.

— Ouah.

— Je suis retourné chez elle, je ne sais pas pourquoi, elle a recommencé je lui ai dit non merci elle a dit qu’elle allait me saquer si je ne la laissais pas faire alors je l’ai laissée et elle m’a saqué quand même.

— Ouah.

— Je suis allé voir le proviseur, mais ça l’a fait marrer.” Je m’assis sur le rebord d’un transat. “C’est pas que ça m’importe vraiment, mais quand même. Tu vois ce que je veux dire ?

— Complètement.” Il plongea, refit surface.

“Qu’est-ce que je dois faire ?

— Ça, je ne peux pas te le dire, Pou-ah. Tu pourrais en appeler aux plus hautes instances de la hiérarchie, mais je ne sais pas si c’est une bonne idée. Il faut décider ce que tu as besoin d’en retirer, ce qui compte pour toi. Je me demande si on le sait, quand la foudre arrive. Un type m’a raconté que, quand elle l’a frappé, il a eu l’impression d’avoir du verre brisé dans les chaussures. Ça lui a soudé la braguette. A ta place j’irais peut-être chez le directeur.”

Et déjà il était à nouveau sous la surface à nager jusqu’à l’autre extrémité du bassin.

*

Le lundi suivant, je séchai les cours et me rendis au siège de la direction de l’établissement. L’immeuble qui abritait ces bureaux, dans le centre-ville, tout en verre et en acier, avait dû paraître dépassé, obsolète, avant même d’être achevé. Tout le monde semblait choqué de voir un lycéen en chair et en os sur les lieux et on me considérait comme si j’avais constitué une manière d’expérience à moi tout seul. Je pense qu’on m’introduisit dans le bureau du directeur en raison du seul trouble occasionné par ma présence.

En pénétrant dans le bureau cossu, décoré avec mauvais goût, je découvris que le docteur Gunther était une femme à cheveux gris et lunettes carrées. Un simple regard m’assura que, si elle avait jamais vu un pénis, elle ne l’avait certes jamais pris en bouche. J’eus l’impression immédiate d’une plus grande chance de succès auprès d’elle qu’auprès de M. Maird. Elle me pria de m’asseoir, m’offrit un verre d’eau. Je m’assis sur le fauteuil bas et dur et déclinai son offre.

“Que puis-je faire pour vous, jeune homme ?” Elle prit un carnet qu’elle posa devant elle. “Et tout d’abord, comment vous appelez-vous ?

— Pas Sidney Poitier.

— Je m’en doute bien.” Elle étudia mes traits. “Pourtant tu lui ressembles un peu. Donc, tu t’appelles comment ?

 Pas Sidney Poitier. Je m’appelle Pas Sidney Poitier.”

Elle montra soudain des signes de nervosité, peut-être de peur, jetant des regards obliques vers la porte et le téléphone. “Et vous venez pour ?

— Je voudrais porter plainte contre un professeur, pour atteinte aux bonnes mœurs.

— Une atteinte d’ordre sexuel ?

— Oui, de genre oral.” Je détournai les yeux pour les poser sur l’un des deux tableaux accrochés au mur derrière elle et qui représentait un clown aux yeux écarquillés.

Elle prit un air de sincère préoccupation. “Dans quel lycée es-tu ?

— Decatur Normal.

— Et ton proviseur est…?

— M. Maird.

— Mais oui, bien sûr.

— Et le professeur en question ?

— Mon professeur d’histoire, Béatrice Branlett.” Prenant plaisir à dire son nom, je le répétai. “Béatrice Branlett.

— Et qu’a-t-elle fait ?”

Sans tourner autour du pot, je résolus d’aller droit au fait, et d’en asséner le choc. “Elle m’a conduit chez elle, dans sa baraque minable, a posé un genou à terre, au-dessus des chaussettes, et a exécuté sur moi ce qu’on appelle, comme je l’ai appris depuis, tailler une pipe.

— Vraiment ?

— Et, pour tout vous dire, elle n’est pas très douée. Je ne crois pas que ce soit censé faire mal.”

Elle s’éclaircit la voix. “Peu importe. Cela s’est produit une seule fois ?

— Non, deux.

— Je croyais que ça t’avait fait mal.

— Oui, les deux fois.

— Alors pourquoi avoir recommencé ?

— Elle m’a forcé.”

Le docteur Gunther me considéra fixement quelques secondes. “Tu as dit à M. Maird que Mlle Branlett t’avait fait ça ?

— Oui. Ça l’a fait rire.

— Cela ne te dérange pas que je l’appelle, n’est-ce pas ?”

Je haussai les épaules. Tandis qu’elle demandait à sa secrétaire de lui passer M. Maird, je me rendais compte de l’énorme erreur que j’avais commise en entrant dans ces bureaux. Cette femme ne me croyait pas, et elle ne changerait pas d’avis. Je songeai qu’elle pouvait appeler les vigiles d’un instant à l’autre et que je serais à deux doigts de me faire descendre par un produit de ce même système éducatif. Elle m’adressa un sourire forcé en attendant la communication, écouteur plaqué contre sa petite tête grise.

“Monsieur Maird ? Mme la directrice Gunther Junior à l’appareil, des services centraux. Oui, très bien, merci. Et vous ? Et votre femme ? Et vos enfants ? J’ai ici en face de moi un grand jeune homme noir. Avez-vous un étudiant du nom de Poitier ? Ah bon. Donc, c’est bien son nom.” Les bruits qu’elle émettait se firent absurdes, puis cessèrent, et elle ne fut plus qu’une bouche s’activant sous mes yeux, comme un crabe en train de manger. Je voulais m’enfuir en courant, détaler dans les couloirs de verre et d’acier pour regagner la rue, mais me retins. Le son de sa voix revint, sous forme d’un rire, d’un gloussement de sorcière, qui à la fois me fit peur, m’irrita et justifia mes pressentiments les moins favorables. Elle raccrocha, me regarda et son rire redoubla.

En sortant de l’immeuble dans l’air léger du printemps, je me rendis compte que peu m’importait, même sur le principe. Je n’avais aucune envie de faire punir Mlle Branlett ni de lui consacrer la moindre de mes pensées. Le souvenir de mon indécente richesse ne manqua certes pas de favoriser cette indifférence : tout regrettable que ce fût, je m’en fichais des notes, des diplômes. Quant à Béatrice Branlett, elle aurait au moins appris à sucer sans aller jusqu’au sang ; j’avais donc rendu service à la communauté, en quelque sorte, en assurant un genre de protection à sa prochaine victime. J’avais l’intention assez claire d’abandonner mes études. Je décidai sur-le-champ de partir à l’aventure, pour ainsi dire, de quitter l’enfance, ce qui était devenu ma maison, ma sécurité, et de me lancer à la découverte de moi-même. Surtout, je voulais retrouver la tombe de ma mère et faire graver sur sa pierre tombale l’inscription qu’il fallait, et belle, le cas échéant. Mais quoi ? Il me restait à le trouver. L’air humide et chaud du printemps m’emplissait d’une inspiration lucide et d’une sensation d’indépendance.

Ce moment se révéla donc posséder, sur un mode prophétique, apocalyptique, voire sibyllin, un caractère instructif. J’étais destiné à une vie de risque, de pari, de combats chevaleresques et de duels de fines lames. J’acceptai, à cet instant même, ma place dans le monde. J’étais voué à me battre contre des moulins. A chasser des baleines. J’étais Pas Sidney Poitier.


* La plus ancienne université américaine pour jeunes femmes noires. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

** Arnold et Willy (Diff’rent Strokes) est une série télévisée américaine diffusée dans les années 1980. Philip Drummond, riche veuf new-yorkais, adopte deux enfants noirs et pauvres, Arnold et Willy, à la suite de la promesse faite à leur mère qu’il employait comme domestique. Webster est une comédie à peu près de la même époque et souvent comparée à Arnold et Willy. Webster Long, orphelin noir de sept ans, est adopté par une star du foot à la retraite. Les deux séries ont donné lieu à des jeux, tel “Webster contre Arnold : qui est le meilleur ? qui a le plus d’argent ?”, que l’on trouve dans les journaux étudiants de certaines universités.

*** Morehouse est la seule université exclusivement masculine et noire aux Etats-Unis, située à Atlanta en Géorgie.

**** Franklin Delano Roosevelt, 32e président des Etats-Unis, qui accomplit deux mandats successifs, fut atteint de paralysie des membres inférieurs.

***** “Return to normalcy” : mot d’ordre de Warren Harding après la Première Guerre mondiale.