V

 

Une partie de moi-même (généreuse ou non, je l’ignore) tentait de convaincre le reste de moi-même qu’il y avait une leçon à tirer de l’obsession des Larkin pour la couleur de peau, ou que cette dernière avait au moins eu pour effet de permettre quelque divertissement pervers. Mais le reste ne l’acceptait pas, et le vol de retour sur le coucou du soir ne fut que triste et ennuyeux, quoique bienvenu. J’éprouvais de vagues regrets à l’idée que Maggie avait peut-être en fait nourri quelques sentiments sincères envers moi, mais à présent je n’en saurais jamais rien. Il n’y avait jamais eu d’avenir, me dis-je, et l’idée me fit rire, puisque le soupçon d’un soi-disant avenir n’avait jamais existé, bien sûr. J’étais quand même navré, tout en éprouvant une relative satisfaction, d’avoir provoqué dans cette famille un émoi auquel elle n’était pas habituée. Nul doute que ma contribution au malaise familial intense était restée modeste.

A la descente de l’avion à Atlanta, je fus accueilli par un Patho Potlai qui gloussait comme un malade. Plus que surpris par sa présence, je lui demandai “Comment diable avez-vous eu l’idée de venir ?

— Simple comme bonjour, dit-il avec son accent chantant. J’ai pris l’habitude de suivre vos transactions par carte de crédit.

— J’aimerais que cette habitude cesse.

— Comme vous voudrez. Mais qui serait venu vous chercher ?

— Un taxi. Un bus.

— Allons, soyez sérieux.

— Pourquoi êtes-vous excité comme ça, Patho ?

— J’ai de bonnes raisons, de très bonnes raisons. Notre réseau remporte un grand succès, un succès majeur. Nous faisons de l’argent à ne plus savoir qu’en faire.

— Formidable. Encore plus d’argent.

— Je crois sentir une pointe de sarcasme. Dois-je comprendre que vous ne voulez plus d’argent ?

— Est-ce que ça change quoi que ce soit ?

— Ça change tout.”

Nous traversions le parking à pied. Je me tournai vers lui, regardai son visage souriant. “Franchement, Patho, c’est juste que je trouve que j’ai trop d’argent.

— Vous n’êtes pas très américain.

— Sans doute pas.

— Alors vous devriez peut-être donner une partie de votre argent. Vous devriez donner beaucoup, et alors, pas beaucoup, ça changerait, comme vous dites. D’ailleurs, c’est un processus très lucratif. Ça fait de superbes déductions d’impôts, les bonnes œuvres.”

Je le regardai déverrouiller les portières de voiture. “Merci, Patho. Je pense que c’est vraiment une bonne idée.

— Cela dit, vous allez vous apercevoir que c’est plus difficile qu’on ne croit de donner de l’argent. Beaucoup plus qu’il n’y paraît.” Il démarra. “Je vous conduis à votre résidence sur le campus ?

— S’il vous plaît.”

Tandis que nous traversions une ville d’Atlanta agréablement déserte, je réfléchissais à ma première aventure philanthropique, à savoir la donation faite à la fac, geste toutefois non accompli dans un esprit de générosité, puisqu’il s’agissait de gratifications ou de pots-de-vin, qui ne m’avaient guère valu qu’une admission à l’université que je ne souhaitais pas plus que ça, et une invitation patente à arnaquer la fort triste Gladys Piez. Nulle joie apportée à quiconque et, sans conteste, nulle joie retirée. Je retournais au campus pour faire mes bagages et partir, vers une destination inconnue de tous, de moi en particulier. J’appellerais d’abord le professeur Everett pour voir s’il avait quelque argument valable pour que je reste. La raison possible de cette résolution m’échappait complètement, mais elle n’en était pas moins ferme.

Everett répondit, sur un ton fatigué mais il était réveillé. Je lui posai la question de but en blanc. “Pourquoi faudrait-il que je reste à la fac ?

— Pour moi, dit-il sans hésiter.

— Vous n’avez pas mieux ?

— Combien d’argent avez-vous ?

— Trop pour savoir qu’en faire”, dis-je avec franchise.

Everett soupira. Je l’entendis allumer son cigare. “J’imagine que vous pourriez rester pour le sexe. Il paraît que ça y va. Ou pas.

— Et pour se faire une éducation ?

— Vous savez lire, bon sang. Et où se trouve la bibliothèque.

— Vous êtes professeur.

— Si vous le dites.

— A ma place, est-ce que vous resteriez ?”

Il ne répondit pas.

“Alors ?

— Je crois que vous devriez venir pour qu’on parle en tête-à-tête, ou face à face, au choix. Et apportez des donuts, ceux avec les vermicelles colorés.” Il me donna son adresse, et ajouta, avant de raccrocher “Vous savez, il ne faut pas juger les gens d’après ce qu’ils conduisent.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?” Question vide.

Je me rendis en voiture chez Everett, une étroite maison de briques à deux étages, avec une véranda couverte à l’avant. Il tint la double porte pour me laisser entrer dans le hall. Je le suivis dans ce qui s’avéra être le salon. Au milieu se trouvait un sofa bas, au motif floral sur fond jaune, face à un mur borgne contre lequel une petite télé était posée sur une table en bois. A l’écran, deux hommes boxaient.

“Vous aimez la boxe ? demandai-je.

— Je déteste ça.”

Je jetai un coup d’œil à la télévision. “Pourquoi en regarder, alors ?

— Parce que j’adore la sublime violence de ce sport. En un certain sens. Ça ressemble beaucoup à la drogue, si vous voyez ce que je veux dire. Et même si vous ne voyez pas. Qu’est-ce que je peux cracher comme conneries.”

Je lui tendis les donuts.

“Comme c’est gentil d’y avoir pensé. Vous n’auriez pas dû. Mais je ne peux pas accepter. Je fais attention à mon poids, avant que d’autres s’en chargent. Mangez-les, vous, faites-vous plaisir. Il y a des vermicelles dessus. Bon, alors c’est quoi cette histoire de quitter la fac ?” Il s’assit sur le sofa.

“Et pourquoi pas ?” Je m’assis à côté de lui.

“Vous ne voulez pas de diplôme ?

— Je ne me suis jamais vraiment posé la question.”

Il secoua la tête. “Sacrée bonne réponse. Ah, j’aurais aimé la faire. Y penser. La prochaine fois, j’y penserai.” Il prit son cigare froid dans le cendrier pour se le ficher dans la bouche. “Et maintenant que vous vous êtes posé la question, vous en voulez un ?

— Pas particulièrement.

— Eh bien, la voici.

— Quoi ?

— Qu’est-ce qu’on obtient après ses années de fac ?

— Un diplôme.

— Et vous n’en voulez pas. Donc, voici la réponse. Allez faire de la voile, du ski, ou autre chose.

— Mais pour me faire une éducation ?

— Ecoutez, si vous voulez rester à la fac, restez-y, mais ne me demandez pas de vous dire quoi faire. La vérité, c’est que je ne sais pas ce que vous faites, et que je m’en fiche.

— C’est vrai, que vous vous en fichez ?”

Il marqua une pause, pour y réfléchir. “Plutôt. Mangez donc un donut. Vous vous sentirez bien mieux. Et moi, je me sentirai mieux si vous en mangez un.

— Je ne sais pas pourquoi, peut-être parce que vous êtes un professeur, je croyais que vous alliez essayer de me persuader de rester.

— Sacrée saloperie, hein, toutes ces choses qu’on suppose ?” Il regarda sa montre. “Hé, mais il est dix heures. C’est le moment de passer à un vrai divertissement.” Il s’approcha du poste et changea de chaîne. “Aaahh, ça, c’est du génie.”

Une tête d’homme au turban blanc apparut à l’écran, sans corps, et le traversa lentement, d’un angle à l’autre, flottant sur fond de champ bleu. La tête portait un turban blanc et chantait en ce que je pris pour de l’hindi. Le titre grossit jusqu’à devenir lisible : Profils du Punjab.

“Le parfait génie, fit Everett. Ecoutez, Poitier, vous l’aurez, votre éducation. Allons, vous êtes déjà futé, plus que la majorité, et plus cultivé que la plupart de mes soi-disant collègues. Que je sois clair : je crois aux études supérieures, mais vous ferez votre chemin. Je ne me fais pas de souci pour vous. Un donut ?

— Pourquoi enseignez-vous ?

— Pour l’argent.

— Et c’est tout ?

— Je ne suis bon à rien d’autre.”

Je faillis lui dire que, même à ça, il n’était pas bon.

Mais il reprit “Comme si je valais quelque chose pour l’enseignement. Sauf que, vous savez quoi ? Qui est-ce qui en a quelque chose à foutre ? Vous voyez ce que je veux dire ? Je peux quand même vous apprendre deux ou trois choses, par exemple comment pratiquer une trachéotomie sur un patient non consentant, tandis qu’il glapit, mais vous ne me croirez sûrement pas.”

Je restai assis quelques minutes en silence tandis que nous regardions une vidéo de musique indienne. Je repensai à ma visite chez Maggie, aux Larkin, au dîner. “Pourquoi les gens sont-ils si tarés ? demandai-je.

— Peut-être que vous avez besoin d’aller à la fac, après tout, Poitier. Vous voulez savoir pourquoi les gens sont tarés ? Mon garçon, c’est à peu près la seule question à laquelle je peux répondre avec un semblant d’autorité. C’est parce que ce sont des gens. Les gens, mon ami, sont pires que tout.”

Je ne savais pas ce qui me perturbait le plus, sa réponse ou qu’il m’eût appelé son garçon.

*

Everett, comme d’habitude, n’avait été d’aucun secours. A mon départ, il insista pour que je prenne les donuts, les vermicelles, etc. Il me dit qu’ils auraient causé sa mort, mais qu’il serait heureux de savoir que j’en tirais du plaisir. J’emportai les donuts, et les mangeai sur le chemin du retour en conduisant pour regagner le campus. Les lieux étaient si vides, empreints d’un tel silence de mort, qu’ils avaient revêtu un étrange attrait, mais je refusai de me laisser séduire. J’aurais aimé parler avec Ted, mais il était parti dans son ranch du Montana, faire Dieu sait quoi avec des bisons. Et de toute façon que m’aurait-il dit d’autre que “Comment se fait-il que les bisons aient une tête aussi grosse et disproportionnée ?” ou quelque chose du genre. J’avais toujours souhaité assister à une rencontre entre Everett et Turner, que j’imaginais un peu comme Perry Como jouant avec Ornette Coleman. Tandis que je marchais sur le campus, je résolus de tenter de nouveau de partir dans l’Ouest. Mais cette fois je m’en tiendrais aux autoroutes inter-Etats, à l’enchevêtrement homogène de leurs rubans qui formait le cinquante et unième Etat. Je respecterais, jusqu’à la dernière, toutes les règles de circulation, en évitant les rencontres autant que possible. Je songeai que je pouvais tout aussi bien monter dans un avion pour la Californie, mais le but n’était pas d’y être mais de m’y rendre. Comme je n’y connaissais personne, et que j’ignorais ce que j’y ferais, la route me donnerait le temps de formuler un genre de plan. En outre, je continuais à entretenir l’idée juvénile, aussi naïve et romantique que stupide, selon laquelle la traversée du pays revêtait la valeur d’un apprentissage, d’un rite de passage. Cette nuit-là, je chargeai ma Buick Skylark et, de nouveau, pris la direction de l’Ouest, le cœur battant, les mains moites sur le plastique du volant, et, sur le siège passager, un thermos de café qui voisinait avec un sachet contenant l’objet de ma toute nouvelle addiction, des donuts saupoudrés de vermicelles colorés.

*

La Géorgie qui entourait Atlanta s’était montrée à la hauteur de ses promesses lors de ma première tentative migratoire. Je parcourus à toute allure la courte route qui menait à la limite de l’Etat et me retrouvai dans l’Etat suivant, qui s’avéra être l’Alabama. Je savais, bien sûr, que ce serait l’Alabama, mais n’empêche, j’ai la conviction que jamais personne n’est vraiment préparé à l’Alabama, que je m’étais pourtant figuré comme constituant la préparation idoine pour le Mississippi ; idoine étant un terme dont je ne saurais ici formuler les connotations.

J’avais choisi un itinéraire qui semblait fort simple. Je prendrais l’Interstate 85 jusqu’à l’Interstate 65, jusqu’à l’Interstate 10, et j’arriverais à Los Angeles. Sans l’ombre d’un virage. Comment s’y perdre ? Je me perdis. Quelque part dans l’Alabama, la nuit, et il se trouve que la nuit dans l’Alabama est plus noire que partout ailleurs. Je me rappelai la chanson Stars Fell on Alabama, et me dis “Non, aucune étoile n’a pu tomber par ici.” Je perdis encore plus courage en apercevant un panneau qui annonçait la proximité d’une ville nommée Tête-de-Suie. Coup d’œil sur la carte. Et c’est alors, bien sûr, que ma Skylark se mit à vibrer et faire un bruit inhabituel, pas vraiment alarmant.

Je réussis sur ma lancée à entrer dans une station d’essence isolée, plongée dans l’obscurité, au bord d’une piste de terre. Le panneau sombre qui se tenait, menaçant, au-dessus des pompes, affichait Station Rabbit Toe’s. Les roues de ma voiture déclenchèrent une cloche aux allures de sirène, à la façon dont le son déchira l’air dans la nuit. Mais rien ni personne ne bougea. Un chien aboya au loin : ce signe de vie ne fit qu’aviver ma peur de la mort. J’étais mort de peur de ne voir personne comme de voir surgir quelqu’un à tout instant. Ce qui se produisit.

Un homme extrêmement grand, extrêmement mince, extrêmement las, sortit de l’ombre sur le côté du bâtiment et pénétra dans la lumière blanche agressive de mes phares. Courbant la taille, il plongea le regard par la vitre du conducteur, et me dit cette chose inimaginablement terrifiante : “Petit, tu dois t’être perdu.

— Sans doute. Pouvez-vous réparer ma voiture ?

— Oui mais non.

— Puis-je utiliser votre garage pour essayer de la réparer moi-même ?

— Non.

— Etes-vous Rabbit Toe ?

— C’est comme ça qu’on m’appelle.

— N’est-ce pas votre nom ?

— C’est comme ça qu’on m’appelle, répéta-t-il.

— Pourquoi vous appelle-t-on ainsi ?

— Je l’ignore.”

Les courroies du moteur crissaient et couinaient. Je repérai du WD-40 sur une étagère à côté de l’huile, près des pompes. “Je vais en prendre un peu.

— C’est en vente.”

Je lui tendis de l’argent. “Gardez la monnaie.”

Il hocha la tête.

“Eh bien, merci pour rien.

— Sûr.” Il me fixa d’un regard dur.

Je démarrai, le bruit n’était plus là. Après quelques kilomètres, il reprit. Le soleil se levait à peine, je me retrouvai sur un chemin de terre partant de la piste, devant une petite maison. Trois femmes s’efforçaient de construire une clôture autour d’un poulailler. En me voyant arriver, une autre femme, plus âgée, fit le signe de croix en levant les yeux au ciel. Je crus lire sur ses lèvres les mots “Dieu soit loué, de m’envoyer un étalon noir.”

Je descendis de voiture, ouvris le capot pour regarder bêtement le moteur déficient. La plus âgée des femmes s’approcha et vint se planter derrière moi.

“Votre voiture ne marche pas ?

— Je crains bien que non. Vous ne verriez pas d’inconvénient à ce que j’essaie de réparer ici ? Je crois que les courroies sont détendues, mais je peux les resserrer. Cela ne vous dérangerait pas trop ?

— Non, ça ne dérange pas.” Les autres femmes étaient venues s’attrouper autour d’elle. “Notre toit a besoin d’être réparé.

— Ah oui ?

— Ça fuit quand il pleut. Vous allez le réparer ?

— Je ne sais pas faire.

— C’est simple. Nous avons un livre avec toutes les explications.

— Eh bien, je peux toujours essayer.

— Vous allez faire plus qu’essayer. Vous allez le réparer.” Sur ce, elle s’éloigna d’un pas décidé, laissant les autres me regarder fixement. Je leur adressai un sourire et retournai à mon moteur.

D’après la brochure technique écornée de ma Skylark, resserrer les courroies était simple et assez rapide. Les termes exacts étaient “Cet ajustement est simple et rapide”, le sous-texte patent étant que la chose était à la portée de n’importe quel imbécile. A lire ces mots, je fus conscient de ne pas être n’importe quel imbécile. Mettant la brochure de côté, je pris Comment couvrir une maison, le livre donné par la vieille femme : celle-ci se tint debout, me surplombant, tandis que je lisais. “Est-ce clair ? demanda-t-elle.

— Oui, répondis-je. Je vais le faire, mais après il faudra que j’y aille.

— On verra.”

*

Je grimpai à l’échelle pour regarder le toit. C’était un toit plat tout simple, il fallait seulement en ôter la surface abîmée, changer le bois abîmé, dérouler la toile neuve, et peindre les poutres au goudron. Ça allait prendre un moment, mais j’étais heureux d’avoir ne serait-ce que compris le principe.

Du haut de l’échelle, je criai “Gros boulot.

— Mais vous allez y arriver.” Ce n’était pas une question.

“Oui, j’y arriverai.”

Par chance, on était en novembre et, si l’air était excessivement chargé d’humidité, il ne faisait pas excessivement chaud. Neuf heures plus tard, juste comme le soleil se couchait, j’en avais terminé avec le toit. J’étais plus sale et nauséabond que jamais, plus fatigué aussi, pourtant j’éprouvais un vague sentiment de paix. Je me lavai au tuyau, sur le côté de la maison. L’eau était froide, mais je m’en moquais. Je me séchai le visage et les aisselles avec une serviette blanche rigide que l’une des femmes avait posée près de moi.

La plus âgée vint me dire “Venez, vous mangez avec nous.

— Vous ne voulez pas voir le toit ?

— Vous l’avez réparé, c’est tout ce qui compte.”

Lavé et vêtu d’une chemise propre, j’entrai dans le bâtiment, où je trouvai les femmes, toutes vêtues de la même façon, un habit religieux peut-être, assises à une table rectangulaire, la plus âgée en bout. S’étant enfin présentée elle-même comme sœur Irénée, elle me présenta successivement sœur Origène, Eusèbe, Firmilienne et Chrysostome.

“Vraiment, dis-je, quelque peu abasourdi. Je m’appelle Poitier.

— Poitier, fit sœur Irénée.

— Poitier, chuchotèrent les autres.

— D’où venez-vous ?” demandai-je. J’essayais depuis un moment de situer l’accent de sœur Irénée.

“Du Dakota-du-Nord.”

Ce n’était pas franchement la réponse à laquelle je m’attendais. “Vous êtes bien loin de chez vous.

— En effet. Asseyez-vous, Poitier.”

Je pris place sur la chaise cannée en face de sœur Irénée. La pièce était silencieuse, humide et mal éclairée par deux lampadaires de cuivre. Contre le mur placé derrière sœur Irénée se trouvait un buffet massif en bois sombre et, à gauche, un lutrin supportant ce dont j’étais sûr qu’il s’agissait d’une bible en très grand format, qui partait en lambeaux.

“J’ignorais que vous étiez religieuses.

— Nous ne sommes pas catholiques, précisa sœur Irénée. Nous appartenons à l’Eglise de la très sainte Pentecôte de notre Sauveur Jésus-Christ de Nazareth.

— Je suis désolé.

— Nous sommes tous les enfants de Dieu”, dit sœur Firmilienne, qui, d’après mon estimation, était la plus jolie de toutes. Aujourd’hui encore, la simple pensée m’en fait frissonner, comme alors.

“Nous allons prononcer le bénédicité”, dit Irénée.

Elles se prirent toutes la main et, pour quelque raison, je les imitai.

Sœur Irénée s’éclaircit la gorge. “Doux Jésus, sois remercié pour cette journée, pour ce pain, pour le toit, et pour notre nouvel homme fort, noir à l’instar de William J. Seymour qui n’avait qu’un œil mais cet œil ne s’ouvrait que sur toi, Jésus, sur toi seul, et tu l’as donc envoyé pour nous assister dans notre mission, dans notre quête visant à apporter ta parole d’amour à chacune des créatures qui respirent et arpentent la face de ta Terre si belle et, Jésus, si la route est ardue, pénible, elle n’est pas difficile, car de tes lèvres divines, pleines, de tes lèvres de Dieu, tu as embrassé la piste que nous suivons, afin qu’à chaque pas, nos pieds frissonnent de la joie de ton amour, ô Jésus, notre doux Seigneur.”

Sur ce, sœur Origène, la plus petite et massive des cinq, se mit à trembler, et en moi-même je me sentis faire un pas en arrière. Sa bouche s’ouvrit, sa langue en jaillit et des sons se firent entendre, incompréhensibles à mon oreille, bien qu’étrangement clairs. “Ailalossolg si eht eugnot nekops yb em nema nema nema nu sam msitpab yb yloh tirips ninzela lump zaba zabalee sabael yliem si devol ehs si enim bidel pitel litel latel zaba za zalee”, proféra-t-elle et elle poursuivit ainsi pendant ce qui parut durer quatre ou cinq minutes. Puis elle secoua la tête violemment : c’était fini. Les sœurs firent “Amen” et s’assirent. Moi aussi, je m’assis et les regardai faire passer une miche de pain blanc tranché. J’en pris une tranche et poussai la panière à sa place au centre de la table.

“C’est le souper ? demandai-je.

— Oui, répondit sœur Irénée. Vous pouvez vous resservir si vous voulez. Vous êtes grand.

— C’est ce que j’ai cru comprendre. Je pars demain matin.”

Sœur Irénée secoua la tête. “Je ne crois pas.”

Ne sachant que dire, je ne dis rien.

“Dieu vous a envoyé à nous.

— Il ne m’en a rien dit.

— Il n’en ferait rien.

— Il aurait pu.

— Impossible.

— Demain, vous construirez une clôture.” Elle ferma la porte et je me retrouvai dehors, seul dans le noir. Le ciel était très clair et je distinguais Cassiopée, Orion et peut-être les Chiens de chasse, mais je n’étais jamais bien sûr de celle-là. Je m’allongeai sur le capot de ma voiture et contemplai les cieux un moment.

J’aurais pu resserrer les courroies, mais franchement j’étais trop épuisé. J’avais encore faim après ce prétendu souper, mais heureusement il me restait un donut. Je finis par me faufiler sur le siège arrière et plongeai dans un sommeil agité, assailli de rêves.

*

Le vent souffle sans trêve sur l’ondoyante prairie du Texas. A environ cent cinquante mètres de là, coule une rivière boueuse, couleur de rouille, bordée de chaque côté de peupliers, des graines blanches volettent alentour. Je suis debout, à quelques mètres seulement d’un vieil homme qui lance des morceaux d’os sur la surface plissée d’une couverture étalée. Non, attendez. Il n’y a pas de vent, seulement l’aridité d’un air immuable. Monument Valley. Des spires de roche rouge s’élèvent dans le ciel céruléen, d’un bleu plus bleu que bleu. Un vieil homme, cheveux gris, visage buriné, lance des os sur une couverture en lambeaux. D’autres hommes, plus jeunes, le regardent.

“On continue”, dit le vieux.

L’un des hommes moins âgés se tourne vers moi. “Vous savez bien que DeChenney et son armée ne vont pas nous laisser partir. Ils veulent qu’on rentre travailler leurs terres.

— Buck, fait un autre plus âgé, faut continuer. Si l’vieux Deke le dit, faut y aller.

— Bon, d’accord, dis-je, ôtant mon Stetson pour m’essuyer le front, scrutant les montagnes au-delà des plaines, dans le lointain. Tenez-vous prêts pour mon retour demain. Vers midi.

— On sera prêts, Buck.

— Bien. Et il va falloir alléger un peu. Ces mules ont de la route à tirer.

— Toute la route jusqu’à la vallée verte.”

Je hoche la tête, puis m’éloigne, avec des signes de tête aux femmes qui cuisinent sur le feu, portant deux doigts à mon chapeau. J’enfourche mon cheval bai de combat, lui fais accomplir un demi-tour serré en tirant sur les rênes et m’éloigne au trot, non, au petit galop, c’est un palomino, et pas un cheval bai, crinière de lin et queue volant au vent.

Hochement de tête. Clairière. Et moi qui répète “Bon, d’accord.” Je remonte le bord de mon Stetson et regarde le ciel impitoyable de l’Ouest. Puis les montagnes au loin. Collines lavande couronnées de neige. “Vous serez prêts. Je reviens demain vers midi et vous avez intérêt à être prêts. Compris ?

— On sera prêts, Buck.

— Vous voyez tous ces meubles et ces lourdes malles. Il va falloir alléger sérieusement. Ces pauvres mules vont devoir vous traîner de l’autre côté des montagnes.

— Toute la route, jusqu’à la vallée verte.

— Pourquoi parles-tu comme ça ?

— Pardon, Buck.”

Je m’éloigne en faisant un signe de tête aux femmes qui cuisinent sur le grand feu. Je porte ma main à mon chapeau en leur souriant. Elles échangent de petits rires en voyant mon sourire. J’enfourche mon palomino et m’éloigne ; crinière de lin et queue gonflant au vent.

Je traverse un ruisseau, puis un canyon, mon cheval soulevant un nuage rouge ininterrompu. J’approche d’une cabane, une ferme. Je cherche ma compagne, Bes. Mais il y a quelque chose qui ne va pas. La ferme est trop calme. La cabane est trop calme. Il y a les bruits habituels des animaux, volailles, cochons. La vache se trouve à la place habituelle. Le frère de Bes, sa femme et ses enfants vivent là aussi, mais aucun signe de leur présence. Il y en a toujours un dehors. La cabane est petite, deux pièces, et on est vite à l’étroit, mais où sont-ils ? Je mets pied à terre et conduis mon cheval jusqu’à une barre d’attache à côté d’un sycomore. Bes sort dans l’ombre de la galerie couverte, et reste là debout. La brise fait voler sa robe en vichy bleu. Sa robe jaune. Lentement, elle lève la main pour faire signe, avec raideur. Je lui fais signe à mon tour, sachant que quelque chose va vraiment très mal. Je fais glisser la protection de cuir de la détente sur le pistolet qui pend à mon ceinturon dans sa gaine. J’examine les yeux de Bes. Je scrute les fenêtres de la cabane, de la grange, du fumoir. Les poules circulent devant Bes, qui soudain se met à courir. Derrière elle un homme blanc tire sur moi. Non, il pousse Bes sur le côté, elle perd l’équilibre, tombe dans la poussière. Il tire, d’autres hommes tirent par les fenêtres de la cabane, du fumoir, et par les portes ouvertes de la grange. Je plonge pour me mettre à l’abri dans la porcherie, la traverse en glissant dans la boue, mes pieds défoncent la barrière du fond et je ressors en roulant sur moi-même. Les balles me sifflent aux oreilles, mais je ne vois pas où tirer. Je repère Bes en train de courir vers les arbres, sa jupe gonflée par le vent, et lui fais signe de continuer, pour se mettre à l’abri. Les Blancs ont des visages féroces, mauvais, pleins de haine. Je me mets à courir, glisse et dérape, me contorsionne pour me mettre à couvert, le plus possible à couvert, tandis que les balles rebondissent tout près de mes oreilles. Rejoignant mon cheval, je file à bride abattue, courbé sur ma selle, soulevant un duvet de poussière. Les Blancs n’ont pas tardé à trouver leurs montures et à me prendre en chasse ; bien que je ne puisse les voir, je sens les sabots de la troupe marteler le sol. Je m’enfonce dans la nuit. Non, je chevauche à bride abattue depuis deux ou trois heures. Mon cheval est tout luisant et écume de sueur. Il marche à présent. Je lui en ai beaucoup demandé.

A un point d’eau, j’aperçois un homme qui se baigne dans le bassin creusé, il n’a rien sur lui sinon un chapeau. Il éclabousse ses jambes brunes maigrichonnes tandis que j’admire son cheval châtain, non, noir, entravé juste à côté du campement du cavalier, dont les vêtements sont étalés sur de gros rochers à côté des vestiges d’un feu. Je débarrasse le palomino de la selle et de la couverture trempée, puis m’approche en silence du cheval noir. Il devient nerveux, pousse un petit hennissement, je lui pose une main sur le cou pour le calmer.

“Qui va là ?” lance l’homme resté dans l’eau.

Je sors mon pistolet, le pointe sur la poitrine de l’homme nu qui remonte le flanc du bassin et s’approche de moi.

“Pardon, mon frère, mais il doit y avoir malentendu. Ce cheval, que tu es en train de seller, est à moi.” De son chapeau, il se cache les parties.

“On échange, lui dis-je, avec un signe de tête vers mon palomino.

— D’ordinaire, l’échange suppose un accord, non ?

— Pas le temps pour un accord. Mon cheval est un bon cheval. Vous verrez quand il aura pris du repos.

— Je n’en doute pas, mon frère. Mais pourquoi ne pas le laisser se reposer en prenant un café ?

— Pas le temps.

— Je m’appelle Jeremiah Cheeseboro, et je suis au service de Dieu. Est-ce que cela a quelque sens pour toi, mon ami ?

— Un autre jour peut-être.”

L’homme fait mine de s’approcher de ses vêtements.

“Je n’irai pas plus loin.” J’abaisse le chien de mon étincelant pistolet pacificateur.

“Je ne voulais qu’attraper mon caleçon. Je me sens un peu exposé, là, dans le plus simple appareil, si tu vois ce que je veux dire.

— Vous êtes très bien comme ça.

— Alors, comme ça, tu vas me voler mon cheval.

— L’échanger.

— C’est toi qui le dis.

— C’est ce que je dis. Bon, pourquoi vous ne retourneriez pas à l’eau, par là d’où vous êtes venu ?

— Je me suis suffisamment lavé.

— Allez.

— Tu n’es pas un chrétien, mon frère, dit-il, tout en reculant en traînant les pieds, pour finalement rentrer dans l’eau. Tes actes te rattraperont.

— Mieux vaut ça que d’être rattrapé par la troupe qui me traque.” Je monte sur le cheval noir, adresse un dernier signe de tête au prêcheur, et m’enfuis au galop.

*

Je vois les choses de très haut, comme un dieu, mais de plus près, j’imagine. Le prêcheur du point d’eau, vêtu de noir, tout couvert par la poussière de la piste, met pied à terre et attache mon palomino à un poteau devant une pension. Sa grosse bible sous le bras, non, serrée contre son torse, il ne demande rien à personne. Il longe la pension et gagne la porte de derrière d’un saloon.

Il ôte son chapeau pour saluer un jeune garçon. “Petit, je te serais très obligé si tu acceptais d’entrer dans cet établissement avec mes vingt-cinq cents pour me procurer un peu d’eau-de-vie.”

Abasourdi, le gamin le toise.

“Je voudrais que tu entres là m’acheter un whisky.

— Fallait le dire tout de suite.

— Désolé, mon gars. Je crains d’avoir surestimé ta capacité à comprendre le langage de base.

— Quoi ?

— Je n’avais pas réalisé que tu étais stupide.”

Le gamin entre et claque la porte.

Le prêcheur retourne dans la rue, trouve son cheval encerclé de Blancs tout sales et couverts de poussière. “Il est à vous, ce cheval ?” demande un grand maigrichon, qui s’approche tout près du prêcheur en lui crachant le jus de sa chique sur les chaussures.

“Pas trop propre, fait le prêcheur.

— J’vous ai posé une question. J’vous ai ’mandé s’il est à vous, ce cheval.

— Pas exactement, mon frère, non. Voyez-vous, j’accomplissais de nouveau le baptême de mon corps à la connaissance du Seigneur quand mon propre cheval a été volé par un païen poltron, qui a laissé son misérable animal en lieu du mien. Il était presque estropié quand il me fut remis, mais la prière, mon frère, cette bonne vieille prière l’a rendu à son état de santé actuel. Je m’appelle Jeremiah Cheeseboro, convoyeur des Evangiles, berger des âmes.

— On le descend tout de suite ou plus tard ? demande un homme debout de l’autre côté du palomino.

— Je ne me descendrais pas du tout”, intervient le prêcheur.

Le maigrichon lui recrache sur les bottes. “Et pourquoi donc, monsieur-le-serviteur-de-Dieu ?

— Parce qu’à l’évidence l’homme que vous cherchez est le païen qui a volé mon cheval.

— Vous savez où est Buck ?

— J’ignorais jusqu’à son nom. Merci de me l’avoir appris. Je serai ravi de vous informer, vous et vos associés, du lieu où il séjourne.”

L’homme se tourne vers ses acolytes. “Tu me plais, le prêcheur.

— Merci. Vous aussi, vous me plaisez.

— Si vous trouvez où est Buck, continuez jusqu’à Rusty Gulch pour le dire à M. DeChenney.

— DeChenney ?

— Ça marche ?

— Aussi sûr que Moïse a échappé au danger dans un panier emporté par les flots.

— Laissez-le filer”, dit-il aux autres Blancs.

Tous s’éloignent, laissant le prêcheur enfourcher le palomino.

Le maigrichon lui lance “Prêcheur ! Si j’te revois et qu’t’as rien pour nous, faudra que j’te bute.

— Je vous remercie du fond du cœur pour votre débordante générosité d’esprit chrétien.” Et le prêcheur, sur ce, de s’éloigner au trot.

*

Tandis que je chevauche sans but la vaste et mystérieuse étendue, il se passe des choses au camp des esclaves récemment affranchis. Des Blancs, onze, non quinze, se sont réunis à cheval à l’orée du bois sombre.

Resserrant la bride de leurs montures, ils donnent l’assaut au camp, dévalant sauvagement les prairies en pente douce, avec force cris et hululements. Clair de lune. Donuts noirs autour des rochers. Clair de lune. Cris d’enfants. Une poignée d’hommes s’emparent de leurs quelques armes et se font descendre pour la peine. A cause du noir peut-être, ou de leur ébriété, les vandales ne tuent que trois victimes, deux hommes et un jeune garçon. Ils ravagent un chariot couvert, le retournent et y mettent le feu : de la fumée grise s’élève dans le ciel mauve. Les Blancs emportent le coffre-fort. Les femmes sont en pleurs. Les hommes aussi.

*

Au lever du soleil, je m’approche de la file de chariots. Depuis la crête, j’aperçois la fumée s’élevant du chariot calciné. Je presse les flancs du cheval noir et pénètre dans le camp au galop. Mon chapeau s’envole quand je mets pied à terre en pleine course. Je ne demande pas ce qui s’est passé ; il n’en est pas besoin.

“Combien étaient-ils ?” Je contemple les dégâts, les trois corps couverts jusqu’au cou à quelques mètres de là. Visages cendrés, comme irréels. Plus je l’observe et plus jeune le garçon défunt me paraît.

“Je ne sais pas, Buck, fait l’un des hommes. Tout était paisible quand soudain la tempête s’est déchaînée. Des éclairs de poudre partout et les balles qui sifflaient en tous sens.”

Tandis que j’écoute d’une oreille distraite, on me tape sur l’épaule. Je me retourne, découvre le prêcheur du point d’eau. Il ne dit rien. A sa mâchoire crispée et à ses dents serrées, je vois sa colère : il se penche en arrière et me balance son poing en pleine mâchoire.

*

Je me réveille, troublé. La lueur du soleil fend la brume et pénètre par ma vitre arrière poussiéreuse. Je m’éveille complètement sous la pression répétée du bout du doigt de sœur Irénée. Elle a ouvert la portière du conducteur de ma Skylark et avancé le siège du conducteur.

“Réveillez-vous, monsieur Poitier. Il est temps de se mettre au travail. De vous mettre à construire notre église.

— De quoi parlez-vous ? Je pars pour la Californie.

— Vous devez bâtir notre église. C’est pour cela que le Seigneur vous a envoyé à nous, pauvres sœurs.

— Franchement, je crois que vous l’avez mal compris. Je suis incapable de construire quoi que ce soit, pas même une niche.

— Nous n’avons pas besoin de niche. Nous n’avons pas de chien. C’est une église qu’il nous faut, et vous avez été envoyé pour l’édifier.”

L’ayant poussée hors de la voiture, je la suivis dans la fraîcheur du petit matin. Peut-être à cause du labeur de la veille sur le toit, je me sentais tout raide, rouillé, considérablement plus vieux. Je ne portais pas de chemise, et ma peau noire luisait ; en la sentant luire de la sorte, la conscience de ma nudité partielle m’envahit. Je me penchai dans la voiture pour y attraper un tee-shirt, que j’enfilai tandis qu’elle désignait de sa main ouverte l’espace derrière le poulailler.

“C’est là qu’il faut la construire.”

Sœur Irénée me fit traverser la cour ; nous passâmes devant sœur Eusèbe et sœur Firmilienne qui essayaient de dérouler et d’agrafer du grillage sur une longueur d’environ quinze mètres autour d’un grand espace dégagé. “Là, dit-elle. Vous la construirez ici, avec notre aide.”

J’éclatai de rire. “Ma sœur, je vous ai dit que je suis incapable de construire quoi que ce soit, et surtout pas un bâtiment. Donc, si vous voulez bien m’excuser, je vais réparer ma voiture et reprendre la route avant que vous me demandiez de changer l’eau en vin.”

Les autres sœurs s’étaient assemblées en peloton derrière nous. Elles ne disaient rien, ni à moi ni entre elles. Je leur adressai un faible sourire en passant devant elles pour retourner au poulailler. Sœur Irénée et les autres me suivirent jusqu’à ma voiture et restèrent autour, flottant telles des abeilles silencieuses, que j’entendais pourtant bourdonner.

Comme le suggérait ma fidèle brochure, il n’était pas si difficile que cela de resserrer les courroies. J’utilisai mon tourne-à-gauche comme levier, que je plantai entre l’alternateur et la pompe à eau. Tandis que je resserrais le boulon sur la saillie de l’alternateur, me contorsionnant afin de maintenir sur la barre une pression suffisante pour que la courroie demeure tendue, je remarquai les visages des sœurs penchées avec moi sous le capot, qui observaient ma progression. Je réussis à serrer le boulon, et toutes s’exclamèrent “aahhh” tandis que je me dégageais.

“Vous êtes doué avec les outils, dit sœur Irénée.

— Bien essayé, ma sœur.”

Je lançai mes outils dans le coffre et le fermai, puis me laissai tomber derrière le volant. Je mis le contact, fis démarrer ; le moteur tournait bien, du moins aussi bien qu’avant. Je décidai qu’il valait mieux faire mes adieux sans descendre de voiture, que je me sentirais peut-être moins coupable si je m’éloignais au volant, plutôt, par exemple, que de saluer de façon plus formelle, se serrer la main debout. Même sur le moment, je me moquai de moi-même, en me demandant pourquoi au juste je devrais me sentir coupable. De quoi ? D’avoir refusé d’accomplir une tâche dont j’étais incapable ? Je m’éloignai dans ma Skylark. A l’approche du virage que faisait l’allée, je me penchai par la fenêtre pour faire un signe de main. Sans me le retourner, elles levèrent les yeux au ciel. La simple pensée qu’elles étaient en train de prier aurait dû suffire à me faire poursuivre ma route, sauf que leurs visages étaient tellement innocents, tellement ouverts et tellement, tellement stupides. Je rejoignis l’autoroute et repris la direction de Tête-de-Suie.

J’avais l’estomac dans les talons, et m’arrêtai donc au tristement mais sans doute à juste titre dénommé Tête-de-Suie Diner. Ce n’était pas un wagon, pas même une grande caravane Airstream, mais un mobile home consistant en un sinistre rectangle monté sur parpaings et pourvu d’un marchepied en métal de guingois. J’entrai et m’assis au comptoir.

Une femme imposante se tourna vers moi et sourit. “C’est pour manger ? demanda-t-elle.

— S’il vous plaît, oui.”

Par-dessus son épaule charnue, elle désigna le menu rédigé au marqueur sur un panneau.

“Qu’est-ce que vous avez de bon ?

— Tout est bon. En tout cas, tout se vaut.

— Alors deux œufs brouillés.

— Bacon ou saucisse ?

— Bacon, je pense.

— On n’en a plus.

— Alors pourquoi m’avez…?

— C’était une blague, dit-elle en riant. On en a, du bacon, des kilos.”

Ce sens de l’humour me soulagea et me détendit.

“Vous faites quoi ici ? demanda-t-elle. C’est pas facile d’y arriver, et on est sur le chemin de rien. Croyez-moi, j’en sais quelque chose. Alors ou bien vous avez de la famille ici, ce qui m’étonnerait, ou alors vous vous êtes perdu.

— Je m’étais perdu. Je crois savoir où je suis maintenant.

— Ah bon, vous croyez ça ? Du café ?” D’une main, elle cassait déjà les œufs dans un bol.

Je ne voulais pas l’interrompre. “Plus tard, peut-être.

— Vous vous êtes perdu dans la nuit ?

— Tard dans la nuit d’avant-hier. J’ai fini par réparer un toit pour un genre de bonnes sœurs cinglées. Enfin, ça ne pouvait sûrement pas être des sœurs.

— Si, de la Pentecôte.”

Je hochai la tête. Le chuintement et l’odeur du bacon qui grésillait sur la grille attisaient ma faim.

“Pauvres sœurs, dit-elle. Elles sont venues du Montana ou de je ne sais plus où parce qu’on a donné des terres à leur Eglise.

— Du Dakota-du-Nord.

— Pardon ?

— Elles viennent du Dakota-du-Nord.

— Qu’est-ce que j’ai dit ?

— Montana.

— Oh, ça change pas grand-chose. Elles viendraient de Russie que ça serait pareil, c’est tellement loin. En tout cas, j’imagine qu’elles repartiront en stop un de ces jours. On peut pas vivre de poussière.

— Elles veulent construire une église.”

La femme lâcha un gros rire. Elle avait un gros rire, assorti à sa grosse chevelure : une montagne de cheveux noirs striés de roux, d’où dépassaient de grosses créoles.

“Peut-être qu’elles y arriveront.”

Elle me sourit. “Elles vous ont plu, hein ?” Elle fit glisser l’assiette d’œufs au bacon devant moi. J’examinai l’assiette tandis que la graisse imbibait le papier autour de la nourriture. “Les toasts arrivent.

— Merci.” Je pris une bouchée. “C’est bon.

— Si ces sœurs arrivent à construire quoi que ce soit, ce sera un miracle.

— Je crois qu’elles y arriveront.

— Vous êtes aussi fou qu’elles. Comment vous appelez-vous, espèce de fou ?

— Poitier. Sidney Poitier.

— C’est vrai que vous lui ressemblez drôlement. Mais c’est quoi votre nom ?

— C’est malheureux, mais c’est mon nom.

— Sans déconner ?

— Sans déconner. Et vous, quel est votre nom ?

— Diana Ross. Je vous ai eu, hein ?

— Bien joué.

— Vous vous appelez pas Sidney Poitier, hein ?”

Quelle question m’avait-elle posée là, sans même en avoir conscience ? Je répondis donc en toute franchise à la question qu’elle ignorait m’avoir posée. “C’est ça.

— Ça doit pas être facile.” Elle raclait le gril avec une large spatule. “Porter le même nom, et lui ressembler à ce point.

— Ce n’est pas si dur. Je suis beaucoup mieux que lui.”

Elle rit de nouveau. “Vous me plaisez. Vous allez où ?

— Los Angeles.

— Evidemment, où d’autre pourrait aller Sidney Poitier ?” Elle plaça devant moi une assiette de toasts.

“Alors, comment vous appelez-vous ?

— Oh, je n’ai pas un joli nom comme vous. Je m’appelle vraiment Diana, mais Diana Frump.

— Frump ?

— Frump.

— Je préfère Poitier.

— Je m’en doutais.

— C’est un joli nom, Diana.

— C’est gentil de le dire.” Elle transvasait du ketchup d’une grosse bouteille en plastique dans de plus petites.

“Dites-moi ce que vous savez de ces sœurs.

— Oh, elles passent de temps en temps. Celle qui est autoritaire me tape un peu sur le système parfois, à vrai dire. Comment s’appelle-t-elle, déjà ?

— Irénée.

— Ouais, c’est ça, peu importe. Et puis, d’ailleurs, qui pourrait être fichu de les dire, ces noms, sans parler de s’en rappeler ? Y a Oxygène, Firmament, pis les autres. Enfin, en tout cas, elles se pointent quelquefois pour récolter des dons. Déjà que j’ai pas beaucoup de clients, il s’agit pas encore de les embêter avec des quêtes.”

Je hochai la tête.

“Elles m’ont même demandé de l’argent à moi. C’est bien beau, de construire une église. Moi, j’ai rien de trop. Personne n’a rien de trop, dans le coin. Moi, je leur ai dit « Pourquoi vous demandez pas à votre Eglise centrale, enfin, j’sais pas comment vous l’appelez ? » et l’autre sœur Iranus me regarde avec son air de débile, genre elle va prier pour moi. Moi j’dis rien. Je suis une bonne chrétienne. Baptiste. C’est moi qui devrais prier pour elle. Bon sang, nous, on s’en est fait une, d’église.”

La double porte s’ouvrit, et un petit homme coiffé d’une casquette de baseball entra. “Salut, Diana.

— Salut, Dan.”

L’homme s’assit au comptoir à côté de moi et me dit “Salut.

— Salut.”

Diana posa une tasse de café devant moi. “On parlait des bonnes sœurs.

— Les dingos ? Qu’el’ vont s’construire une église, à ce qui paraît. Avec quoi, j’aim’rais bien savoir.

— Elles pourraient y arriver.” J’ignore pourquoi je prononçai ces mots.

“J’vois pas comment. Elles ont zéro fric. Dommage. Ça f’rait pas d’mal, un peu d’boulot dans l’coin. Y avait bien un moulin à papier en haut d’la route, y a dix mille ans.”

Je reposai ma fourchette et mon couteau en plastique, m’essuyai la bouche dans ma serviette en papier et songeai à l’énorme quantité d’argent que j’avais. A moi seul, je pouvais financer cette église. L’idée me repoussait, à certains égards, la religion me paraissant en général dissuasive et insultante. Ma mère s’était toujours montrée radicalement opposée à quoi que ce fût ayant le moindre rapport avec quelque être prétendument supérieur. Mais mon désir impétueux, abrupt et inexplicable de venir en aide aux malheureuses sœurs n’avait rien à voir avec Dieu ou diable, encore moins avec quelque soudain surgissement du complexe du messie ou/et sûrement pas avec la question de mon propre salut, tout nécessaire qu’il eût hélas été. Il s’agissait tout simplement d’une manière inédite, et passablement ironique, de dépenser l’argent qui m’était échu avec une ridicule facilité.

“Pourrais-je utiliser votre téléphone ? demandai-je.

— Il y a un téléphone à pièces dehors contre la paroi du mobile home, indiqua-t-elle. A côté du W.-C. chimique. Je n’ai que ça. Vous voulez des pièces ?

— Non merci.” Je m’excusai, saluai Dan, et quittai le buffet. La double porte claqua. Le téléphone n’était pas dans une cabine, mais vissé à la paroi de vinyle du mobile home. J’appelai Patho en PCV et en attendant la connexion j’examinai les inscriptions qui s’y trouvaient gribouillées, des mots, des noms et des numéros.

Je hais Farley.

Jiggles Boatwright suce à l’œil

Appelle Janifer 24-756

Sheraff Purkins est un tas de merde

Toi qui lis ça t’es baisé

Patho accepta mon appel. “Il faut que vous veniez à Tête-de-Suie, c’est dans l’Alabama.

— Qui est à l’appareil ?

— C’est moi, Sidney.

— Je ne connais pas de Sidney.

— Pas Sidney, corrigeai-je.

— Monsieur Poitier ?

— C’est moi. Il faut que vous veniez à Tête-de-Suie, Alabama.

— Ça n’existe pas, un endroit pareil.

— Il existe et j’y suis.

— Vous avez des ennuis, d’un genre ou d’un autre ?

— Non, je veux vous faire construire quelque chose.

— Quoi ?

— Une église”, répondis-je, incrédule. Un silence aussi lourd que gêné s’ensuivit. “Patho ?

— Qui est à l’appareil ?

— C’est moi, Patho, répétai-je, Pas Sidney.

— Je n’irai pas dans un endroit qui s’appelle Tête-de-Suie.

— Je veux construire une église pour quelqu’un.

— Je ne connais rien à la construction. Vous avez de l’argent. Embauchez quelqu’un. J’ai trop à faire avec le réseau. Je suis en train de produire un programme exceptionnel sur le rap.”

Je regardai le combiné dans ma main. Il avait raison. J’avais un carnet de chèques. C’était mon argent. Je n’avais pas besoin que Patho Potlai me tienne la main. “Vous avez parfaitement raison, Patho.

— Je le sais, que j’ai raison. Tout comme je sais que Tête-de-Suie n’existe pas. Vous êtes trop drôle, monsieur Pas Sidney. Bon, si vous voulez bien m’excuser, je dois rejoindre l’équipe.”

*

Je retournai chez les sœurs et les trouvai, spectacle terrifiant, presque exactement comme je les avais laissées, leurs visages tournés stupidement vers le ciel. Bien sûr, mon retour n’admettait qu’une interprétation : leurs prières avaient été exaucées, et à quel titre me serais-je permis de discuter cette croyance ? Après tout, nonobstant ma foi absolue en la non-existence de leur Dieu, j’eusse été bien en peine d’expliquer mon retour.

“Nous savions que vous reviendriez”, déclara sœur Irénée quand je descendis de voiture. Il y avait dans son ton une arrogance qui me fit aussitôt regretter d’être revenu. Pourtant, je restai. Mystérieusement.

“Je voudrais vous parler, dis-je. A toutes.”

Elles me dévisagèrent.

“Pouvons-nous entrer ?”

D’un pas décidé, nous gravîmes l’unique marche et, passant la porte de bois massive, pénétrâmes dans l’austère bâtiment de deux pièces. Je supposai que la pièce arrière était leur chambre à coucher. Je leur fis signe de s’asseoir, ce qu’elles firent. Les fenêtres étant soigneusement fermées, la chaleur était étouffante à l’intérieur.

“Donc, vous voulez construire une église.

— Vous savez que c’est vrai, dit sœur Irénée tandis que les autres opinaient du chef.

— Avez-vous un plan pour l’architecture ?

— Oui.” Sœur Irénée adressa un signe de tête à sœur Firmilienne. Celle-ci se leva, gagna la table qui tenait lieu de bureau, contre le mur opposé, et, ayant ouvert le tiroir, en sortit une feuille, qu’elle m’apporta.

J’y jetai un coup d’œil. C’était un schéma grossier, tracé sur des feuilles de carnet blanches. Deux perspectives étaient représentées, de dessus et de face. L’église serait un rectangle pourvu d’un toit en pente.

“Qu’en pensez-vous ? demanda sœur Irénée.

— Je ne sais pas comment construire une église. Mais j’ai beaucoup d’argent.” Je les laissai ruminer ces mots un moment. “Et je veux bien payer les matériaux et la main-d’œuvre nécessaires à la construction.”

Tous les yeux s’illuminèrent.

“Dieu a répondu à nos prières”, dit sœur Irénée.

Sœurs Chrysostome et Eusèbe entrèrent aussitôt en crise, et se mirent à déblatérer, les yeux révulsés, me glaçant de terreur. Les trois autres se comportèrent comme si de rien n’était.

“Je disais donc que je financerais l’église. Mais il faut que vous trouviez un architecte qui dessine quelque chose d’utilisable.

— Non, c’est vous qui devez le faire.

— Dieu vous a envoyé.

— Non, ce qui m’a envoyé, c’est une erreur de jugement.” Je sortis alors mon carnet de chèques et me mis à écrire. “Voilà, cinquante mille dollars. Ça devrait suffire pour commencer.

— Je n’ai pas de compte bancaire”, dit sœur Irénée.

Je la regardai.

“Nous n’avons pas d’argent, expliqua sœur Origène.

— Vous allez vous en occuper pour nous, dit sœur Irénée.

— Non, fis-je, las de répéter ce mot. Je vais trouver une banque, retirer du liquide, vous apporter l’argent et m’en aller.” Sur ce, je sortis, me disant que j’aurais dû laisser tomber l’affaire ; mais je leur avais promis l’argent, et le leur donnerais. Tout en m’affalant derrière le volant, je me demandai s’il y avait une banque à Tête-de-Suie.

*

L’enseigne figurant sur le bâtiment d’un étage en briques, coincé entre une boutique d’aliments desséchés et des pompes funèbres, annonçait Caisse d’épargne et crédit agricole de Tête-de-Suie, ce dont je n’avais nulle raison de douter. Je me garai en épi sur une place sans marquage, pour la seule raison que le seul autre véhicule garé là l’était de la sorte. L’établissement se trouvait de l’autre côté de la rue, face à rien. Naturellement, la banque était minuscule : un guichet de caissier à l’ancienne, avec un caissier à l’ancienne, un homme, et un seul bureau dans la pièce, derrière lequel était assise une vieille femme blanche, un casque de cheveux blond platine coiffant sa petite tête. Etant donné l’ampleur de la somme que je voulais retirer, je m’adressai à elle plutôt qu’au caissier.

“Je voudrais retirer du liquide.

— Je vois, dit-elle, sans franchement lever les yeux, même si je savais qu’elle m’avait inspecté et continuait à le faire. Eh bien, asseyez-vous, et nous allons voir ce que nous pouvons faire pour vous.”

Je m’assis.

“Je ne crois pas que vous ayez un compte chez nous.

— En effet, je n’ai pas de compte ici. Et j’ai besoin d’une somme assez conséquente.

— Mmhh. Conséquente comment ?

— Cinquante mille dollars.”

Elle émit un sifflement et je crus discerner un sourire d’incrédulité derrière ses lunettes à monture en corne qui lui faisaient des yeux de félin. “Mmhh. Il s’agit d’un chèque de banque ?

— Non. C’est moi qui fais le chèque.

— Je vois.” Elle ne montra aucune réaction. Du moins, aucune que j’eusse été en mesure de lire, ne la connaissant pas. Elle se mit à réorganiser les objets sur son bureau. Elle déplaça une agrafeuse de quelques centimètres vers la gauche, rapprocha un peu sa tasse pleine de crayons et de stylos, se mit à jouer avec le rebord du sous-main. “Le problème, jeune homme – quel est votre nom ?

— Poitier.

— Le problème, monsieur Poitier, c’est que je ne vous connais pas.

— C’est on ne peut plus vrai.

— Je ne vous ai jamais vu.”

Je hochai la tête. Je comprenais parfaitement sa position et ses réserves. “Serait-il possible de faire transférer les fonds depuis une autre banque ?

— Vous voulez dire un transfert interbancaire ?

— Oui, c’est ça.

— C’est une possibilité. Cela nous donnerait l’autorisation de vous attribuer la somme, mais je crains que cela ne produise pas le montant de liquide requis. Nous ne disposons pas d’une telle somme, voyez-vous.

— C’est bien une banque ici, non ?

— Une caisse d’épargne et de crédit, corrigea-t-elle. Monsieur Poitier, nous sommes à Tête-de-Suie, Alabama.”

Je hochai la tête en signe d’acquiescement.

“La seule raison qui me retient d’enfoncer la pédale d’alarme sous mon bureau, outre le fait qu’elle ne fonctionne pas, est que n’importe quel imbécile peut voir qu’il n’y a pas un sou dans ce hameau du bout du monde.”

Tout était vrai, sans doute, mais, en dépit de la pitié de mise que je ressentais envers elle et sa communauté, je me contentai de dire “Dans ce cas, je m’y prends comment pour me procurer cet argent ?

— Vous pourriez vous rendre à Eufaula. Mais Troy est plus près. La banque de Perote pourra peut-être vous aider. Ce n’est pas loin du tout.

— Merci.” Juste avant de partir, je lui demandai “Y aurait-il un architecte par ici ?”

Elle fit semblant de réfléchir à la chose. “Pas à ma connaissance.” Je fus impressionné par sa capacité à faire cette réponse sans même un soupçon de sarcasme ; comme par son absence totale d’intérêt quant aux raisons pour lesquelles je pouvais bien avoir besoin de disposer d’une telle somme à Tête-de-Suie.

Je la saluai d’un signe de tête.

*

En roulant sur ces routes désertes de l’arrière-pays de l’Alabama, il devint clair pour moi, ce qui ne relevait pas de la prouesse intellectuelle, que la simple suggestion de toucher un chèque individuel émis en dehors de l’Etat pour une somme aussi colossale susciterait des réactions plus marquées qu’un simple sourcil haussé accompagné d’un non retentissant. Et il était vraisemblable que, pas plus que la caisse d’épargne de Tête-de-Suie, la Western Union locale ne disposerait d’assez d’argent pour accomplir un transfert si massif. Je me retrouvai donc à me demander comment fournir aux sœurs l’argent que je leur avais promis. Je m’arrêtai dans un relais routier, dont le parking était plein d’énormes semi-remorques et de drapeaux confédérés, et appelai Patho d’une cabine. De ma place, j’observais un gros camionneur occupé à un jeu vidéo et un autre qui sortait des toilettes en se brossant les dents.

“Bon, alors, Patho, comment obtenir cinquante mille ici, à Tête-de-Suie, Alabama ?

— Je vous envoie un mandat.

— Ils ne… personne n’a pareille somme ici. Pas même la Western Union.

— Il faut aller dans une plus grande ville.

— Et si vous m’apportiez l’argent ?

— Je ne mets pas les pieds dans un endroit qui s’appelle Tête-de-Suie.

— Patho, fis-je dans un gémissement.

— Pas question.” Puis, en se détournant du téléphone “Bieen. Ça c’est un bon chien. J’arrive, mon chien.

— Bon, d’accord, Patho. Trouvez-moi une banque à…” Je jetai un coup d’œil à la carte. “… Montgomery qui accepte de se charger du transfert et dites-moi où elle se trouve. Je vous rappelle dans quelques heures pour que vous me donniez l’information. Qu’est-ce que vous êtes en train de faire ?

— Je dirige votre réseau.

— Parfait. Continuez.

— C’est bieen, mon chien.”

Je raccrochai, me frottai le menton, le trouvai rêche. J’achetai un rasoir et de la mousse à la petite boutique et entrai dans les toilettes géantes. Je m’y rasai, au milieu de camionneurs en train de se laver les dents ou des aisselles poilues. Ils avaient beau frotter, ils ne ressemblaient en rien à Sidney Poitier, mais moi si, et exactement, de sorte que tous écarquillaient les yeux, fixant le visage de Sidney Poitier dans le miroir pendant que je faisais de même. Un visage lisse, brun, plus âgé que dans mon souvenir, séduisant. Et comme le visage du miroir souriait, il me fallut lui répondre par un sourire.

*

J’arrivai à Montgomery en fin d’après-midi ; la ville était à la fois absolument conforme à mes attentes et un peu en deçà d’elles. Les lieux reflétaient la déprime et la tristesse, mais on y sentait clairement le sens d’un possible renouveau. Les gens se montrèrent accueillants, me saluèrent, dirent bonjour avec grande politesse, globalement. Je mangeai un morceau dans un buffet dont le menu ne proposait que des choses frites, pris un sandwich poulet frit et bus un ice-tea trop sucré. Les banques avaient déjà fermé, et il me fallait encore appeler Patho pour savoir où récupérer mon argent. Ayant fini par comprendre que ma couleur de peau et ma jeunesse empêchaient qu’on me prît au sérieux, j’imaginais de surmonter en partie ce problème d’apparences au moins en portant un costume. Je m’arrêtai dans un JCPenny situé dans une galerie commerciale plantée au bord d’une route qui décrivait un cercle géant, et en achetai un. Il était noir, la veste bien ajustée aux épaules, le pantalon fuselé, un peu court. A la chemise blanche impeccable, l’étroite cravate noire et les souliers à semelle noire en lieu et place de mes tennis, il aurait suffi d’ajouter des lunettes noires pour m’affilier à “Fruit de l’islam”, mais j’avais, quant à moi, l’impression de revêtir ainsi une allure inoffensive.

Je pris une chambre dans un motel, m’allongeai sur le lit trop mou et appelai Patho, qui me donna le nom et l’adresse de la banque qui m’attendait. Je raccrochai et gardai les yeux rivés sur le plafond particulièrement fruste. J’aurais pu m’interroger sur le motif de l’aide que j’apportais aux sœurs et, si j’y pense à présent, c’est que je le fis sans doute, mais je ne m’en souviens pas. Je mis la télévision, choisis mon propre réseau. Clip vidéo sur clip vidéo, un spécial gospel, une heure de one man show soi-disant comique, et Profils du Punjab. Entre somnolence et éveil, je fus finalement tenu éveillé, regardant en alternance le ciel qui s’éclaircissait progressivement à travers les volets mi-clos et une publicité pour une serpillière très particulière. Je me rappelai l’un de mes rêves, fort troublant. Dans ce rêve, mes beaux souliers noirs tout neufs étaient bien trop petits, ce qui m’inquiétait beaucoup car je devais me rendre quelque part, mais quand je les essayai le lendemain matin ils allaient à merveille, étrangement mieux que dans la boutique.

Devant la Première Banque nationale d’Alabama, j’ajustai ma cravate avant d’entrer. Le bâtiment était bien plus spacieux que l’unique pièce du crédit agricole-caisse d’épargne de Tête-de-Suie. Il était grandiose en fait. Un garde en uniforme se tenait près des portes principales, toutes de cuivre et de verre, les guichets s’alignaient derrière une majestueuse barrière en bois sculpté, et un îlot du même bois décoré dominait le centre de la vaste pièce. Aux guichets, des employés de banque accomplissaient des tâches bancaires, avaient des discussions bancaires et se déplaçaient fébrilement, d’une allure bancaire. Je me présentai à l’accueil, signai la liste et m’assis dans la salle d’attente.

L’agent bancaire, une certaine Mlle Hornsby, me reçut sans se lever de derrière son bureau, mais me dit quand je m’assis “Dites donc, qu’est-ce que vous ressemblez à Sidney Poitier. Vraiment, son sosie.”

Je la saluai d’un signe de tête. “Je suis Pas Sidney Poitier.

— Bien sûr que vous ne l’êtes pas.” Elle avait la cinquantaine, et avait dû suivre un régime régulier de Sidney Poitier dans sa jeunesse. Ses cheveux grisonnants étaient décolorés en blond et son maquillage faisait ressortir les rides plus qu’il ne les masquait.

“Non, ce que j’essaie de vous dire, c’est que je suis Pas Sidney Poitier.

— Et moi je vous dis que j’en suis consciente.”

Je jetai un coup d’œil aux notes prises lors de ma conversation avec Patho. “Y a-t-il un M. Scrunchy ici ?”

Elle parut blessée. “Il est bien ici.

— Pourrais-je lui parler ?”

Pour sûr, elle était blessée. “Je l’appelle.”

Le très grand et très chauve M. Scrunchy répondit à l’interphone en venant jusqu’au bureau de Mlle Hornsby. “Quel est le problème ?

— Cet homme, ici présent, qui m’a informée qu’il n’était pas Sidney Poitier, refuse de comprendre que je ne crois pas qu’il est Sidney Poitier.

— Ah, vous êtes Pas Sidney Poitier, dit Scrunchy.

— Oui, c’est moi.

— Je vous attendais. Venez donc dans mon bureau, monsieur Poitier.” Puis, se tournant vers la femme, “Je prends les choses en main, mademoiselle Hornsby.”

Mlle Hornsby, sous le choc, se passa la langue sur ses lèvres peintes et ne pipa mot tandis que je me levais pour suivre Scrunchy dans son bureau. Il boitait légèrement, selon un rythme que j’eus du mal à ne pas imiter malgré moi, en le suivant. Nous entrâmes, il fit le tour du bureau géant, s’assit derrière, et moi en face, dans un fauteuil un peu plus bas que le sien.

“Monsieur Poitier”, dit-il.

Je hochai la tête. “M. Potlai a tout arrangé ? demandai-je.

— Absolument. Il a envoyé l’argent ce matin. Avez-vous une pièce d’identité ?”

Je tirai mon portefeuille de ma poche de pantalon, en sortis mon permis de conduire, me rendant compte à cet instant même qu’il était faux. Je ne m’étais jamais soucié de m’en procurer un authentique. Il le prit, y jeta un bref coup d’œil, me le rendit.

“Cela me suffit.

— Pourrais-je avoir mon argent ?”

A travers la large vitre, il fit signe à un autre homme de l’autre côté de la pièce. “Bien sûr que vous pouvez. C’est une somme énorme à porter sur soi.”

L’homme entra dans le bureau, avec un petit cartable en vinyle vert qu’il plaça devant Scrunchy. Il était large d’épaules, avait le ventre rebondi, les yeux enfoncés, et des sourcils noirs broussailleux ponctuaient son expression sévère. Il me jaugea d’un coup d’œil et sortit.

“Joyeux drille.”

Scrunchy fit glisser le cartable vers moi sur le bureau et je me rendis compte de la terrifiante exactitude de ses dires. C’était une somme énorme à porter sur soi. Les poils se dressèrent à la base de ma nuque.

“Vous devriez compter, dit Scrunchy.

— Je vous fais confiance, mentis-je.

— J’ai peur de devoir insister. Question de responsabilité. Vous pouvez le faire ici même. Bien sûr, il faut que je sois présent.

— Bien sûr.”

Et il me regarda, en effet, ouvrir le cartable et en tirer, l’une après l’autre, les liasses de dix mille dollars.

“Tout est en coupures de cent, dit le banquier.

— Bien sûr.”

Il me regarda compter cinq fois jusqu’à cent, passant les liasses en éventail, contraint deux ou trois fois de m’arrêter et de recommencer.

“C’est beaucoup d’argent, dit-il quand j’eus fini.

— Oui, beaucoup.

— Eh bien, si nous n’avons rien d’autre à voir.” Il reporta son attention à une pile de papiers sur son bureau.

Ayant remis l’argent dans le sac, je me levai pour partir.

“Soyez prudent, monsieur Poitier”, dit-il sans lever les yeux.

Je me sentais ridicule en sortant de la banque avec l’argent. Qui plus est, je me sentais comme une proie offerte, une proie morte, un idiot, un butin facile, une victime toute désignée, un parfait imbécile. Sortant au grand jour, je fus aussitôt inquiet de savoir qui ou ce qui se trouvait derrière moi, à côté de moi, ou m’attendait. J’espérais que Patho ne s’était pas montré loquace à propos de Tête-de-Suie, et qu’au moins nul ne saurait où j’allais. Je l’entendais dire, de son accent chantant, “Je dois faire expédier l’argent, car il n’est pas question que je me rende dans un endroit qui s’appelle Tête-de-Suie. Franchement, vous parlez d’un nom.”

J’imagine qu’il va sans dire que j’étais terrorisé quand je me retrouvai au volant. Bien que privé de l’expérience ou du talent qui m’eussent permis de les repérer, je savais qu’ils étaient là, les espions, les voleurs, les brigands de grand chemin, rejetons aux dents acérées de majestueux dragons vieillissants. Je conduisis ma carcasse tremblante dans son costume ridicule aux confins de la ville et au-delà, pénétrant dans l’Alabama profond. C’était encore tôt dans la journée. J’avais au moins ça pour moi, puis je me dis qu’ils l’avaient aussi pour eux, mon visage noir derrière le volant de ma Skylark jaune étant assez facile à repérer. Je dépassai la banlieue, pris la nationale et, quand il n’y eut plus de véhicule ni devant ni derrière moi, je m’engageai sur un chemin de traverse et me garai derrière un pare-feu, où on ne me verrait pas depuis la route. J’y restai stationné des heures, à attendre, dans l’espoir de ne rien avoir à attendre. Les voitures passaient en ronronnant sur la nationale, j’ignorais qui s’y trouvait, où elles allaient, sachant seulement qu’elles passaient leur chemin. Je m’endormis.

La nuit tomba et, à mon réveil, j’eus la mauvaise surprise d’y être plongé. De nouveau, je me rappelai la chanson Stars Fell on Alabama et de nouveau me dis que cela n’avait jamais été. Cette nuit était encore plus noire que la précédente. Je m’apprêtais à démarrer quand j’entendis le bruit, un chant ou une psalmodie. J’ôtai la protection du plafonnier puis dévissai l’ampoule. J’ouvris la portière et, à tâtons, avançai sur une quinzaine de mètres, jusqu’à une clairière. Comme si on avait attendu mon arrivée, une torche fut fixée à une haute croix, qui illumina l’obscurité à deux terrains de foot de moi. J’observai les déplacements des têtes capuchonnées, accomplissant leurs gestes capuchonnés, échangeant des propos capuchonnés que je ne pouvais entendre. La seule chose dont j’étais sûr était que, dans l’instant, je n’irais nulle part. Les abrutis vêtus de blanc ne m’avaient pas repéré, et à moins de commettre un acte stupide, comme allumer une cigarette ou leur crier quelque chose, cela n’arriverait pas. Ils prièrent, chantèrent, beuglèrent puis, quelque deux heures plus tard, commencèrent à vider les lieux, en file indienne de phares aveuglants. J’attendis le départ du dernier pick-up et que la croix me parût froide pour, enfin, retourner à ma voiture, démarrer et partir.