Qui es-tu ? d’où viens-tu ? que fais-tu ? que deviendras-tu ? C’est une question qu’on doit faire à tous les êtres de l’univers, mais à laquelle nul ne nous répond. Je demande aux plantes quelle vertu les fait croître, et comment le même terrain produit des fruits si divers ? Ces êtres insensibles et muets, quoique enrichis d’une faculté divine, me laissent à mon ignorance et à mes vaines conjectures.

J’interroge cette foule d’animaux différents, qui tous ont le mouvement et le communiquent, qui jouissent des mêmes sensations que moi, qui ont une mesure d’idées et de mémoire avec toutes les passions1. Ils savent encore moins que moi ce qu’ils sont, pourquoi ils sont, et ce qu’ils deviennent.

Je soupçonne, j’ai même lieu de croire que les planètes, les soleils innombrables qui remplissent l’espace, sont peuplées d’êtres sensibles et pensants ; mais une barrière éternelle nous sépare, et aucun de ces habitants des autres globes ne s’est communiqué à nous2.

Monsieur le prieur3, dans le Spectacle de la nature, a dit à monsieur le chevalier4, que les astres étaient faits pour la terre, et la terre, ainsi que les animaux, pour l’homme. Mais comme le petit globe de la terre roule avec les autres planètes autour du soleil, comme les mouvements réguliers et proportionnels des astres peuvent éternellement subsister sans qu’il y ait des hommes comme il y a sur notre petite planète infiniment plus d’animaux que de mes semblables ; j’ai pensé que monsieur le prieur avait un peu trop d’amour-propre en se flattant que tout avait été fait pour lui5. J’ai vu que l’homme pendant sa vie est dévoré par tous les animaux, s’il est sans défense, et que tous le dévorent encore après sa mort. Ainsi j’ai eu de la peine à concevoir que monsieur le prieur et monsieur le chevalier fussent les rois de la nature. Esclave de tout ce qui m’environne, au lieu d’être roi, resserré dans un point, et entouré de l’immensité, je commence par me chercher moi-même.

1- Voltaire opte pour la thèse selon laquelle les animaux ont une âme, mais plus limitée que celle des hommes. La question de l’âme des bêtes agite les esprits depuis l’affirmation par Descartes que les animaux sont des machines et n’ont pas d’âme. Voir l’article ÂME DES BÊTES de l’abbé Yvon, p. 343-353 du tome I, 1751, de l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert, Paris, Briasson, David, Le Breton et Durand en 35 vol., 1751-1780, rééd. Fromann, 1966-1967, voir aussi l’article Bêtes de Voltaire dans le Dictionnaire philosophique, présentation, notes et annexes par Béatrice Didier, d’après l’édition de 1769, Paris, Imprimerie nationale, 1994, p. 111-113.

2- L’idée qu’il existe d’autres mondes habités avait été mise à la mode par Fontenelle dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes (1686) qui lui-même la reprenait de Cyrano (voir L’Autre Monde, 1657-1662, divisé en Histoire comique des États et Empires de la Lune et en Histoire comique des États et Empires du Soleil). Voltaire s’en inspirera à son tour dans Micromégas (1752) et la développe ci-dessous dans le Doute XXII.

3- Pluche, plus connu sous l’appellation de l’abbé Pluche (1688-1761), est l’auteur du Spectacle de la nature, véritable best-seller d’histoire naturelle, paru en 9 volumes entre 1732 et 1750.

4- Newton (1642-1727) a découvert la loi de l’attraction universelle (voir ses Principes mathématiques de la philosophie naturelle, 1687), c’est en 1705 que la reine d’Angleterre le fit chevalier.

5- Voltaire est souvent critique envers le finalisme naïf de Pluche qui met effectivement l’homme au centre de la création. On lit, par exemple dans le tome IV du Spectacle de la nature, p. 13 : « L’histoire de la physique est vraiment le récit de nos besoins, et des riches secours que Dieu a mis à notre portée pour y pourvoir » (Paris, Estienne, 1739).