VI

 

Je me garai dans la cour des sœurs peu avant l’aube. Personne n’était levé, pas même les poules. J’attendis dans ma voiture, inclinai la tête en arrière et sombrai dans le sommeil. Je rêvai que je mourais. J’ignorais comment, mais j’étais mort et pourtant contemplais mon visage mort gisant au sol. Je m’éveillai, face à mon visage dans le rétroviseur extérieur. J’avais bien l’air mort. Jetant un coup d’œil dans la cour, j’aperçus un pick-up bleu que je n’avais pas distingué dans le noir. La porte de la maison s’ouvrit, et sœur Irénée sortit, tout sourire, en applaudissant. Elle se retourna pour appeler les autres, qui montrèrent la même allégresse joviale. Elles avaient dû sentir le liquide. Elles se mirent à danser autour de ma voiture en proférant quelque psalmodie insensée ; deux d’entre elles se lancèrent dans un délire, parlant en des langues incompréhensibles. Tout cela produisait une terrible musique, accompagnant ma pénible descente de voiture, les membres engourdis.

“Vous avez notre argent ?” demanda sœur Irénée.

Sa façon de dire “notre argent” me déplut, mais je répondis “Oui.”

A cet instant, un homme sortit du bâtiment. De petite taille, large d’épaules, le visage large en proportion, avec une longue touffe de cheveux blond filasse presque blancs. Il avait une vilaine peau qui pourtant n’allait pas mal avec le reste du personnage.

“C’est Thornton Scrunchy”, dit sœur Irénée.

Mais bien sûr, me dis-je, en le saluant.

“C’est notre architecte.

— J’ignorais que vous en aviez un.” Quelque chose avait changé en sœur Irénée. Les autres continuaient à sautiller comme des demeurées, mais sœur Irénée se tenait près de moi, avec Thornton Scrunchy. Les yeux bleus de ce dernier semblaient perçants, mais seulement à cause de leur couleur, me dis-je. En fait, il avait le regard vitreux d’un alcoolique ou du moins de quelqu’un qui avait bu. Il avait un cure-dents au coin de la bouche.

Il me serra la main. “Alors vous êtes M. Poitier. M. Poitier. M. Poitier. Les sœurs m’ont beaucoup parlé de vous.

— Vous êtes architecte ici, à Tête-de-Suie ? Tête-de-Suie, Alabama ?

— Ma foi, oui et non, monsieur Poitier.” Il semblait prendre plaisir à prononcer mon nom. “J’ai plusieurs professions, voyez-vous. C’est tellement gentil à vous d’aider les sœurs. De si bonnes âmes.” Il se tourna vers sœur Irénée. “Nous allons nous la construire, notre église, pas vrai, ma sœur ?

— Grâce à Dieu.”

Scrunchy me dévisagea. “Vous êtes le sosie de Sidney Poitier, l’acteur de Hollywood.

— Je sais.

— Mais vous êtes pas Sidney Poitier.

— C’est bien moi.”

Il fit glisser le cure-dent aplati de gauche à droite dans sa bouche aux lèvres grimaçantes.

Me rappelant le Scrunchy de la banque de Montgomery, je demandai “Il y a beaucoup de Scrunchy dans l’Alabama ?

— Alabama, Géorgie, Mississippi, il y a des Scrunchy partout, monsieur Poitier. Que nous soyons parents, je ne saurais pas vous le dire, mais nous sommes un tombereau. Nous les Scrunchy, ça fait une éternité qu’on est là. Même, y en a qui disent qu’on était sur le Mayweather.

— Mayflower, le repris-je.

— Vous avez notre argent, dit sœur Irénée.

— Une partie, mentis-je.

— Combien ?” demanda Scrunchy.

Je me contentai de le considérer.

“C’est qu’il faut s’y mettre.

— Vous avez dessiné des plans ?

— Et comment. J’ai bossé dessus toute la nuit. Ils sont juste là, sur la grande table.”

Je le suivis jusqu’à la porte, me tournai vers sœur Irénée, mais sans pouvoir déchiffrer l’expression sur son visage. Ce n’était pas une surprise : je ne la connaissais pas assez pour saisir les signes les plus évidents. “Ma sœur, quand avez-trouvé cet homme ? Où l’avez-vous trouvé ? Pourquoi l’avez-vous trouvé ?

— Vous avez dit qu’il nous fallait des plans. Il a dessiné les plans. Le bleu qui nous permettra de construire notre église.”

Dans la maison, il y avait de la country. Dans un angle, j’aperçus une pile de quarante-cinq tours sur une vieille platine. C’était Patsy Cline qui chantait. Je reconnus sa voix, mais pas la chanson. C’était une complainte, ou ce que je pris pour telle, mais, avec les sœurs qui se trémoussaient et hurlaient en plusieurs langues, je n’entendais pas vraiment. Sur la table se trouvait un rouleau de papier blanc, d’un peu moins de deux mètres de long. Scrunchy le déroula et le maintint ouvert de ses grosses mains, qui semblaient douces, bien que charnues.

“Eh bien, voilà la chose”, dit-il.

Le dessin n’était guère plus détaillé ni plus habilement tracé que le petit bout de papier qu’on m’avait montré plus tôt : un schéma grossier, au crayon, d’un bâtiment rectangulaire avec un toit en pente et un clocher à un bout, à côté un plan du sol montrant qu’il n’y avait rien de plus que quatre murs extérieurs. Ni mesures, ni signes indiquant des fenêtres ou des portes, ni autre symbole architectural quelconque. Je les regardai l’un après l’autre.

“Ce ne sont pas des bleus. Ils ne sont même pas bleus. C’est un schéma, et mauvais en plus.

— Ma foi, petit, ce n’est qu’un début. On ne m’a embauché qu’hier. Ça fait un moment que les sœurs me demandaient un coup de main, mais elles n’avaient pas d’argent.

— Maintenant nous en avons, dit sœur Irénée.

— Pas encore, fis-je.

— Vous savez ce que c’est, dit Scrunchy, hochant la tête comme si je connaissais la musique. On n’arrête pas de me demander des plans, on y jette un coup d’œil puis on part se construire son truc soi-même.

— Vous avez une licence d’Etat ?

— Je ne suis pas entrepreneur. Incroyable, hein, comme elles bavassent sans arrêt ?

— Dieu vous envoie avec notre argent.

— Il m’envoie avec une partie de l’argent. Mille dollars pour que M. Scrunchy, ici présent, se lance dans les plans.

— C’est tout ? dit-elle.

— Pour le moment.” Je vis ses épaules s’affaisser et la déception poindre sur son visage. “Je vais les chercher.”

Les autres sœurs, ayant saisi que tout n’allait pas si bien, avaient cessé de danser, hurler et psalmodier et se contentaient de nous regarder, de l’autre côté de la pièce, les épaules prêtes à s’affaisser.

Je les laissai là, gagnai ma voiture. J’ouvris le cartable posé sur le siège arrière, déchirai la bande entourant une liasse. Je pris dix billets de cent et regardai les quarante-neuf mille restants. Ce n’était pas brillant d’être supposé avoir sur moi cette somme par un certain nombre de conducteurs dans le coin, et pire de l’avoir en effet. Je rapportai les mille dollars à l’intérieur.

“C’est tout ? demanda sœur Irénée.

— Pour le moment”, répétai-je.

Scrunchy prit les billets, les fit défiler en éventail pour les compter. “Ça fera l’affaire pour ma provision. Vous pourrez me payer le reste de mes services ?

— Combien coûtera-t-il, le reste de vos services ?

— Je dirais cinq mille, enfin, mille de plus pour un ensemble complet de bleus produits et livrés avec expertise.” Il jeta un coup d’œil à sœur Irénée et lui sourit.

“Je peux avoir cette somme.

— Vous aviez dit cinquante mille, dit sœur Irénée.

— C’est beaucoup d’argent, ma sœur. Je n’ai pas pu tout obtenir d’un coup.” Dans mon esprit apparut l’idée que j’avais en moins de vingt-quatre heures rencontré deux hommes nommés Scrunchy. Sauf incroyable coïncidence, l’homme au visage vérolé savait tout à fait que j’étais en possession du reste des cinquante mille dollars, planqués quelque part, voire sur moi. J’ajoutai donc, avec le plus d’assurance possible, d’un ton aguerri, tâchant de passer pour tout sauf l’imbécile heureux que j’étais “Il faudrait être idiot pour se promener avec tant d’argent sur soi.

— Vraiment idiot, mon gars”, dit Scrunchy. Puis à sœur Irénée “Bon, ben ma sœur, je vais me mettre au boulot sur ces bleus.” Puis à moi de nouveau “Prends bien soin de toi.” Il sortit, monta dans sa camionnette, et s’en alla.

“Vous faites confiance à ce type ? demandai-je à sœur Irénée.

— Oui. Où est l’argent ?

— Il arrive.

— Nous devons construire l’église.

— J’ai bien compris, ma sœur.” Je regardai les visages des autres femmes. Elles semblaient plus troublées que déçues ou contrariées. Leurs épaules s’étaient affaissées. “Je pars manger un morceau au buffet.”

Je sortis reprendre ma voiture. Elles ne me suivirent pas. Je démarrai, m’arrêtai dans l’allée juste après le virage, toujours invisible depuis la route. Je sortis, pris le cartable posé au sol à l’arrière, le cachai sous des fourrés au pied d’un arbre tordu, facilement reconnaissable. Je gardai mille dollars sur moi. M’installant au volant, j’observai mon visage dans le rétroviseur. J’avais l’air si vieux, je me sentais si vieux, tout raide, traqué. Si je ne m’étais pas retenu, j’eusse dit que j’avais un cheveu blanc.

*

Au buffet, je trouvai Diana Frump en train de secouer son large postérieur sous sa robe de serveuse blanche au rythme de country émanant du jukebox. Deux hommes la regardaient en riant. Elle s’interrompit quand elle m’aperçut.

“Et en costume, encore, fit-elle. Quel chic, monsieur Poitier. Un décès ?”

J’avais oublié que je portais un costume. Le spectacle devait être impressionnant, après une nuit passée dans la voiture. “Moi, peut-être.

— Entrez donc, Sidney, assoyez-vous.”

Je pris place au bout du comptoir. “Il y a une fête ?

— Exact. Une fête parce qu’il va y avoir du travail à Tête-de-Suie. J’ai entendu dire que les sœurs ont trouvé de l’argent pour leur église. Et qui dit construction dit ouvriers, dit des clients pour moi. C’est la fête. Qu’est-ce que je vous sers ?” Elle passa de l’autre côté du comptoir.

“Un burger.

— Fromage ?

— Ça me va.

— Y en a pas. Je vous taquine”, dit-elle en riant. Elle lâcha une poignée de viande sur le gril. “Ouais, les sœurs ont trouvé quelqu’un pour régler la facture. Faut croire que la prière, c’est pas un mauvais plan.

— Ça doit être un fou, dit l’un des hommes, coiffé d’une casquette John Deere. Mais j’vais pas cracher sur le boulot.

— Vous connaissez un type qui s’appelle Scrunchy ? interrogeai-je.

— Thornton Scrunchy ?

— Oui.

— Moi j’ai jamais entendu parler de lui.” Elle rit de nouveau. “Je blague. Oui, il habite dans le coin. Il a des terres. Un paquet, à ce qu’il paraît, au bord de la rivière. Il avait quelque chose à voir avec le moulin à papier, à l’époque.” Elle examina mon visage un instant. “Pourquoi ?

— Est-il architecte ?

— Elroy, il est architecte, Scrunchy ?

— Thornton Scrunchy, il est beaucoup de choses, fit l’homme à la casquette. Architecte ? Je ne sais pas.

— L’est pas architecte, dit l’autre homme, plutôt gros. J’imagine qu’il est comme nous autres, baptiste.”

La double porte s’ouvrit et se referma en claquant et, me retournant, je découvris un genre de policier, raide comme la justice, portant des lunettes teintées et un chapeau Smokey Bear le portant, lui. Il était jeune et maigrichon, mal rasé. Il avait la main droite posée sur l’arme à sa ceinture, un revolver de gros calibre, et les yeux posés sur moi.

“Salut, Horace, dit Diana.

— Diana.”

Je détournai les yeux, me reportai sur mon burger qui grésillait sur le gril. Diana observait l’homme debout derrière moi, l’air nerveuse, en retournant le steak une fois de plus. Je sentis l’officier s’approcher, s’arrêter tout près de mon épaule.

“Comment tu t’appelles, toi ? demanda-t-il.

— C’est Sidney Poitier, Horace, dit Diana.

— Pas le Sidney Poitier.

— Non, dis-je. Pas Sidney Poitier.” Je sus que c’était une mauvaise idée à l’instant où j’ouvris la bouche.

“Ben, tu vas t’écarter et poser les mains sur ce comptoir, bien gentiment”, dit l’officier.

Je le regardai par-dessus mon épaule. “Qu’est-ce que j’ai fait ?

— J’crois qu’tu sais ce que t’as fait.”

J’imagine que c’est vrai de tout un chacun et, bizarrement, je trouvai sa réponse sensée.

“Bon, j’vais pas te l’demander deux fois.” Il souleva la lanière en cuir de son étui à revolver. “Mains sur le comptoir et jambes écartées.

— Qu’est-ce qu’il a fait, ce gamin ? demanda l’homme à la casquette de paysan.

— Je crois bien que j’me suis chopé un meurtrier.” L’officier semblait prêt à glousser d’excitation.

“Non, sérieux ?” fit le gros.

Suivant les instructions, je m’appuyai sur le comptoir et Horace, d’un coup de pied, m’écarta les pieds davantage. Puis il me fouilla sous ma veste, descendit aux poches de mon pantalon, trouva le paquet de liquide dans la poche avant.

“Tiens tiens, mais qu’est-ce que t’as là ?” Il sortit la liasse de billets, la regarda et lâcha un sifflement. “Ben, mon gars !

— Qu’est-ce qu’il y a, Horace ? demanda la casquette.

— Une tonne de fric.” L’officier se rapprocha de moi. “Ça fait beaucoup d’argent sur soi pour un négro.”

Je m’éclaircis la voix et, sans une once d’à-propos, déclarai “Un, je ne suis pas un négro ; deux, ce n’est pas tant d’argent que ça.

— Dis donc, j’en ai chopé un de la haute en plus.

— Sûr qu’il est d’la haute, dit la casquette. T’as qu’à voir le costume.

— Il en a combien, de fric ? demanda le gros.

— Dix billets de cent, flambant neufs.”

Le paysan en casquette émit un sifflement. “Ça doit faire pas loin de mille.

— Tout près, dis-je.

— Ta gueule.”

Je me tus.

L’officier tendit la main, me saisit le poignet gauche qu’il me tordit dans le dos, y passa une menotte et dit “Amène l’autre.” Ce que je fis, me retrouvant menotté. “T’avise pas de te barrer.

— Je n’en ai pas l’intention.

— OK. C’est parti.” Horace me plaça la main au milieu du dos et, en me poussant, me fit franchir la double porte, et traverser le parking de gravier jusqu’à sa voiture de patrouille toute cabossée. Il ouvrit l’arrière et avec énergie me plaqua sur le siège. Il lâcha un cri de rebelle, puis s’exclama “Bon Dieu d’bois. Je me suis chopé un escroc.”

J’essayai de m’installer confortablement sur le vinyle déchiré mais j’avais les mains attachées dans le dos et mon costume me tiraillait. J’appuyai le visage contre la vitre fraîche et sale et regardai ma Skylark tandis que nous partions. A quelques mètres de la caisse d’épargne de Tête-de-Suie, dans la même rue, se trouvait le poste de police.

Horace, officier adjoint, entra dans le poste qui tombait en ruine en se pavanant, avec moi en remorque. “Je l’ai eu, je l’ai eu”, fredonnait-il. Quand la préposée aux dépêches, de sous sa grosse tignasse, lui demanda qui, il répondit “Le tueur, le tueur.” Observant la femme assise devant l’antique poste de radio, je me demandai qui on pourrait bien dépêcher à Tête-de-Suie et vers quoi. Horace me fit traverser la première pièce, toujours en me poussant, et passer à l’arrière humide, où se trouvaient les cellules. Il ouvrit une porte bloquée par une barre de fer et me précipita à l’intérieur. Je trébuchai mais restai debout. Je m’assis sur un lit métallique fixé au mur en parpaings et, levant les yeux, découvris un Blanc crasseux assis sur la paillasse en face de moi.

“Beau costume, dit-il.

— Il vient de Montgomery.

— C’est un bon endroit pour acheter un costume. Pourquoi tu es là ?

— Je ne sais pas. Et vous ?

— Pour vol.

— Vol de quoi ?”

Il haussa les épaules. “Je vole beaucoup de choses. C’est mon occupation, en gros.” Il m’examina un instant. “Tu n’es pas d’ici.

— Le costume m’a trahi ?

— Marrant, le nègre, dit-il en riant. Nan, juste que je t’avais jamais vu.”

Mon arrestation au buffet, le trajet dans la voiture de patrouille imprégnée de fumée de cigarette, la bousculade jusqu’à la cellule minable me semblaient si irréels que je me sentais complètement perdu. Assis dans la cellule face à mon compagnon, je prenais conscience de la réalité de la situation. Je me mis à trembler. Je tendis la main pour la regarder.

“T’as peur ?”

Je hochai la tête.

“Au moins, t’es pas idiot.”

J’étais terrorisé, en fait. C’était une peur spectrale, une sorte de grognement lointain ou un grondement dans le sol. J’étais en prison, accusé de meurtre. J’eus l’idée de simplement me lever et partir, mais je savais que c’était la meilleure façon de me faire descendre. Et je ne voulais pas que les derniers mots que j’aie entendus soient “Je l’ai eu, je l’ai eu.” J’avais l’impression d’avoir l’estomac vide, glacé, brûlant et bourré tout à la fois. Mon imbécile de pied, dans son coin, battait la mesure et, comme un imbécile, je le regardais.

“Comment tu t’appelles ?

— Poitier.

— C’est français ou un truc comme ça ?”

Je hochai la tête.

“Moi c’est Last.

— Last ?

— Ouais, « dernier ». Dernier visage que tu verras.” Il eut un gros rire.

Il y avait du remue-ménage à l’avant du poste. Je m’allongeai, regardai le plafond. Horace apparut à la porte, et m’ordonna de me lever. “Allez, toi. Le shérif est là, il veut voir le tueur que j’ai attrapé.

— Qui suis-je censé avoir tué ?

— Dis donc, mais y sait causer, l’monsieur, dit l’adjoint. Allez, bouge ton cul, le nègre, et sors de là.”

Le shérif, large et chauve, assis dans son bureau, essayait d’ouvrir un tiroir. “Horace, je t’avais pas demandé de réparer ce tiroir ?

— Si, chef.

— Alors ? Tu l’as réparé ?

— Pas encore.” Horace me fit avancer en me poussant au milieu du dos. “Chef, voilà le prisonnier.

— Alors, tu es un tueur ? me demanda le shérif.

— Je n’ai pas tué qui que ce soit.

— Vous avez vu comme y parle, chef ?

— La ferme, Horace.

— Et tu étais où hier matin ? demanda le chef.

— J’étais à Montgomery.”

Le chef se mordit la lèvre inférieure et regarda dehors par la fenêtre. “Tu as vu quelqu’un là-bas ?

— Un banquier nommé Scrunchy.

— Horace, tu as posé des questions au prisonnier ?

— Non, chef. Mais je ne l’ai jamais vu, ce type. Et pis il avait tout cet argent sur lui, juste comme ça, fourré dans sa poche.” L’adjoint montra du doigt la liasse posée sur le bureau devant son chef. “Y a pas loin de mille dollars.”

Le shérif compta les billets, fronça les sourcils à l’intention de Horace. “Pas loin, en effet.” Il me regarda. “Ça fait beaucoup d’argent, ça.

— Pas vraiment.

— Ouah ! « Pas vraiment », qu’y dit. T’as entendu ça, Horace ? « Pas vraiment », qu’il a dit.

— J’ai entendu, chef.”

Le shérif prit mon portefeuille et l’ouvrit. “Pas Sidney Poitier, dit-il, regardant mon permis. C’est ton nom ?”

Je hochai la tête.

“D’où viens-tu, petit ?

— Comme indiqué sur le permis, Atlanta.

— Atlanta, répéta-t-il. Grande ville. Tu fais quoi ici, petit ?

— Je passe seulement. Et ne m’appelez pas petit.

— On t’appelle comment, à Atlanta ?

— On m’appelle M. Poitier.

— Eh bien, monsieur Poitier, retournez donc à votre chambre pendant que j’appelle un certain Scrunchy à Montgomery. C’était quelle banque ?

— Première Banque nationale d’Alabama.

— Vous faites beaucoup de transactions bancaires, on dirait.

— Quelques-unes.

— Reconduis-le derrière, Horace.” Le shérif me lança un ultime regard, lourd de mépris. “Ensuite tu reviens ici, j’ai à te parler, c’est compris ?

— Compris, chef.”

L’adjoint Horace me reconduisit à ma cellule, où je m’assis sur la même paillasse et trouvai le même visage en face. “Alors, comment vous appelez-vous ?

— Moi, c’est Clark Gable.

— Ravi de faire votre connaissance.

— Tu peux m’appeler Billy.

— Entendu.

— Alors il paraît que t’as tué quelqu’un.” Billy était assis tout au fond, dos au mur. Je remarquai qu’il avait ôté l’une de ses bottes.

“Il paraît.

— Ben moi, j’y crois pas. T’as pas l’air capable de tuer.”

J’y vis une intention insultante, et l’idée me vint que je devrais le prendre comme telle, par décence, mais je n’en fis rien. Je le regardai me regarder. “Vous avez raison, j’en suis incapable.

— Mmmhh. Et c’est qui que t’as tué ?

— Je ne sais pas encore. J’ai cru comprendre que vous habitiez dans le coin. Qu’est-ce que vous faites ? Enfin, pour payer les factures ?

— Oh, un peu de tout. De temps en temps. En alternance.” Il passa une main dans ses cheveux graisseux. “Je vole.”

Horace revint à la porte de la cellule. “Allez, debout, toi. Le shérif veut te voir encore.”

Sur les talons de l’adjoint, je retournai au bureau du shérif. Horace me poussa jusqu’à la chaise devant le bureau et me fit signe de m’asseoir. Le shérif chassait une mouche tout autour de la pièce avec une tapette. Il venait de la rater une fois de plus.

“J’imagine que vous feriez mieux, dit-il en s’asseyant.

— Avez-vous appelé la banque ?” demandai-je.

Le shérif se tourna vers l’accueil. “Horace, amène ton petit cul, et qu’ça saute.”

Horace entra et gagna piteusement la fenêtre, le nez dans les chaussures.

“Je veux que tu entendes ça, Horace, fit le chef.

— Oui, chef.

— Eh bien, monsieur Poitier, j’ai appelé la banque de Montgomery, et j’ai parlé à ce Scrunchy, qui se souvient de vous, à ce qu’il s’avère.

— En conséquence ?

— En conséquence ? répéta le shérif, se laissant basculer dans son fauteuil, et me regardant, tête inclinée. En conséquence ? Tu entends ça, Horace ? En conséquence.

— J’vous avais dit qu’y cause chic. Pas, qu’y cause chic ?

— La ferme, Horace, dit le shérif sans regarder l’adjoint. En conséquence, monsieur Poitier, vous n’avez pas pu tuer notre mort. Et vous savez quoi ? Je ne vous aime pas.”

Sans rien dire, je jetai un coup d’œil à Horace. Il semblait amusé, son visage hideux comme prêt à éclater en gloussements.

Le shérif lui aussi se tourna vers Horace. “Et sûr qu’à l’instant, tu n’me plais pas non plus, Horace, bordel de Dieu.”

Horace se redressa.

La petite liasse à la main, le shérif me considéra. “Tu ne m’as toujours pas dit d’où tu tiens cet argent.

— De la banque. C’est mon argent.”

Il le regarda dans sa main, puis le poussa vers moi sur le bureau, avec mon portefeuille.

“Alors, je peux partir ?

— Pas encore, je ne crois pas. Il faut que tu jettes un coup d’œil à notre mort pour nous dire si tu le connais.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne sais pas qui c’est ! hurla le shérif.

— Mais je ne connais personne par ici.

— C’est bien, très bien. Parce qu’il n’est pas d’ici. Sinon, je saurais qui c’est. Il a ça en commun avec toi. Plus que c’est un jeune Noir.

— Je ne le connais pas.

— Tu pourrais le connaître. C’est possible. On sait jamais. Rends-moi juste ce service, monsieur Poitier.”

Je ne voulais pas voir le mort mais, d’une certaine façon, je savais qu’il le fallait. Par la fenêtre derrière Horace, je regardai la lueur de fin d’après-midi. Je me rappelai l’argent caché sous l’arbre. J’étais glacé de peur.

“Connaissez-vous un autre Scrunchy ? Thornton Scrunchy, et qui est de par ici ? Avec une allure bizarre.” Je pensai au banquier. “Enfin, j’aimerais savoir combien de Scrunchy il y a.”

Horace lâcha un rire. “Alors là, y en a partout dans l’coin ; pas moyen de faire un pas sans rentrer d’dans.”

Comme on pouvait s’y attendre, sa réponse ne me rassura pas. Pas plus qu’aucune autre réponse, d’ailleurs.

“Eh bien, qu’est-ce qu’il a, ce Thornton Scrunchy ? demanda le shérif.

— Est-il architecte ?

— J’en doute.” Le shérif se leva, fit le tour de son bureau. “Allez. On va voir le macchabée.”

Je me levai, les jambes encore flageolantes, et me rendis compte pour la première fois que j’avais mal aux pieds à cause des souliers habillés qui ne m’allaient plus tout à fait.

*

Le shérif prit la tête de notre petite troupe, sortit, remonta la route et, deux portes plus loin, gagna un bâtiment de bois à un étage, un panneau planté dans la pelouse indiquant simplement Pompes funèbres. Nous entrâmes sans frapper, par la porte principale.

“Donald ! lança le shérif. Do-nald !

— Qui c’est qui gueule comme ça ?” Un grand homme aux cheveux gris sortit de l’arrière de la boutique. “Shérif ?

— Ouais, c’est moi.”

Donald ajusta les bretelles de sa salopette et me considéra d’un air suspicieux. “Qu’est-ce qui se passe ?

— Où est le corps ?

— Quel corps ?

— Combien de corps tu as, Donald ?

— Juste un.

— C’est celui-là.

— Eh bien, qu’est-ce qu’il a ?

— Je veux le voir.

— Lui aussi ? demanda Donald, me pointant du bout du nez.

— Lui aussi. Bon, il est où ?

— Je l’ai sorti dans le garage.” Donald se tourna et se mit en route vers l’arrière du bâtiment.

“Le garage ? répétai-je.

— C’est aussi mon laboratoire”, dit l’homme sans se retourner.

Le shérif me regarda, l’air embarrassé. “Donald est notre médecin légiste. Par défaut, en gros, quoi.

— Je t’ai entendu.

— Je sais que tu m’as entendu, Donald. C’est pour ça que je l’ai dit.”

Nous entrâmes dans la cuisine, traversâmes une autre pièce à l’arrière, pleine de piles de magazines, Boys’ Life, Outdoor Gazette et National Geographic, puis, passant une porte, pénétrâmes dans ce qui était vraiment le garage. Au fond se trouvait une vieille Plymouth, sur des blocs, et, au milieu de la partie avant, une table en acier inoxydable. Contre le mur faisant face aux portes s’alignaient trois coffres blancs qui ressemblaient à des congélateurs. Donald nous conduisit à celui du milieu.

“Le voilà.” Donald souleva le couvercle. Il resta debout, bras tendu, tenant le couvercle ouvert. De sa main libre, il se grattait le cou.

Je me trouvais assez éloigné derrière le shérif, qui se tourna vers moi. “Ben, viens jusque-là. Moi, j’l’ai déjà vu. Dis-moi juste si tu l’connais.”

Je m’avançai, me penchai. C’était un jeune homme noir, les cheveux en brosse. Il avait les yeux fermés, lèvres entrouvertes. Il était circoncis. Il me ressemblait beaucoup. A s’y méprendre, en fait, ce qui semblait avoir totalement échappé à Donald comme au shérif. J’avais envie de dire “C’est moi.” La simple pensée de prononcer ces mots était étrange et terrifiante. J’étais oppressé, mes oreilles bourdonnaient. J’étais allongé dans le coffre, mais sans l’être. “Je ne le connais pas, dis-je, croyant mentir.

— Bon, alors referme, Donald.”

Il s’exécuta. “J’ai entendu dire qu’il était venu aider ces marteaux de sœurs, enfin, ces femmes, là.

— De quoi est-il mort ?” demandai-je.

Donald s’éclaircit la voix. “D’un coup sur la nuque, avec un truc plus dur que son crâne.

— Comment savez-vous quand il est mort ?”

Le shérif me regarda, tête inclinée, d’un air goguenard. “Parce qu’il est apparu d’un coup, avec une flaque de sang juste dessous.

— Shérif, dis-je, j’aimerais vous aider à retrouver le meurtrier.

— Drôle d’idée. Qu’est-ce qui te fait penser que je cherche un meurtrier ?

— Mais je croyais que…

— Moi, de ce que je vois, ce gamin s’est foutu un coup de batte sur la nuque. Si tu veux te trouver un meurtrier, te gêne pas.” Il leva les yeux au plafond, puis se tourna vers la Plymouth démontée. “Y a rien qui change rien pour personne. Fais ce que tu veux.”

Le visage du mort me hantait. Je gardai les yeux rivés sur le couvercle fermé du congélateur.

Le shérif bâilla. “On peut sortir par là ?” demanda-t-il, en montrant les larges portes du garage.

Donald enfonça un interrupteur au mur et l’une des portes remonta.

Voir la fin d’après-midi virer au crépuscule me terrifia. Il y avait dans la nuit des gens à mes trousses, avides de mes cinquante mille dollars. Je savais qu’ils étaient prêts à me tuer et me demandais s’ils ne l’avaient pas déjà fait. En sortant de la morgue de fortune, je songeai que, si le corps allongé dans le coffre était Pas Sidney Poitier, alors je n’étais pas Pas Sidney Poitier, ce qui, d’après mon savoir en matière de logique et de double négation, faisait de moi Sidney Poitier. J’étais Sidney Poitier.

“Quand nous serons rentrés à votre bureau, pourrais-je utiliser votre téléphone ? En PCV. Je n’ai jamais eu mon appel, après tout. Les prisonniers n’y ont-ils pas droit ?

— Oui, tu pourrais. Un seul. Un appel. En PCV.”

De retour au poste de police peu éclairé, j’appelai Patho en PCV, qui de nouveau affirma son refus catégorique de se rendre en un lieu nommé Tête-de-Suie. “Et puis qu’est-ce que ça veut dire, d’ailleurs ?

— Je ne sais pas. Vous n’avez pas besoin de venir. Il faudrait juste appeler Ted et le professeur Everett et leur dire que j’ai besoin d’eux à mes côtés.”

Patho accepta, je raccrochai. Je promenai les yeux sur les murs du poste, Horace dans le coin à m’observer, la préposée aux dépêches qui dormait peut-être, le calendrier avec une femme penchée sur une Oldsmobile, à côté du couloir menant aux cellules, la porte ouverte du bureau du shérif. Je voulais demander à passer la nuit ici, mais je connaissais la réponse. Et puis ils étaient sûrement de mèche avec ceux qui convoitaient mon argent. Je m’approchai de la porte du shérif.

“C’est peut-être une question idiote, mais y a-t-il un motel à Tête-de-Suie ?” J’étais appuyé contre le chambranle.

“Non, pas de motel, mais je sais où tu peux louer une chambre.” Il regarda son bureau, sur lequel il remit fébrilement en ordre quelques papiers. “Je viens juste d’avoir un appel de la police d’Etat de Montgomery. Les gars de Washington veulent que cette affaire de meurtre soit tirée au clair ou alors ils descendent fouiller dans les coins, de mon bureau et de mon froc. Question de droits civiques, qu’y disent. Moi j’dis question de gamin mort. J’veux pas d’uniformes ici, à m’renifler les fesses. Tu crois qu’tu peux trouver la réponse ?

— Je ne suis pas flic.

— Tu es futé. Tu ne crois pas que tu peux aider ces pauvres abrutis ?” Il m’adressa un sourire plein de suffisance. “Tu veux pas leur montrer, à ces négroblancs ?

— Je peux trouver qui l’a tué.” J’ignore ce qui me fit dire ça, si ce n’est que je croyais, en quelque façon, mener l’enquête sur mon propre meurtre. Je voulais savoir qui pouvait me tuer.

“Vous n’avez pas trouvé que cet homme me ressemblait à s’y méprendre ?

— Pour moi, vous vous ressemblez tous.”

Je me sentis ridicule de lui avoir tendu cette perche.

“Reste donc et montre-nous, nous les pauvres petits Blancs.

— Je crois que je vais rester, en effet. J’ai demandé à des amis de nous rejoindre. Ils nous aideront.” A la vérité, j’ignorais s’ils viendraient, et surtout s’ils seraient d’un quelconque secours ou en étaient même capables. Mais je voulais que quelqu’un sache que quelqu’un savait où j’étais. En fait, j’essayais de me protéger, de me mettre les fesses au sec, si exposées, si vulnérables, mes fesses de Noir. “Où est cette chambre à louer ?

— Chez moi”, dit le shérif.

*

La maison du shérif était une boîte en bois posée sur des parpaings, et plantée loin de la route au centre d’une clairière de pins frêles. Le long trajet de nuit pour nous y rendre, dans sa voiture de police à peine moins nauséabonde, fut relativement éprouvant pour les nerfs. L’idée de ce redneck de shérif blanc d’une petite ville du Sud, si c’est bien ce qu’il était, conduisant un Noir idiot, solitaire, naïf et sans arme dans les profondeurs des bois était au mieux perturbante, au pire terrifiante à un degré surréel. Les phares balayèrent la cour et s’arrêtèrent sur la maison. Elle était sombre, comme on pouvait s’y attendre, et reflétait la solitude de son occupant.

“C’est pas grand-chose, mais au moins je l’ai payée.

— Combien pour la chambre ? Nous n’en avons jamais parlé.” Je craignais ce qu’il pouvait dire. Il savait que j’avais mille dollars sur moi. De nouveau, je me demandai s’il était au courant pour le reste de l’argent. Même s’il n’était pas de mèche avec ceux qui essayaient de mettre la main dessus, Scrunchy, au téléphone, avait pu lui parler de mes transactions à Montgomery.

“Tu sais que la somme que tu portes sur toi suffit à faire tuer un homme.

— Je vais garder ça en tête.”

Nous entrâmes par la porte principale. Dans le noir, le shérif gagna un lampadaire dans le coin et l’alluma. Un canapé affaissé apparut, dont la couleur d’origine restait un mystère, ainsi qu’un fauteuil rembourré assorti. Sous une fenêtre se trouvait un bureau à cylindre. Il n’y avait pas de rideaux. Ni de tapis sur le plancher couvert de lino.

“Vous ne m’avez pas dit le prix du loyer.

— Tu ne me dois rien. Assieds-toi.” Il déplaça quelques magazines pour faire de la place sur le sofa, mais je m’assis sur le fauteuil.

J’étais donc assis.

“Tu veux boire quelque chose ?

— Pourquoi pas ?” J’étais mal à l’aise. D’autant plus qu’il se montrait soudain cordial. “Qu’est-ce qu’on boit ?

— Whisky.” Il sortit une bouteille du bureau et apporta deux verres à la table basse devant moi. Il s’assit sur le sofa, penché en avant, et servit le whisky. “Tu aimes ça ?

— Je n’ai jamais goûté.”

Cela le fit rire. “Bois lentement.”

J’en pris une petite gorgée, qui me brûla la gorge, mais je n’eus ni hoquet ni toux, à ma grande surprise, et je crois bien qu’un petit sourire m’échappa.

“C’est bon, pas vrai ?”

Sur le bureau, à côté d’une lampe sombre, se trouvait une photographie. Je me levai, mon verre de whisky à la main, déterminé à conserver intacts le plus longtemps possible les trois doigts qu’il m’en avait mis. Je m’approchai de la photo, la regardai sans allumer la lampe. Une femme.

“Qui est-ce ?

— Ma maman. Elle est morte.

— Elle vivait avec vous ici ?”

Ses yeux se rétrécirent. “Non, elle ne vivait pas avec moi ici. C’est le genre de maison où vivrait une femme respectable ?”

Je passai en revue les fenêtres nues, les murs défraîchis. “Elle n’est pas si mal, cette maison.”

Renversant son verre, il le vida d’un trait et automatiquement s’en servit un autre. “Tu en es où ? Tu as eu assez de whisky comme ça. Ton jugement est déjà faussé.” Il eut un petit rire.

“C’est possible.” Je me laissai aller en arrière dans mon fauteuil.

“Qu’est-ce que tu fais à Atlanta ?

— Rien, dis-je en toute honnêteté.

— Comment gagnes-tu cet argent ?

— Un héritage.

— Donc, tu es riche.

— On peut dire ça.

— Eh bien, par ici, on est pauvres. La misère.”

Je hochai la tête.

“Tu as une petite amie ?

— Pourquoi me demandez-vous ça ?

— Simple curiosité.”

Curiosité étrange et un peu irritante. Je vis ses paupières peu à peu s’alourdir. “Je n’en ai pas. Et vous ?”

Il rit. Je dus avoir l’air de le prendre en pitié car il dit “Non, non, pas de pitié. J’ai pas besoin de ta pitié. Non monsieur, j’en veux pas.” Il se servit un autre verre.

“Vous buvez comme ça tous les soirs ?

— Et alors ?”

Je haussai les épaules. “C’est coûteux, comme habitude.” En fait, je ne sus pas quoi dire d’autre.

Il vida ce verre, puis me lança un regard furibond avant de fermer les yeux, soit qu’il ne supportât plus de me regarder, soit qu’il ne parvînt plus à les garder ouverts. J’essayai de comprendre où j’étais et pourquoi. Je voyais qu’il avait plus ou moins fait en sorte que j’arrive chez lui, mais il était clair aussi que ma peur de me trouver où que ce soit d’autre avait joué aussi. J’ignorais s’il avait connaissance de mon argent caché. Il savait que j’avais mille dollars, ce qui semblait une fortune aux yeux de la plupart des résidents de Tête-de-Suie, bien que lui ne parût guère impressionné. Cet homme ne pouvait pas croire que je lui sois de quelque secours dans l’affaire du meurtre. Toutefois, j’avais décidé de rester en partie parce que je devais tirer cette affaire au clair. Je croyais, d’une certaine façon, que le cadavre du congélateur était le mien. Je passai la nuit assis là, les narines irritées par la poussière et l’humidité, dans la pièce emplie des ronflements du policier, la lumière blafarde à la fois trop violente et trop faible.

*

Quand le matin arriva, j’avais toujours les fesses bêtement posées sur le fauteuil massif. J’observais. Le visage rouge et soufflé du shérif qui ronflait. J’observais la pluie. Dès que la lumière apparut, il se mit à pleuvoir, une pluie drue, avec un vent qui courbait violemment les pins. Tandis qu’il dormait toujours, je me levai, gagnai la cuisine. A ma grande surprise, ce n’était pas la porcherie à laquelle je m’attendais. Elle était impeccable. L’évier était d’une blancheur extrême, et les courts rideaux au-dessus frais et pimpants, jaune vif, tirés symétriquement de chaque côté. Une tasse et une soucoupe séchaient sur l’égouttoir. Je dus me retourner, jeter un coup d’œil à la porte menant au salon pour vérifier que j’étais bien dans la même maison. La pièce était d’une propreté si étrange que, mal à l’aise, je regagnai mon fauteuil.

“La tempête”, dit le shérif qui se réveilla en se frottant les yeux. Il se redressa et se servit un autre verre. “T’as dormi ?”

Je secouai la tête. “Bon, alors ?

— C’est toi qui veux retrouver le meurtrier.

— Que savez-vous de moi ? Enfin, que vous a dit le banquier de ma transaction avec lui ?

— Seulement qu’il se souvenait de toi.”

Je voulais le croire. “Il ne vous a pas dit en quoi consistait la transaction ?”

Le shérif me regarda sans rien dire.

“Vous trouvez que le mort me ressemble ? Et épargnez-moi le coup du « pour moi, vous vous ressemblez tous ».

— Un peu.

— Beaucoup.

— Bon, OK, beaucoup. Où est-ce que tu veux en venir ?

— Je suis allé à Montgomery récupérer cinquante mille dollars.” J’attendis qu’une réaction se lise sur son visage. Rien n’apparut. Ce que je trouvai étrange. “Cela ne vous surprend pas ?”

Il but une gorgée. “Qu’est-ce que tu veux que je dise, Sidney ? Tu veux que je dise « Ouah, ça fait beaucoup d’argent » ? Qu’est-ce que t’attends ?

— Je ne sais pas ce que j’attends.”

Pour quelque mystérieuse et insondable raison idiote, je décidai de m’ouvrir à lui plus avant. “J’ai eu peur d’avoir été suivi depuis la banque, et de me faire voler mon argent. Et quand j’ai rencontré Thornton Scrunchy, vous savez, avec le même nom que le type de la banque, j’ai vraiment paniqué.”

Il m’écoutait toujours, sans réaction visible.

“Pourquoi tant de liquide ?

— Pour les sœurs. Pour leur église. Apparemment, elles croient que Dieu m’envoie pour construire leur fichu temple. Comme je suis incapable de construire quoi que ce soit, j’ai fait venir de l’argent à la banque de Montgomery. L’argent est pour elles. J’allais le leur donner, mais ce Scrunchy était là.

— Alors t’es un de ces bons Samaritains.”

Cela me fit rire. “Un imbécile, plutôt.

— Où est l’argent, maintenant ?

— Je l’ai caché.

— Bien joué.

— C’est là que vous me pointez un revolver contre la tempe et me forcez à vous conduire à la cachette ?” demandai-je, un léger sourire aux lèvres.

Il finit son verre. “Non, c’est là que je ferme les yeux et me rendors pour cinq ou dix minutes. Toi, tu réfléchis à ce meurtrier que tu veux retrouver. Peut-être que je vais rêver à ton paquet d’argent. Cinquante mille bons vieux billets verts. Ben, mon gaillard.” Il lâcha un petit rire et sembla se rendormir.

Si je ne m’enfonçais pas davantage, en tout cas, j’élargissais la tranchée. La pluie ne cessait pas, battant au contraire à présent les carreaux. Je ne distinguais plus les arbres.

En revanche, je vis clairement le meurtre du double de Pas Sidney Poitier. Il avait été frappé à la nuque par un redneck nommé Thornton Scrunchy, ensuite déçu de ne pas trouver de liquide dans les poches du mort. Il est probable que jusqu’au dernier scélérat en rapport avec le KKK sur les cinq comtés proches dans l’Alabama était sur le coup du meurtre et de la chasse au trésor. Que le shérif en fût ou non, à l’évidence, je l’ignorais. Mais tandis qu’il dormait en face de moi, je résolus d’essayer de le fesmériser à son réveil. Je me dis que je pourrais avoir plus de chances et la tâche plus facile si je le réveillais avant qu’il soit prêt. Je me perchai sur le rebord du fauteuil et me concentrai, regard fixe, sourcils en V, tête légèrement penchée, puis je m’éclaircis la voix, une seconde fois, plus fort, une troisième. Il bougea, ouvrit lentement les yeux, fut aussitôt alerté par ma posture, puis sombra dans ce que je reconnus comme une sujétion fesmérienne réussie. Il resta assis, plus proche encore de la masse inerte, le regard perdu dans l’espace que j’occupais.

“Vous m’entendez, shérif ?

— Oui.

— Dites-moi votre nom complet.

— Je m’appelle Francis René Funk.

— Vraiment ?” Je me rapprochai de lui. “Quand avez-vous appris que j’avais cinquante mille dollars ?

— Quand tu me l’as dit.

— Savez-vous qui a tué l’homme dans le coffre ?

— Non.

— Soupçonnez-vous quelqu’un ?

— Oui.

— Qui ?

— Thornton Scrunchy.

— Pourquoi ?

— A cause de ce que tu as dit. Il a trouvé que le Noir te ressemblait. C’est vrai qu’il te ressemble.

— Est-ce que vous me voulez du mal ?

— Non.

— Allez-vous me faire du mal ?

— Je ne sais pas.

— Pensez-vous que ma vie soit en danger ?

— Oui.

— Regardez-moi dans les yeux.” Il s’exécuta, et je repris “Quand je dirai « Shérif, j’ai besoin de votre aide », vous m’aiderez. C’est compris ?

— Oui.”

Je lui dis de se rendormir et de se réveiller dix minutes plus tard. Je restai face à lui, à peine moins effrayé, convaincu au moins que l’homme avec qui je me trouvais ne me voulait pas de mal. Je n’étais certes pas moins troublé. Je me sentais terriblement coupable envers celui qui me ressemblait assez pour avoir été tué. Je ne savais pas quoi faire pour l’argent. J’avais agi stupidement. J’aurais dû conduire sœur Irénée à la banque et lui faire ouvrir un compte, mais il était trop tard pour y changer quoi que ce soit. Je songeai à l’argent caché dans le cartable, me demandai comment il supportait la pluie et le vent. Aussi bien, une centaine de billets flottaient sur le Sud de l’Alabama.

*

La pluie commençait à faiblir quand le shérif Francis René Funk se réveilla, mais il n’y avait aucun signe ni promesse de ciel bleu à venir. Seulement de sombres nuages gris, du vent et de la boue. Nous montâmes dans la voiture du shérif et, en glissant et dérapant, regagnâmes la nationale. En arrivant au buffet, je vis ma voiture sur le parking, ou du moins ce qui en restait. Elle avait été démontée, et livrée, béante, à l’agonie, à l’assaut de la pluie. La seule consolation de ce que je considérais comme la perte d’un ami était que les vandales n’avaient pas trouvé ce qu’ils cherchaient.

“Alors, le gars de la ville, qu’est-ce qu’on fait ?”

Je secouai la tête, haussai les épaules.

“Bon, ben alors, on mange.” Il se gara à côté de ma Skylark. “Il faut qu’je mange.

— Dites-moi, shérif, qu’est-ce qu’une « tête-de-suie » ?

— Tu n’as jamais goûté le charbon du maïs ? C’est une blague.”

Dans le buffet, Diana fut surprise et heureuse de me voir. “Sidney, dit-elle. Ils ne vous ont pas tué ?

— Question de point de vue.”

Elle rit.

“Sers du charbon de maïs au jeune homme, dit le shérif.

— Vous êtes sûr d’être prêt ? demanda Diana.

— Non, qu’est-ce que c’est ?

— L’cancer du maïs, c’est ça qu’c’est, dit l’homme à la casquette, assis exactement à la même place que lors de mon arrestation.

— C’est un champignon, dit Diana. Vraiment très bon. On le mange avec des œufs. Les Mexicains l’appellent huitlacoche.

— Quels Mexicains ? demandai-je.

— Les deux qui sont passés il y a trois ans, j’dirais. Ils ont dit que ça voulait dire « merde de corbeau ».”

Me tournant vers le shérif, je me rappelai son engagement à ne rien laisser m’arriver de fâcheux. Je hochai la tête. “OK, je vais goûter.”

Diana fit des œufs brouillés dans une poêle, les répartit sur deux assiettes, plaqua des toasts à côté des portions, ouvrit un bocal sans inscription d’où elle racla une substance noire. Elle fit glisser les assiettes devant nous.

“Vas-y, dit le shérif. Les Mexicains disent que c’est bon pour tu-sais-quoi.” Il baissa les yeux sur son entrejambe.

“Qu’est-il arrivé à ces Mexicains ?”

Le shérif eut un sourire en coin. “On les a pris en chasse jusqu’au marécage, d’où un n’est jamais ressorti. On a eu l’autre, enfin, ce qui en restait, et on l’a envoyé à la ferme correctionnelle.

— Qu’avaient-ils fait ?

— Je ne me souviens pas bien.”

Finalement, je pris une bouchée de tête-de-suie. Contrairement à mes attentes, je ne m’étranglai pas. Cela ressemblait un peu à des champignons. D’un côté ça me plaisait plutôt, de l’autre j’avais envie de les recracher sur le comptoir.

“Alors ?” demanda Diana.

La double porte s’ouvrit, m’épargnant de répondre. Une voix familière retentit dans la pièce.

“Quelqu’un a vu un gars qui est le sosie de Sidney Poitier ?”

C’était Ted.

“Ted, dis-je.

— Pou-ah ?

— C’est moi.

— Si tu le dis. Patho m’a dit que tu avais besoin d’aide. Qu’est-ce que tu manges ?

— Ça s’appelle du charbon de maïs.

— Et tu manges ça. C’est bon ?”

Je haussai les épaules.

Ted se tourna vers Diana. “Bonjour, dit-il.

— Bonjour, dit-elle.

— La même assiette pour moi.

— Tu peux prendre la mienne.”

Ted s’assit à côté de moi, et je poussai mon assiette devant lui. “Ted Turner, dis-je, voici le shérif.

— Ravi de faire votre connaissance, dit Ted, la bouche pleine d’œufs et de charbon de maïs. Pas terrible. Mais j’en commanderais pas une autre assiette, dit-il en pointant Diana de sa fourchette. Sans vouloir vexer personne.

— Je ne suis pas vexée.

— Et voici Diana.

— Vous avez remarqué comme il y a des gens qui écrivent votre nom avec deux n et d’autres avec un seul. Vous, vous l’écrivez comment ?

— Avec un seul.

— Ah, voilà. Pour moi, ça fait sens. Pourquoi deux n jouant le même rôle ? Comment ça s’appelle, déjà, cette saloperie ?

— Charbon de maïs, dis-je.

— M’étonne pas. Dis-moi, Pou-ah, qu’est-ce qui m’amène ?

— Quelqu’un essaie de me tuer.”

Il regarda l’assiette posée devant lui.

“Pas avec ça ?

— A ta place je n’en serais pas si sûr.”

Je voulais lui suggérer aussi que j’étais peut-être déjà mort, mais il aurait trouvé ça aussi fou que moi. “J’ai agi stupidement. Il me fallait cinquante mille dollars pour aider des religieuses à construire une église, je les ai retirés en liquide et, maintenant, quelqu’un veut me tuer pour les récupérer.”

Diana et l’homme à la casquette, qui entendaient parler de l’argent pour la première fois, restèrent bouche bée. L’histoire que je venais d’essayer de résumer aurait paru délirante et irréelle à tout autre que Ted.

“Tu as eu l’argent en billets de vingt ou de cent ?

— De cent.

— C’est là que tu as commis une erreur. Les gens deviennent fous pour les billets de cent. Tu donnes sept billets de vingt à un chauffeur de taxi, en une semaine il t’a oublié, mais donne-lui un billet de cent, et il se souviendra de toi à vie.” Il fit un signe de tête au shérif. “C’est pour ça que je joue pas au golf.

— Qui êtes-vous ? demanda le shérif.

— Je m’appelle Ted Turner. Et vous ?

— Shérif.

— Intéressant.” Il mangea une autre bouchée de charbon. “Tu sais, Diana-avec-un-n, c’est loin d’être mauvais. C’est plus proche du non-comestible.

— Je suis contente que ça vous plaise.”

A cet instant, Horace fit irruption dans le buffet. “J’l’ai eu, chef ! Cette fois, j’ai l’bon ! Ça fait pas un pli !

— T’as eu qui ?

— Le tueur. J’l’ai chopé qui rôdait autour de la quincaillerie. C’est un nègre, alors j’l’ai arrêté.

— Bon, allons voir c’que c’est qu’c’t’histoire.” Le shérif glissa de son tabouret et sortit. Horace, moi et Ted suivions.

“Mais qu’est-ce qui se passe ici ? me demanda Ted, assis à côté de moi, à l’arrière de la voiture du shérif.

— Je ne sais pas bien.”

*

Au poste de police, nous entrâmes l’un après l’autre, et des rires nous parvinrent des cellules. La préposée aux dépêches nous dit “C’est comme ça depuis qu’tu l’as enfermé, Horace.”

Le shérif gagna l’arrière du bâtiment, et je le suivis. Le professeur Everett était là, à faire des pompes en comptant à voix haute. “Soixante-trois.” Il s’arrêta en haut et rit. “Soixante-quatre.”

Billy, mon ancien compagnon de cellule, comptait avec lui, en riant aussi.

“Mais qu’est-ce que vous foutez, bon sang ? hurla le shérif.

— Des pompes”, répondit Everett.

Ma première pensée fut qu’il ne pouvait pas en avoir fait soixante-quatre. Ma seconde, la confirmation de mon soupçon antérieur, selon lequel le présumé coupable du meurtre était Everett.

Il s’assit par terre, dos au mur. “OK, Billy Bob Jack, enfin quel que soit ton putain de nom. A toi de jouer et de faire mieux.” Il leva les yeux sur moi et me sourit. “Je faisais de la gym.

— On dirait, oui.

— Comment ça va, monsieur Poitier ?

— Vous êtes conscient d’avoir été arrêté pour meurtre ?

— Oui, mon ami Billy m’a dit ça. Qui ai-je tué ?

— Moi”, lui dis-je.

Il me regarda de haut en bas. “Je ne me suis pas franchement bien débrouillé.

— Qui est ce type ? me demanda le shérif.

— L’un de mes professeurs. J’ai appelé pour lui demander de venir.”

Le shérif poussa un gémissement. “Horace, veux-tu bien faire sortir cet homme ? Et ne m’adresse plus la parole de la journée.

— Oui, mon officier.” Horace déverrouilla la porte.

Everett sortit en s’étirant. “Billy, c’était bien agréable de faire de la taule avec toi. Fais-moi signe quand tu sors.” Il se tourna vers moi. “Bon, alors, qu’est-ce que je fais ici, bon sang ?”

Sans répondre à sa question, je le présentai à Ted. “Percival Everett, Ted Turner. Ted, voici mon professeur.

— Enfin, d’autrefois.” Everett considéra mon visage. “Vous avez l’air beaucoup plus vieux.

— C’est vrai”, dit Ted.

Everett serra la main de Ted. “Ted.

— Prof.

— Mais si c’est pas mignon, tout ça, dit le shérif. C’est une prison ici, bordel de Dieu. Tout le monde dehors !”

Everett passa le bras à travers les barreaux et serra la main de Billy. “Prends soin de toi, espèce de pauvre enfoiré d’négroblanc.

— Toi aussi, fils de pute de nègre.”

Everett me sourit. “C’est une expérience unique de faire de la taule avec un pote.” Lui en tête, nous retournâmes dans la pièce principale du poste. “Alors, dites-moi comment je vous ai tué, et pourquoi ça n’a pas duré.”

J’ignorai sa question et lui dis la même chose qu’à Ted, que quelqu’un voulait me tuer. Puis je lui dis pourquoi.

“C’est idiot. C’est une des histoires les plus idiotes que j’aie jamais entendues.” Il se tourna vers Ted. “Je déteste le colorisé.” Puis, se tournant vers le shérif, “Et je ne parle pas métaphoriquement.

— Moi-même, je suis partagé, dit Ted. Vous trouvez pas ça insupportable de regarder un film et de plus pouvoir vous souvenir si c’est la VO ou un remake ? Vous savez, comme Le Ciel peut attendre.

— Non, moi j’aime plutôt ça”, dit Everett. Il me considéra des pieds à la tête. “C’est pour quoi, le déguisement ?”

Ted regarda son pouce. “Comment ça s’appelle quand on a un petit bout d’ongle douloureux qui rentre sous la cuticule et qu’on peut pas s’empêcher de le pousser et que ça fait encore plus mal et qu’on n’a jamais de coupe-ongle sur soi ?

— Je n’ai jamais su exactement ce que c’était. Est-ce ça qu’on appelle la petite peau ? demanda Everett.

— Ça doit être ça.

— Mais vous avez raison, c’est vraiment irritant. Moi, ça m’arrive toujours juste avant de faire l’amour, allez savoir pourquoi.

— Vous allez la fermer tous les deux ?” criai-je.

Horace et le shérif observaient comme s’ils s’étaient fait envahir par des fous qui parlaient russe. La préposée aux dépêches à la chevelure massive somnolait dans son fauteuil. Dehors, la pluie avait repris, et le vent hurlait.

“Bon, moi je dis qu’on va chercher l’argent et on le met à la banque, dit Ted.

— Je suis d’accord, dit Everett. Ce qui ne veut pas dire que ce soit la meilleure chose à faire, ni la plus intelligente, mais je suis d’accord.”

C’était la chose à faire. Et tant que le shérif restait avec moi, je m’imaginais relativement en sécurité. Bien que la pluie tombât plus dru que jamais, j’éprouvais l’urgence de récupérer l’argent. Par la fenêtre, je regardai le ciel noir.

“Bon, maintenant, tout le monde dehors, et que ça saute !” aboya le shérif.

La préposée se redressa. “Les services météo viennent de lancer une vigilance tornade sur la totalité du comté des Bœufs.”

Horace émit un sifflement. “C’est vrai qu’c’est pas chouette dehors.

— Quelle différence y a-t-il entre une alerte à la tornade et une vigilance tornade ? demanda Ted. Qu’est-ce qui est pire ?

— Je crois que l’alerte signifie que quelqu’un en a vu une, répondit Everett.

— Mais comment veiller sur quelque chose qui n’est pas là ?” demanda Ted.

Everett se gratta la tête.

Ted regarda fixement son visage. “Percival Everett. Vous n’avez pas écrit un livre qui s’appelle Effacement ?”

Everett hocha la tête.

“Ça ne m’a pas plu, dit Ted.

— A moi non plus. Je n’ai pas aimé l’écrire, et je ne l’ai pas plus aimé quand je l’ai eu fini.

— Enfin, j’ai aimé le roman dans le roman. J’ai trouvé l’histoire vraiment poignante. Tu sais, du réel, quoi.

— Oui, j’ai déjà entendu dire ça.”

Dehors, tout s’assombrissait. Le vent hurlait. La préposée aux dépêches s’enfouit calmement sous son bureau. La porte principale s’ouvrit sous la poussée d’une rafale, battit contre le mur puis se referma dans un claquement. Horace tremblait de tout son long.

“Ouah, dit Everett. J’ai toujours voulu voir une tornade, si c’en est bien une. Ce pourrait n’être qu’une mauvaise tempête.

— J’ai lu que tornade est une déformation d’un mot espagnol, tronada ou un truc comme ça.”

Everett se gratta la tête. “Cela pourrait venir du latin tonare, « tonner ». Enfin, de toute façon, je préfère le mot twister.

— Et pourquoi vous ne sortez pas, vous deux, pour aller voir de plus près ? suggéra le shérif.

— J’irai peut-être”, dit Everett. Il sourit au shérif. “Dites-moi, monsieur l’agent, qu’est-ce qu’une tête-de-suie ?

— C’est un plat, répondis-je.

— J’ai essayé, dit Ted. Ça a un goût de merde.”

Everett considéra le shérif, balaya le poste du regard. “Rien de surprenant.”

Le bâtiment entier se mit à trembler.

“Bon, ben, on peut pas sortir dans ce bordel, dit le shérif. Le mieux à faire, c’est de rester ici, accroupis. Et le meilleur endroit pour ça, c’est les cellules.” Il se pencha sur le bureau de la préposée aux dépêches. “Lucy, faut venir derrière.”

On s’exécuta donc. Horace déverrouilla les portes et nous allâmes tous rejoindre Billy, prenant place sur les paillasses, dos au mur.

Everett avait les yeux rivés sur les toilettes répugnantes, sans siège. “Cela m’était devenu insupportable durant mon incarcération.”

Le toit trembla, nous levâmes tous la tête. De la poussière nous tomba dans les yeux du plafond. Le vent grondait comme un moteur.

“C’en est une sévère, dit Horace.

— Merci pour l’info”, dit le shérif.

Je vis le cartable plein d’argent s’élever en tourbillonnant dans l’entonnoir du nuage, s’ouvrir et répandre ses billets de par les six comtés, et jusqu’à la Géorgie. Je n’éprouvais rien pour l’agent : ce n’étaient que cinquante mille dollars, goutte d’eau dans ma mare, pour ainsi dire. Toutefois, je sentais que j’en avais besoin pour ostensiblement aller le déposer à la banque, me protégeant ainsi des attaques de potentiels bandits de grand chemin. Et je voulais qu’il revienne aux sœurs, même si je ne savais trop pourquoi c’était important pour moi, ni même si cela m’importait, ou s’il n’y avait là que pure et étrange perversion de ma part.

Ted s’émerveillait de la tempête, et lançait des ouah à l’envi. “J’ai lu que, dans l’hémisphère nord, les twisters tournent dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, je crois, à l’inverse de ceux dans l’hémisphère sud. Hé, vous avez déjà essayé un pantalon trop court et sans savoir bien pourquoi vous l’achetez quand même ?

— Ça m’arrive tout le temps, dit Everett. J’ignore pourquoi. M. Poitier était l’un de mes étudiants préférés. Enfin, jusqu’à ce qu’il abandonne lâchement. Je crois que c’est parce que les filles ne voulaient pas coucher avec lui.”

Un énorme craquement résonna sur le toit, qui nous coupa le souffle collectivement, mais la charpente tint bon. La préposée aux dépêches priait à voix haute. Billy la réconfortait, l’appelait “m’man”.

Horace dit “Dites, chef, on va mourir, vous croyez ?

— On n’aura jamais cette chance. Si seulement j’pouvais être aussi veinard.”

Puis le vent tomba. La pluie ruisselait par le toit endommagé, mais le souffle cessa. Tout fut silencieux. “On dirait qu’ça y est”, dit le shérif, écœuré. Il retourna dans la pièce principale du poste.

Je le suivis. “Shérif, je crois qu’il faudrait récupérer cet argent, maintenant que le temps s’est calmé.

— Ah oui ? Ça, c’est bien ces p’tits fumiers d’égoïstes de mecs de la ville. Moi, faut que je sorte voir si tout le monde va bien. Je pourrais avoir à aider un pauvre négroblanc à descendre du sommet d’un arbre ou des trucs de ce genre. Et toi, tu ne penses qu’à ton argent.

— A l’argent des sœurs, en fait.

— Eh ben, vas-y avec tes amis, le chercher, ce putain d’argent. Moi, j’ai du boulot sur le feu.

— Mais je crains d’être en danger”, dis-je lentement.

Il me lança un regard vide. “Horace, va patrouiller en voiture pour voir où ça en est pendant que je l’aide à récupérer son argent. Et tu y vas tout de suite, sans passer chez cette Sarah Purdy chez qui tu vas tous les jours en croyant que j’le sais pas.

— Oui, mon officier.”

*

La route était jonchée de branches et de toutes les espèces de détritus disponibles à Tête-de-Suie, mais aucun bâtiment ne semblait avoir été arraché à ses fondations. Ted et Everett étaient assis à l’arrière, moi à l’avant, pour guider le shérif jusqu’à la maison des sœurs. Nous quittâmes la route, passâmes en cahotant sur quelques branches. C’est alors que je la vis. En fait, je vis d’abord la tête blanche de Thornton Scrunchy, et ensuite sœur Irénée. Je dis au shérif de s’arrêter, et nous descendîmes. L’homme et sœur Irénée remettaient à la pelle des billets dans ce que j’identifiai comme mon cartable. Quand ils nous virent, ils s’enfuirent en courant dans les bois en direction d’un pick-up garé au bord de la route. Sœur Irénée se retourna quand elle atteignit la portière du passager. Elle avait le regard fou, rien de comparable à la femme que j’avais rencontrée auparavant. Se détournant, elle grimpa dans la cabine et claqua la portière. Thornton Scrunchy enfonça l’accélérateur, éclaboussant les buissons de boue et de gravier sur son passage. Le pick-up fila à travers la grisaille humide, venteuse et déprimante du comté des Bœufs.

Je m’approchai de ce qui avait été la cachette de l’argent. Les billets étaient éparpillés partout, coincés au creux des branches, tombés au fond des mares, plaqués au sol boueux. Ils étaient loin d’avoir tout pris. Everett se mit à ramasser l’argent à sa portée et à le fourrer dans ses poches.

“Il faut le rattraper, dis-je, comprenant soudain ce qui se passait. C’est lui qui m’a tué.”

Le shérif, Ted et Everett m’examinèrent d’un air sceptique.

“Il faut l’arrêter, répétai-je, le cœur battant. Il a tué cet homme en croyant que c’était moi. Quelqu’un est mort à cause de moi. De ma bêtise.”

Nous courûmes à la voiture. Le shérif écrasa l’accélérateur en rejoignant la nationale. De nouveau, le temps virait. Nous allions nous engouffrer dans une autre tempête. Des rideaux de pluie balayaient la route et nous passaient dessus. L’averse tombait si dru que les essuie-glaces ne nous aidaient guère à voir à travers le pare-brise. La pluie cessa, d’un coup.

Devant nous se trouvait, renversé, en pièces, le pick-up Ford bleu de Thornton Scrunchy. Des débris de moteur jonchaient la route. Avec ceux de sœur Irénée, de Scrunchy et les cheveux de Scrunchy. Le poteau d’éclairage municipal que le véhicule avait percuté gisait à côté, cassé en deux. Sur la route mouillée, les câbles grésillaient et crépitaient.

Ted lâcha un sifflement tandis qu’à bonne distance, nous contemplions le spectacle. “Bordel de Dieu, dit-il.

— Pensez-vous qu’ils soient morts ? demanda Everett.

— Morts de chez morts”, répondit le shérif depuis la portière ouverte de sa voiture. Il avait décroché son émetteur radio. “Lucy, appelle Donald et envoie-le au croisement de Two Forks Road et de la nationale avec son fourgon. Appelle aussi le comté, pour une réparation ; des câbles électriques tombés.

— Et s’ils étaient encore vivants ?” dis-je, tandis que le câble électrique dansait et bondissait sur l’étendue d’asphalte.

Ted se tourna vers Everett. “C’est le caillou qui bat le papier ou le papier qui bat le caillou ?

— Le papier bat le caillou, mais pourquoi, je n’en ai pas la moindre idée. Un caillou devrait transpercer le papier, vous ne croyez pas ? Enfin, j’aime le papier autant, voire plus que n’importe qui d’autre. Mon idée, c’est qu’il s’agit de la fonction de quelque énonciateur privilégié, un énonciateur intradialogique enchâssé.

— Mais qu’est-ce que vous racontez ? demanda Ted.

— Le papier bat le caillou ? Qu’est-ce qui bat le papier ?

— Les ciseaux.

— Ah oui, c’est ça, oui.

— Tes amis sont tarés”, me dit le shérif.

Je ne pouvais qu’acquiescer. Ce que je fis. J’ignorais pourquoi je leur avais demandé de venir. Mais je ne sais trop comment, les choses ne s’étaient pas mal conclues pour moi. On ne pouvait en dire autant de sœur Irénée. Ni du malheureux jeune homme dans le congélateur qui pouvait être moi ou pas.

Perçant le ciel piteux d’un gris d’acier, le soleil illuminait tout. Pour quelque mystérieuse raison, la ligne électrique se déchargea et, après quelques ultimes sursauts, resta posée sagement au sol, immobile. Le shérif et moi nous avançâmes vers les corps. Hormis les bouts de métal tordus et le carnage sur la route, le soleil avait rendu la journée superbe. De près, il apparut très clairement que sœur Irénée comme Scrunchy étaient on ne peut plus morts. Leurs quatre yeux, grands ouverts, regardaient fixement ce que les sœurs auraient appelé, je crois, la vie après la mort – et ma mère, le néant.

Le shérif montra le cartable du doigt. Il avait été éjecté du pick-up et gisait dans les hautes herbes brunes bordant la nationale.

“N’est-ce pas une preuve ?”

Il me regarda d’un air de dire “Atterris.”

Je ramassai le cartable. “Je vais le donner aux sœurs.” Je retournai vers Everett et Ted.

Everett me tendit l’argent récupéré dans les bois. “Que ferais-je de cet argent ? Je le perdrais au jeu.

— Vous avez une addiction au jeu ? lui demandai-je.

— Pas encore.” Puis, levant les yeux sur moi “Bon, et maintenant ?

— Et si tu prenais l’avion pour Los Angeles ?” suggéra Ted.