Les deux essais de Freud que l’on va lire datent de 1924 et postulent une opposition entre deux types de troubles : les névroses et les psychoses. Comment les distinguer ?
La névrose est faite de symptômes dont la fonction, selon Freud, est d’éviter la rencontre avec des pensées dérangeantes, donc de préserver le refoulement de pulsions inacceptables pour le moi des sujets. Parmi les symptômes névrotiques, on trouve notamment certaines phobies comme les agoraphobies ou les phobies alimentaires, mais aussi des tendances à répéter les situations d’échec amoureux ou professionnel, ou encore des compulsions à répéter certains rituels compliquant la vie quotidienne.
La psychose, quant à elle, est le fait pour un sujet d’échapper à des contraintes contextuelles inacceptables ou impossibles à intégrer, en créant une nouvelle réalité qu’il est le seul à percevoir et qui le protège tout en l’enfermant.
Dans ces textes, Freud essaie de rendre compte essentiellement de la psychose, qui reste, après sa découverte du sens des productions névrotiques, le « continent noir » de la psychiatrie en raison de l’aspect irrationnel et énigmatique des comportements et des convictions psychotiques. Ses propos et ses hypothèses sont à lire comme une réponse posthume à ceux et celles qui se font exister en attaquant la psychanalyse. Il ne faudrait pas oublier, en effet, que Freud a permis à la psychiatrie de franchir un pas immense en montrant que névrose et psychose ne définissent pas des anormaux, mais des êtres qui ont tenté de trouver des solutions – certes dysfonctionnelles – à des problèmes profondément humains.
« Nous sommes des nains assis sur les épaules de géants », disait Bernard de Chartres – et il ne fait aucun doute que Freud était un géant. Ses écrits ont parfois été assimilés – à tort – à une Bible, à des textes sacrés auxquels on ne peut que se soumettre, c’est-à-dire à des croyances. Mais les deux courts essais publiés ici dans la traduction nouvelle de Nicole Casanova montrent bien autre chose. Ils sont des incitations à poursuivre des recherches dans des directions que Freud n’avait perçues qu’intuitivement. La première est une réflexion éthique.
En matière d’éthique, il existe principalement deux courants dans les sciences humaines et particulièrement en psychiatrie. L’un est composé de chercheurs qui s’acharnent à trouver ce qui fait la différence entre des êtres dits normaux et des anormaux, quitte à amplifier les différences. L’autre, initié par Freud, met l’accent sur un continuum entre un état dit normal et un état pathologique.
Cette position éthique est illustrée dans un écrit d’un autre humaniste, Claude Lévi-Strauss : « Sous couvert d’objectivité scientifique, les premiers cherchaient [et cherchent toujours] inconsciemment [ou non…] à rendre les seconds – qu’il s’agisse de malades mentaux ou de prétendus “primitifs” – plus différents qu’ils ne sont. […] La première leçon de la critique, par Freud, de l’hystérie de Charcot, fut de nous convaincre qu’il n’existe pas de différence essentielle entre les états de santé et de maladie mentale ; que de l’un à l’autre se produit, tout au plus, une modification dans le déroulement d’opérations générales que chacun peut observer pour son propre compte ; et que, par conséquent, le malade est notre frère, puisqu’il ne se distingue pas de nous sinon par une involution – mineure dans sa nature, contingente dans sa forme, arbitraire dans sa définition, et en droit au moins, temporaire – d’un développement qui est fondamentalement celui de toute existence individuelle. Il était [et il est toujours !] plus confortable de voir dans le malade mental un être d’une espèce rare et singulière, le produit objectif de fatalités externes ou internes, telles que l’hérédité, l’alcoolisme ou la débilité1. »
Cette distinction est reprise par Sándor Ferenczi dans l’article qui suit les deux textes de Freud. Le psychanalyste hongrois y pointe l’apport fondamental de Freud : « Avant Freud, la psychiatrie ne reposait pas sur la psychologie, on s’efforçait de ramener les symptômes pathologiques à des altérations du cerveau. »
Si l’on relie ces propos de Ferenczi et de Lévi-Strauss à ce que dit Freud, il est clair que le problème de la psychiatrie est moins celui des supposés malades que la façon dont certains observateurs créent leur objet d’observation, « le malade ». Il y a ceux qui tentent d’isoler, de catégoriser certains humains en fonction de leurs symptômes, d’en faire des êtres à part. Et il y a ce que Freud a apporté en montrant que rien n’est plus humain, plus proche de nous, que la souffrance psychique et ses conséquences.
Au début de notre ère, il est dit qu’un provocateur romain a demandé à Rabbi Hillel de lui enseigner la doctrine juive, le temps qu’il puisse rester debout sur une seule jambe. Hillel lui répondit : « Ce qui t’est haïssable, ne le fais pas à ton prochain ; c’est là toute la Loi. Le reste n’est que commentaire. » Imaginons que le même défi, mais concernant la psychanalyse, ait été adressé à Freud ; sa réponse aurait pu être : « Le symptôme a un sens et une fonction, le reste n’est que commentaire. »
Une autre anecdote peut faire saisir l’enjeu. On raconte que certains voyageurs se promenaient sur une lande en Irlande. Au loin, ils virent un homme s’agiter de façon curieuse derrière un muret, avoir des gestes apparemment insensés. Leur réflexion immédiate fut qu’il ne pouvait s’agir que d’un malade mental. Mais en s’approchant, ils purent jeter un œil au-dessus du muret et ils virent qu’il s’agissait de Konrad Lorenz qui faisait la mère oie pour de petites oies qui le suivaient comme s’il les avait engendrées. Il y a, parmi les psychiatres et les psychologues, ceux qui se contenteront toujours de regarder de loin et qui pourront alors, d’un regard d’entomologiste, catégoriser ces comportements sans y voir autre chose que des anomalies. Et il y a ceux qui, comme Freud, regardent par-dessus le muret et découvrent que les comportements, même en apparence les plus insensés, ont un sens. Ceux-là s’appellent Victor Frankl, Georges Devereux, Gregory Bateson, Boris Cyrulnik – et bien d’autres qui ont recherché et recherchent toujours derrière les comportements symptomatiques l’origine des souffrances qui ont pu engendrer ces troubles.
Il n’y a pas de destin psychiatrique. Tant qu’un être n’a pas été confronté à certains contextes et à certaines pulsions, on ne peut pas savoir si sa réaction le fera considérer comme appartenant au monde des « normaux » ou à celui des « anormaux ». En effet, la plupart des comportements, et en particulier ceux des psychotiques, sont des réactions normales à un contexte anormal. Telle est l’éthique freudienne.
On voit que l’enjeu est important, car, en matière de sciences humaines, aucun progrès n’est définitivement acquis. L’obscurantisme pointe régulièrement le bout de son nez, et parfois bien plus. Sous la pression des laboratoires pharmaceutiques, un courant qui était relativement discret devient aujourd’hui la nouvelle vérité. On se croit revenu à une ère prépasteurienne. Rappelons que le débat auquel a dû se confronter Pasteur était de même nature. La version des autorités officielles, l’Académie de médecine en tête, était la théorie de la génération spontanée, que les moisissures et autres purulences naissaient spontanément et que l’on n’y pouvait pas grand-chose. Le courant psychiatrique que l’on a tendance à appeler organiciste ne dit pas autre chose. Il est en fait plus idéologique qu’organiciste. Il consiste à avancer que certains êtres humains, à cause de leur constitution génétique, seraient inférieurs en qualité à d’autres. On est au plus près d’une pensée raciste, voire eugéniste, quand on voit certains psychiatres s’arroger le pouvoir de convoquer des proches de patients soi-disant atteints de « maladies » pour leur annoncer que toute leur descendance est menacée du même mal, et cela, sans aucun fondement scientifique. Comme disait George Bernard Shaw, « méfiez-vous des faux savoirs, ils sont plus dangereux que des ignorances ».
Les généticiens sérieux n’ont pourtant aucun mal à démonter ces théories fumeuses. Écoutons l’un d’entre eux, parmi les plus connus, Arnold Munnich : « Il n’y a pas – il n’y aura pas – un gène de l’homosexualité, un gène de la violence, un gène de la schizophrénie, un gène de l’autisme… La personne humaine ne peut être réduite à son génome, et nous sommes heureusement loin d’être déterminés par nos seuls gènes2. »
Pourquoi cet étrange courant ? Une rencontre, lors d’un congrès de psychiatres à Budapest, m’a fait saisir l’enjeu. Après une conférence que j’avais donnée sur les psychothérapies familiales, un jeune psychiatre russe s’est avancé vers moi et m’a interpellé : il n’avait pas compris ce que j’avais présenté. Je commençais à lui répéter les points que je jugeais importants quand il me coupa : cela, il l’avait parfaitement saisi, mais ce qu’il ne comprenait pas, c’était la raison pour laquelle j’avais abandonné le pouvoir !
Effectivement, et Michel Foucault avait repéré ce sophisme, à force « de mettre en rapport directement la déviation des conduites avec un état qui est à la fois héréditaire et définitif, la psychiatrie se donne le pouvoir de ne plus chercher à guérir3 ». Le praticien n’a plus qu’à gérer les troubles de son patient, qui sont, d’après lui, par nature irréversibles puisque liés à sa constitution génétique, et qu’il s’agit d’un destin malheureux auquel le patient doit se soumettre. Il devra donc se soumettre à la médecine, car la question d’une guérison possible est d’emblée exclue. La conclusion est toujours la même : le patient est astreint à prendre des médications toute sa vie… pour le plus grand bonheur des laboratoires pharmaceutiques.
Freud a indiqué dans ces textes au moins deux pistes de recherche qui lui semblaient prometteuses et qui sont toujours actuelles. La première est la plus originale. Elle consiste à poser le problème à l’envers : comment s’y prend-on, alors que les conflits entre instances sont la règle – que ce soit entre nos pulsions et notre moi en ce qui concerne le risque névrotique, ou entre la réalité et notre moi en ce qui concerne le risque psychotique – pour conserver un profil réputé normal ? « On voudrait savoir, écrit-il, dans quelles circonstances et grâce à quels moyens le moi réussit à échapper à de tels conflits, certainement toujours présents, sans tomber dans la maladie. » Plus tard, c’est surtout l’ethnopsychiatre Georges Devereux qui s’est aventuré dans cette direction.
Dans un livre consacré à la dépression4, j’ai personnellement tenté de répondre en partie à cette question posée par Freud en partant de l’idée que chacun devrait se vivre comme déprimé étant donné le destin mortel qui est le nôtre, et en soutenant que l’important est de savoir comment on s’y prend pour se sentir néanmoins exister.
La seconde voie que Freud nous indique, elle aussi originale, est la place qu’il accorde aux facteurs extérieurs, que ce soit dans ce qui favorise une névrose ou dans ce qui plonge un être dans la psychose.
À partir du moment où il a saisi que les symptômes psychiatriques étaient un langage et avaient un sens et une fonction, Freud s’est très logiquement mis en quête des facteurs extérieurs, contextuels, qui pouvaient rendre compte de troubles psychiques graves, telles des névroses et surtout des psychoses.
Dans la névrose, les facteurs pathogènes sont inscrits dans le passé. C’est l’inadéquation entre des pulsions précoces et des situations traumatiques qui engendre des sentiments de culpabilité, donc pousse au refoulement de souvenirs douloureux qui resurgissent sous la forme de conduites apparemment insensées lors de rencontres avec des situations spécifiques. Prenons l’exemple suggéré par Freud dans « La perte de la réalité dans la névrose et la psychose » : le cas d’Elisabeth von R., qui est l’une des situations étudiées dans Études sur l’hystérie. Cette jeune fille souffre de douleurs inexpliquées dans les jambes. Ces douleurs ne correspondent à aucune pathologie organique connue et l’empêchent de marcher normalement. Curieusement, elles sont surtout localisées sur la face antéro-supérieure de la cuisse droite. Freud, dans les facteurs qui, selon lui, sont à l’origine de ces troubles, repère des souvenirs qu’il réussit à extraire de sa patiente. Celle-ci ne les livre pas sans résistance : « les jambes douloureuses commencèrent à parler » lorsque Freud appliqua une technique qui augura de la future psychanalyse en indiquant à la patiente qu’elle devait lui faire part de tout « ce qui surgirait devant son regard intérieur ou dans son esprit ». Il semble qu’elle se soit infligé ces douleurs et autres symptômes essentiellement à la suite de deux événements marquants dans le sens où ils ont engendré des sentiments de culpabilité persistants. L’un est d’avoir pris plaisir à une rencontre avec un jeune homme alors que son père, dont elle s’occupait beaucoup du fait de sa santé défaillante, a vu son état s’aggraver pendant son absence. Et surtout des pensées qui ont nécessité un refoulement violent et des symptômes où l’on peut voir une autopunition et qui concernaient une attirance qu’elle a ressentie pour son beau-frère alors que son épouse, sœur de la patiente, venait de mourir.
Une remarque s’impose ici, qui repose sur des constats cliniques renouvelés. Il est tout à fait possible que son beau-frère ait fait ce qu’il fallait pour susciter un tel engouement chez sa jeune belle-sœur. Freud dit de lui : « Ce beau-frère […] était un homme fait pour plaire à des femmes ayant des sentiments délicats et habituées à tous les égards. » Comme cela se produit fréquemment, elle a pris sur elle toute la culpabilité de ce sentiment amoureux qui l’a manifestement beaucoup perturbée, au point de déclencher des symptômes somatiques spectaculaires. Ce n’est que plus tard que Freud mettra en évidence que ces événements actuels renvoient à des sentiments de culpabilité inconscients liés à des séductions précoces.
Il ne s’agit donc pas nécessairement d’abus sexuels, mais aussi, parfois, des situations ambiguës, troublantes. Ainsi, une patiente qui, des années après, a pu reconstituer ce qui fut pour elle une source de sentiment de culpabilité : le fait d’avoir ressenti des émois sexuels alors quelle faisait la sieste avec son cousin plus âgé, et ce, bien que rien ne se soit réellement passé. De ce fait, la recherche imposée à leurs patientes par certains thérapeutes de retrouver à tout prix des souvenirs d’abus sexuels et qui sont effectivement parfois en cause, cette recherche peut empêcher la remémoration de scènes en apparence moins dramatiques, mais tout autant pathogènes.
Pour les psychoses, Freud indique qu’elles proviennent du rapport du moi avec le monde extérieur : « Il nous sera également facile, d’après ce que nous avons compris jusqu’ici du mécanisme des psychoses, d’introduire des exemples tendant à montrer que le rapport entre le moi et le monde extérieur y est troublé. » Et plus loin : « La folie se trouve comme une pièce posée là où était à l’origine une faille dans la relation avec le monde extérieur. »
Mais qu’est-ce qui peut provenir du monde extérieur et qui nécessite ce repliement psychotique ? Cette voie de recherche proposée par Freud a été explorée de deux façons. D’une part, les psychanalystes ont tenté de mieux saisir le mécanisme psychotique à partir des récits de patients. On relève les noms de Paul-Claude Racamier, Octave Mannoni, Jacques Lacan, Piera Aulagnier… De façon parallèle, des psychiatres issus du mouvement de l’antipsychiatrie ont plutôt recherché les facteurs exogènes, contextuels, qui pouvaient favoriser l’entrée dans la psychose. On citera en premier lieu la recherche fondamentale de Laing et Esterson5 qui ont pu démontrer, à partir de l’observation prolongée (plusieurs mois, voire plusieurs années) de familles où une patiente présentait des troubles psychotiques baptisés schizophréniques, que ces comportements sont des « réactions normales à un contexte anormal », pour reprendre l’expression de Georges Devereux. En effet, ils ont pu observer et décrire des modes communicationnels pathogènes, du type double lien. Ces modes de communication transmettaient une réalité falsifiée, altérée, troublante, dans laquelle les patientes erraient entre le désir de croire les figures parentales respectées qui tenaient ces propos pour le moins curieux et leurs propres perceptions qui étaient bien différentes et finissaient par se replier dans un monde délirant, une réalité alternative, comme ce que Freud anticipait.
Ces deux courants ont produit des attitudes thérapeutiques contrastées. Certains ne veulent connaître que le patient et tentent de l’isoler d’un contexte décrit comme pathogène afin de saisir le sens de ses productions délirantes. D’autres, essentiellement des thérapeutes familiaux, tentent de saisir les raisons du dysfonctionnement familial et s’efforcent de changer le contexte du patient en donnant du sens au comportement de ces familles.
Le mérite de conclure revient à Ferenczi qui rappelle dans sa courte présentation à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de Freud l’essentiel des découvertes que l’humanité doit à l’inventeur de la psychanalyse et qu’il résume admirablement : « [Avec Freud] le comportement du malade mental cessait d’être absurde… Quand on a considéré leurs manifestations comme des formes représentatives de tendances humaines universelles, c’est-à-dire quand on a commencé à comprendre le langage des malades mentaux, alors seulement on les a acceptés au sein de la communauté humaine. »
Robert NEUBURGER6
1. Claude Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd’hui, Paris, PUF, 1965.
2. Arnold Munnich, Caroline Glorion, La Rage d’espérer, Paris, Plon, 1999.
3. Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France, 1974-1975, Paris, Gallimard´Seuil, 1999.
4. Robert Neuburger, Exister. Le plus intime et fragile des sentiments, Paris, Payot, 2012.
5. Ronald D. Laing, Aaron Esterson, L’Équilibre mental, la folie et la famille, Paris, Maspero, 1971.
6. Psychiatre, psychanalyste, thérapeute de couple et de famille, auteur notamment de L’Art de culpabiliser,Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2010.