Comment arrivons-nous aux portraits qui suivent ? Comment sont reconstruites ces configurations familiales dans lesquelles sont insérés les enfants ? Si le portrait sociologique, comme genre d’écriture scientifique, traite d’une réalité sociale et prétend bien – comme discours non littéraire reposant sur des données et soucieux de la critique des contextes de leur production – à une vérité relative, il doit faire aussi apparaître la manière spécifique, le style, du « peintre ». Dans ce travail de construction, on s’est donc efforcé de mettre en forme sociologiquement, à partir d’une construction de l’objet particulière, des matériaux issus de l’observation de réalités sociales relativement singulières. On aboutit donc à des écritures de configurations singulières ; écritures qui ne sont cependant pas isolées les unes des autres pour au moins deux raisons : d’une part, elles mettent en œuvre les mêmes orientations interprétatives et, d’autre part, chaque écriture de portrait a joué un rôle dans l’écriture de tous les autres portraits1.
Le travail sociologique progresse donc, là encore, comme un travail d’avancée et de retour en arrière qui permet finalement de quitter le genre monographique pur. En effet, la procédure employée a pour conséquence de ne pas négliger la singularité de chaque situation mais, surtout, de ne pas se contenter de descriptions idiographiques pures, sans comparaison, qui trahissent l’absence d’orientation interprétative clairement définie. Nous recherchons bien des invariants ou des invariances à travers l’analyse de configurations singulières traitées comme des variations sur les mêmes thèmes.
Par notre choix d’écriture scientifique, nous avons voulu dépasser les oppositions théorie/empirie, interprétation/faits…, et donner à lire des faits-théoriquement-construits. De cette manière, nous avons cherché à incarner notre lecture sociologique des situations sociales dans des portraits, pour faire clairement ressortir que les cas particuliers traités ne sont que des synthèses originales de traits (ou caractéristiques) eux-mêmes généraux. En effet, éviter l’explication unilatérale par un facteur ou, plus généralement, par un thème prédominant, ne signifie pas que l’on se perde dans une poussière de causes. C’est seulement tenter, en centrant son regard sur des objets plus précis, de contextualiser l’effet de propriétés ou de traits pertinents d’analyse tout à fait généraux, ceux-là même que l’on retrouve dans les enquêtes statistiques.
Si nous avions abordé séparément des traits, nous aurions fait perdre de vue ce qui nous semble le plus important à souligner, à savoir que ces traits (caractéristiques, thèmes) se combinent entre eux et n’ont de sens sociologique, pour notre objet, qu’insérés dans le réseau de leurs entrelacements concrets. Contrairement à ce que l’on peut penser d’ordinaire, c’est donc bien dans les portraits de configurations, et non dans des analyses qui dénoueraient ce que nous avons consciencieusement noué, que l’on trouve l’interprétation des faits. Notre souci a été de ne point trop détruire les logiques pratiques avec leurs multiples contraintes simultanées et enchevêtrées (logiques dans lesquelles nous sommes souvent pris lorsqu’il s’agit de prendre telle ou telle orientation, de faire un « choix » plutôt qu’un autre au cours de notre vie quotidienne)2 et non de faire une lecture de la réalité sociale dans le langage des variables et des facteurs explicatifs.
Si les différents membres des familles dont nous contextualisons les actions agissent comme ils le font, si les enfants sont ce qu’ils sont et se comportent comme ils le font dans l’espace scolaire, ce n’est pas du fait de causes uniques qui agiraient sur eux puissamment, mais parce qu’ils sont pris dans un ensemble d’états de faits, de données dont leurs comportements pratiques quotidiens ne sont que la traduction : ils traduisent l’espace potentiel des réactions possibles en fonction de l’existant interhumain. Toute modification de la constellation des personnes (et donc des traits familiaux, des propriétés objectives ou des dispositions incorporées), de la structure de coexistence, peut entraîner une transformation du comportement de l’enfant. Mais aucune caractéristique en elle-même ne vient expliquer ce comportement. Au contraire de la saisie décontextualisée des causes de l’« échec » ou de la « réussite », la reconstruction des contraintes sociales relationnelles concrètes s’exerçant sur des enfants singuliers vise à restituer les déterminismes sociaux relationnels au plus près de la manière dont ils se présentent à eux.
Comme nous le verrons à de nombreuses reprises dans les différents portraits, les enseignants ont tendance, lorsqu’ils parlent de cas particuliers, à ne retenir bien souvent qu’un trait, qu’un élément de la vie de l’enfant (être gaucher, avoir subi une opération, avoir un problème médical…) ou de la famille (famille monoparentale, RMIste…), pour le convertir en cause du problème scolaire de l’enfant. Contre ces visions spontanément isolationnistes et absolutistes qui prennent un trait – parfois physique –, l’isolent du contexte dans lequel il joue un rôle, et lui confèrent magiquement le pouvoir exclusif d’explication, nous avons voulu affirmer le primat du tout sur les éléments, des relations entre les caractéristiques sur les caractéristiques per se. Et c’est encore une fois Norbert Elias que nous pouvons évoquer lorsqu’il défend la démarche synthétique (ou synoptique) qui tient compte de la spécificité des relations complexes entre différents éléments, contre les démarches trop analytiques et atomistiques. Dans cette seconde voie, des éléments pris dans des configurations de liaisons mutuelles « sont abordés comme s’ils étaient capables de conserver leurs particularités distinctives lorsqu’on les examine isolément et indépendamment de tout autre contexte3 ».
Il faut, par conséquent, souligner le fait que le regroupement des portraits par thème – qui semble venir contrarier la logique des variations sur les mêmes thèmes – a été opéré dans l’unique souci de fournir des temps de respiration au lecteur. Nous avons ainsi opté pour une manière particulière, parmi d’autres possibles, d’assembler les portraits. Un peu comme dans les expériences psychologiques sur des images où, selon la façon de porter son regard, le sujet peut voir des visages ou un vase, une jeune fille ou une vieille femme, etc., notre regroupement n’est qu’une entrée possible dans la réalité des configurations familiales singulières sociologiquement construites. Nous avons réuni des cas dans la mesure où l’on y distingue particulièrement bien certains traits ou ensembles de traits, mais cela ne signifie pas que ces derniers soient absents des autres portraits. De plus, certains aspects présentés dans la première partie (e. g. les pratiques de l’écrit) ne sont traités qu’à l’intérieur des portraits et nos conclusions mettront en évidence d’autres types de liens entre les différentes configurations familiales (e. g. les différences selon le sexe de l’élève).
« N’y a-t-il pas des choses importantes qui, dans certaines conditions et à de certains moments, ne se manifestent que par des signes très faibles ? […] Et lorsque vous vous livrez, en qualité de magistrat, à une enquête sur un meurtre, vous attendez-vous à ce que le meurtrier ait laissé sur le lieu du crime sa photographie avec son adresse, ou ne vous contentez-vous pas nécessairement, pour arriver à découvrir l’identité du criminel, de traces souvent très faibles et insignifiantes ? Ne méprisons donc pas les petits signes : ils peuvent nous mettre sur la trace de choses plus importantes4. »
Tout d’abord, il faut rappeler que l’entretien ne permet pas de faire accoucher d’une information qui pré-existerait, sous une forme fixe, comme un objet, avant toute relation d’entretien. Entre le sociologue et les « paroles d’entretien », il n’y a pas le même rapport qu’entre l’historien et les archives. Les paroles n’attendent pas (dans la tête ou la bouche des enquêtés) qu’un sociologue vienne les recueillir. Elles ne peuvent s’énoncer, se formuler que parce que les enquêtés ont des dispositions culturelles, des schèmes de perception et d’interprétation du monde social, fruits de leurs multiples expériences sociales. Mais leurs formes, leurs thèmes, leurs limites de dicibilité, dépendent aussi de la forme même de la relation sociale d’entretien qui joue, en ce cas, le rôle d’un filtre permettant de rendre dicibles certaines expériences mais empêchant l’apparition d’autres, impliquant certaines formes linguistiques et décourageant systématiquement d’autres occurrences, etc. Comme l’écrit Norbert Elias, « le commerce avec les autres fait […] naître chez l’individu des pensées, des convictions, des réactions affectives, des besoins et des traits de caractère, qui lui sont tout à fait personnels, qui constituent son “véritable” moi, et au travers desquels s’exprime donc en même temps le tissu de relations dont il est issu et dans lequel il s’inscrit5 ». Le travail sociologique consiste donc à tenter de reconstruire les formes de relations sociales qui sont à l’origine de la production des informations livrées dans le cadre d’une forme de relation sociale spécifique : l’entretien.
Autre question centrale : accède-t-on par l’entretien à des pratiques, à du réel, à la vérité des pratiques ? Pour nous, il va de soi que seule l’observation directe des pratiques permet de considérer celles-ci sans autre écran que celui que se donne le chercheur ou qu’il produit par sa propre présence (problématique théorique, grille d’observation des pratiques, conditions de l’observation, rôle de l’observateur dans la production des comportements observés…). Dès lors que nous traitons du discours, nous ne pouvons prétendre accéder aux pratiques. Tout d’abord, il y a ce que l’on a l’habitude d’appeler aujourd’hui les « effets de légitimité6 ». Lorsqu’on a affaire à un objet ou à une pratique culturelle qui prend place dans un univers culturel différencié et hiérarchisé (avec des produits plus légitimes que d’autres) ; lorsque, de plus, la personne qui répond à une question concernant ces objets ou pratiques participe plus ou moins de cet univers, en ayant conscience plus ou moins clairement de la dignité ou de l’indignité culturelle de tel ou tel objet, de telle ou telle pratique, alors on peut assister à des effets de légitimité. La personne enquêtée risque de sous-évaluer (ou de ne pas mentionner) les pratiques qu’elle perçoit comme les moins légitimes, aussi bien que de surévaluer les pratiques qu’elle perçoit comme les plus légitimes. Le risque est d’autant plus fort que, comme c’est le cas dans cette recherche, la situation d’entretien, par la manière dont les enquêtés ont été joints (un mot transmis par l’intermédiaire de l’école), par les thèmes abordés (lecture, écriture ou scolarité de l’enfant), met davantage les enquêtés en situation de tension par rapport à ce qu’ils perçoivent comme des normes légitimes. Pour beaucoup de parents, nous étions assimilés à des instituteurs soucieux de connaître l’environnement de l’enfant. De même, nombre d’enfants interviewés veulent avant tout faire plaisir à l’intervieweur et se présentent avec toutes les qualités possibles. Il faut ainsi décoder l’entretien comme le résultat d’un processus de construction, de la part de l’enfant, d’une image de soi et de sa famille qu’il pense être, socialement, la plus convenable possible aux yeux d’un adulte étranger venu l’interviewer dans les murs de l’école, avec l’autorisation de l’enseignant et du directeur.
Que faire face à une telle situation ? Faut-il considérer que l’enquête est faussée d’emblée et que l’on ne pourra jamais atteindre la vérité sociale des enquêtés ? En fait, les choses ne sont pas si simples. Tout d’abord, une partie du travail (du métier) de l’enquêteur consiste justement à limiter le plus possible les effets de légitimité par sa participation active à l’entretien et par l’abandon de soi-même au service de la parole et de l’expérience des enquêtés. Cela implique de ne pas mettre les enquêtés dans des situations d’humiliation culturelle et, au contraire, de déculpabiliser ceux qui s’autosanctionnent lors de l’entretien par des expressions du type : « C’est vrai que je devrais le faire », « Je ne suis pas très évolué », ou par des intonations qui montrent qu’ils « se font petits » face aux questions. Ensuite, les enquêtés ne sont pas toujours sur leur garde au cours de l’entretien ; ils ne sont pas toujours entièrement tournés vers le désir de bien paraître et de bien dire. Et même quand ils parviennent à le faire, cela livre encore une information importante sur leur rapport à la culture légitime et à l’école. Mais un entretien n’est jamais homogène et même l’enquêté le plus tendu vers ce qu’il perçoit comme étant les « bonnes réponses » se contredit, s’avère plus disert sur certaines pratiques que sur d’autres (montrant par là qu’il maîtrise certaines mieux que d’autres, qu’il est plus ou moins passionné par tel ou tel thème), peut dire « blanc » par le discours et « noir » par l’intonation où les mimiques qu’il effectue en énonçant « blanc ». Mille petites choses trahissent, pour qui veut les voir, les degrés de fabulation des enquêtés sur les différents points abordés7.
De plus, souvent, l’entretien ne s’est pas fait en présence d’une seule personne. Mari et femme, mère et sœur, mari et beau-frère, parents et enfants peuvent être ensemble un moment, l’un ou l’autre peut partir en cours d’entretien, etc., et les variations de discours selon la présence de l’un ou l’autre des protagonistes de la scène familiale font apparaître les contradictions, les fabulations, les omissions, au grand jour8. Enfin, et ce n’est pas le moins important, nous nous sommes donné la possibilité de croiser des informations venant des enseignants, de l’enfant (interviewé seul, à l’école) et des familles : la multiplicité des indices et des informations comparables permet de reconstruire patiemment des contextes sociaux et les raisons socialement pertinentes pour lesquelles l’effet de légitimité a fonctionné à tel ou tel moment.
En conclusion, il apparaît que le problème est moins, en définitive, de savoir si les enquêtés ont dit ou s’ils n’ont pas dit la « vérité », mais d’essayer de reconstruire des relations d’interdépendance et des dispositions sociales probables à travers les convergences et les contradictions entre les informations verbales d’une même personne, entre les informations verbales du père et celles fournies par la mère ou l’enfant, entre les informations verbales et les informations paraverbales, contextuelles ou stylistiques, etc. Avec des objectifs fort différents, la méthode de travail du sociologue comporte cependant quelque analogie avec celle du détective qui recherche des indices, des « détails révélateurs », les confronte, teste leur pertinence les uns par rapport aux autres pour arriver à reconstruire une réalité sociale9. C’est donc bien en affrontant la question de l’entretien comme discours non transparent que l’on peut avoir une chance de reconstruire les pratiques effectives ou plutôt les dispositions sociales effectives qui sont au principe des propos tenus.
« Il y avait quelque chose de bizarre, de pas descriptible, le dépaysement complet10. »
Dans les portraits familiaux rassemblés ici, qui montrent tous une liaison impossible entre l’univers familial et l’univers scolaire, les parents sont originaires de pays étrangers et entretiennent un rapport difficile à la langue française. Mais l’origine étrangère et la maîtrise malaisée du français ne suffisent pas à elles seules à expliquer les situations scolaires délicates des enfants (e. g. Portraits 13, 14 et 23, où ces deux caractéristiques n’empêchent pas la réussite scolaire). Les travaux sociolinguistiques établissent bien en effet qu’il n’y a aucun rapport de causalité simple entre « langue » et « difficultés scolaires ». Comme l’écrit John Gumperz pour le cas des États-Unis,
« … s’il ne s’agissait que de différences linguistiques, nous pourrions nous attendre à ce que des enfants de culture chinoise et japonaise éprouvent les difficultés les plus grandes, étant donné l’énorme différence entre leur système grammatical et celui de l’anglais. Mais ce n’est pas le cas. Les statistiques concernant les performances scolaires montrent que les immigrés chinois arrivés récemment d’Asie réussissent généralement mieux que ceux qui sont nés aux États-Unis11. »
En parlant de langue ou de culture, on donne inévitablement l’impression de l’existence de frontières infranchissables entre les diverses langues et cultures. Or, il faut rappeler, contre l’empirisme, que les schèmes sociaux mentaux, les formes sociales ou les processus sociaux les plus fondamentaux (e. g. les processus d’objectivation, de codification, de théorisation, de formalisation, de rationalisation, de bureaucratisation, de scolarisation…) traversent le plus souvent les langues, les coutumes, les traits culturels propres à des groupes sociaux, surtout lorsque ceux-ci sont nationalement définis12. Ainsi, deux êtres sociaux scolarisés dans des sociétés très différentes sous l’angle de leurs traditions nationales culturelles, linguistiques, politiques, religieuses, etc., sont plus proches cognitivement l’un de l’autre que des membres non scolarisés de leurs sociétés respectives13.
Dans cette série de portraits, l’articulation des configurations familiales et de l’univers scolaire ne parvient pas à se réaliser du fait de la trop grande distance culturelle (il faut donc entendre ici « culturelle » dans le sens des processus, des formes sociales ou des schèmes sociaux mentaux) qui les sépare. Les parents vivent parfois une césure par rapport aux univers sociaux scripturaux occidentaux (école, administrations…). Ils peuvent, en réaction à leur univers social actuel, opposer une légitimité familiale (morale, religieuse) à la légitimité de l’institution scolaire (la famille et ses valeurs devenant même la référence unique par rapport à un monde extérieur jugé globalement mauvais et hostile), opérant ainsi une fermeture de la famille sur elle-même. Ils peuvent, enfin, par un travail d’interprétation d’un univers dont les fins et les intentions leur semblent incompréhensibles et, du même coup, hostiles, développer une conception machiavélique du fonctionnement de l’école française jugée délibérément ségrégationniste à l’égard des enfants d’étrangers.
Dans tous les cas, ces configurations familiales, comme réseaux de relations d’interdépendance, s’insèrent encore plus difficilement dans les formes sociales légitimes que les familles les plus dépossédées mais qui ne sont pas issues de l’immigration. Les expériences sociales antérieures vécues par les adultes dans des univers culturels religieux, administratifs, politiques, économiques très différents ne les aident pas à s’orienter aisément dans les nouvelles formes de relations sociales. Ces parcours d’immigration sont des cas de déracinement douloureux ou d’adaptation difficile à des situations sociales nouvelles. Ils révèlent particulièrement bien ce qui échappe au regard ordinaire lorsque tout semble aller de soi, à savoir les conditions historiques nécessaires pour que des formes de vie sociale puissent être « vivables », i. e. vécues sans trop de heurts.
Mehdi M., né aux Comores, trois ans de retard (est arrivé récemment en France), a obtenu 3,4 sur 10 à l’évaluation.
Lors de la prise de rendez-vous, le père nous accueille, vêtu d’un pantalon de ville et d’une chemise blanche. Il est très cordial et semble au courant du mot que nous avons fait passer par l’école. Il ne connaît pas le nom de l’enseignant mais connaît celui du directeur de l’école. On entend de la musique reggae dans la maison, assez forte.
Le jour de l’entretien, nous sommes reçu par le père en présence d’un ami qui assistera à tout l’entretien sans intervenir. Le père garde les deux derniers-nés de la famille. Au cours de l’entretien, arrivera un beau-frère qui était instituteur aux Comores et qui parlera beaucoup, à la demande de M. M. tout d’abord (« Lui il va vous expliquer très mieux qu’moi ») puis en lui coupant, à l’occasion, la parole. Nous aurons plus de difficultés à faire parler M. M. tant que le beau-frère restera présent. En fait, beaucoup de gens passeront dans l’appartement pendant l’entretien, dont un ami, le beau-frère et une voisine qui entre directement sans sonner en disant : « Salut la compagnie ! » Quand Mme M. rentre (elle était à un cours d’alphabétisation), elle reste un petit moment avec nous, puis, rapidement, va à la cuisine préparer le repas (ils font le ramadan).
Cette famille est originaire des Comores. Le père y est resté trois ans à l’école coranique, mais seulement trois mois à l’école publique où s’enseigne le français (l’une des deux langues internationales avec l’anglais), car le trajet entre son domicile et l’école était trop long et les moyens de transport faisaient défaut. Son beau-frère note qu’« il se débrouille pas mal », même si sa faible fréquentation de l’école est « un handicap pour pouvoir aider ses enfants ». Son père est ouvrier spécialisé en France et ne lit que l’arabe, sa mère n’a jamais travaillé et lit l’arabe.
Lui-même parle couramment le comorien et s’exprime en français avec de grandes difficultés dans les constructions de phrases et le vocabulaire. Il lit avec peine le français (surtout du point de vue de la compréhension), lit le comorien écrit à l’aide de l’alphabet français ou arabe, et lit l’arabe littéraire à travers, notamment, le Coran. Il a appris aux Comores le métier de tailleur mais ne possède pas de diplôme. Il est actuellement au chômage après avoir travaillé un peu partout pour « faire manger » ses cinq enfants. Il a occupé plusieurs emplois en tant que « manutentionnaire », « manœuvre » ou « plongeur à Novotel pendant 18 mois ». Parfois, il n’est resté qu’un mois, voire quinze jours, alternant période de chômage et période de petits boulots. Il est en France depuis 1984.
La mère de Mehdi n’est jamais allée qu’à l’école coranique (durant quatre années environ). Elle sait lire l’arabe mais ne comprend pas toujours ce qu’elle lit. Ceci semble dû à l’enseignement coranique qui insiste plus sur l’oralisation et la récitation que sur la compréhension des textes lus. Elle a aussi des difficultés pour écrire, car elle a appris à l’école d’abord à lire puis à écrire. Elle suit actuellement un cours d’alphabétisation dans un collège proche, où son mari dit l’avoir « envoyée », ce qui marque le type très tranché de division sexuelle des rôles domestiques dans ce couple. Elle est, semble-t-il, venue des Comores en 1989 ou 1990 avec Mehdi, leur fils aîné âgé de 13 ans. Elle n’a jamais travaillé, ni aux Comores ni en France, mais dit être actuellement à la recherche d’un travail. La mère de Mme M. vit en France, ne travaille pas et lit l’arabe. Son père est décédé depuis longtemps et M. M. ne sait pas quel était son métier. Ils ont cinq enfants (quatre garçons et une fille) dont deux bébés. Les plus âgés ont 13 ans (Mehdi en CE2), 9 ans (CE1) et 8 ans (CP).
La famille M. est tout d’abord un cas de famille dépossédée d’un grand nombre de pratiques « occidentales » de l’écrit. À travers une trajectoire d’immigration, cette famille vit une rencontre avec des univers objectivés de culture, auxquels sa situation d’origine ne l’a en rien préparée à se les approprier. Et ce n’est pas un hasard si, pour M. M. comme pour son beau-frère, il paraît important de bien expliquer, au-delà des questions que nous leur posons, comment cela se passe aux Comores, du point de vue de l’organisation de la vie sociale et économique. On a là un point central de l’entretien qui révèle une opposition (« Y a beaucoup de choses qui ne ressemblent pas du tout ») entre deux univers culturels plus ou moins scolarisés, bureaucratisés, plus ou moins tramés par des formes sociales scripturales.
M. M. et son beau-frère (qui a un BEPC et a été instituteur aux Comores) insistent beaucoup pour témoigner de leur étonnement et de leur désarroi face à l’ensemble des papiers auxquels ils ont affaire en France. Ils vivent, de ce point de vue, une différence radicale entre leur pays et la France. Qualifiant leur pays de pays en « sous-développement », au « stade vraiment de Moyen Âge », sans routes goudronnées ou bétonnées, sans électricité ou téléphone (excepté dans les « grandes villes »), ils soulignent la faiblesse de l’administration et, par conséquent, le peu de papiers circulant.
Ils décrivent leur pays comme un pays beaucoup moins bureaucratisé, beaucoup moins codifié et, du même coup, beaucoup moins organisé par des pratiques d’écriture et des papiers officiels (diplôme, fiche de paie, certificat de travail, certificat de nationalité, extrait de naissance, reçu, chéquier, carte d’identité, carte de sécurité sociale, quittance d’électricité, justificatif d’adresse…), davantage lié à la valeur de la parole donnée, de l’engagement purement oral et personnel : « Y a aucune institution comorienne où tu iras, il va te demander un justificatif d’adresse, ils savent que tu es Comorien, tu es Comorien. Tu dis que tu es de telle ville, tu es de telle ville, c’est comme ça » ; « On demande pas de pièce d’identité, sauf si vous allez à la banque » ; « Y a pas de pièce d’identité nationale, non, y a pas de certificat de nationalité : t’es Comorien, t’es Comorien. (Rire.) »
De même, M. M. a vite compris que la non-possession d’un diplôme reconnaissant officiellement ses compétences lui était fatale en France, alors que le diplôme ne joue pas le même rôle déterminant dans son pays. M. M. a appris un métier par la pratique (par voir-faire), dans des formes sociales orales-pratiques et non dans des formes scolaires de relations d’apprentissage, et il nous dit qu’il est capable de montrer qu’il « sait faire », mais qu’il est conscient que cela ne suffit pas en France : « Le diplôme, c’est qu’on fait le métier. Si on m’a demandé de faire quelque chose, si on m’a demandé : “Tu vas prendre les mesures, tu fais un pantalon”, moi je le fais, ou des chemises ou des trucs comme ça, mais je n’ai pas le certificat. »
La langue comorienne n’est, elle-même, pas codifiée, c’est-à-dire passée par tout un travail historique de mise en dictionnaire et de recherches grammaticales, comme l’explique le beau-frère de M. M. : « C’est même pas une langue parce que y a pas eu vraiment d’études sur la langue elle-même, la grammaire, la conjugaison tout ça. Y a des gens comme vous qui sont, j’sais pas, des sociologues, des Français qui arrivent faire l’étude de cette langue. Je crois qu’il paraît qu’y a, récemment j’ai entendu qu’il y a un Français qui a fait sortir un dictionnaire franco-comorien, mais avant y avait pas ça. Tu voulais écrire à ta maman ou à ta famille, tu écris avec le dialecte comorien avec les lettres… »
M. M. déclare que c’est lui (sa femme suit actuellement un cours d’alphabétisation) qui s’occupe des papiers, même si cela consiste à faire appel à des amis ou à des voisins lorsqu’il ne comprend pas certains papiers à remplir ou qu’il s’agit de rédiger des lettres, de remplir des chèques… Mis à part les papiers obligatoires, M. M. n’a aucun recours à l’écrit, pour les raisons indiquées plus haut, dans sa vie quotidienne. Il ne tient pas de livre ou de cahier de comptes (mais comment tenir un tel cahier lorsque l’on est au chômage et souvent en situation économique précaire ?), n’écrit pas non plus de pense-bêtes, de listes de choses à faire ou de listes de commissions (« Quelquefois je passe au magasin et dès que je suis rentré, elle me dit [sa femme] : “Ah y a rien, quelque chose”, mais c’est trop tard (Rire) »), ne tient pas d’agenda, ne marque rien sur le calendrier (« Non, j’essaie de le retenir »), ne prend pas de notes au téléphone et n’a jamais tenu un journal personnel. Il écrit seulement quelques lettres en comorien à l’aide de l’alphabet français ou de l’alphabet arabe. Ses différents papiers administratifs sont dans des chemises mais dans un ordre qui n’est sans doute pas très rigoureux puisque M. M. explique qu’il passe souvent un long moment à rechercher un papier : « Je les balance partout » ; « Si ça continue à augmenter, même partout, même si vous voyez dans l’armoire, y a quelquefois, si on a demandé nos papiers et je sais que je vais, le papier est là, mais je sais pas où je l’ai mis, et je fouille partout dans toute la journée mais c’est difficile. » Étant donné le degré de rationalisation de l’activité sociale et économique de l’univers d’origine14, on comprendra que les techniques d’écriture permettant de gérer plus rationnellement les activités domestiques apparaissent comme le dernier souci de M. M. qui semble très étonné d’apprendre que l’intervieweur fait des listes de commissions. La réaction de complète incompréhension de Mehdi lorsqu’on lui demande s’il écrit des petits mots à ses parents pour leur dire quelque chose, montre que ce n’est pas une forme habituelle d’échange à l’intérieur de sa famille.
M. M. lit mieux l’arabe que le français. Il achète donc très rarement le journal dans la mesure où il ne comprend pas tout ce qui y est écrit, même s’il « s’intéresse beaucoup à l’actualité ». Il ne lit pas du tout de revues, de magazines ou de programmes de télévision et dit ne regarder à la télévision que les informations et quelques films. Il n’est pas non plus un lecteur de bandes dessinées, de romans ou de livres pratiques et ne possède pas de bibliothèque (ses livres sont tous dans un placard). Lorsque nous demandons à M. M. si lui ou sa femme lisent des histoires aux enfants, il se met même à rire, montrant par là que cette forme d’interaction parents-enfants, routinière dans nombre de familles françaises, lui est totalement étrangère.
En fait, M. M. a des lectures liées à des pratiques militantes, religieuses ou politiques. Il possède des livres religieux en langue arabe et lit « presque tous les jours » le Coran qu’il arrive à comprendre (son beau-frère précise : « Je lis le Coran mais j’comprends pas. Mais lui ça, il comprend lui quand même »). Il semble avoir beaucoup lu de livres « socialistes » ou « communistes » selon ses propres termes (Lénine, Marx, Engels, Mao Tsé-toung) et se définit comme un militant politique : « Je suis un homme de gauche » ; « C’est un vrai militant », dit son beau-frère. Très jeune, il a lutté, à l’intérieur du Parti socialiste des Comores, pour l’indépendance de son pays et a même fait onze mois de prison : « C’est le premier parti d’opposition des Comores, c’est le parti socialiste des Comores, c’était avant, il s’est créé depuis 1968, jusqu’en 75, et là, jusqu’à l’indépendance des Comores. » Sa manière de penser apparaît tout entière structurée par ces deux aspects de son engagement : un engagement musulman qui l’amène à enseigner le Coran le dimanche après-midi auprès de jeunes (dont son fils, Mehdi) et d’adultes et un engagement politique orienté vers le marxisme. Sorte d’autodidacte passé par le militantisme politique et religieux, M. M. tient un discours où se mêlent souvent références livresques sur son pays – historiques (« Il est vraiment capable de te raconter l’histoire de Castro ou de n’importe qui dans l’monde, plus que des gens comme nous qui savent lire les actualités ») et politiques – et expériences personnelles. Hors entretien, M. M. nous parlera de l’association de Comoriens qu’il vient de créer (il en est le président) pour aider ses compatriotes ainsi que leurs enfants à « s’en sortir » à l’école ou ailleurs, montrant qu’il est en passe d’adapter son militantisme d’origine en fonction de la situation présente.
Les parents exercent leur action éducative essentiellement dans le domaine du contrôle du comportement moral qui prime sur tout autre dimension. Le père n’est donc pas particulièrement sévère sur des questions strictement scolaires, même s’il n’ignore pas les difficultés de son fils, en français comme en mathématiques. Il s’est fâché lorsqu’il s’est rendu compte que Mehdi signait lui-même ses cahiers pour éviter la colère et les coups que ses mauvais résultats risquaient de provoquer. Toutefois, il dit ne rien faire de particulier lorsqu’il constate que les notes ne sont pas bonnes. Il peut éventuellement se servir de l’encouragement par la promesse d’un cadeau : « Je le frappe pas, peut-être après je dis, si il faut faire effort d’apprendre, quelquefois je dis que je vais vous apporter des bicyclettes ou des trucs comme ça, pour les encourager de travailler. » Les enfants font même seuls leurs devoirs et le père avoue calmement qu’il ne sait pas vraiment s’ils les font : « Je sais pas si ils font quelque chose d’ailleurs, j’en sais rien, vraiment… » ; l’enseignant de Mehdi nous dit d’ailleurs : « J’ai l’impression qu’il ne fait plus son travail à la maison… Il apprend peu les leçons. » S’il ne les aide pas, c’est qu’il a peur de « mal » les aider. Mehdi reste donc normalement à l’étude jusqu’à 18 h sauf durant la période du ramadan. Il sollicite surtout son oncle pour l’aider quand il a des problèmes pour faire ses devoirs : « Nous on demande mon oncle parc’que des fois mon père i part, il est pas là, i sort. » Pendant les vacances, les enfants restent à la maison ou bien jouent dans le quartier et M. M. dit qu’ils ne font du travail scolaire que si l’école en donne (montrant ainsi qu’il ne connaît pas totalement les présupposés tacites de la compétition scolaire qui veulent que, si l’école ne donne pas de devoirs pendant les grandes vacances scolaires, il est « bon », par exemple, d’acheter un cahier de vacances).
L’investissement scolaire du père est donc assez faible. Même s’il est conscient que l’école et, notamment, le diplôme (dont il est dépossédé) sont une chose importante pour avoir un bon métier en France, ses pratiques effectives indiquent plus un souci moral d’ensemble qu’un souci spécifiquement scolaire. Il aimerait toutefois que ses enfants ne soient pas comme lui et qu’ils aillent plus loin dans les études, tout en déplorant son incapacité à les aider au niveau scolaire : « [l’école] Ah oui, très important, parce que, ça me dérange beaucoup. Moi j’ai beaucoup de regrets, je peux pas apprendre à l’école. Bon parce que aujourd’hui je vois, il faut qu’on suive les enfants à l’école, sinon y a rien. Sans les écoles, on peut pas avoir des médecins ou des savants, des trucs comme ça. Je crois que les enfants ils arrivent à apprendre quelque chose, comme ça ils sont pas comme nous. Nous sommes rien, moi je veux pas que les enfants restent comme moi. Je souhaite qu’il apprend le métier, si les enfants ils ont quelque chose, c’est bien. »
Il laisse son fils regarder la télévision quand il rentre de l’école et ne lui en interdit l’accès que pour des raisons de santé ou des raisons morales (et non pour les raisons scolaires classiquement évoquées par les parents attentifs aux heures de coucher en fonction des jours d’école). Si M. M. n’aime pas que Mehdi regarde trop longuement la télévision c’est parce que, selon lui, cela fait mal aux yeux (il nous dit que c’est depuis qu’il est en France qu’un de ses enfants a besoin de lunettes et associe ce fait à la pratique de la télévision). M. M. limite aussi la pratique télévisuelle de ses enfants pour des raisons morales : ils ne peuvent regarder des films ou des émissions où l’on voit des scènes « pornographiques » ou violentes. Lui-même et sa femme ne regardent pas de films où l’on voit des scènes un peu trop légères, mais ils regardent parfois des films violents. De même, si les enfants descendent jouer en bas de l’immeuble, leur mère n’aime pas trop cela parce qu’elle ne veut pas qu’ils suivent de « mauvais exemples » (casser, voler, cracher sur les gens…). M. M. n’aime pas non plus que ses enfants sortent beaucoup jouer car il ne peut pas voir avec qui ils sont. Il insiste aussi sur le fait que ses enfants ne font pas beaucoup de bruit dans l’appartement et explique qu’ils marchent pieds nus pour éviter de faire du bruit en sautant. En soulignant à de nombreuses reprises la question des comportements « corrects » ou « incorrects » de ses enfants, M. M. prouve son attachement profond à l’inculcation d’un ethos.
Il insiste aussi beaucoup sur le fait que les enfants doivent se plier à la volonté des parents (« Ici, chez les Français, on dit que c’est à partir de 18 ans que les enfants ils peuvent faire ce qu’ils veulent. Chez nous ce n’est pas le cas parce que, même moi, mon père, je suis sous les ordres de mon père, je peux pas faire quelque chose qu’il veut pas ») et que ce n’est pas à eux de « décider de faire quelque chose ». Il entend veiller à ce qu’ils ne cassent pas, ne volent pas, ne fassent du mal à personne, ne « balancent pas de pierres », etc. Il a même demandé à un enseignant de maternelle de « frapper » le petit s’il crachait sur ses camarades ou sur lui, car il l’avait vu faire une fois à la maison. C’est toujours par souci de maintenir son autorité que le père ne joue pas avec ses enfants, par peur de perdre leur « respect ». Il veut être pris au sérieux et inspirer la peur (« C’est de peur qui vient dans un sens de respect ») quand il dit quelque chose, et le jeu se prête mal, selon lui, à la démonstration de son autorité : « Parce que s’ils sont habitués de jouer, si un jour vous leur dites : “Arrête de faire ça !” il dit : “Moi, j’arrête pas.” » Par exemple, la mère peut dire une « blague » pour qu’ils aillent se coucher, mais lui non parce que, explique-t-il, « s’ils ont pas peur de moi, ils vont pas se coucher ». Il peut seulement jouer avec les plus grands (qui ont « compris » son autorité) mais pas avec les plus petits15.
Faible degré de scolarisation, pratiques de lecture essentiellement liées au Coran, qui n’ont guère de rapport avec la lecture scolaire (ce n’est sans doute pas un hasard si l’enseignant note que Mehdi lit « correctement » oralement mais qu’il éprouve des difficultés « dès qu’il faut passer à la compréhension »), faibles pratiques domestiques de l’écrit et faible processus de rationalisation des activités domestiques (le fils « oublie ses cahiers, ne sait pas où ils sont », selon l’enseignant), vigilance parentale morale plutôt que spécifiquement scolaire, situation économique instable et modeste, faible degré de maîtrise de la langue française par les parents, arrivée récente sur le territoire français de Mehdi (août 1990) qui a quelque peine à s’exprimer clairement lors de l’entretien16, l’ensemble combiné de ces faiblesses (du point de vue de l’univers scolaire) permet de rendre compte de l’« échec » de Mehdi perçu à l’école comme un élève « difficile à cerner », « manquant d’intérêt » et de « travail à la maison » et ayant des « problèmes de logique » et de « compréhension en lecture ». La description fine de la configuration familiale de l’enfant permet bien de voir que l’« échec » scolaire d’un enfant n’est pas nécessairement associé à des « démissions parentales » mais, dans ce cas précis, à un trop grand éloignement par rapport aux formes scolaires d’apprentissage et de culture.
Toutefois le fait d’avoir un père militant et qui a beaucoup lu, d’avoir une mère suivant des cours d’alphabétisation et d’avoir un oncle ancien instituteur, dans un contexte où le contrôle du comportement moral apparaît comme relativement strict, où la lucidité concernant l’importance de l’école dans l’avenir professionnel est acquise et où la frustration scolaire et professionnelle des adultes les amène à reporter des espoirs sur leurs enfants (cf. les propos tenus sur l’avenir des enfants, mais aussi la volonté associative d’aider les enfants comoriens à « s’en sortir »), laisse entrevoir la possibilité de conditions plus favorables de réussite à l’école élémentaire pour les deux plus jeunes enfants. La configuration familiale de socialisation n’est jamais définitivement formée et les différents enfants issus d’une immigration ne sont jamais tout à fait dans la même position. Le fait d’être aîné, comme Mehdi, ne favorise évidemment pas son destin scolaire.
Latifa S., née à Bron, un an de retard (redoublement du CP), a obtenu 3,1 sur 10 à l’évaluation.
Aïcha S., née à Bron, à l’heure scolairement, a obtenu 4,1 sur 10 à l’évaluation.
Nous arrivons en retard d’une demi-heure chez cette famille algérienne qui ne nous attendait pas du tout : le rendez-vous « fixé » par téléphone avait été oublié et le mot transmis par l’intermédiaire de l’école était encore dans les cartables. Ce flou dans la manière de gérer les rendez-vous apparaît déjà comme un signe du rapport au temps des parents17.
Nous entrons dans un appartement (F4) où se trouve une ribambelle d’enfants (six au moins). La mère, habillée traditionnellement, nous a ouvert la porte mais attend son mari qui doit arriver. Nous ressentons une ambiance bizarre dont nous ne comprendrons la raison que plus tard dans l’entretien. En effet, tous les enfants sont dans la pièce, il fait beau dehors, nous avons vu de nombreux enfants jouer en bas des immeubles et ce n’est pas un jour d’école… Pourquoi ne sont-ils donc pas dehors ?
L’interview s’effectue dans des conditions bruyantes et avec tous les enfants autour de nous. Nous sommes assis à une table. Le plus petit, qui est aussi le plus bruyant, semble pouvoir faire ce qu’il veut jusqu’à ce que le père ou la mère lui donnent une tape ou le « tirent » d’où il se trouve. À un moment, il défait sous la table les lacets de nos chaussures et, lorsque son père s’absente, monte sur la table et tente de tirer le micro de l’enregistreur. Pendant une partie de l’entretien, Latifa et Aïcha (toutes deux dans la même classe) sont assises aussi à la table, et Aïcha essaie même parfois de lire nos questions. Le père donne des tapes ou des coups de crayon à ses filles lorsqu’elles répondent de temps en temps à sa place. Il ne supporte visiblement pas qu’elles prennent la parole sans sa permission et, lorsque nous nous adressons à deux ou trois reprises, en sa présence, à ses filles plutôt qu’à lui, il détourne le regard en montrant une forme d’agacement.
Le style même de l’entretien constitue presque l’information centrale par rapport à la recherche : il s’agit d’une conversation hachée, interrompue, brouillonne, qui fait apparaître le peu d’habitude de ce type de rapport de communication de la part des parents. Le « bruit de fond » au cours de l’entretien, qui devient le plus souvent brouhaha, est très soutenu. On entend les enfants parler, crier, hurler, se disputer. Le père ou la mère peuvent se faire couper la parole ou être obligés d’arrêter de nous parler pour s’adresser à l’un ou l’autre de leurs enfants en haussant le ton de la voix. Si l’on ajoute à cela la difficulté, de la part des parents, à comprendre ce que nous leur disons et à maîtriser la langue française, on imagine à peu près fidèlement la manière dont s’est déroulé ce qu’il est difficile d’appeler un « entretien ». Mais cela indique que nous avions raison de mener les entretiens au domicile des enquêtés et de prendre des notes ethnographiques immédiatement après être sorti de l’entretien. La configuration familiale se saisit là, dans son fonctionnement banal et dans son extranéité la plus forte.
Cette famille est originaire d’Algérie. M. S., 44 ans, est issu d’une famille analphabète de Constantine, dont le père était ouvrier agricole et la mère sans travail. Mme S., 38 ans, a perdu ses parents à l’âge de 12 ans. Ils étaient analphabètes et paysans. M. S. est allé à l’école en Algérie, selon lui, de 6 ans à 18 ans, mais on peut avoir un doute sur le nombre d’années de scolarisation au vu du reste de l’entretien. Il est venu en France à l’âge de 22 ans après avoir commencé à travailler sur des chantiers. En France, il n’a jamais connu de période de chômage : embauché tout d’abord dans une entreprise qui fabriquait des amortisseurs, il travaille depuis comme ouvrier dans une entreprise de papiers peints. Sa femme est venue il y a douze ans en France. Elle est allée à l’« école de la République », de 6 à 9 ans. Ils ont en tout huit enfants, six garçons et deux filles : un garçon de 22 ans qui travaille comme ouvrier dans le bâtiment, un autre garçon de 14 ans qui est en cinquième (deux ans de retard), un autre de 10 ans qui est en CM2, deux filles de 9 ans (Latifa) et 8 ans (Aïcha) qui sont en CE2, un garçon de 6 ans qui est en CP, un autre de 4 ans qui va à la maternelle et le dernier de 3 ans qui est, lui aussi, à la maternelle. Le plus grand fils n’habite plus avec ses parents, mais ils sont tout de même neuf personnes à vivre dans un F4.
Malgré sa longue présence en France (vingt-deux ans), le père parle difficilement le français et ne sait ni le lire ni l’écrire. La mère, quant à elle, a seulement quelques rudiments de lecture de l’arabe. Peu d’exemples familiaux sont donnés à voir à Aïcha et Latifa en ce qui concerne une culture ordinaire de l’écrit. C’est le fils aîné de 22 ans qui passe souvent le soir après le travail pour s’occuper des papiers de la maison. Avant, le père dit que c’étaient des amis à lui qui s’en occupaient, mais maintenant que son fils est grand, c’est lui qui en est chargé : « Moi maintenant mon fils il est grand, c’est lui qui va démerder à remplir les papiers. » Il note que son deuxième fils de 14 ans et même celui de 10 ans commencent à s’y mettre (« Oh oui il est intelligent, il le fait tout, de 10 ans, il est bien, ah oui ! ») et parle d’eux avec fierté. Il est aussi apparemment très fier de dire qu’il n’a jamais eu recours à une assistante sociale pour remplir ses papiers – « Jamais d’ma vie ». Il remplit lui-même ses chèques et range les papiers familiaux, mais ce sont les enfants qui s’occupent de rédiger les mots pour l’école.
M. et Mme S. ne cultivent pas non plus ces dispositions rationnelles et calculatrices qui font tenir des listes, des agendas, des livres ou cahiers de compte ou utiliser des calendriers, des pense-bêtes, des notes préalables à un coup de téléphone : « (Agacé par les questions.) Tt tt tt tt tt, nan nan nan nous on marque rien, nan nan nous on marque rien du tout. » Le père décrit, au contraire, parfois avec virulence, les traits d’une disposition qui laisse peu de place à la prévision de l’avenir. Rien n’est écrit ou même calculé à propos du budget familial : « On va à la banque et on va tirer par exemple 3 000-4 000, on met tout dans la maison, on finit, on passe à la banque, on y marque rien du tout, v’là l’loyer, on l’paie, y a les télé, c’est payé, on va payer. » D’ailleurs, M. S. souligne à plusieurs reprises que « eux », les Arabes, ne notent pas ce genre de choses : « Ah non, nous, nous les Arabes on fait pas ça. » Pour lui, écrire les dépenses signifie ne pas avoir confiance en quelqu’un et surveiller qui dépense quoi. Or cela lui apparaît incompatible avec la conception qu’il a de la famille : « On n’est pas… Nous on est tous ensemble, manger à la maison, j’ai b’soin, moi je vais prendre 100 francs ou 200 francs, 300 francs, ma femme a des besoins d’acheter, etc., si i reste i reste, si i reste pas i reste pas, jamais j’ai fait ça, on l’fait pas ça. » De plus, il dit que cela ne sert à rien d’écrire parce que, dans tous les cas, on dépensera de toute façon la même somme : « (Sur le ton de l’évidence.) Ça sert à rien ça. (Agacé.) À quoi ça sert ? Ah je sais, je paie l’loyer, je paye ça, je paye ça, je paye mon assurance, je sais à la fin du mois par exemple, j’ai bien l’loyer, et l’assurance de l’auto, l’assurance de la maison, le médecin, je sais j’ai payé ça, j’vais l’payer au mois, je paie mais mais… nous on fait pas ça (Sur un ton revendicatif), ça sert à rien. Si on marque, on marque pas, c’est pareil. » Il semble donc ne pas imaginer l’intérêt d’un tel usage de l’écrit en vue de rationaliser, de limiter, de prévoir, de calculer, de planifier, des dépenses. Il achète ce dont il a besoin et, pour lui, écrire ou ne pas écrire revient au même au niveau du compte : « (En riant.) Si i reste i reste, si i reste pas i reste pas, c’est vrai hein, nan nous autres, jamais on fait ça » ; « On amène l’argent à la maison, on va, si y a l’temps moi je vais acheter, si y a pas l’temps ma femme il a l’temps elle va acheter et c’est tout. On y marque rien, nous on enregistre pas ça, c’est vrai hein, si y en a plus y en a plus. Si y en a, on prend les sous à la banque. » M. S. a donc des dispositions peu rationnelles et ramène la différence d’usage de l’écrit à une différence entre « eux » (« les Français ») et « nous » (« les Arabes »).
M. et Mme S. ne lisent ni le journal (excepté un journal arabe que le père achète environ quatre fois par an), ni des revues ou des magazines, ni des bandes dessinées, ni même le programme de télévision. Le père possède quelques ouvrages en langue arabe dont le Coran et deux livres qui racontent des histoires très anciennes (« Les histoires, tu vois y a des siècles et des siècles »). Mais il dit lire le Coran s’il a le temps (« Si y a l’moment, si y a l’temps ») et surtout en période de ramadan. En ce qui concerne d’autres lectures, il précise bien : « Le reste, j’ai pas le temps » (ses filles confirment qu’elles ne voient lire leur père que pour la prière). S’ils possèdent un dictionnaire, M. et Mme S. ne le consultent pas eux-mêmes car il est pensé à l’usage unique des enfants.
Nos questions sur les pratiques de lecture et d’écriture peuvent, nous l’avons dit, provoquer parfois des effets de légitimité. Mais pour qu’un effet de légitimité scolaire puisse jouer, il faut que ceux sur lesquels il est susceptible de s’exercer aient un minimum de foi dans la valeur du système scolaire et de ses représentants. Or, pour M. et Mme S., l’école a une importance secondaire dans la mesure où une autre loi, celle du Coran, leur apparaît comme plus fondamentale. Ils n’entretiennent pas un rapport dominé à l’école française (que nous représentons à leurs yeux). Le Coran est pour eux la Loi, plus forte et plus légitime que l’École. Et le père contestera même, avec une agressivité certaine, l’intérêt de nos questions : « Ça y est, c’est fini ?! C’est fini les questions ? Oh ! qu’est-ce qu’y a, pour quoi faire les questions, parc’que moi je comprends pas ça les questions ça. (Très sèchement et même quelque peu agressif.) C’est quoi, ça sert ça pour quoi, ça sert rien ça ! » Pour lui, les questions que nous lui posons ne servent à rien parce qu’il pense que c’est dans la morale religieuse que l’on trouve les « bons comportements » et non dans la manière de tenir son budget, les pratiques de la lecture ou de l’écriture.
Le souci de la dimension morale religieuse est donc omniprésent au cours de l’entretien, sans commune mesure avec l’intérêt pour les résultats scolaires. La mère finit même l’entretien en disant qu’ils veulent retourner dans leur pays parce qu’ici les enfants « ne respectent plus les parents » et deviennent des « sauvages » et des « salauds » – « Les jeunes quand i grand[issent], i respectent pas les parents, moi j’les laisse pas, jé rentre à mon pays en Algérie » –, faisant au passage une distinction entre les « bons Arabes » et les autres. La mère exprime d’ailleurs une grande nostalgie de l’Algérie lorsqu’elle dit qu’elle ne peut pas raconter des histoires sur l’Algérie à ses enfants tellement cela lui fait « mal au cœur ».
Cette configuration familiale est relativement proche du cas précédent (Portrait 1) mais plus exceptionnelle dans la mesure où les parents sont tous deux en France depuis longtemps. Leur maîtrise du français est très incertaine même au bout de plusieurs années de présence sur le territoire français. Cependant, la clôture familiale par rapport à un « extérieur » jugé différent, hostile et mauvais pour les enfants, peut expliquer, entre autres, la conservation de manières de parler le français très marquées par l’accent algérien et pas toujours correctes du point de vue des normes syntaxiques et lexicales scolaires. Le retour est-il un mythe ou un projet réel ? En tout cas, il contribue à fermer un peu plus la famille sur elle-même. Cette clôture s’opère à partir d’une morale issue en partie du Coran, ou en tout cas légitimée par le Coran. Le principe de direction de la politique disciplinaire familiale est une morale religieuse, et non un souci spécifiquement pédagogique à l’égard de l’école.
Aïcha et Latifa n’ont jamais le droit d’aller seules dehors. Les filles comme les plus petits – les filles étant, quel que soit leur âge, traitées comme de petits enfants – sont assignés à la maison (« Jamais sort les filles dehors et les deux p’tits jamais »). Seuls les deux garçons de 10 et 14 ans ont le droit de sortir jouer. L’interdiction est valable aussi pour le mercredi, le samedi et le dimanche (« Non jamais, comme ça c’est pas bien pour nous, parc’qu’i apprend des choses pas bien de voir. I parlent des mots des pas bien à nous. Toujours i sortent pas les filles et les p’tits aussi i resteront à la maison ») et l’on comprend pourquoi les enfants étaient à la maison le jour de l’entretien. Aïcha et Latifa ont uniquement le droit de sortir en famille, chez leurs cousins, ou d’aller avec leur mère faire les courses.
La télévision est aussi grandement contrôlée par les parents, qui utilisent les clefs de la petite porte permettant d’accéder au bouton de marche-arrêt, pour des raisons morales. La mère dit que ses enfants ne peuvent regarder des choses « pas bien ». Elle insiste sur le fait qu’il est important pour eux que leurs enfants fassent comme eux au niveau de la pratique religieuse. Ils ne doivent pas insulter les gens, doivent rester tranquilles avec les voisins, et ainsi de suite : « Jé n’insulte personne, j’ai tranquille avec les voisins, avec tout l’monde quoi. » Elle précise même que depuis qu’ils sont installés dans leur appartement ils n’ont jamais eu de reproches de la part de leurs voisins français. Lors de l’entretien, alors qu’on entend une sirène de police, la mère nous dit très sérieusement que si la police passe, ce n’est pas pour elle, insistant ainsi sur le fait qu’ils n’ont rien à se reprocher : « C’est pas pour moi hein, ah oui, non jamais problème. » Enfin, la mère veille, par exemple, à ce que ses enfants mangent calmement en se tenant debout avec un martinet ou une ceinture (« Les enfants i mangé quatre ici, et trois à la cuisine moi, debout, à côté, quelqu’un i besoin de l’eau, j’vais l’chercher. À côté, moi avec la martine, avec la ceinture à la main toujours debout ») et en donnant des coups à ceux qui ne respectent pas les ordres : « J’lui frappe la ceinture, et je dis : “Finis l’manger, mange doucement, mange tranquille.” »
Si l’école n’est pas la préoccupation première des parents (les enseignants nous informent que les parents ont été convoqués à trois reprises et qu’ils ne sont jamais venus), le comportement de leurs enfants à l’école est toutefois surveillé car ils pensent que l’école sert à apprendre un métier qui n’est pas « dur et sale », et à éviter d’être au chômage. Du point de vue du comportement, qui leur semble particulièrement important, ils jugent que « ça se passe bien » avec l’« école de la République ». Mais ils interprètent aussi les mauvais résultats scolaires de leurs filles dans le sens d’un « mal faire » en classe (ne pas écouter, ne pas faire ce qu’on leur dit de faire…). Tous deux regardent les notes et quand celles-ci sont mauvaises, la mère les punit, les oblige à travailler, leur interdit de regarder la télévision, crie et les frappe. Le grand frère et celui de 10 ans aussi les frappent et la mère exprime sa satisfaction de voir ses fils « s’occuper » de leurs sœurs : « Lui i frappe, alors je suis contente lui i frappe. C’est pour elle, c’est pas pour lui. Lui intelligent. » Les deux sœurs s’accordent, dans leur entretien respectif, pour dire que les réactions des parents ou des frères quand ils apprennent les mauvaises notes sont violentes : on « gronde », on « engueule », on « menace », on « frappe » avec une ceinture, une chaussure ou les mains et Aïcha rapporte que sa mère lui dit : « Si t’as des mauvaises notes, j’vais t’frapper. » Elles font leurs devoirs seules, « aidées » seulement par leurs frères de 10 et 14 ans (la mère dit qu’elle n’« arrive pas » à les aider ou à « expliquer »). Leur frère de 10 ans les frappe, là encore, lorsqu’elles ne font pas leurs devoirs, ne comprennent pas ou ne font pas leurs exercices justes. Mais Aïcha et Latifa, évoquant explicitement l’incapacité de leurs parents à lire le français, disent dans leur entretien ne pas leur montrer leurs notes systématiquement et, ce, avec la complicité de leurs frères. En définitive, Aïcha et Latifa sont relativement seules face à leur scolarité et n’ont de « dialogue » familial sur les questions scolaires qu’à travers les coups, les cris et les engueulades de leurs parents, mais aussi de leurs frères qui jouent un rôle de relais de la politique disciplinaire parentale : « C’est surtout mon frère, il m’engueule super trop, au CM2. – Et il te punit ? – Non, il m’frappe et tout ça. »
Lorsqu’elles arrivent de l’école, Latifa et Aïcha laissent leur cartable, ôtent leurs vêtements, se lavent les mains, changent de chaussures, goûtent et se mettent à lire le « dictionnaire ». Cette liste restituée dans l’ordre énoncé par la mère est intéressante dans la mesure où elle révèle l’importance des aspects comportementaux et moraux (être soigneux, être propre) et le flou que représente pour elle le travail scolaire (« lire le dictionnaire » paraît désigner l’ensemble des actions scolaires consistant à faire des devoirs). De plus, parenthèse sociolinguistique, la mère nous raconte qu’elle leur « dit » de se laver les mains et non qu’elles vont (d’elles-mêmes) se laver les mains. De même, Latifa précise au cours de son entretien qu’elle ne regarde pas la télévision le soir car sa mère lui dit quand elle a fini de manger : « Va aller dormir » (expression répétée telle quelle trois fois au cours de l’entretien, ce qui montre sa récurrence). Là encore, la mère apparaît comme celle qui contraint de l’extérieur les comportements des enfants. On va se coucher parce que la mère a dit d’aller dormir et non parce que le lendemain il y a école, etc. Latifa ne fournit pas d’explications intériorisées. Tout cela est révélateur du type d’exercice de l’autorité par contrainte extérieure que nous allons considérer maintenant.
En fait, il y a comme un paradoxe apparent dans cette configuration familiale entre le style très coercitif de discipline exercée par les parents sur les enfants, par les frères sur les sœurs, par les sœurs sur leurs petits frères, et le chahut, le brouhaha et, plus largement, l’ensemble des comportements que nous constatons lors de l’entretien. Pourquoi, peut-on se demander, des enfants aussi « tenus » sont-ils aussi libres de crier, de chahuter, de s’accrocher à leurs parents pendant qu’ils nous parlent, de leur couper sans arrêt la parole pendant qu’ils s’adressent à nous ? En fait, la discipline s’exerce de l’extérieur et il est compréhensible que lorsqu’une discipline s’applique de manière coercitive les enfants ne modifient, temporairement, leurs comportements qu’au moment où tombent les sanctions (coup, cri, « engueulade »).
Ils ont l’habitude de régler leurs comportements dans les limites décidées par autrui et non dans des limites construites par autrui mais intériorisées comme des autolimitations ou comme des désirs personnels (Aïcha et Latifa, par exemple, sont inscrites au cours d’arabe mais elles formulent les choses en disant que c’est leur mère qui les a inscrites au cours d’arabe, jamais en évoquant une envie personnelle).
Au sein de cette configuration familiale, Aïcha et Latifa ne peuvent donc guère trouver d’appuis pour résoudre leur problème scolaire. Tout d’abord, alors qu’elles sont nées toutes deux en France et qu’elles sont allées à l’école maternelle, leur style de parole, implicite, syntaxiquement et lexicalement pas toujours très bien maîtrisé, est très semblable, en moins prononcé, au style de leurs parents (« C’est mes cousins qui vient chez moi » ; « Ma mère, elle y va chez des cousins »). Par exemple, lorsqu’elle fait la liste de ses frères qui sont restés avec elle pendant des vacances, Aïcha procède de la manière très faulknérienne suivante18 : « Mon grand frère, mon frère, mon frère, mon frère » pour dire : « Mon grand frère de 22 ans, mon frère de 14 ans, celui de 10 ans et celui de 6 ans. » La manière dont elle le dit en pensant à chacun de ses frères montre que, pour elle, leur désignation est de l’ordre de l’évidence. Toutes les deux expliquent aussi assez difficilement la manière dont elles procèdent pour apprendre leurs leçons : « Je lis par mot, et après je lis tout en entier. Après je lis par mot-par mot-par mot, après, quand je lis par mot-par mot, j’recommence et je lis tout en entier. Après je refais. » Latifa dit même qu’elle aide son frère en retour mais elle explique cela avec beaucoup d’implicites : « Ah quand il me dit, des fois, “Ils font combien ?”, moi j’les fais dans les mains et après j’lui dis. »
Dans ces deux entretiens, la franchise et, parfois, la vulgarité (« La grammaire, beurk, c’est bâtard ») des propos apparaissent comme relativement fortes. On a l’impression que, contrairement à l’ensemble des entretiens avec les enfants dans lesquels ceux-ci ont tendance à euphémiser, éluder les problèmes, les conflits, présenter une image d’eux acceptable sur le plan scolaire, ici, comme avec les parents, l’effet de légitimité que nous pouvons produire parfois est extrêmement faible. Les repères de ces deux enfants sont très fortement familiaux et la coupure sociale entretenue par les parents par rapport à l’extérieur, avec une forte valorisation du « nous » par rapport à « eux », semble avoir des effets sur les discours des enfants. Aïcha et Latifa n’hésitent pas à dire qu’elles sont frappées, disent sans réticence que leurs parents ne savent pas lire le français ou qu’elles sont de mauvaises élèves : « Dans mon carnet d’contrôle, j’ai eu que des 0, que des 1, et que des 2 », dit Latifa.
Mise à part l’aide scolaire apportée par le frère scolarisé en CM2 mais qui terrorise et frappe ses sœurs à l’occasion, avec l’assentiment des parents, Aïcha et Latifa sont assez démunies du point de vue des aides objectives et subjectives (degré de scolarisation, rapport à l’écrit, rapport au temps des parents, encouragements, soutiens, dialogues, réconforts) dont elles disposent. Qui plus est, le père et la mère n’hésitent pas à énoncer devant elles que leur frère de 10 ans est « intelligent » alors qu’elles sont « bêtes » : « Latifa, elle est bête. » Ces propos peuvent bien sûr agir comme des énoncés prédictifs. Le père garde même l’idée traditionnelle selon laquelle la scolarité des filles est moins importante que la scolarité des garçons. Ce n’est pas l’avis de la mère, même si elle attendra que son mari parte pour nous le dire. Dans un tel contexte, le développement d’une discipline coercitive et exercée de l’extérieur, non compréhensive, ne met pas Aïcha et Latifa en position de « réussir » scolairement. On voit aussi très bien, dans ce cas, qu’il ne suffit pas d’être mis en état de docilité par le statut familial, ni d’avoir des responsabilités domestiques (au cours de l’entretien, la mère dira à Aïcha de « mettre les baskets » à son petit frère et l’on sait qu’elle et sa sœur, contrairement à leurs frères, participent aux tâches domestiques : faire la vaisselle, faire leurs lits et ceux de leurs frères, passer le balai…) pour que la « réussite » scolaire soit au rendez-vous. Si les deux sœurs sont scolairement perçues comme « gentilles », « très sensibles aux réprimandes » et ayant « besoin sans cesse d’encouragement et d’affection », elles n’en ont pas moins de grandes difficultés scolaires : elles éprouvent « de gros problèmes de compréhension », et notamment de « compréhension des consignes », elles ont « toujours besoin qu’on leur explique », ont de « gros problèmes de vocabulaire », de résolution de problèmes en mathématiques et, plus généralement, ont des difficultés « dès que les mécanismes deviennent plus compliqués ».
Si les enseignants notent que le niveau reste « très très bas dans les deux cas » et qu’« elles ont des difficultés semblables », on retiendra toutefois, pour conclure, qu’Aïcha est allée plus tôt à l’école maternelle (3 ans et 9 mois) que Latifa (4 ans et 9 mois), ce qui pourrait en partie expliquer le redoublement de Latifa. Dans une configuration socialisatrice familiale si éloignée du contexte de socialisation scolaire, la fréquentation plus précoce des formes scolaires peut constituer un petit atout supplémentaire.
N’Dongo K., né au Zaïre, à l’heure scolairement, a obtenu 4 sur 10 à l’évaluation.
Le jour du rendez-vous, nous pénétrons dans un appartement assez sombre. Il y a beaucoup de monde : Mme K. et trois de ses enfants, dont N’Dongo, la sœur de Mme K. et ses deux enfants. N’Dongo dit que le mot que nous avons fait passer par l’école est encore dans son cartable et qu’il a oublié de le donner à sa mère.
Lorsque nous informons Mme K. que nous enregistrons, elle nous dit qu’elle ne peut pas car elle ne parle pas bien le français et est prête à refuser l’entretien19. Mais nous la rassurons en lui disant que ce n’est pas important, qu’il ne faut pas faire attention. Nous commençons l’entretien alors que la sœur de Mme K. ainsi que ses enfants sont sur le divan en train de regarder à la télévision une cassette vidéo de musique africaine avec un volume sonore assez élevé. Nous sommes assis avec Mme K. autour d’une petite table placée à l’entrée de la salle de séjour. Après un court instant, nous demandons à Mme K. si nous pouvons aller dans une autre pièce pour avoir moins de bruit, mais elle préfère rester là et s’adresse à sa sœur dans sa langue maternelle. Cela se traduit par un arrêt de la musique, mais par un passage immédiat sur les programmes télévisés. Il y aura donc beaucoup de bruits tout au long de cet entretien.
Celui-ci se déroule dans une atmosphère assez étrange. Mme K. ne cesse de regarder sa sœur à qui nous tournons le dos et nous pensons que certaines réponses sont dictées, ou en tout cas largement inspirées, par la sœur. Souvent, abandonnant notre entretien, Mme K. parle avec sa sœur dans sa langue avant de nous répondre. Mais le caractère étrange de la situation s’éclaire lorsqu’on le met en relation avec des propos de fin d’entretien. En effet, les deux sœurs se livrent à une critique du système scolaire français. Selon elles, l’école française rend impossible la scolarité longue des enfants d’étrangers : « Ici, bon j’aime bien i continue longtemps à l’école. Mais pour les enfants étrangers ici, en France, je crois pas ça passe bien. Les enfants, les étrangers ici en France, souvent les métiers de peintre, menuiserie avec, comment je vais dire, maçonnerie là. On fait ça pace que étranger un jour va rentrer chez lui » ; « Et puis la plupart pour eux, étranger, veut dire quelqu’un qui sait pas lire. Les parents ne savent pas lire tout ça. » Même s’ils sont bons à l’école, elles soutiennent qu’on les oriente vers des CAP pour leur apprendre des métiers : « Pace que même i font les études bien, après, à 14 ans on va lui dire : “Va faire le métier, va faire le peintre” ou bien CAP. » Mme K. dit qu’elle n’est pas seule à le penser : « Oui, tous les enfants, on a beaucoup remarqué ça. Je suis pas le seul j’ai dit ça. Nous sommes beaucoup on dit ça. » Mme K. dit aussi que « c’est la politique » qui veut ça pour les enfants d’étrangers en France. La responsabilité de l’« échec » scolaire des enfants d’étrangers est mise entièrement sur l’école et est pensée un peu sur le mode du diabolus in machina, du complot politique conscient, intentionnel : « On casse les enfants, c’est leur politique. » Trop démunie pour faire face avec une forme de « réalisme » plus ou moins pessimiste (que nous avons rencontrée dans nombre d’autres familles) aux exigences scolaires, Mme K. déploie une conception machiavélique dans laquelle l’école est animée d’une volonté politique délibérément ségrégationniste à l’égard des enfants d’étrangers.
Mme K. dit même comprendre les violences urbaines des jeunes comme des symptômes d’une révolte liée au système scolaire, car l’école ne leur donne pas les moyens de faire autre chose qu’une formation à certains métiers manuels : « Si tu vois les enfants là qui cassent. J’sais pas quels enfants là dans la rue. C’est pas pour rien on fait ça, pace que y a des colères. I fait les études là comme N’Dongo il a commencé, comme ça là, après là à l’âge de 14 ans : “Oh tu travailles pas bien. Faut faire l’école des métiers.” Y a des gens i continuent l’école, y a des gens qui continuent pas. Surtout les étrangers, chez vous i sont comme ça. Auparavant les gens me disaient, je croyais pas. Mais faut venir là-bas, à la source, tu vas voir comment ça se passe. Moi maintenant je suis venue à la source, je sais comment ça se passe. C’est un problème de politique je crois. » À partir de cette critique, on peut comprendre que quelqu’un qui vient poser des questions sur la vie familiale ne peut que leur apparaître comme très suspect (à deux reprises, la légitimité de nos questions sera remise en cause par des demandes d’explication où l’on perçoit un peu d’agressivité : « J’aimerais savoir pourquoi toutes ces questions là. Moi je comprends pas » ; « Excusez-moi, vous faites des recherches ou quoi ? ») et l’on saisit mieux la stratégie discursive adoptée par Mme K. qui va consister à vanter les talents de son fils.
Mme K., 37 ans, est originaire du Zaïre. Elle est allée à l’école de 8 à 12 ans et a appris un peu le français. Elle est en France depuis l’âge de 25 ans et a suivi à deux reprises, en 1990 et 1991, des stages d’alphabétisation d’une durée de trois mois. Elle ne travaille que depuis trois ans seulement comme femme de ménage auprès de plusieurs employeurs. Elle vit seule (elle dit, à propos de son mari : « J’le vois plus. J’le connais plus ») avec ses six enfants : une fille de 17 ans qui suit des cours d’alphabétisation depuis huit mois (elle est arrivée depuis peu du Zaïre), deux autres garçons de 15 et 13 ans, dont elle ignore les classes, un garçon de 11 ans dont les enfants disent qu’il est en SES (elle le confirme mais ne s’en souvenait pas), N’Dongo qui a 8 ans, et une fille de 6 ans qui est en CP.
Le père de Mme K. était agent de l’État au Zaïre, mais elle ne sait pas jusqu’où il était allé à l’école. Il savait cependant lire et écrire. Sa mère était commerçante et vendait des poissons frais et fumés sur les marchés. Le père de N’Dongo est au Zaïre et Mme K. vante les qualités de son ex-conjoint en disant qu’il connaissait beaucoup de langues (anglais, italien, allemand…) car il travaillait « dans les bureaux aux finances » dans un aéroport. Il faisait des lettres, à destination de différents pays, qu’il tapait à la machine lui-même, précise-t-elle.
Contrairement à d’autres cas familiaux qui combinent atouts et obstacles, la configuration familiale dans laquelle est inséré N’Dongo trouve sa cohérence à mille lieues des caractéristiques de l’univers scolaire. En effet, N’Dongo vit dans une famille qui cumule une série de traits constituant pour lui autant d’embûches pour suivre une scolarité sans difficulté. Sa mère, scolarisée seulement quatre ans dans son pays, femme de ménage et maîtrisant mal le français, a suivi des stages d’alphabétisation mais éprouve toujours des difficultés pour lire et écrire le français. Ses pratiques de lecture sont, avec un tel parcours scolaire et social, très rares. Elles se limitent essentiellement aux choses qu’il faut lire par obligation (le courrier) ou par nécessité (les petites annonces dans le journal lorsqu’elle cherche du travail : « Moi je regarde souvent le travail c’est tout. À part ça je regarde rien »). Elle ne possède pas de livres en dehors de la Bible (« Moi j’en ai lé Bible, c’est tout ») dont nous ne parvenons pas à appréhender l’usage. En effet, Mme K. dit la lire « de temps en temps, quand j’peux ». Or, par expérience, nous savons que lorsque les enquêtés nous disent lire quand ils le peuvent ou quand ils en ont le temps, cela signifie souvent que leur pratique est plutôt rare.
Mme K. n’est pas davantage une grande utilisatrice de l’écriture. Elle développe peu de dispositions calculatrices, rationnelles, gestionnaires, du fait de sa situation économique autant que pour des raisons de non-habitude culturelle à l’égard d’un certain nombre d’actes de planification, de gestion : elle ne fait pas de pense-bêtes, de listes de commissions, de listes de choses à faire ou à emporter en voyage, n’a pas d’agenda, possède un calendrier mais ne note rien dessus (« Savoir, non je sais si j’ai rendez-vous tel jour dans ma tête. C’est entré, je sais »), ne tient pas de cahier de comptes (« Mais je sais que si j’ai retiré 500 francs, je dis : “J’ai retiré 500 francs.” Qu’est-ce que tu veux le cahier ? Je le fais sans tête [de tête, sans doute] »), n’écrit pas de lettres à sa famille ou à des amis, ne note rien avant de passer un coup de téléphone ou après et garde ses papiers non classés « dans une grande enveloppe ». Sans doute le contexte social d’où elle est issue ainsi que son degré de scolarisation contribuent grandement à rendre raison de la quasi-inexistence de ces pratiques ordinaires d’écriture. Ses compétences limitées l’amènent même à demander de l’aide auprès d’une assistante sociale (« Bon, si ça me pose un p’tit peu de problème, je ne comprends pas bien, bon je contacte mon assistante sociale. Après elle va me montrer comment on va faire ») ou même auprès de N’Dongo : « Pace que N’Dongo lit hein. Il m’explique un peu si je comprends pas la phrase » ; « Des fois, j’l’aide à lire », nous confirme son fils.
Mme K. dit rédiger ses lettres aux administrations, remplir sa feuille d’impôts et faire les mots pour l’école, toute seule. Mais on peut toutefois se demander si elle possède les compétences scripturales pour le faire elle-même dans la mesure où elle consulte déjà son assistante sociale pour la lecture des lettres. Étant donné la vision critique que l’on connaît, on peut comprendre la stratégie de réponses de Mme K. comme une volonté de ne pas apparaître comme quelqu’un ayant trop de difficultés à lire et à écrire, par peur de voir son enfant dirigé vers des filières professionnelles courtes.
Si N’Dongo aide sa mère pour la compréhension de certaines lettres administratives, on conçoit aisément que l’aide que sa mère peut lui apporter dans la réalisation de ses devoirs soit extrêmement limitée. De plus, elle n’a guère la possibilité d’être présente auprès de ses enfants pour surveiller leurs devoirs du soir puisque ses horaires professionnels la conduisent à rentrer vers 21 h. Si, dans un premier temps, la mère affirme qu’elle dit à son fils de faire ses devoirs (« Je demande : “Tu as fait des devoirs ? – Non maman, je fais tout de suite.” Après i commence à faire. Tantôt, si je le vois pas, c’est il est là, dans la chambre, i fait son devoir »), le contrôle apparaît finalement comme n’étant pas toujours très strict20. Si elle tient à dire que N’Dongo « aime bien » faire les devoirs, elle ajoute aussi : « En tout cas, j’ai jamais vu comme ça, il a pas envie de les faire, jamais. Il les fait tout le temps, mais peut-être i va oublier un peu. » Enfin, parlant des devoirs du soir, elle finit par laisser passer : « Je peux pas contrôler. » De plus, N’Dongo ne peut se faire aider dans son travail que par des « gens » de passage (« Oui si j’ai les gens qu’ont venu me voir ici, i me demande, i montre, bon i dit s’il a pas bien fait, i dit : “Ici t’as fait une erreur ici.” Comme ça i corrige ») – c’est le cas de sa tante21 – ou par ses frères, mais uniquement le samedi car en semaine ils sont dans leurs écoles respectives. Le contrôle que la mère peut exercer sur la scolarité est donc relativement lâche et l’on peut en voir un indice dans l’histoire du mot que nous lui avons adressé par l’intermédiaire de l’école et qui n’est jamais parvenu jusqu’à elle. Il en va de même pour le contrôle des heures de coucher et des fréquentations de N’Dongo. Mme K. dit que son fils va tous les soirs se coucher à 20 h 30, sauf les veilles de jours où il n’y a pas école et où il peut se coucher à 21 h 30, mais on peut se demander, là encore, comment elle peut veiller à ce que son fils se couche à 20 h 30, alors qu’elle arrive le soir à 21 h. D’autre part, elle ne connaît pas non plus ses camarades mais sait qu’ils sont « bien » (« Ah mais je connais pas ses camarades ici dans le quartier, mais de toute façon je sais qu’i sont bien ») et émet son jugement à partir de ce que lui dit N’Dongo : « Je crois, ses camarades i sont bien, parce que jamais i m’a apporté les rapports “Dis maman, i m’a fait ça”, comme ça. »
Mme K. dit qu’elle connaît les enseignants de N’Dongo mais qu’elle ne leur a jamais parlé. Elle ne va pas aux réunions parce que, explique-t-elle, « auparavant non, je travaillais beaucoup moi, j’ai pas eu le temps pour faire ça ». Elle dit qu’elle n’a jamais été convoquée par les enseignants mais nous savons qu’entre le moment de l’entretien et la fin de l’année, elle a été contactée trois fois par courrier et par téléphone par les enseignants qui n’ont, finalement, pas réussi à la voir. La sœur de Mme K. reproche à l’école de ne pas donner assez de devoirs le soir et les week-ends et elle développe l’idée selon laquelle, si l’école n’oblige pas aux devoirs, les enfants ne vont pas vouloir les faire lorsque les parents le leur demandent : « Quand la maîtresse elle lui donne pas des devoirs, que tu dis à l’enfant : “Viens lire”, i va te dire : “Ah non maman, la maîtresse n’a pas donné de devoirs, alors j’vais pas lire.” Or, quand y a rien comme ça, l’enfant même tu lui dis : “Viens apprendre ta poésie”, i va pas être content. » Ainsi, la sœur de Mme K. brosse un peu le portrait d’un enfant qui ne peut écouter ses parents si l’école ne les aide pas à se faire écouter. Ce sont des parents pour qui la scolarité n’est pas « naturelle » qui sont envisagés là. En effet, dans d’autres configurations familiales, les actions pédagogiques des parents n’ont pas besoin du soutien de l’institution scolaire : l’enfant a intériorisé sous forme de désirs personnels ce qu’on attend de lui.
Enfin, Mme K. montre la distance qui la sépare objectivement de l’école lorsqu’elle ne parvient pas à dire dans quelles classes sont scolarisés ses enfants ou lorsqu’elle se trompe sur les points forts et les points faibles de N’Dongo (selon elle, « il est meilleur en français » alors que les résultats scolaires prouvent que N’Dongo a de meilleures notes en mathématiques qu’en français). Mais elle n’en vante pas moins les qualités de son fils : son travail scolaire, son amour pour l’école (« Il aime bien l’école »), pour la lecture (après une conversation avec sa sœur, Mme K. nous dira que c’est N’Dongo qui lit le plus à la maison) et pour l’écriture, sa capacité à compter (« I sait bien acheter, i sait bien compter »), son sérieux… En fin d’entretien, la sœur de Mme K. reconnaît juste qu’il a de petites difficultés à comprendre ce qu’il lit : « Disons que comprendre, oui un peu. » Cette survalorisation de N’Dongo, qui dépasse largement ce que l’école lui reconnaît comme qualités, ne s’explique que dans le cadre de la vision en terme de complot concernant l’« échec » des enfants d’étrangers en France.
Ainsi, N’Dongo est repéré, dès la maternelle (où il entre à 4 ans et 5 mois), comme un enfant « peu concerné par la vie de la classe », « assez bavard et turbulent ». On juge « médiocre » son degré de maturité pour l’acquisition de la lecture et « moyen » le développement de son langage. Les enseignants actuels disent de lui : « On sent qu’il n’est pas là », « Il est dans la lune », « Il faut tout le temps le rappeler à l’ordre pour qu’il se mette au travail », « Il faut être derrière lui », « Il peut rendre une feuille blanche sans aucun problème. » L’ensemble des jugements soulignent le peu d’implication de N’Dongo dans le travail scolaire. On dit, évidemment, de lui qu’il n’est « pas scolaire », qu’il oublie de faire signer ses cahiers, qu’il oublie ou perd ses affaires, qu’il a ses affaires en désordre ou qu’il « n’est pas capable ou n’a pas envie de s’organiser ». Et ce n’est sans doute pas un hasard si c’est dans le domaine le plus proche de pratiques plus communes pour lui (N’Dongo va faire souvent les courses pour sa mère), la numération, qu’il obtient de « très bonnes notes », alors que les « problèmes » le font au contraire « chuter ». Décrit comme « effacé » dans le cadre de la classe, les enseignants précisent bien qu’« en récréation, il n’a pas du tout ce comportement ». Mais la fracture entre la configuration familiale et les formes scolaires de vie est telle que, à l’école, N’Dongo ne peut être qu’« ailleurs ».
« La tendance du patrimoine (et, par là, de toute la structure sociale) à persévérer dans son être ne peut se réaliser que si l’héritage hérite l’héritier, si, par l’intermédiaire notamment de ceux qui en ont provisoirement la charge et qui doivent assurer leur succession “le mort (c’est-à-dire la propriété) saisit le vif (c’est-à-dire un propriétaire disposé et apte à hériter)”22. »
Comment hérite-t-on ? Quelles sont les conditions sociales, relationnelles, pour qu’une disposition culturelle puisse se « transmettre » ou, en tout cas, passer, d’une façon comme d’une autre – par inculcation expresse ou diffuse, directe ou indirecte, etc. – d’un corps socialisé à un autre corps socialisé ? Les mauvaises conditions d’héritage que l’on découvre dans certaines configurations familiales forcent à se poser des questions que les héritages réussis ou les transmissions heureuses tendaient à éluder.
Parce que le « capital culturel » est condamné, pour une part, à vivre à l’état incorporé, sa « transmission » ou son « héritage » dépendent de la situation de ses « porteurs » : de leur rapport à l’enfant, de leur capacité (socialement constituée) à s’occuper de son éducation, de leur présence auprès de ce dernier ou, enfin, de leur disponibilité à transmettre à l’enfant certaines dispositions culturelles ou à l’accompagner dans la construction de ces dispositions.
En effet, ceux qui détiennent les dispositions culturelles les plus compatibles avec celles qu’exige l’univers scolaire ne sont pas toujours – du fait de la distribution des rôles familiaux ou du temps dont ils disposent – ceux qui sont le plus fréquemment et le plus durablement en contact avec l’enfant.
Or, le temps de socialisation est une condition sine qua non de l’acquisition certaine et durable des dispositions, des manières de penser, de sentir et d’agir. Contrairement au patrimoine matériel qui peut se transmettre instantanément, sans délai (ce qui ne garantit cependant en aucune manière la capacité socialement constituée du propriétaire à en faire usage et, plus que cela, à en tirer le meilleur parti possible), les dispositions, les schèmes mentaux sociaux ne peuvent s’acquérir ou se construire qu’à travers des relations sociales durables (vs éphémères, occasionnelles)23. C’est bien ce que montrent, de manière caricaturale, les matrices de socialisation « totales » (couvent, caserne, prison, internat, école…) qui, par l’isolement des êtres sociaux durant une assez longue période de temps dans un espace clos et coupé de l’extérieur, par la grande promiscuité entre ces êtres sociaux et par la cohérence et la systématicité de l’organisation des activités, rendent possibles des effets de socialisation cohérents et durables. C’est aussi pour cette raison que, même si les sociologues n’ont jamais totalement délaissé l’étude des relations éphémères, occasionnelles, ils se sont souvent davantage attachés à analyser les relations les plus fréquentes, durables, stabilisées, cristallisées et parfois même institutionnalisées, car l’examen de ces relations permet de comprendre les dispositions sociales les plus caractéristiques et constitutives des êtres sociaux24.
Les portraits qu’on lira ici (de même que les Portraits 8, 9 et 12) montrent bien que les « héritages » – réussis ou ratés – ne sont jamais des processus mécaniques : ils s’effectuent toujours, pour l’enfant, dans les relations concrètes aux autres membres de la configuration familiale, qui ne se réduit d’ailleurs pas aux figures, souvent sacralisées et réifiées, du Père et de la Mère. L’économie des relations affectives au sein de la famille, qui font souvent l’objet d’une investigation de la part des psychologues et des psychanalystes, ne met jamais en scène des êtres dont la seule caractéristique serait d’occuper telle ou telle position dans une structure familiale abstraite (Père, Mère, Enfant). Cette économie s’effectue entre des êtres sociaux aux multiples facettes sociales et cognitives, formant entre eux une configuration sociale particulière, et son appréhension nécessite de passer d’un modèle des relations entre des figures abstraites, désincarnées (dépourvues de corps socialisés), à un modèle sociologique des relations d’interdépendance entre des êtres sociaux occupant des places dans des configurations sociales et possédant des capitaux ou des ressources liés à ces places ainsi qu’à leur socialisation antérieure au sein d’autres configurations sociales.
Ryad B., né à Lyon, un an de retard (redoublement du CP), a obtenu 3,5 sur 10 à l’évaluation.
Nous arrivons au rendez-vous vers 14 h un samedi. Un homme, jeune, ouvre la porte. Nous lui expliquons que nous avons rendez-vous avec Nora, sœur de Ryad. Il nous demande d’attendre. Au bout d’un moment, l’homme nous fait entrer. Nora nous dit bonjour. Elle faisait la sieste à cause du ramadan qui la fatigue. L’homme est son grand frère de 29 ans. Nous entrons et elle nous dit de nous asseoir sur une chaise, dans la salle à manger.
Son père dort dans une pièce séparée de la salle à manger par un simple rideau. Nous ne le voyons pas mais nous l’entendons ronfler légèrement. La mère se lèvera en cours d’entretien. Nous irons lui serrer la main. Elle ne semblera ni étonnée ni particulièrement intéressée par notre entretien. Durant toute la conversation, Ryad est à la vogue, sur une place située non loin du domicile, avec son frère de 17 ans. L’entretien se passe bien, sans bruit. Nora a l’air intéressée par la conversation et souhaiterait vraiment que Ryad aille mieux à l’école.
Les grands-parents de Ryad sont tous morts sauf la grand-mère maternelle. Du côté paternel et maternel, on a affaire à deux familles paysannes et analphabètes d’Algérie. Les parents de Ryad, qui ne sont jamais allés à l’école, sont eux aussi analphabètes en français comme en arabe. Le père est venu seul d’Algérie à l’âge de 19 ans environ et a suivi des formations professionnelles qui l’ont amené à être bétonnier, métier qualifié (« Parce que c’est pas évident d’faire marcher une bétonnière dans les travaux publics ») consistant à se servir d’une énorme bétonnière électronique. Il a 57 ans et cela fait environ trente-sept ans qu’il est en France. Il est aujourd’hui au chômage à la suite d’un licenciement économique et a du mal à retrouver un emploi. La mère, âgée de 49 ans, est venue en France avec ses enfants en 1971 (il y a vingt et un ans) et n’a jamais travaillé. Ils répètent souvent qu’ils regrettent de ne pas être allés à l’école et de ne savoir ni lire ni écrire. Pour eux, « c’est un gros manque » : « Ah ouais, ouais, ouais, ils en parlent souvent : “C’est dommage, on sait pas lire, on sait pas ci, on sait pas ça.” »
Ryad, le dernier de la famille, a cinq frères et une sœur (Nora) : un frère de 29 ans qui a un CAP de soudage et travaille comme soudeur, un autre de 28 ans qui a échoué à un CAP de mécanique générale et qui suit aujourd’hui des stages de formation à l’ANPE, un autre de 25 ans qui a eu un BEP25 de peinture en bâtiment, une sœur de 22 ans, Nora, qui répond à nos questions et est en formation de BTS de secrétariat après avoir passé un baccalauréat F826, un autre frère de 19 ans, handicapé, qui est scolarisé dans une école spécialisée et un frère de 17 ans, en quatrième technologique après un parcours scolaire difficile (il a quatre ans de retard). Vivent encore chez les parents Nora, Ryad, et leurs deux frères de 17 et 29 ans.
Ryad, qui est allé à l’école maternelle à l’âge de 4 ans et 2 mois, a été rapidement repéré scolairement comme un enfant « inadapté » par rapport aux exigences scolaires. « Enfant craintif, peu à l’aise en classe », qui « reste seul », au « très faible degré de maturité pour l’acquisition de la lecture », apparaissant comme « un peu couvé » par les parents, « très bébé », il a commencé à savoir lire oralement à « 7 ans et 10 mois ». Ryad est le seul enfant de notre population à avoir été proposé pour la classe de perfectionnement en fin de CE2. Ses deux enseignants le jugent « difficilement cernable », ayant « de gros problèmes de compréhension, même en communication courante » et « se laissant bien entraîner à s’amuser ».
Il vit à l’intérieur d’une famille où c’est une fille qui a réussi scolairement de la façon la plus flagrante en obtenant son baccalauréat, puis en suivant une formation qui mène à un BTS. Ce n’est pas un hasard si c’est elle qui répond à nos questions dans une famille où elle assure la gestion administrative et le suivi de la scolarité de Ryad. Tout repose sur elle et c’est bien ce qui peut expliquer en grande partie la difficulté scolaire de Ryad.
Même si ses parents sont analphabètes et possèdent le Coran comme un objet sacré qui n’est pas lu, Ryad ne vit pas dans un univers dépourvu de toutes pratiques de l’écrit. C’est bien sûr sa sœur Nora qui représente le pôle le plus instruit de cette famille d’immigrés algériens analphabètes : elle achète le journal deux à trois fois par semaine (Le Progrès ou Lyon-Matin), a été abonnée pendant deux ans à la revue L’Étudiant et emprunte fréquemment des livres à la bibliothèque municipale de Lyon ou s’en fait prêter par des amies (des romans, des « histoires vraies, anciennes »). Mais son frère de 29 ans lit aussi « des livres sur l’actualité » et son frère de 17 ans des romans policiers ainsi que des bandes dessinées. Ryad feuillette de temps en temps ces bandes dessinées mais sa sœur pense qu’il ne lit pas les histoires et se contente de regarder les images : « Il les regarde, mais il les regarde pas en lisant l’histoire, en suivant vraiment toute l’histoire de A à Z. Il lit, il regarde les images comme ça ou alors une page et puis il laisse le livre à côté quoi. »
C’est Nora qui s’occupe des écritures domestiques, et ce, depuis l’âge de 14-15 ans : « Pour la correspondance ou pour répondre à des lettres, c’est moi qui m’en charge. » Elle dit que « c’est pas une corvée du tout » pour elle mais qu’elle aime plutôt ça : « Y a mes frères qui lisent le courrier et tout, mais comme ils savent que c’est moi qui va me précipiter dessus pour répondre ou pour remplir des dossiers, donc ils me le laissent à moi quoi. » C’est elle qui rédige les lettres aux administrations, qui remplit la feuille d’impôts que son père signe, qui remplit les papiers pour l’école et qui s’occupe de classer par ordre chronologique, dans des pochettes, les papiers familiaux pour pouvoir mieux les retrouver : « J’les trie pour qu’ce soit facile pour moi pour retrouver un papier quand j’en ai besoin tout de suite. J’lui mets son dossier d’chômage à part ou son dossier de fiches de paie quand il travaillait à part, enfin c’est bien classé. » Elle recopie des recettes de cuisine et les met dans un cahier et c’est aussi elle qui est en situation de prendre des notes avant un coup de téléphone dans la mesure où elle s’occupe des dossiers administratifs : « J’me fais une petite liste quand même pour pas téléphoner plusieurs fois. » De même, c’est encore elle qui rédige la liste de commissions. En revanche, c’est le père qui tient les comptes, en discussion avec sa femme, à partir d’un livret de Caisse d’épargne. Nora ne s’occupe pas de cette question : elle est plus une femme gestionnaire qu’une femme-PDG27. Enfin, elle tient aussi un journal personnel et entretient de nombreuses correspondances écrites avec ses cousins, ses cousines ou sa grand-mère en Algérie, ainsi qu’avec une correspondante américaine. Ryad vit donc entouré de membres de sa famille qui lisent et d’une sœur qui organise la vie familiale comme une seconde mère de famille plus scolarisée et rationnelle que sa propre mère. Cependant, il ne suffit pas d’être « entouré » ou « environné » pour être en mesure de construire concrètement des compétences culturelles.
C’est toujours sur Nora que repose l’intégralité du suivi de la scolarité de Ryad. Celle-ci n’a pas le temps d’aller aux réunions scolaires le soir, mais elle connaît très bien la situation de Ryad à l’école (sa classe actuelle, le redoublement au CP…) et notamment ses problèmes concernant la lecture orale (il bute sur des mots), la lecture-compréhension, la grammaire et l’expression. C’est elle qui contrôle son travail tout en tenant au courant ses parents au fur et à mesure des résultats. Elle s’efforce de surveiller ses devoirs mais elle répète à plusieurs reprises que ce n’est pas toujours possible pour elle car elle a un emploi du temps très chargé. En particulier, elle rentre assez tard le soir à la maison : « J’essaie de plus l’encadrer, mais c’est difficile avec mon emploi du temps. J’essaie de parler un peu avec Ryad pour voir c’qui va, c’qui va pas, pourquoi il fait des fautes dans une dictée, par exemple, tel ou tel mot » ; « Et pis moi j’le suis le soir, pas tous les soirs, parce que j’ai pas vraiment l’temps. »
Elle lui fait néanmoins faire des exercices, quand elle en a le temps, et lui fait apprendre ses leçons. Lorsque les résultats ne sont pas bons, elle dit procéder par des « chantages » sur Ryad à propos de l’utilisation de sa console de jeu. Généralement, il se met à pleurer lorsqu’elle lui dit cela. Elle peut aussi le priver de télévision ou de sortie avec ses copains mais, comme dit Nora, « ça marche sur le coup mais après non ». Ryad fait donc souvent ses devoirs seul ou avec son frère de 17 ans qui ne l’aide pas beaucoup. Parfois, sa sœur lui explique, le corrige, lui donne d’autres exemples ou d’autres exercices à faire. Le moment des devoirs semble être un moment éprouvant pour Ryad qui pleure chaque fois qu’il s’agit d’apprendre une leçon : « Il les apprend difficilement mais il les apprend, c’est des pleurs, c’est toute une histoire pour apprendre une leçon. » Il peut même rester, parfois, jusqu’à 22 h 30 sur deux opérations : « Mais même, il voulait absolument qu’ce soit moi qui les fasse. » Rien d’étonnant alors qu’il « oublie » fréquemment de faire ses devoirs ou de les noter sur son cahier. Il faut être « tout le temps derrière lui » et Nora a demandé à l’un de ses enseignants « d’être un peu plus derrière Ryad ». Pendant les vacances d’été, il ne fait aucune révision scolaire sauf la semaine précédant la rentrée scolaire. Nora travaille durant toute cette période, sans doute pour payer ses études, et ne peut organiser les choses autrement. Elle déplore le fait qu’elle n’ait pas plus le temps pendant l’année scolaire d’être « derrière » Ryad qui, autrement, a tendance à ne rien faire. Sa mère, sa belle-sœur, son frère de 29 ans et celui de 17 ans sont « après lui » aussi pour lui dire de faire ses devoirs, mais il semble que ce soit uniquement sa sœur qui en assure le véritable contrôle.
Nora nous décrit Ryad comme un enfant n’ayant aucun goût pour la lecture : « Ben j’essaie de l’obliger à lire, mais il aime pas lire. » Il ne va pas à la bibliothèque, lit rarement et ne réclame quasiment jamais de livres : « Il s’dirait pas : “Tiens, c’t’après-midi bon, j’vais prendre un livre et j’vais lire, au lieu d’aller jouer aux billes.” » Le week-end, lorsqu’elle a le temps, elle lui donne parfois à lire quelques pages de certains livres de poche qu’elle a gardés de ses classes de quatrième ou de troisième : « J’essaie d’l’obliger à lire au moins deux ou trois feuilles par jour, mais il aime pas lire. Il reste devant son livre. J’lui pose des questions, j’lui dis : “Dis-moi de quoi ça parle, c’est quoi l’histoire”, mais il aime pas lire. » Mais, lorsqu’elle lui pose des questions, elle se rend compte qu’il n’a pas lu ou qu’il n’a rien retenu : « Il est là devant son livre mais, j’sais pas, il lit pas. J’lui pose des questions, c’est comme si j’parlais (Rire) à un sourd. Il aime pas du tout lire, j’sais pas pourquoi. » Elle tente donc, sans succès, de lui donner l’envie de lire : « J’essaye, j’commence un p’tit peu à lui raconter un p’tit peu l’histoire pour essayer de l’attirer quoi. Donc, j’lui lis un p’tit peu quelques mots, un p’tit peu en gros l’histoire, mais j’lui dis jamais la fin. Il m’demande toujours comment ça finit (Rire), j’lui dis : “Ben tu lis le livre et tu verras comment ça finira quoi.” Bon il va dans sa chambre, il essaie de lire mais j’sais pas, il lit pas. J’lui pose deux-trois questions au bout d’une heure, deux heures et il en est toujours à la première page. Pourtant j’essaie donc de lui raconter un peu l’histoire de l’allécher un p’tit peu, mais non. » On peut toutefois se demander si elle ne met pas son frère, sans le savoir, en face de difficultés insurmontables.
Sa sœur pense qu’il faudrait l’inscrire pour les trois derniers mois de l’année à l’étude, car de 17 h à 19 h 30 environ (heure où elle arrive), il s’amuse sans faire ses devoirs (« Ça fait qu’y a personne pour l’occuper là, de 5 h à 7 h. Il s’amuse beaucoup, il fait pas ses devoirs ») et même, parfois, elle ne le voit pas le soir. En fait, Ryad est bien plus lié à son frère de 17 ans (« Ils sont plus proches tous les deux, il est beaucoup plus proche de Ryad que moi quoi, parce qu’ils partagent beaucoup d’choses ensemble. Ils sortent les week-ends ensemble. Quand ils font leurs devoirs, ils font leurs devoirs ensemble ») qui est en grand « échec » scolaire lui aussi (l’un des enseignants nous informe qu’il a eu ce frère dans sa classe et qu’il « avait aussi d’énormes difficultés »). Nora souligne l’existence d’une « grande complicité » entre ses deux frères (« Ils sont toujours en train de parler entre eux dans leur chambre parce qu’ils sont dans une chambre commune »). Le frère et la sœur représentent donc concrètement pour Ryad deux principes de socialisation contradictoires (l’« échec » et la « réussite », l’amusement et l’effort scolaire), mais la complicité entre les deux frères, fondée sans doute en partie sur une identité masculine commune, fait pencher la balance du côté le plus défavorable à une bonne adaptation scolaire.
Lorsqu’il rentre de l’école, Nora dit que Ryad commence par s’amuser, goûter, sortir pour jouer avec ses copains. Il peut revenir à la maison vers 19 h ou faire ses devoirs avant qu’elle ne vienne. Il peut sortir jusqu’à 20 h chaque soir et se couche entre 21 h 30 et 22 h, au plus tard 22 h 30 et, ce, tous les soirs de la semaine sans distinction. Le dimanche, Ryad peut même déjeuner tout seul car il est pris dans des jeux avec ses copains et ne revient qu’après 13 h. Ryad semble ainsi se divertir ou sortir beaucoup : il regarde longuement la télévision (il prend son petit déjeuner devant les dessins animés du matin), joue sur sa console de jeu, s’amuse dehors avec ses copains, va au stade de foot avec son frère de 17 ans et suit des activités sportives le mercredi après-midi par l’intermédiaire de l’école. Le contrôle qu’on exerce sur lui est finalement assez limité : il concerne les films regardés (pas de violence ni de sexe), les copains fréquentés et les limites territoriales de ses jeux à l’extérieur de la maison (« Ils vont pas plus loin qu’un périmètre parce que j’leur interdis d’aller plus loin »).
Une autre partie de l’explication peut donc être considérée comme fournie, de manière endogène, par Nora elle-même lorsqu’elle dit que Ryad a été trop considéré comme le « petit dernier », le « chouchou », « trop couvé », qui « s’amuse trop » et qui n’est guère mis en face d’obligations. Il semble, en effet, que Ryad ne soit pas systématiquement contraint dans sa vie quotidienne familiale, à l’intérieur de laquelle il passe beaucoup de temps à des activités ludiques de toutes sortes. Il n’est donc ni dans une situation où il pourrait aller de lui-même vers plus d’autodiscipline scolaire (du fait, par exemple, d’une socialisation familiale scolairement favorable), ni dans une situation où les injonctions de ses parents sur l’importance de l’école pourraient trouver les moyens de se concrétiser dans des formes d’exercice d’un contrôle et d’un suivi plus réguliers et permanents de son travail scolaire. Le fait d’être le « petit dernier » protégé d’une famille sans grands atouts culturels objectifs (parents analphabètes, frères aux parcours scolaires laborieux) ; le fait d’être scolarisé dans une classe composée de cas scolairement difficiles et où chaque élève ne peut être suivi de manière régulière et soutenue (comme le remarque l’un des deux enseignants) ; le fait, enfin, de ne pouvoir bénéficier des compétences de sa sœur que de temps en temps, d’entretenir une relation privilégiée plutôt avec un grand frère en « échec » scolaire, tout cela contribue à expliquer la situation scolaire de Ryad.
Lorsque, l’année précédente, Ryad déjeunait à la cantine, sa sœur nous raconte qu’il avait fait la rencontre d’une surveillante qui le faisait lire, et qu’il rentrait le soir content de le leur raconter : « Il connaissait une dame ici, j’sais pas son nom, qui l’occupait. Elle lui donnait des phrases. C’est une dame qui s’occupe de la cantine. Elle était très gentille avec lui. Elle le prenait, elle lui faisait lire certains… C’était super bien, pas tout l’temps mais une fois de temps en temps. » Or la figure de la « dame de la cantine » qui s’est personnellement occupée de Ryad en lui consacrant du temps donne l’exemple d’une situation, exceptionnelle et non durable, où Ryad pouvait constituer, à travers une relation socio-affective privilégiée, un début de motivation ou d’intérêt pour la lecture et les choses scolaires (« Il venait, il était très content, il nous en parlait le soir »).
L’entretien avec Ryad permet de confirmer les liens étroits qu’il entretient avec son frère dont il se sent le plus proche, le rôle de contrôleuse de sa sœur en matière de scolarité (« Après elle dit : “Fais tes devoirs.” Après j’ai terminé, après elle dit : “Fais-moi montrer ton cahier” »), son intérêt vif pour tout ce qui est jeu à la maison ou à l’extérieur. Mais il fait surtout apparaître, par les flous sémantiques, les dialogues de sourds, les implicites, l’origine des difficultés de compréhension dont parlent ses enseignants et qui sont sans nul doute le fait d’un enfant dont les adultes, à l’intérieur de la famille, ne reprennent pas les productions langagières pour le corriger et l’amener à dépasser ses contradictions, ses imprécisions, ses contresens…
« Je… j’vais manger. Après je, après ma mère elle se… elle se promène. Elle se promène, elle se promène, et j’pars dehors pour s’promener. Une fois, une fois, une… pour tout plein d’fois ! J’fais des tours, j’pars chez ma cousine. Après je, après on… après on parle, on parlait, ils parlaient et tout et tout. Après euh… mon cousin, t’sais euh…, il a la même taille que moi. Après on parlait, on parlait. Après… après euh… on jouait un peu dans la chambre. Après euh… F… euh…, i s’appelle F… Après il a dit euh : “Va… va, va à côté de, d’ta maman.” Après euh ma, ma mère elle m’a dit euh : “Pourquoi tu vas pas t’amuser avec F… ?” Après j’ai dit : “Non ! j’ai plus envie.” Après elle m’a dit : “Alors viens on rentre à la maison.” Après on est rentré, j’ai vu l’heure, il était 10 h. Après on… après j’ai dormi, ma mère m’a dit : “Dors !” »
Lorsque nous avons relu l’entretien passé avec Ryad, nous avons immédiatement eu l’impression d’un mode de discours assez typique des enfants scolarisés en classes de perfectionnement que nous avions étudiés quelques années auparavant28. Le fait d’apprendre que Ryad était proposé en classe de perfectionnement n’a fait que confirmer l’intuition de départ. Par ses réponses, Ryad nous a même permis de mettre en évidence un présupposé des questions que nous posions lors de l’entretien. Celles-ci impliquent que l’enfant sache se placer dans le registre du récurrent, du régulier, de l’habituel ou du général (« En général, je me couche à telle heure, je fais ceci, cela, etc. ») et donc qu’il adopte une attitude un peu « théorique » et classificatrice par rapport à sa propre expérience. Or, Ryad n’arrive pas à tenir ce registre. Son discours rempli d’implicites (de « eux », « ils », « on » qui ne renvoient à personne de nommé), confus et contradictoire, répondant à côté ou à l’opposé de ce que nous attendons, est aussi un discours qui prend l’allure du fait particulier raconté avec l’usage du passé composé et des détails non pertinents pour le type de discours attendu (« Un jour, avec quelqu’un, dans telle situation, cela s’est passé comme ça et comme ça et comme ça… »).
Ainsi lorsque nous lui demandons ce qu’il fait en rentrant de l’école et non à l’école, Ryad répond à la deuxième proposition. Puis, après une rectification de notre part, il dit qu’il pose son cartable, qu’il s’assoit « sur la table », qu’il regarde la télévision, qu’il goûte, qu’il va s’amuser dehors, qu’il remonte, qu’il prend un verre d’eau, le boit, le repose et repart dehors avec « eux », tout cela exprimé dans le registre de l’anecdote.
Mais il faudrait, pour mieux comprendre encore la situation de Ryad, savoir ce qui a été au principe de la « réussite » de Nora, qui a tout de même redoublé son CE1 (« C’est p’t’être à cause de mes fréquentations quoi parce que (Rire) là c’était, j’m’amusais vraiment »). Une socialisation féminine moins tournée vers l’extérieur de la maison, un système de contraintes et de responsabilités familiales plus fort du fait de son sexe, la responsabilité très précoce des papiers et de certaines tâches ménagères, n’ont-ils pas détourné Nora de jeux extérieurs ou intérieurs plus éloignés de la socialisation scolaire ? En tout cas, Nora, sans exemple antérieur dans sa fratrie, a pu trouver, contrairement au « petit dernier », une place dans la configuration familiale qui s’est trouvée être compatible avec sa place à l’école.
Ith K., né à Lyon, à l’heure scolairement, a obtenu 3,8 sur 10 à l’évaluation.
Lors de la prise de rendez-vous, nous découvrons que le mot n’a pas été lu par Mme K. Elle demande à son fils, Ith, de le chercher – même si nous lui précisons que ce n’est pas grave et que nous pouvons lui expliquer de quoi il s’agit. Elle semble gênée de ne pas avoir pris connaissance du mot et le met sur le compte de son fils qui ne lui dit pas tout. Celui-ci le trouve dans ses affaires, tout froissé, ce qui ennuie sa mère.
La pièce où se déroule l’entretien quelques jours plus tard, tapissée d’un papier peint quelque peu défraîchi, comporte des sérigraphies au mur, dont le buste d’une femme avec un chapeau à voilette. On voit aussi un téléviseur, un petit aquarium avec des poissons et un grand aquarium dans lequel sont placés des livres. Le frère de Mme K., qui vit chez elle pour quelque temps, passera un moment en cours d’entretien. Lors de notre conversation, Mme K. ne termine pas toujours ses phrases et laisse de nombreux non-dits dans ses propos. Elle parle parfois vite et s’exprime beaucoup à l’aide du visage. Hors entretien, elle nous parlera beaucoup des problèmes de l’immeuble, de sa vétusté, des cafards, de l’insécurité et évoquera aussi son ennui durant le week-end. Lorsque nous partirons, elle nous remerciera, peut-être d’avoir meublé un de ses après-midi « mortels » ou bien d’avoir pris le temps de l’écouter.
La mère d’Ith, 32 ans, de nationalité française (comme ses parents), ne travaille pas actuellement car elle garde son petit garçon. Elle a travaillé dans l’« impression » (l’imprimerie) puis comme opératrice de saisie, travail qu’elle a appris « sur l’tas », « carrément en un jour ». Après avoir redoublé son CM2, elle a été orientée en cinquième CPPN29 (« C’était pas terrible, terrible, terrible quoi ») puis est allée en CET30 pour suivre une formation pendant trois ans en vue d’obtenir un CAP d’employée de bureau. Mais « ça m’plaisait pas », dit-elle, « et même maintenant ça n’me plaît pas ». Elle n’a pas eu le temps de passer son CAP car sa mère est morte alors qu’elle avait 18 ans : « Je me suis occupée d’mes frères et sœurs et d’mon père, bien entendu. » À l’école, elle était meilleure en français qu’en mathématiques (« Zéro ») et c’est pour cela qu’on l’a orientée dans cette branche. En fait, elle n’aime pas travailler dans un bureau, « assise à ne rien faire ». Elle est passée par une multitude de petits boulots mais elle a aussi été employée chez un dentiste (« J’ai travaillé chez un dentiste, enfin, soi-disant qu’au début c’était pour accueillir les personnes. Mais là, je faisais vraiment tout. Enfin j’avais une responsabilité d’installer le matériel, accueillir les patients. Je classais les petites photos, mais il m’avait même appris les différentes dents, à les classer et tout ça. Je faisais un peu d’secrétariat, tout ça. C’était bien parce que là c’était vraiment varié. On peut dire que dans tous les métiers que j’ai faits, c’est vraiment celui-là qui a… ») ainsi que dans un centre des impôts.
Les parents de Mme K. sont relativement modestes. Son père a débuté à 14 ans, sans formation professionnelle, dans le métier de tourneur-fraiseur et y est resté. Sa mère a travaillé un peu dans le textile comme ouvrière mais s’est vite arrêtée pour élever ses six enfants. Les frères de Mme K. sont qualifiés de « nuls en français par contre » (c’est-à-dire comparés à elle : « C’est moi qui leur apprends »). Le frère qui vit avec elle s’est arrêté en CPPN et est aujourd’hui chauffeur-livreur. Elle a une sœur qui fait de la « saisie », une autre qui travaille à l’ANPE ; un frère routier et un autre embauché à la voirie de Vaulx-en-Velin.
Mme K. est divorcée depuis un an du père de ses deux enfants (qui lui verse une pension alimentaire) et sa vie professionnelle instable a été liée à sa vie personnelle mouvementée : « Ben là [chez le dentiste] j’aurais pu rester, disons, j’ai eu une histoire avec leur père, alors j’étais partie à Paris pour quelque temps. Et après il m’a fait revenir sur Lyon. Et puis là moi après c’est d’là que j’ai retravaillé pendant longtemps. J’ai retravaillé après. J’me souviens plus, j’en ai tellement fait. » Son ex-mari était agent de surveillance dans un restaurant et servait occasionnellement au bar. Sa scolarité, qu’elle ne connaît pas vraiment, a dû être courte, selon elle. Les parents de son ex-mari, qui sont Thaïlandais (le père était militaire de carrière), ont vécu avec eux pendant plusieurs années.
Avec ce portrait, on a la preuve flagrante qu’un capital culturel familial ne peut avoir d’effets socialisateurs sur les enfants que s’il trouve les moyens (en situation et en temps) de se « transmettre ». En effet, même si Mme K. a eu un parcours scolaire plutôt malheureux (CPPN, CAP non passé), elle garde d’une formation scolaire courte plutôt noble (employée de bureau) – et sans doute aussi d’expériences professionnelles valorisantes – des pratiques de lecture relativement importantes. Elle lit des revues (elle fait les mots croisés ou fléchés et lit l’horoscope), le journal (Le Progrès dans lequel elle lit les faits divers mais pas la politique : « Ben pas trop ça, parce que ça, c’est assez bardant [pour barbant] et moi ça me… (Rire.) »), le programme de télévision (Télé 7 jours dans lequel elle lit les articles mais commence « toujours en premier » par l’horoscope). Elle aime aussi les livres (lisant des romans d’aventure ou des livres qui parlent de « choses vécues », de « faits réels » – Jamais sans ma fille de Betty Mahmoody – mais tenant visiblement à marquer clairement ses distances avec les romans d’amour « Harlequin » car « ça revient toujours au même, c’est toujours les mêmes histoires ») ainsi que les bandes dessinées (son frère lui en apporte car il livre des imprimeurs) et a été abonnée pendant un temps à France Loisirs. Enfin, elle fréquente la bibliothèque municipale (Ith n’y va que « quand ça lui chante, comme la plupart du temps il est avec ses copains ») ainsi qu’un centre de rencontres où des animatrices racontent des histoires aux enfants et où enfants et mamans jouent ensemble.
Plus d’un propos montre chez Mme K. une attitude de bonne volonté culturelle et même de boulimie culturelle. Elle évalue à cinq-six le nombre de livres qu’elle lit par mois et, dans le cas des revues, affirme : « Moi je lis d’tout, alors là, absolument tout c’qui m’passe par les mains. » On perçoit même dans sa manière de justifier son recours au dictionnaire le rapport dominé qu’elle entretient à l’égard de la culture légitime : « J’préfère regarder tout d’suite pour savoir au lieu de rester comme ça, toute bête… » Il faut ajouter que le père de Mme K. semblait donner de la valeur à la lecture puisque sa fille possède toujours une collection de livres sur les animaux qu’il lui avait offerte (« C’est une collection de dix livres que mon père m’avait offerts pour mon anniversaire. C’est des livres de A à Z, sur tous les animaux. J’ai beaucoup d’livres comme ça, qui sont des livres que j’ai vraiment depuis longtemps, mais j’les garde toujours »). Elle se présente même comme la plus grande lectrice de sa famille face à des frères totalement dépourvus de goût envers les livres (« Ah ben non, alors les frères non, faut pas leur parler de livres, parce que c’est pas leur truc. C’est plutôt le sport, les sorties et tout l’bazar ») et explique le faible intérêt d’Ith pour la lecture par son sexe : « J’essaye de le faire lire, mais c’est un peu plus dur, j’sais pas, j’pense que les garçons, ils sont moins portés là-d’ssus, hein, sur les livres, la lecture, tout ça. » On peut même remarquer qu’elle lit malgré l’absence de réseau de sociabilité où elle pourrait trouver une manière de donner sens et valeur avec d’autres à ses lectures : « J’suis toujours toute seule alors… (Rire.) »
La position de Mme K., à la fois en tant que femme dans la division sexuelle des rôles familiaux et en tant que personne formée au travail d’administration, l’a même assignée à des tâches d’écriture familiales. Même si elle réagit de façon typiquement spontanéiste sur un certain nombre de pratiques d’écriture qu’elle perçoit comme rigides ou contraignantes, elle a été dans l’obligation de s’occuper des papiers, dans son couple et pour ses beaux-parents, sans que cela lui pose véritablement de difficultés ; elle écrit elle-même les lettres aux administrations (même si elle préfère utiliser le téléphone dans les contacts avec sa famille), remplit sa feuille d’impôts, écrit les mots à l’école et laisse parfois des petits mots sur la porte lorsqu’elle s’absente. Elle fait des listes de commissions en les rédigeant au fur et à mesure qu’elle se rappelle les choses à acheter et calcule à peu près ce que vont lui coûter ses achats : « Avant j’fais déjà mon p’tit compte quoi, approximatif hein. Disons, par exemple, le litre de lait, alors j’ôte vingt francs, j’mets vingt francs, j’fais en gros, mais j’arrive à tomber pas l’total exact mais pratiquement. » Elle prend parfois des notes avant de passer un coup de téléphone à une administration (« Parfois on pense à un truc et puis on oublie ou on sait plus quoi dire »), de même que pendant ou après le coup de téléphone.
En revanche, elle n’a jamais tenu un cahier de comptes, ne fait pas de pense-bêtes (« Tout là d’dans », nous dit-elle en désignant sa tête), ne fait pas de listes de choses à faire (« J’trouve ça ridicule ») et a une réaction typiquement spontanéiste par rapport à ce genre de pratique d’écriture qu’elle juge trop rigide : « On sait très bien c’qu’on a à faire hein. Je sais pas mais, moi, j’sais déjà bon ben, demain c’que j’fais. Bon, j’dis pas dans une semaine mais même, non, vraiment il faudrait, je sais pas moi, j’trouve ça vraiment… Disons, c’est comme si on inscrivait un truc pour un robot : “Tu dois faire ça, ça, ça, ça.” C’est-à-dire moi j’vis ma vie, vraiment, enfin, pas comme elle vient mais… Non j’sais pas (Rire) et puis faudrait p’t’être aussi tenir si on fait une liste, bon ben, faudrait faire ça, ça, ça dans la journée, et si on a pas tellement envie d’faire un truc, par exemple, bon, j’fais mon repassage, j’dois aller là, et puis, si on peut pas y aller, je sais pas, non. J’trouve que c’est pas… C’est comme on peut, comme on veut. » Elle possède plusieurs agendas dont elle ne se sert pas, ainsi que plusieurs calendriers qu’elle regarde parfois pour compter les jours, mais sur lesquels elle ne note jamais rien.
Si elle classe ses papiers administratifs maintenant, pendant longtemps elle ne l’a pas fait. Ses photographies sont surtout des « photos libres ». Elle ne trouve pas très utile de classer des photos qu’« on regarde de temps en temps ». De même, lorsque nous lui demandons si elle note des choses sur les photos, elle répond : « Non oh lala, fouff, y a la photo, c’est bon ». Comme d’autres personnes interviewées, Mme K. réagit souvent par rapport à certaines pratiques d’écriture sur le mode : « C’est se casser la tête pour rien ». C’est encore à partir d’une vision un peu spontanéiste qu’elle réagit au journal personnel : « Ça reviendrait pas à l’idée. » Elle trouve cette pratique pas « nette », sans que l’on puisse véritablement savoir ce qu’elle entend par là : « Nous notre vie, d’toute façon on l’a dans la tête, on n’a pas besoin d’la… C’est la vie, elle est comme ça et puis c’est tout. Y a pas besoin d’la raconter dans un… »
Mme K. insiste sur le fait que l’école est une chose importante et affirme ne pas cesser de le rappeler à son fils : « Ben oui, mais j’arrête pas d’lui l’répéter, parce que déjà quand on voit la vie maint’nant, alors c’est pas évident, alors plus tard. C’est surtout pour lui, moi je lui dis hein : “Regarde déjà comme c’est pour trouver du travail ou n’importe quoi, même quand on a des diplômes en main c’est pas…” Faudrait pas qu’il fasse comme moi. » Elle montre néanmoins les limites du suivi de la scolarité d’Ith lorsqu’elle le juge « moyen, pas bon, bon, bon. Non, il s’rait pas bon, ni nul, mais moyen », écrivant et lisant « assez bien », alors qu’il est décrit par l’enseignant comme ayant de grandes difficultés dans tous les domaines (3,2 sur 10 de moyenne générale au dernier contrôle de l’année dont 2,5 en lecture silencieuse, 2,7 en orthographe, 4 en grammaire et 3,7 en mathématiques) et particulièrement du point de vue du graphisme. Mme K. présente Ith comme un enfant rétif au travail scolaire et qui ne pense qu’à s’amuser avec sa console de jeu ou dehors avec ses copains : « Mais j’m’en vois avec lui, c’est sûr. Parce que pour essayer de lui faire faire… Quand j’vois qu’y a un truc qu’il comprend pas, où il est pas à l’aise dedans, j’ai beau lui dire ici, je vais t’expliquer, on va passer un p’tit moment d’ssus, il est tellement tête de mule, il va s’mettre : “Ah oui, j’ai compris, c’est pas la peine” et il veut rien savoir. Il est vraiment… Il pensera beaucoup à aller jouer avec ses copains et tout. » Elle lui a retiré sa console de jeu pendant un temps parce qu’il y passait trop de temps, mais cela n’a pas modifié son comportement : « Ça, ça a été interdit là. J’lui ai débranché pendant des s’maines et puis il s’en fout. Il va avec ses copains. Il hurle toute la journée pour descendre, parce que toute la journée il jouait d’ssus, il voulait rien faire d’autre, et à force, dans la tête, là aussi… Alors c’était ça ou avec les copains. Alors toute la journée, c’était la console, les copains, la console, les copains. Il arrivait, c’est à peine s’il ne jetait pas son cartable par terre et il repartait vite jouer. »
Quand elle essaie de lui expliquer ses devoirs, il n’écoute pas. Il ne demande jamais une aide de lui-même, pressé qu’il est de se débarrasser le plus rapidement possible de ses devoirs. Sa mère dit les contrôler tous les deux ou trois jours, mais Ith prétend souvent qu’il les a déjà faits en classe (« La plupart du temps, il arrive, j’lui fais : “Bon, ben, tu vas faire tes d’voirs. – Ben j’en ai pas aujourd’hui. On n’en a pas, j’les ai faits hier”, ou alors “J’les ai déjà faits à l’école” ») ou va dans sa chambre et affirme, lorsqu’il en sort, les avoir faits : « Il veut aller les faire dans sa chambre. Je dis : “Non, tu viens ici”, parce que après il reprend son cartable : “Ça y est, j’les ai faits.” Alors j’vois rien, et puis… » Il utilise donc toutes les stratégies possibles pour échapper aux devoirs du soir : « Il veut se débarrasser le plus vite fait de ses devoirs pour aller jouer, c’est tout. » Il va même jusqu’à « sauter » des exercices et oublier ses livres et ses cahiers à l’école. Sa mère dit tout de même lui faire refaire ses devoirs tant qu’ils ne sont pas justes et lui faire réciter ses leçons. Pendant les vacances, elle lui achète des cahiers de vacances (« Question qu’il oublie pas trop quoi, qu’il reste toujours dans l’bain »), mais il ne fait des exercices que tous les deux ou trois jours et l’on ne sait pas vraiment si elle parvient à lui imposer cette contrainte.
Mme K. fournit à un moment elle-même une explication concernant les difficultés qu’elle rencontre pour maîtriser son fils : « Ben oui, mais c’est vraiment dur hein. J’vous dis, il est vraiment dur dur. Surtout, bon, disons qu’avec son père c’est vrai, qu’ça a jamais été. On n’a jamais vraiment vécu avec lui un certain nombre d’années. Alors j’pense qu’y a d’ce côté-là aussi. Parce que quand y a son père, c’est pas pareil hein. » Elle est obligée d’avoir recours de temps en temps à la « ceinture » : « Ah j’suis obligée d’les tenir un peu avec une ceinture par moments. (Rire.) Bon j’leur tape pas d’ssus mais j’leur fais un peu peur. Alors sinon y a plus d’respect, y a plus rien hein. » Plus loin, dans l’entretien, elle dit qu’elle le frappe tout de même un peu avec : « Alors j’le tape un peu dans les jambes. C’est pas méchant. » Son mari, lui, semble avoir une plus grande autorité : « Sans les taper, sans rien. Seulement en criant un peu, en regardant, ça y est, il va tout d’suite avoir peur, il va obéir et tout. Et puis d’toute façon il n’est jamais là, alors, c’est pour ça qu’il en profite. » Elle pense qu’elle lui a « laissé passer » trop de choses lorsqu’il était plus petit : « C’est pour ça qu’le petit là, j’essaye de… Y a beaucoup d’choses que, à lui que j’passe pas, que j’passais au grand. Ça vient peut-être de ça aussi, parce qu’en n’étant jamais là, j’ai passé beaucoup d’trucs. J’aurais pas dû, j’vois maint’nant qu’j’aurais pas dû passer parce que… C’est trop tard. »
L’entretien nous permet donc de reconstituer une situation de couple particulièrement instable. Le père n’aurait guère été présent physiquement dans la vie familiale et ne se serait guère préoccupé de ses enfants (« Son père non, d’toute façon il s’en est jamais occupé alors »), la mère serait partie à plusieurs reprises de la maison pour rejoindre de la famille, laissant peut-être les enfants à la charge des beaux-parents : « Ça fait dix ans qu’on habite là parce qu’avant, deux ans on a habité au numéro 2 et puis après on est venu ici, pendant huit ans. Mais moi, j’ai pas habité très très longtemps non plus ici hein. Comme j’vous dis, c’était vraiment à droite à gauche. (Rire.) On habitait d’partout, alors. »
Bien sûr, il faut imaginer que, dans d’autres configurations familiales, les difficultés de couple ne retentissent pas autant sur la scolarité des enfants parce que le souci pédagogique est plus grand. Des turbulences familiales dans un milieu où le capital culturel ne va pas de soi, où les réflexes, culturellement incorporés, de préservation de la scolarité de l’enfant ne sont pas présents, ont eu immédiatement des effets négatifs sur le parcours scolaire d’Ith. Une certaine forme de stabilité familiale (qui peut même se maintenir à travers des séparations, des divorces…) semble donc importante pour fournir les conditions d’une scolarité correcte.
C’est dans cette turbulence du couple que l’on peut mieux saisir le comportement d’Ith. Sa mère dit elle-même que, du fait de cette situation, elle lui a « laissé beaucoup passer » de choses. Elle apparaît, dans les situations qu’elle décrit31, comme étant débordée par ses enfants et se présente elle-même comme bénéficiant de moins d’autorité que son ex-mari. Elle semble laisser faire et n’agir qu’en dernière limite par la menace de la ceinture ou les coups. Les règles de vie ne sont donc pas très fixes et définies et apparaissent souvent comme irrégulièrement appliquées. Par exemple, alors que Mme K. dit surveiller ce que fait Ith dehors, lorsqu’elle va à la bibliothèque le mercredi, elle le laisse jouer avec ses copains sans possibilité réelle de surveiller ce qu’il fait. De même, si, comme elle nous le raconte, Ith a réussi une fois à aller si loin en ville sans sa permission, c’est que le contrôle de ses activités n’est sans doute pas aussi serré que ce qu’elle peut en dire. Ou encore, bien que la mère soutienne qu’elle lui fait faire et refaire ses devoirs tous les soirs avant qu’il ne sorte s’amuser avec ses copains, l’enseignant (qui confirme qu’Ith « n’est pas triste et malheureux dans un coin » mais qu’il « jouerait au contraire toute la journée ») remarque qu’il ne fait pas souvent ses devoirs et apprend rarement ses leçons. Une interprétation psychanalytique sauvage verrait ici un cas typique d’absence du Père et donc de Loi. L’interprétation sociologique, moins universaliste et plus attentive à la singularité des configurations familiales, tendrait plutôt à décrire les conditions sociales d’inexistence de règles de vie fixes et régulières et de l’absence d’une autorité respectée.
Avec une mère préoccupée par ses problèmes de couple, Ith a sans doute appris que ses « mensonges » répétés (sa mère dit à son propos : « Parce que lui, entre c’qu’i raconte et c’qui est vraiment… Faut voir hein ») pour échapper à certaines contraintes (familiales ou scolaires) fonctionnaient parfaitement. Cela expliquerait le ton totalement « mythomaniaque » de l’entretien que nous avons eu avec lui. Celui-ci est, en effet, l’entretien le plus fabulé que nous ayons eu à traiter. Ith semble inventer des situations au fur et à mesure de ses réponses. Il reprend, par exemple, des comportements de sa mère pour se les attribuer : il prétend chaque soir aller acheter à manger « en bas » pour toute la famille car sa mère est malade, rester le dimanche surveiller son frère pendant que sa mère « descend en bas », et explique comment il apprend ses leçons en inversant encore une fois les rôles : « J’dis à ma mère si, j’la lis et j’dis si elle est juste. » Il affirme aussi aller à la bibliothèque tous les mercredis, montrer ses notes à son père (qui n’est plus là), à sa mère et à son « frère » de 18 ans (qui est peut-être son oncle d’environ 30 ans ou bien un être imaginé) qui, ajoute-t-il, est à l’armée, etc., transformant les situations au gré d’une fantaisie dont on ne parvient pas toujours très bien à saisir le principe ou l’origine.
Mais les « mensonges », les fabulations d’Ith ne s’expliquent que dans la relation à ses parents et, en particulier, à sa mère. On pourrait dire qu’ils n’en sont que le symptôme. Les stratégies de contournement des contraintes mises en place par Ith sont indissociables des comportements et réactions des membres de la constellation familiale. Ces stratégies se calent sur les modalités des comportements parentaux existants.
Toutefois, Ith est décrit scolairement comme « un gamin qui n’est pas sot du tout » et dont les « grosses difficultés ne sont pas nécessairement dues à un manque de possibilités » mais qui n’est pas dans les conditions d’attention et d’écoute adéquates : « Il est tout le temps retourné » ; « Tout le temps à être distrait » ; « Les rares fois où il écoute, où il fait attention, il réagit positivement » ; « Il n’est jamais intéressé par quelque chose en particulier. » On peut donc supposer que c’est le rapport aux contraintes, aux règles, aux exigences imposées par des adultes qui est, dans le cadre de la configuration décrite (et qui se caractérise notamment par un faible degré de rationalisation des activités domestiques), au centre du problème scolaire d’Ith. Son petit frère, bénéficiant d’une présence maternelle plus régulière (elle ne veut pas lui « laisser passer » autant de choses qu’au grand), commençant sa scolarité au moment d’une sortie des « problèmes de couple » et fréquentant un centre de rencontres pour enfants où il joue et écoute des histoires, est peut-être dans une situation plus favorable pour vivre une scolarité plus heureuse.
On remarquera pour finir que le jugement scolaire porté sur Ith a tendance, en désespoir de « causes » (à défaut de trouver une cause probable à la situation), à concentrer le problème sur un élément naturel et isolé et à en absolutiser les effets : « Il est gaucher. Vous me direz : “Ce n’est pas un problème”, mais enfin, bon, il a ça… »
Smaïn M., né à Lyon, à l’heure scolairement, a obtenu 4,3 sur 10 à l’évaluation.
Le jour du rendez-vous, nous entrons dans un appartement après nous être annoncé par interphone. Il est situé dans un immeuble un peu plus « chic » que les autres immeubles du quartier. La mère de Smaïn nous dit bonjour et va immédiatement chercher sa grande fille de 23 ans, Melle M. Nous lui expliquons les raisons pour lesquelles nous effectuons ces entretiens car c’est elle qui répondra à nos questions.
Nous pénétrons dans une pièce où se trouvent deux voisines installées sur un canapé. Nous nous asseyons sur une chaise dont l’un des pieds est branlant. La grande sœur est à côté de nous et sa mère, de l’autre côté de la table. Nous ne voyons pas très bien son visage parce qu’il y a un bouquet de fleurs qui la cache. Nous pensions d’abord qu’elle allait le déplacer mais, en fait, il restera en place jusqu’à la fin de l’entretien. La mère nous regarde donc, de façon un peu cocasse, tout au long de la discussion à travers les fleurs. Sa fille lui demandera parfois une précision en kabyle ou en français. L’entretien se déroule très bien. Melle M. semble très à l’aise durant l’intégralité de la conversation. Certaines questions lui apparaissent étranges ou évidentes et provoquent rires ou sourires qui installent une sorte de connivence entre elle et nous. Durant l’entretien, Smaïn est dehors, en train de jouer.
Le père de Smaïn, 52 ans, est issu d’un milieu paysan kabyle analphabète. Il est en France depuis son service militaire (cela fait plus de trente ans) et travaille aujourd’hui comme ouvrier qualifié, soudeur. Il lit et écrit sans problème en français. Sa femme, 43 ans, est issue du même milieu que lui. Elle n’est pas allée à l’école et ne sait donc ni lire ni écrire. Elle est venue en France quatre ans après son mari et a cependant toujours des difficultés à parler et à comprendre le français que sa fille lui traduit pour certaines questions.
Les enfants, exceptée Melle M., sont nés en France. Ils sont six en tout : Melle M., 23 ans, qui est allée jusqu’en troisième, puis en LEP passer un « CAP de collectivité32 », et qui travaille comme aide-puéricultrice dans une crèche (« CAP de collectivité, donc qui a rien à voir avec c’que j’voulais faire entre parenthèses. (Rire.) Et puis, bon ben, ensuite j’voulais continuer par un BEP sanitaire et social. Et puis, bon, ça s’est mal passé, parc’que des papiers perdus et tout l’tralala, donc j’ai laissé tomber l’école, et j’ai été dans la vie active ») ; un garçon de 17 ans, qui est en troisième ; une fille de 13 ans, en cinquième ; un autre garçon de 12 ans, en sixième ; Smaïn, 8 ans, en CE2 et un petit dernier de 4 ans, qui est en maternelle.
Smaïn ne vit pas dans un milieu totalement démuni par rapport à l’univers scolaire. Il est allé à la maternelle comme tout enfant français (à l’âge de 4 ans) et ses parents sont en France depuis une trentaine d’années maintenant. Au cœur de la configuration familiale, il apparaît que le père et sa plus grande fille sont les personnages les plus proches des univers de culture légitime.
Le père est ouvrier qualifié et militant syndicaliste. Il s’intéresse, contrairement à la plupart des parents que nous avons considérés jusqu’ici, à travers la lecture quotidienne du journal (Le Progrès) et le suivi des informations télévisées ou des débats politiques, aux activités politiques et sociales (« Il s’intéresse beaucoup à tout ce qui est d’actualité et tout ça »). Si l’on peut estimer que l’indifférence au monde politique est souvent le signe d’une impuissance à son égard, alors l’intérêt que porte M. M. à la politique est signe d’un sentiment de moindre impuissance. Il ne s’auto-exclut pas lui-même de cet univers légitime et montre ainsi un rapport moins malheureux aux univers de culture légitime. Sa fille le présente même comme l’expert familial en politique et dit qu’elle fait appel à lui lorsqu’elle ne comprend pas quelque chose : « Ah i lit tout. Ouais i s’intéresse donc, i lit bien. Moi j’sais qu’à chaque fois qu’y a des débats politiques, bon, moi j’aime pas trop la politique alors, pff, suivant c’qu’y a j’file un peu. Mais lui i m’dit : “Non, j’vais r’garder, j’veux savoir c’qu’i disent, qu’est-ce qu’i racontent.” D’ailleurs, quand j’comprends pas un truc sur la politique, c’est à lui que j’demande. » Il leur arrive aussi de parler tous les deux des choses qu’il lit dans le journal ou dans un livre : « Ah oui, souvent avec moi, quand i prend un bouquin, tout ça, bon ben, i m’dit c’qu’il en pense, ou quand y a un livre qui l’a un peu marqué. Enfin i m’dit des p’tites phrases et comme moi j’ai souvent lu le livre avant (Rire), j’lis pas mal, eh ben, j’sais qu’i parle de ça. Donc, après on enchaîne là d’ssus quoi ! Mais sinon, plus ou moins, des fois oui, quand y a un fait divers, par exemple, qui le marque ou politique, toujours pareil, un truc qui l’marque ou qu’i trouve pas bien, ouais i le dit, i fait la réflexion à voix haute, donc on entend et puis on enchaîne là-d’ssus quoi ! »
De manière générale, il aime lire (y compris des bandes dessinées : « Les BD ouais, il aime bien ! Il en prend aux enfants ou, oui, quand i va faire les magasins, les trucs comme ça, bon ben, i passe, il en prend, i dit : “C’est pour les gamins”, mais i le lit ») et fréquentait même régulièrement, il y a environ dix ans, la bibliothèque municipale, ce qui, là encore, apparaît comme quasi exceptionnel comparé aux autres situations où les parents, surtout les hommes, ne mettent pas les pieds dans un tel univers. La lecture de livres ne semble toutefois pas fréquente pour lui. Quand il en lit, il s’agit plutôt d’ouvrages sur la géographie d’un pays ou de romans policiers mais pas de « romans style Sulitzer ». Melle M. précise bien que la lecture n’est pas non plus le « passe-temps favori » de son père (« Moi j’l’ai vu prendre des livres et lire. Bon, disons qu’il est pas cerné dessus, vraiment sur la lecture, c’est pas son passe-temps favori ») mais qu’il préfère la télévision qu’il regarde beaucoup.
Autre personnage central, donc, par rapport à la culture légitime : la sœur de Smaïn33. Celle-ci, pourvue d’un CAP, lit beaucoup et est abonnée à France Loisirs. Elle a même un métier, celui d’aide-puéricultrice, qui la rapproche des questions éducatives. Ce n’est donc pas un hasard si c’est elle qui est chargée de répondre à un étranger qui pose des questions sur la scolarité. Comme son père, elle est chargée des relations avec l’extérieur de la famille et, en particulier, avec l’extérieur légitime. Elle dit même aimer s’occuper des affaires familiales : « J’aime bien r’garder c’qui s’passe quoi. Problèmes d’famille, tout ça, j’fourre un p’tit peu partout », et nous confie ne pas être toujours d’accord avec son père.
C’est M. M. qui, du fait de l’analphabétisme de son épouse, se charge des papiers familiaux (« C’est mon père qui s’occupe. Quand c’est Monsieur ou Madame, enfin quand c’est la famille, c’est lui tous les papiers administratifs ») sans avoir besoin d’aide, même si sa fille joue parfois le rôle d’assesseur quand il n’a pas le temps. C’est lui qui lit le courrier administratif et y répond, qui remplit la feuille d’impôts, rédige les chèques, écrit et signe les papiers pour l’école, fait des pense-bêtes à l’occasion et écrit à son frère en Kabylie « quand même régulièrement ». Toutefois, comme dans beaucoup de foyers où les hommes tiennent les écritures domestiques pour des raisons de moindre compétence de leur femme, M. M. ne développe pas au-delà ses pratiques d’écriture et, du même coup, ses dispositions rationnelles. C’est lui qui s’occupe des papiers administratifs, mais sa fille nous dit qu’il ne les range pas vraiment : « Il est un p’tit peu bordélique. On s’engueule souvent à cause de ça mais bon, pour lui, disons, qu’i s’les met à ses coins, i s’les retrouve lui, donc tant qu’on lui fouille pas dedans, ça va, i retrouve tout seul, mais il est pas ordonné ! Il fout tout au même endroit. Bon ben, on sait qu’c’est tous ses papiers, sa paperasse, alors on n’y touche pas. Et puis quand il a besoin d’quelque chose, i s’y retrouve tout seul. » Il ne tient pas de cahier de comptes : « Non, cahier d’comptes, non, tout en mémoire avec ma mère tout ça. I font leurs comptes en tête, tout ça, enfin, non i tient pas d’cahier d’comptes. Puis en général, j’vous dis, il a bonne mémoire, i s’souvient très bien de c’qui est sorti, ou c’qui est pas, bon, s’il a un oubli ou un doute, i reprend son chéquier, i reprend ses sommes, mais en général, i s’en souvient bien. » Il ne lui arrive que très rarement de laisser un petit mot aux membres de la famille (alors que c’est plus fréquent pour Melle M. : « Ben, disons, mon père, non, pas trop. I met pas trop d’mots. Ou alors, quand c’est vraiment important, quoi, qu’il a peur que vraiment on s’en souvienne pas, ou des choses comme ça, oui, ça arrive. Mais lui c’est rare parc’que, i nous l’dit plutôt la veille, ou des choses comme ça. Moi, par exemple, j’ai plus tendance à laisser quand j’pars quelque part et puis qu’j’rentre pas, bon ben j’note, ou alors quand j’ai oublié d’acheter quelque chose ou, enfin qu’j’veux qu’i m’rende un service, bon ben j’le note et j’laisse sur la table ! » Il ne fait pas non plus de liste de commissions (« Non, de tête ! ») ou de listes de choses à faire, n’a pas d’agenda et ne prend pas de notes avant ou après un coup de téléphone (« Non, il a bien tout, enfin, dans sa tête, il est tout bien, et puis i dit bien c’qu’il a à dire »).
Le problème de Smaïn réside dans le fait que les deux capitaux culturels (les deux principes socialisateurs les plus adéquats par rapport au monde scolaire) de la famille ne sont guère disponibles. Les effets qu’ils peuvent exercer sur lui n’ont donc pas la portée qu’ils pourraient avoir s’il en était sans cesse entouré. Une sœur qui travaille et qui, à 23 ans, a ses propres activités extra-domestiques avec des amies ; un père qui rentre tard du travail ou qui a des activités extra-domestiques avec des amis à lui (« Ça lui arrive de s’absenter, quand i sort avec ses amis ») et qui, dans le cadre de la division sexuelle des tâches domestiques, ne se charge guère de l’éducation quotidienne de son fils. Bien que les parents, y compris la mère, considèrent que l’école est une chose importante pour leurs enfants (« Ouais, elle [la mère] le dit bien, et elle l’explique bien aux gamins que si vraiment i veulent faire aucun effort, toute manière, nous, on peut pas s’mettre à leur place. Donc c’est à eux d’donner l’maximum, que si i font pas l’maxi, bon ben, c’est eux qui z’en paieront les conséquences plus tard hein. Toute manière, ça on leur explique bien »), il reste à la maison, pour s’occuper de Smaïn, une mère analphabète ne parlant pas très bien français (qui veille, par exemple, à ce que Smaïn se couche vers 21 h « au grand maximum », sauf lorsqu’il n’a pas école le lendemain et qu’il veut regarder un film) et deux frères et une sœur qui sont tous en retard scolairement (trois ans de retard pour l’un, un an de retard pour les deux autres). Les enseignants qui ont déjà eu les frères et sœurs (la plus petite était en classe de perfectionnement) dans leur classe nous informent qu’ils avaient déjà le même genre de difficultés scolaires.
Du coup, Smaïn se retrouve assez seul pour faire ses devoirs et surmonter ses difficultés scolaires. Lorsque nous posons des questions sur sa scolarité à Melle M., elle nous dit : « Ben, j’pourrais pas tellement vous répondre là-dessus », car c’est son père qui suit le plus sa scolarité : « Ben oui, parc’que quand son carnet d’notes arrive, c’est lui qui le signe, donc en général c’est lui qui est plus au courant des notes, là-d’ssus ! » Elle-même est souvent absente (« Parce que moi j’suis rarement là aussi ») et sa mère, qui ne sait pas lire, ignore tout des difficultés de Smaïn : « Ma mère, non, non, du fait qu’elle sait pas lire et écrire, elle va pas r’garder ses résultats non plus. » La sœur avoue donc ne pas savoir quels sont les résultats scolaires de son frère : « Non, là, j’pourrais pas vous dire dans quelles matières il est plus fort, dans lesquelles il est moins. Je sais qu’la lecture par contre il a certaines difficultés, parc’qu’à une certaine période j’râlais et j’voulais qu’i lise pas mal et qu’il écrive pas mal. Alors j’sais qu’dans c’domaine-là c’est un peu dur, dur, mais math, tout ça, j’sais pas vraiment s’il est dans la moyenne ou pas. » Peu à peu, au cours de l’entretien, on découvre que les deux personnes de la famille les plus compétentes ne sont guère disponibles pour suivre effectivement Smaïn dans son parcours34.
La surveillance scolaire de son père ou de sa sœur n’est qu’épisodique. Le père vérifierait son travail mais « pas vraiment tous les soirs ». De plus, lorsque Smaïn revient à la maison avec de mauvaises notes, son père lui montre qu’il n’est pas content et lui dit qu’il faut travailler mais ne le punit jamais : « Il le gronde plus ou moins, et puis il lui dit qu’i faut qu’i travaille, que c’est pour son avenir, enfin donc plein d’choses comme ça quoi ! Punir, non ! Non, mon père, il sévit pas trop ! Non, non, non, non. Bon il le gronde, en lui disant qu’i faut qu’il ait des meilleurs résultats, sinon y aurait possibilité que, mais non, non, pas d’punition de ce genre, pas trop non35. » Smaïn ne reste pas à l’étude et fait ses devoirs souvent seul chez lui. Le fait que sa sœur ne sache pas dire le temps qu’il y consacre (« J’calcule pas trop l’temps qu’i reste dans ses d’voirs ! Non j’sais pas trop ») est un bon indice du faible suivi qu’elle exerce personnellement sur son travail scolaire. Et pourtant, elle dit que lorsqu’il a des difficultés pour faire ses devoirs, il lui demande de l’aide plutôt qu’à son père, qui rentre tard du travail. Cette assistance doit cependant être relativement peu fréquente car lorsque nous lui demandons où se situent les difficultés de Smaïn, elle ne parvient pas à le dire (« Ah ben, il a… pff, tout dépend du problème, tout dépend du d’voir qu’il a à faire. Y a des fois où i comprend pas bien et y a d’autres fois où i comprend bien »). Melle M. ajoute que Smaïn fait ses devoirs de lui-même, sans qu’on le lui dise. Mais cela peut signifier que Smaïn s’occupe de ses devoirs quand il en a envie et que personne n’est vraiment là pour le lui dire. Les enseignants confirment d’ailleurs que le système de contrôle des devoirs de Smaïn est assez lâche puisqu’il « aurait tendance à ne pas faire grand-chose à la maison » et « oublie beaucoup de choses, oublie de faire signer ».
Si Melle M. et son père surveillent les fréquentations de Smaïn car ils n’aiment pas qu’il « traîne » dehors avec n’importe qui (« Ben j’vous avoue qu’c’est un p’tit peu plus moi quand même [que sa mère]. Ouais, pis mon père aussi parc’que mon père il aime pas trop qu’on reste à traîner sans rien faire comme ça jusqu’à des heures pas possible. Ça il aime pas trop »), Smaïn passe, tout de même, beaucoup de son temps (les après-midi après l’école, le mercredi et les fins de semaine) à des activités qui ne demandent pas nécessairement les mêmes qualités de travail et d’attention que les tâches scolaires : console de jeu, jeu de boules, skateboard, vélo, piscine… Pendant les périodes de vacances, le programme semble le même pour Smaïn que les mercredis, samedis et dimanches de l’année. De l’avis même de Melle M., il passe trop de temps au jeu et pas assez à la lecture (« Il est pas trop trop lecture, mais i faudrait p’t’être plus lui dire, lui donner des idées quoi »)36 et il n’est pas étonnant que les enseignants notent que Smaïn « aime bien s’amuser » et qu’il « a du mal à se concentrer sur son travail ».
Ainsi, Smaïn développe à l’extérieur de l’école des comportements qui ne sont pas totalement en harmonie avec ceux requis pour la vie en classe puisqu’il apparaît, dans l’univers scolaire, comme étant « très dissipé » et « plutôt instable ». On peut donc dire, pour résumer l’information centrale dans cette configuration familiale singulière, que Smaïn est, du point de vue scolaire, victime de la non-disponibilité des capitaux culturels familiaux. La division sexuelle des rôles domestiques, notamment, contribue à éloigner son père des tâches éducatives et à écarter de lui une bonne partie du capital culturel familial.
Martine C., née à Vénissieux, un an de retard (redoublement du CP), a obtenu 7 sur 10 à l’évaluation.
M. et Mme C. vivent dans une petite maison située au milieu de jardins et comportant un poulailler. C’est M. C., très nerveux, qui nous reçoit et nous fait entrer dans la cuisine où l’on peut voir affiché sur un mur le récent brevet d’études professionnelles agricoles qu’il a obtenu. Il est en train de préparer le repas avant que sa femme n’arrive du travail et nous dit : « Très bien ce que vous faites. Première fois qu’on vient me poser des questions sur ma fille, qu’on vient me voir pour ça. C’est très bien. » Le rendez-vous a été pris avant le repas du soir, car Mme C. nous avait précisé qu’ils dînaient assez tard.
L’entretien débute avec le père, puis continue avec la mère et en présence de Martine. Les parents répondent sans réticence aux questions que nous leur posons. Ils parlent avec des mots familiers ou grossiers y compris devant leur fille. Mais il ne s’agit pas vraiment d’un parler populaire issu du monde du travail. Il s’agit plutôt du parler familier de ceux qui ont fréquenté le collège et le lycée.
M. C., 35 ans, est actuellement sans profession. Il travaille seulement avec sa femme dans une station-service pendant le week-end. Il est allé à l’école jusqu’en fin de première G2 (comptabilité) où on lui proposait de redoubler cette classe. C’est durant cette année scolaire qu’il a connu sa future femme et il a donc décidé d’arrêter ses études : « En fin de compte, ils ont pas voulu m’faire passer en terminale parce que j’ai trop craqué de cours de maths, alors qu’j’étais pas spécialement mauvais en maths. En plus, j’m’entendais bien avec le prof de maths mais bon ben, c’t’enflé, il a pas voulu. Alors, ben du coup, j’ai pris les glandes et j’ai tout arrêté. » Il avait déjà redoublé deux fois : tout d’abord la troisième, puis la classe de seconde. Ses parents lui ont payé en fin de scolarité un stage privé d’opérateur de saisie, à la suite duquel il a travaillé pendant dix ans dans le « milieu informatique, mais petit hein, pupitreur, choses comme ça ». Il a subi un licenciement économique dont il a, selon lui, « abusé », dans la mesure où les emplois qu’on lui proposait lui rapportaient moins que ce qu’il touchait au chômage : « Et puis ça fait que, maintenant, j’me retrouve le bec dans l’eau, avec rien devant moi. » Il aurait pu continuer à travailler dans le secteur informatique, mais il n’aimait pas vraiment ce travail : « C’est-à-dire, le problème c’est qu’en informatique, moi je touchais pas une bille. Ça m’gonflait même un peu, pis j’ai laissé courir hein. J’ai honte de l’dire, mais j’vous l’dis quand même. (Rire.) » Il vient de passer un BEPA37 à la suite d’une formation qui a duré dix mois, car il voudrait monter un « p’tit élevage » avec sa femme : « On a écrit à, j’sais pas, trente ou cinquante organismes qui gèrent un peu l’truc. Seulement on m’propose que des fermes de trente-cinquante hectares et tout. Ça m’intéresse pas. Moi j’veux un p’tit truc sympa quoi. » Il regrette un peu de ne pas avoir davantage poursuivi ses études car, dit-il, « Ça m’fait chier, parce que m’retrouver à 35 balais avec rien… » M. C., fils unique, ne vient pas d’un milieu ouvrier : son père était sous-officier dans l’armée française et sa mère employée de bureau civile dans l’armée.
La mère de Martine, 34 ans, est opératrice de saisie chez un expert comptable depuis 1985 (« Ça la gonfle, hein, enfin c’est pas son truc. Voilà en gros la situation actuellement ») et travaille aussi parfois le samedi et le dimanche avec son mari à la station-service voisine. Avant, dit-elle, « j’élevais ma p’tite ». Elle n’a pas travaillé jusqu’à ce que Martine aille à l’école. Comme son mari, elle est allée jusqu’en première, après avoir redoublé sa quatrième. « À la fin », explique-t-elle, « j’faisais craquer trop d’cours, j’commençais à l’fréquenter, alors bon. » Elle a un frère qui a arrêté ses études en fin de troisième, un autre qui a passé son BEPA et une sœur qui n’a eu que la partie pratique d’un CAP de « femme de ménage ». Son père était ouvrier, puis s’est occupé de colonies de vacances et a, en fin de carrière, travaillé comme cuisinier dans un CAT38. Sa mère a travaillé, par périodes seulement, dans des tâches de secrétariat en usine, en mairie et dans une maison du peuple.
Martine est fille unique. Elle fait partie des enfants en « réussite » scolaire dont le niveau a baissé au cours de l’année, de la première à la onzième place. L’enseignant notait tout de même que le père était venu le voir et que cela semblait aller mieux depuis. Pendant un temps, elle n’apprenait plus ses leçons, ne faisait plus signer ses cahiers et le travail était fait « à peu près ». L’enseignant note que « ce n’est pas catastrophique, mais c’était dommage qu’elle baisse autant ». Décrite comme une élève « sérieuse » aux « résultats satisfaisants » en début d’année, elle est remarquée en fin d’année pour son inconstance : « Elle a beaucoup plus de capacités. Quand elle veut elle s’applique. Si elle fait attention, elle a un cahier très bien présenté et tout. Comme le lendemain, elle peut me faire quinze fautes sur dix lignes recopiées. » Entrée relativement tard à l’école maternelle (4 ans et 9 mois), elle a redoublé le CP.
Si l’on compare la situation scolaire de Martine à d’autres situations dans des familles où les trajectoires scolaires des parents sont relativement limitées (c’est le premier cas de parents ayant été scolarisés au lycée), on se trouve un peu désarmé pour la comprendre. Martine a redoublé le CP, alors que ses parents n’ont pas redoublé avant le collège (quatrième, troisième, seconde) et a connu des baisses dans l’année… On aurait pu s’attendre que, dans un milieu familial où les parents sont allés jusqu’au lycée, où les grands-parents paternels ne sont pas ouvriers et où le grand-père maternel a connu une petite ascension sociale, l’enfant ne connaisse pas de redoublement à l’école élémentaire. Or nous nous trouvons encore dans un cas de capital culturel familial qui ne parvient pas à trouver les conditions de sa « transmission ». Au lieu de donner les raisons de la « réussite » de Martine, nous sommes ainsi paradoxalement conduit à expliquer pourquoi cette « réussite » n’est pas plus franche, pourquoi cette situation scolaire est aussi laborieuse compte tenu de ce que le capital scolaire familial pourrait laisser escompter.
Le problème central de cette configuration familiale, du point de vue de la scolarité de Martine, est sans doute à chercher du côté des rôles parentaux qui, par la force des choses, se sont inversés sans que les habitudes sociales et les dispositions mentales attachées classiquement à ces rôles soient elles-mêmes modifiées. Le père est au chômage ou en formation depuis environ trois ou quatre ans, mais la mère a immédiatement trouvé un emploi du même type que celui de son mari (opératrice de saisie), ce qui, du point de vue économique, ne constitue pas une remise en cause de leur niveau de revenu, puisque, lorsque le père travaillait, la mère restait au foyer pour élever sa fille. Économiquement rien n’a changé, et pourtant familialement rien n’est plus comme avant. En effet, la situation serait identique si les compétences, les dispositions, les goûts étaient interchangeables entre le mari et la femme, ce qui, évidemment, n’est pas le cas. Le père ne peut, subitement, changer son identité sexuelle, socialement construite, du jour au lendemain. Ce qui incombe souvent socialement aux femmes (s’occuper de la gestion domestique quotidienne, de l’éducation quotidienne des enfants, et, notamment, du suivi de leur scolarité), M. C., en tant qu’homme, ne le possède pas naturellement et ses dispositions, son identité le mettent en décalage par rapport à la situation qu’il vit. Ses structures mentales sont mal adaptées à la situation à laquelle il doit faire face, et c’est certainement la raison principale de son mal-être, du fait que, comme il dit, il y a un « malaise » ou que « ça va pas ».
Tout d’abord, c’est Mme C. qui lit le plus. Son mari lit « très rarement » le journal « parce que », dit-il, « pouf, ça me gonfle » et que « d’une manière générale, je lis pas beaucoup ». Il ajoute immédiatement : « Alors que ma femme, elle lit énormément. » Sa passion se dirige plus vers la musique et le cinéma que vers la lecture : « Par contre, la musique du matin au soir, pour moi elle y est tout l’temps hein. » Il a été tout de même lecteur de revues musicales ou cinématographiques : Actuel, Best, Rock’n folk, Cahiers du cinéma, Ciné Revue, Télé-cassette (« Ils parlent des nouveaux films qui sortent, choses comme ça, bon, là ça m’intéresse quand même un p’tit peu plus ») et de La Chèvre, une revue spécialisée qu’il lisait en vue d’avoir un petit élevage. Sa femme n’achète presque pas de revues ou de magazines, mais cite Rustica, Femme actuelle (qu’elle lit parfois chez sa mère) et une revue sur le boomerang qu’ils ont achetée à une époque. C’est Mme C. qui a lu dans son enfance le plus de bandes dessinées. Elle évoque Astérix, Tintin, Lucky Luke ainsi que des BD de science-fiction – « Enfin, c’que mon frère avait en règle générale, hein. J’lui dévorais tout. » Mais cela fait longtemps qu’elle n’en a pas lu.
Ils possèdent des livres sur le jardinage ainsi que des ouvrages de cuisine que lui affirme « potasser énormément », car il aime bien les cuisines exotiques. Mais c’est elle qui est abonnée à France Loisirs et au Grand Livre du mois (même si les achats sont plutôt consacrés à des livres pour Martine), et qui lit des livres (« C’est vrai que là-dessus, au niveau lecture, je crains un peu quand même. Enfin, j’crains, non c’est comme ça, et puis c’est tout hein, c’est pas… », dit M. C.). S’il lui arrive de lire des romans de science-fiction (une fois par an), il ne faut pas, explique-t-il, « que j’passe l’tiers du livre à essayer d’comprendre c’qui se passe, parce qu’alors là j’ai vite fait d’le fermer hein. C’est vrai qu’les romans et tout, pouf, j’ai du mal à rentrer dedans ». Il oppose, par ailleurs, clairement les lectures d’« information » qu’il supporte et les lectures « littéraires » qu’il n’aime pas (« Mais à chaque fois qu’j’prends des bouquins, moi c’est plus au niveau information que romans ou autre chose hein. J’ai lu quelques classiques comme tout l’monde quoi, parce que j’ai pas pu faire autrement, mais c’est pas trop mon truc quoi. Un condensé ça m’suffit amplement hein (Rire) ») et déclare regarder à la télévision ou au cinéma ce que sa femme lit. Mme C., au contraire de son mari, dit « dévorer » les livres : « Elle doit s’enfiler p’t-être pas un livre par jour mais pas loin. » Les romans policiers, « c’est mon truc », dit-elle (les « Borniche »). Elle dit aimer lire aussi « des trucs à l’eau d’rose » et les sarcasmes de son mari la forcent à se justifier : « Oh tu m’laisses parler ! J’lis ça mais c’est pas spécialement mon… J’veux dire, j’ai pas pris à la bibliothèque d’“Harlequin”. Là y a pas d’problèmes, je lisais parce que, bon, j’avais l’occasion d’les lire. Et puis bon, c’est vrai qu’j’avalais ça en une demi-heure, un “Harlequin”, mais bon, c’est tout quoi. Non mais j’suis ouverte à tout. » Avant de travailler, elle en lisait à peu près deux par semaine et maintenant un en une ou deux semaines. Elle emprunte beaucoup de livres à la bibliothèque où ils vont tous ensemble, la mère aidant Martine à choisir ses livres. C’est toujours la mère qui, lorsqu’elle était plus petite, l’avait abonnée à une revue (Poussy l’ours) et qui lui raconte parfois encore des histoires le soir. Le père, lui, exprime son mécontentement par rapport aux bêtises que l’on raconte aux enfants telles que l’histoire du Père Noël : « J’aime pas qu’on raconte des couilles. »
Lorsque Martine a vu sa mère partir travailler et son père rester à la maison, c’est donc une mère forte lectrice essayant de l’intéresser à la lecture qu’elle a vu partir. En revanche, elle a hérité de la présence d’un père davantage intéressé par le cinéma, la musique ou la télévision. Elle confirme elle-même que son père « ne lit pas beaucoup », excepté lorsqu’il fait des mots croisés, mais, en revanche, insiste sur le fait que sa mère lit énormément et assez vite : « Ma maman, elle en lit un gros comme ça pendant deux jours. Elle reste longtemps au cabinet parce qu’elle lit dedans. Comme hier soir, elle a pas regardé la télé. Elle est allée s’coucher, pis elle a lu. » Mais elle précise ne pas aimer la lecture autant que sa mère : « Pas comme ma maman hein. Ma maman, elle aime beaucoup. Moi j’aime moyen » et déclare, sans détour, préférer la télévision à la lecture. Martine possède même sa propre télévision ainsi que sa propre chaîne hi-fi dans sa chambre et la mère dit quand même qu’elle a été obligée de freiner du côté de la télévision : « L’année dernière, oui, le matin, fallait mettre la télé pour les dessins animés, mais, non, j’ai dit non, non, c’est fini ça, parce que c’est une perte de temps. » Les préférences de Martine montrent bien qu’elle a incorporé plus de goûts associés au père qu’à la mère, puisque ses parents s’opposent selon l’axe : lecture/télévision-cinéma-musique…
Les rôles économiques ont été permutés mais les rôles domestiques n’ont pas été chamboulés. C’est toujours Mme C. qui gère une bonne partie du quotidien et qui s’occupe du courrier et de l’ensemble des papiers administratifs : « Je me dégage entièrement sur ma femme. C’est elle qui s’occupe de tout ce qui est paperasse et compagnie hein39. » C’est, en effet, elle qui s’occupe d’écrire les lettres, même si c’est parfois lui qui rédige le « contenu » : « Moi j’aime bien écrire et j’aime pas chercher les bonnes phrases, les bons mots, en plus j’ai une belle… (Rire.) Enfin j’écris mieux qu’lui. (Rire.) Donc en règle générale, lui il les fait jamais hein. » Mais Mme C. conserve les brouillons des lettres qu’elle envoie aux administrations de manière à pouvoir s’en resservir comme modèles pour les lettres à venir ou bien demande à sa mère ou à sa belle-mère. C’est elle qui rédige la feuille d’impôts, qui se charge des factures familiales, qui s’occupe des papiers de l’école : « J’signe même pour lui et tout. C’est moi qui fais les mots à la maîtresse. C’est moi qui signe les papiers. » C’est encore elle qui range les papiers administratifs, même si elle ne les classe pas vraiment : « C’est la vraie pagaille. J’y arrive pas. Déjà y a un manque de place, et puis on est fouillis hein. J’vous avertis, j’cherche pendant deux heures. »
C’est même toujours elle qui laisse des mots à son mari, pourtant toute la journée à la maison, pour lui rappeler de ne pas oublier de faire telle ou telle chose (« Le matin quand j’me lève, j’lui fais un p’tit mot : “Fais ci, fais ça.” Si il y a des trucs vraiment importants à faire que j’ai peur qu’il oublie ou que j’lui ai pas dit, des fois ça peut aussi arriver, alors j’lui fais des p’tits papiers »)40, qui tient les comptes familiaux (« J’fais ça sur un bloc et moi j’tiens mes sorties, mes rentrées quoi. J’le fais pas tout l’temps. Quand j’le fais, c’est qu’vraiment y en a besoin »), qui fait les listes de commissions (que lui « dépasse » lors des achats mais pas elle, montrant ainsi qu’elle a un souci plus grand de gestion de son budget, alors que lui a un comportement plus hédoniste), qui note des choses sur un agenda (« J’mets les samedis où on travaille à la station ») et sur le calendrier (pour le collier du chien, la bouteille de gaz) et qui prend des notes avant de passer un coup de téléphone (M. C. dit : « Moi j’gamberge avant »). C’est, enfin, elle qui s’est chargée de ranger les photos dans les albums et d’écrire la date sur chaque photographie. Concernant la cuisine, Mme C. dit qu’elle se sert des livres et des fiches qu’elle possède et M. C., confirmant ses dispositions plus hédonistes, ajoute : « Et puis au feeling, carrément, souvent. » Leurs fiches, comme les papiers administratifs, ne sont cependant pas classées (Mme C. : « Ah non, ça on pourrait pas. Les classements et nous on est pas très… », M. C. : « Non on est merdique là hein »).
Si le couple se caractérise par une prédominance des tendances hédonistes et spontanéistes, la mère, on le voit très bien à travers la gestion du quotidien domestique, développe plus que le père des dispositions rationnelles. C’est donc, là encore, les dispositions rationnelles qui s’éloignent de Martine quand sa mère part travailler, la laissant en présence de dispositions paternelles nettement plus hédonistes.
Si M. C. va chercher sa fille à l’école le soir (une voisine l’y conduit le matin avec sa fille) et l’aide parfois à faire ses devoirs, on sent bien que tout cela ne lui est pas très familier. Ainsi, alors que c’est lui qui est censé la suivre le plus, c’est la mère qui répond spontanément aux questions portant sur la scolarité de Martine. Elle estime que cela ne se passe pas trop mal à l’école, mais reste lucide sur le fait que la classe n’est pas très forte et que l’on ne peut pas vraiment juger si elle est forte ou si ce sont les autres qui ont des résultats particulièrement bas (« Faut voir l’niveau d’la classe »). De plus, lorsqu’elle est amenée à parler de chaque discipline, elle juge tout de même sa fille un peu en difficulté sur presque chaque sujet. Elle dit qu’en français « c’est dur », « parce qu’elle a des lacunes en conjugaison, grammaire ». Martine va, d’ailleurs, chez un orthophoniste, car elle confond certaines lettres lorsqu’elle lit. Elle serait bonne en maths « si elle veut apprendre ses tables, parce que c’est toujours pareil… », dit sa mère, laissant penser que sa fille n’a pas toujours une bonne volonté scolaire. Concernant d’autres matières, la mère note encore quelques lacunes : « Autrement, l’histoire ça a pas l’air de marcher. La géographie, c’est pas excellent non plus. » Globalement, ils sont cependant plutôt surpris par ses bons résultats de l’année, étant donné son redoublement en CP.
C’est toujours la mère qui signe les cahiers une fois par semaine, mais elle note que « par contre, j’ai moins le temps maintenant, alors j’regarde moins qu’avant ». Et c’est Mme C., pourtant au travail, qui déclare qu’elle va essayer de « reprendre un peu en main » sa fille car elle constate, surtout le samedi et le dimanche lorsqu’elle retrouve son rôle « naturel » de mère éducatrice, qu’elle ne travaille pas toujours comme il le faudrait : « J’ai dit qu’j’allais la reprendre un peu en main, la resuivre un peu de plus près parce qu’elle a une tendance à dire, enfin une leçon, par exemple, elle m’a fait encore le coup samedi : “Ah mais j’serai pas interrogée, alors c’est pas la peine que j’l’apprenne.” Alors bon, c’est pour ça que j’ai dit : “Bon maintenant faut p’t’être qu’on s’remette un peu à la bousculer.” Parce que, bon, elle fait ses devoirs, mais les leçons elle juge pas que ce soit bien utile d’apprendre. Mais le problème c’est que, quand il y a des contrôles derrière. Il faut quand même qu’elle prenne conscience qu’il faut tout apprendre quand même. » En racontant cela, Mme C. trace, sans le dire vraiment, les limites du suivi de la scolarité en semaine effectué par son mari.
Martine fait ses devoirs à la maison « toute seule, et puis, quand y a des trucs qu’elle comprend pas, bon ben, elle nous appelle » dit sa mère qui nuance cependant immédiatement après : « Enfin, elle t’appelle, parce que moi, en général, j’suis pas là le soir. Enfin j’rentre à 7 h du boulot, et, en règle générale, elle a fini, en règle générale. » Toutefois, non seulement Martine ne sollicite pas spontanément ses parents (« Elle va pas nous dire : “Fais-moi réciter ma leçon” »), mais le père avoue que Martine va plutôt vers sa mère qui est rarement disponible : « Mais comme elle est pas souvent là sa mère… (Rire.) » Lorsque Martine apporte de mauvaises notes, elle les montre tout d’abord à son père : « Ah ben ça, ma maman elle travaille, alors c’est à mon papa. » Le système de sanction des parents repose davantage sur les récompenses données lorsque les résultats sont bons et dont leur fille est, évidemment, privée lorsqu’elle en a de mauvais : « C’est-à-dire que, elle a plutôt des récompenses quand elle a des bonnes notes, qu’elle n’a plus après quand elle a des plus mauvaises notes. » Martine dit elle-même qu’elle n’est privée de télévision par exemple que lorsqu’elle fait des « bêtises » ou qu’elle ne range pas sa chambre. Enfin, pendant les vacances, Martine part chez ses grands-parents maternels à la campagne où « alors là, elle fait c’qu’elle veut », et sa grand-mère essaye de lui faire faire un peu de travail scolaire sur des cahiers de vacances, « mais c’est difficile hein » : « Elle les fait, mais c’est vrai qu’ça rouspète hein, c’est ma mère41 qui les fait en règle générale. »
La mère, forte lectrice, ayant les plus fortes dispositions rationnelles et habituée par la division sexuelle des rôles à s’occuper de Martine, est donc peu présente pour sa fille durant la semaine et va même aider son mari à la station-service certains week-ends. Avec sa mère à l’extérieur, Martine perd le bénéfice qu’elle pourrait tirer, à travers des interactions plus fréquentes et régulières, de la personne la plus compatible avec l’univers scolaire. Elle gagne un père faible lecteur, plutôt hédoniste et s’adaptant mal, de par sa propre identité sexuelle socialement construite, à son rôle imposé de « père au foyer ». Le couple traverse ainsi une phase difficile liée, en partie, à la difficulté pour le père à retrouver un emploi : « Pour l’instant, ben je végète même beaucoup. Y a pas qu’moi d’ailleurs, enfin, toute la famille végète, et tout s’en ressent. » Lui-même évoque à quelques reprises son « malaise » personnel qui se répercute sur l’ensemble de la famille : « J’sais pas si vous avez choisi la meilleure famille. C’que j’veux dire par là, c’est que c’est un peu galère quoi, en c’moment. »
La situation de malaise (économique et familial) peut alors permettre de comprendre ce que les parents ressentent à l’égard de deux groupes qui constituent pour eux comme des atteintes à leur dignité. D’une part, on sent pointer une forme de racisme à l’égard des populations étrangères jugées trop importantes dans l’école. M. et Mme C. considèrent, par exemple, que c’est un privilège de pouvoir ne pas manger de porc à la cantine, alors qu’eux se sont renseignés au sujet de plats diététiques ou végétariens et qu’on leur a dit que ce n’était pas possible : « Les musulmans, ils ont un menu spécial et moi si je veux que ma gamine soit végétarienne, eh ben on va m’envoyer m’faire foutre. Bon ça, ce genre de truc, bon ça m’irrite un peu. » D’autre part, eux-mêmes se sentent étrangers par rapport au petit groupe de familles présentes aux réunions, se connaissant entre elles42, bien intégrées dans le groupe scolaire fréquenté par Martine : « C’est vrai qu’c’est toujours les mêmes parents, et moi c’est vrai qu’j’ai pas envie d’m’intégrer à ce petit groupe. » Le sentiment d’injustice qu’ils ressentent par rapport aux immigrés, ainsi que le sentiment d’exclusion vécu par rapport aux familles bien inscrites dans le groupe scolaire, ne sont peut-être que les symptômes d’une situation de malaise familial, lié au chômage du père, mais passant aussi par le brouillage des rôles familiaux.
Enfin, Martine est socialisée dans une ambiance culturelle familiale orientée globalement vers des goûts souvent eudémonistes (mélange de décontraction branchée, de goût pour des arts moyens tels que le cinéma et la musique pop ou rock, de goût pour la diététique, les pays étrangers, la cuisine exotique, l’écologie, le retour à la terre… faisant partie d’une « culture jeune » acquise sans doute au collège et au lycée) et pouvant, dans la configuration singulière reconstruite, contribuer à désengager Martine du minimum d’ascétisme que réclame le système scolaire : concentration, régularité dans l’effort, règles à respecter… Le père ne dit-il pas en fin d’entretien : « Ma fille est un peu ramière, comme son père (Rire) » ? Se décrivant tout au long de l’entretien comme « merdiques », « fouillis », les parents ne sont pas des adeptes de la régularité (les horaires sont variables : « C’est vrai qu’là, on peut pas dire qu’elle ait une vie bien équilibrée », dit M. C.) et de l’ordre (les papiers ne sont pas très rangés, de même que les livres : « Y en a un p’tit peu partout »). Bien sûr, là encore, c’est la mère qui est la plus rationnelle des deux, mais c’est elle qui a le moins de relations avec Martine43.
« Et, en effet, ce qu’il y a de plus essentiel dans le caractère, c’est l’aptitude à se maîtriser, c’est cette faculté d’arrêt ou, comme on dit, d’inhibition, qui nous permet de contenir nos passions, nos désirs, nos habitudes, et de leur faire la loi44. »
C’est dans les relations d’interdépendance entre les membres de la constellation familiale que se construisent les formes de la maîtrise de soi et d’autrui, les rapports à l’ordre (et notamment le degré de sensibilité à l’ordre verbal) et à l’autorité ou le sentiment des limites à ne pas franchir. Ces formes d’exercice de l’autorité (et, du point de vue de l’enfant, de sensibilité à l’ordre), variables historiquement et socialement, rendent possibles ou viennent brouiller la « transmission » du capital culturel ou la construction des dispositions culturelles et sont plus ou moins compatibles avec les politiques disciplinaires propres à l’ordre scolaire.
C’est toujours à travers la maîtrise d’autrui, à travers des formes toujours spécifiques d’exercice du pouvoir que peuvent se « transmettre » ou se construire les savoirs et savoir-faire. En effet, pour que l’enfant puisse acquérir ces savoirs et savoir-faire généraux ou spécialisés qui feront de lui un être social adapté à des situations socio-historiques déterminées, il faut non seulement la présence organisatrice – l’organisation n’étant bien évidemment pas toujours consciente – d’adultes disponibles (nous l’avons vu), mais aussi la capacité de l’enfant à se rendre disponible, attentif, sensible à la parole et aux actions des adultes. Bien sûr, comme dans tout cercle vicieux, ce sont ces mêmes adultes qui, à travers les relations de pouvoir qu’ils exercent sur l’enfant, l’amènent à construire cette attention ou cette disponibilité à leur égard.
Depuis William James, les psychologues ont mis en évidence les phénomènes d’attention sélective : nous ne pouvons être constamment attentifs aux multiples événements (langagiers et non langagiers) qui nous entourent et ce sont bien les interactions avec les adultes qui aident progressivement les enfants à « définir les situations », à déterminer ce qui, dans ces situations, est signifiant et insignifiant, pertinent et non pertinent, etc. Par exemple, les études menées par Jérôme S. Bruner mettent bien en évidence le fait que l’enfant « apprend », non consciemment, à tourner son regard vers ce que regarde un adulte qui lui fait face, à « faire coïncider son centre d’attention avec celui d’autrui ». Dans les relations de jeu notamment, l’enfant intériorise peu à peu un « système d’attention sélective conjointe » avec l’adulte45.
Mais l’éducation du regard et de l’attention, comme tout processus de socialisation, suppose aussi de la part de l’enfant une forme de docilité. Contrairement à ce que peuvent laisser supposer les schémas de la communication selon lesquels une information est transmise dès lors que le destinataire du message possède le code pour le déchiffrer, ce dernier n’est écouté que par celui qui est intéressé à l’écouter, celui qui, du fait des relations de pouvoir entre le destinataire et le destinateur, est forcé de l’écouter. Pour entrer dans des relations stables de constructions de savoirs, de comportements, encore faut-il que les êtres sociaux soient maîtrisables. Or, il existe des cas de failles dans l’autorité parentale (liées à des histoires familiales complexes) empêchant des parents, parfois non dépourvus de ressources culturelles, d’aider leurs enfants à construire leurs savoirs, leurs orientations cognitives, leurs pratiques langagières…, dans un sens scolairement adéquat (cf. le Portrait 8, ou encore, ailleurs, le Portrait 5).
Il faut aussi que, lorsqu’elles parviennent à exercer leurs effets, les formes d’autorité parentale soient en harmonie avec celles mises en œuvre à l’école, de plus en plus fondées sur l’autocontrainte et l’intériorisation des normes. « On n’est jamais mieux obéi que quand on n’a pas besoin de répéter chaque fois les mêmes ordres46 », écrivait Maurice Halbwachs, et c’est bien ce que montrent les formes de relations sociales basées sur l’autodiscipline.
Les portraits regroupés ici mettent en évidence l’importance de l’économie des relations de pouvoir au sein des familles. D’autres portraits, là encore, auraient pu être pris comme exemples de formes d’exercice de l’autorité particulièrement directes ou coercitives (Portraits 2 et 5), ou de formes d’exercice de l’autorité très euphémisées et reposant davantage sur l’autocontrainte (Portraits 13, 22, 23 et 25).
Walter O., né à Lyon, un an de retard (redoublement du CP), a obtenu 3,1 sur 10 à l’évaluation.
Lors de la prise de rendez-vous, il y a beaucoup de monde et de bruit dans l’appartement. Le mot n’a pas été lu par Mme O. Elle demande à son fils d’aller le chercher mais il ne le trouve pas immédiatement. Pendant que nous expliquons sur le palier de quoi il retourne, plusieurs enfants viennent voir ce qui se passe à la porte. Mme O. les renvoie dans l’appartement. Le jour du rendez-vous, il n’y a personne à l’heure convenue (10 h). Nous repassons à 10 h 25, Mme O. est là et dit calmement : « Vous êtes venu à 10 h ? J’étais chez le médecin », montrant que la prise de rendez-vous n’a rien de vraiment très précis et de très formel pour elle. Dans l’appartement, Mme O. est avec son neveu (d’environ 18 ou 20 ans) qui regarde la télévision. Elle lui demande de l’arrêter pendant l’entretien. Dès que nous arrêterons l’enregistrement, le neveu remettra la télévision avec le son très fort.
L’appartement est peu meublé. On remarque un meuble de salon de style moderne, abîmé en plusieurs endroits, sur lequel sont posés de nombreux bibelots ; des photos de famille sont collées sur l’une de ses portes. On voit aussi une petite sérigraphie sans cadre avec comme motif une femme avec un chapeau à voilette. Une grande télévision, un poste de radio, une petite table basse sur laquelle Walter fait quelquefois ses devoirs et un canapé délabré finissent de composer le décor de cette pièce. Dans la cuisine, on peut noter que la porte de la cuisinière tient avec du gros scotch marron. Tout au long de l’entretien, le chien de Mme O. vient sans cesse se coller contre nous et elle lui demandera plusieurs fois de se coucher.
Mme O. ne termine pas toujours ses phrases et exprime beaucoup de choses à l’aide de mimiques, ce qui nous conduit plusieurs fois à lui demander ce que signifient les expressions de son visage. Sans doute peut-on voir là le signe d’un mode de communication pour lequel le message passe tout autant en dehors des mots qu’à travers eux. Cela montre en tout cas une attitude différente de celles que supposent l’entretien ou l’oral scolaire.
Mme O. est une jeune mère de 27 ans issue d’une famille relativement modeste. Son père, Algérien, travaillait dans un hôpital mais a cessé son activité pour cause d’invalidité alors qu’elle avait 2 ou 3 ans. Sa mère, Alsacienne, était femme de ménage. Dans un contexte économique peu favorable, elle a vécu entourée de douze autres frères et sœurs dont deux seulement ont atteint le CAP (coiffure et peinture en bâtiment). Elle est allée elle-même à l’école jusqu’à 16 ans, en première année de CAP (peinture en bâtiment). Sortie de sixième pour faire un an en CPPN, elle qualifie sa scolarité de « pas géniale ». Tout ce qu’elle dit de l’école montre un faible intérêt dans son enfance et son adolescence pour les activités scolaires (« Ben faut dire qu’j’en avais rien à foutre de l’école » ; « Ça me passionnait pas du tout » ; « J’vous dis franchement, moi, l’école ça m’intéressait pas du tout »), même si elle note qu’elle avait des possibilités : « Mais ce que les profs me disaient, qu’j’avais la possibilité d’travailler mais j’voulais rien entendre. »
Puis, immédiatement à sa sortie de l’école, elle a connu le père de ses deux enfants (deux garçons, l’un en dernière année de maternelle et Walter en CE2). Elle n’a pas travaillé tout de suite. C’est seulement au moment de la séparation d’avec le père qu’elle a fait des « p’tits travail », jamais de façon très stable : femme de ménage dans une école, emplois dans la sérigraphie ou chez McDonald’s. Le père de ses enfants livrait des boissons dans une grande surface. Elle ignore son niveau scolaire. La mère de cet homme était femme de ménage en France et son père vivait en Martinique. L’ami actuel de Mme O. est cuisinier et posséderait un CAP, mais c’est elle qui le déduit de sa situation professionnelle. Comme parfois en milieux populaires, le diplôme n’est pas un critère pertinent dans les rencontres avec autrui, époux ou concubins ne savent pas toujours quel est exactement le niveau scolaire de leur conjoint47.
Dans cette configuration familiale, on n’a pas affaire à une faible maîtrise de la langue française, ni à un analphabétisme radical, pas plus qu’à une opposition entre deux univers culturels radicalement étrangers l’un à l’autre. Si Mme O. lit très rarement le journal, et, lorsqu’elle le lit, s’intéresse aux faits divers mais pas à la politique qu’elle rejette assez fortement (« Oh ben, j’vous dis franchement, j’en ai rien à foutre de (Rire) moi la politique. Je sais qu’Mitterrand c’est l’président, c’est tout c’que j’sais hein, c’est tout hein, ah ouais moi la politique hou la la, laissez tomber hein ») ; si elle ne lit pas non plus de revues ou de magazines, elle n’est pas, loin de là, dépourvue de tout intérêt pour la lecture. Elle déclare lire environ un livre par mois et se rendre à la bibliothèque toutes les semaines avec ses enfants pour y emprunter des ouvrages qui portent sur des « faits réels » : elle a lu Racines (dont elle a vu l’adaptation télévisée) qui traite du racisme, l’histoire d’une prostituée, etc. En revanche, elle n’aime pas les romans d’amour qui constituent des bêtises à ses yeux : « Non non, c’est nul ça. J’crois qu’les histoires d’amour, c’est un peu nul hein. » Si elle est abonnée depuis quatre ou cinq ans à France Loisirs, elle n’y prend des livres que pour ses enfants. L’ami de Mme O. lit essentiellement des romans policiers.
Le principe de l’« échec » scolaire de Walter est le produit de la combinaison de plusieurs traits familiaux tels que les faibles dispositions rationnelles domestiques, le rapport douloureux à l’écrit et le rapport de la mère à l’école ainsi que la politique disciplinaire familiale objective (non consciente, non intentionnelle dans tous ses effets et implications) ou, dit autrement, la forme d’exercice de l’autorité qui structure les rapports mère-enfants. Aucun élément, par lui-même, ne peut rendre compte de la difficulté scolaire de Walter. Certains éléments se retrouveront même dans des familles où l’enfant est en « réussite ».
Mme O. montre tout d’abord une faible propension à la rationalisation de ses activités domestiques : si elle fait parfois des pense-bêtes pour se rappeler une chose précise à faire (« J’prends un papier, j’le mets sur l’placard ou devant la télé, ou j’le mets, ou là, ou un endroit où j’y vais souvent pour m’en rappeler ») et écrit occasionnellement des listes de commissions qu’elle oublie assez souvent ou qu’elle ne consulte pas une fois arrivée dans le magasin, elle ne tient pas vraiment ses comptes, ne fait pas de listes de choses à faire, n’a pas d’agenda personnel, possède plusieurs calendriers dont elle ne se sert jamais et ne prend jamais de notes préalables à un coup de fil. De plus, elle ne classe pas du tout ses papiers qui sont « un p’tit peu partout ». Elle explique qu’elle a la « flemme » de les ranger : « Ça c’est sûr, quand les papiers sont bien rangés, c’est sûr, y a pas besoin d’aller dans le placard là, ou alors dans la chambre, ou alors d’regarder dans toutes les portes si mon papier il est dedans hein, avant d’le trouver, c’est vrai qu’j’mets quand même du temps avant d’les trouver, c’est sûr qu’c’est vachement plus intéressant de les classer que de les mettre à droite à gauche hein. Moi c’est la flemme hein d’le faire, hein, j’vous dis franchement, j’pourrais l’faire mais pff, c’est la flemme, tout trier oh la la, y en a trop d’papiers. » De même pour les photographies familiales : elles sont dispersées à droite à gauche, mais elle ne les a pas dans des albums. Elle aime plutôt en mettre quelques-unes sous verre. Sa manière de réagir à notre question sur la liste de choses à faire confirme le faible développement d’une disposition rationnelle, gestionnaire. Elle préfère, quand elle le peut, laisser venir les choses et ne pas prévoir l’emploi de ses journées : « Non, moi si j’ai un truc à faire bon ben j’le fais, si j’ai rien à faire, j’vais pas me mettre un, comment on appelle ça, un, ah comment ça s’appelle, ça m’est sorti de la tête, un emploi du temps pour… Par exemple, aujourd’hui j’ai dit : “Tiens demain je vais à tel, là là là.” Non, si j’ai quelque chose à faire, bon ben j’y vais et après j’rentre à la maison c’est tout. J’vais pas m’occuper toutes les journées hein. »
Mais écrire, surtout quand il s’agit d’un écrit « public », exposé au regard extra-familial, pose de sérieux problèmes à Mme O. Alors qu’elle dit lire elle-même le courrier (« J’sais quand même lire »), c’est son ami qui rédige les lettres aux administrations et qui remplit la feuille d’impôts : « Ah oui, ça m’bloque à un niveau, hou la la, c’est vraiment compliqué hein, quand il faut qu’j’écrive. Bon ben des fois j’ai mon ami, il me remballe, il me dit : “Oh écoute, t’as qu’à écrire, y en a marre, oh tu sais écrire et tout”, mais la plupart, c’est lui qui fait mes courriers hein. Ou alors il me fait un brouillon et pis moi j’recopie et encore des fois j’recopie avec des fautes alors… Non mais c’est vrai hein, non j’écris vraiment hein, y a trop de fautes dans c’que j’fais. » Dès qu’il s’agit de rédiger un texte, elle a peur de faire trop de fautes : « Moi je peux écrire mais j’fais trop, trop d’fautes. » Pour cette raison, elle n’entretient pas de correspondance écrite avec sa famille ou des amis : « Ou j’me déplace ou alors bon ben, si il habite loin, si il habite en dehors de la France, bon ben j’écrirais p’t’être, ou alors j’écris pas, j’attends qu’il m’écrive hein, non parce que moi j’aime pas écrire, ça m’prend la tête oui (Rire) non c’est vrai ça me… j’fais trop d’fautes alors ça m’énerve d’écrire. » Lorsqu’il faut écrire un mot pour l’école, elle essaye de le faire elle-même, sans trop de fautes, mais il lui arrive d’interroger Walter sur tel ou tel mot à propos duquel elle doute : « Déjà j’essaye de m’relire ou alors si j’ai quelqu’un à côté d’moi j’lui fais relire ou… Des fois j’demande même à mon fils hein, tel et tel mot, comment ça s’écrit. J’vous dis franchement, ça la fout mal quand même, j’sais pas mais moi j’me sens vraiment gênée. » Cela met donc son fils en situation de voir concrètement sa mère en difficulté avec l’écrit.
Elle ne pratique pas non plus les mots croisés ou les mots fléchés parce qu’elle trouve que ce sont des jeux trop difficiles : « C’est trop dur pour moi. » Elle fait plutôt des mots mêlés ou casés dans lesquels ceux-ci ne sont pas à chercher à partir d’une définition mais sont à retrouver ou à placer adéquatement dans des grilles. L’explication qu’elle fournit à propos de son intérêt pour ces jeux est tout à fait révélatrice de la faible assurance culturelle qui traverse l’ensemble de l’entretien. Elle fait ces jeux parce qu’elle ne se retrouve pas en situation d’« échec » ou de « grande difficulté », trouvant là un moyen de réussir quelque chose alors qu’elle semble vivre dans une honte culturelle permanente et dans une frustration par rapport à son expérience scolaire : « Ben j’le fais, vous allez rigoler, j’le fais, c’est parce que je sais l’faire alors ça fait que, quand j’l’ai fini, j’suis toute contente parce que j’l’ai fait sans m’tromper. Y a au moins què’que chose que j’sais faire, parce que quand j’vois les autres faire des mots croisés, moi j’regarde, faut vraiment réfléchir hein dans ces trucs-là. Ça au moins, ça j’sais faire. »
Elle a tout de même un certain nombre de pratiques d’écriture, pour elle ou à destination de personnes proches, dont sans doute le jugement culturel l’effraie moins. Elle remplit les chèques ou les mandats elle-même car il n’y a « pas grand-chose à marquer », possède un carnet de numéros de téléphone personnels, laisse, de temps à autre, des petits mots pour son ami ou pour Walter sur la porte pour qu’ils sachent où elle est lorsqu’elle s’absente (« “J’suis là-bas, attends-moi” ou “Viens me rejoindre” »), et, enfin, elle écrit à Walter tous les jours lorsqu’il est en colonie car il lui manque beaucoup (dans ce cas, faire une lettre lui paraît moins insurmontable parce que, dit-elle, « j’avais pas besoin d’employer des, comment on appelle ça, des phrases, comme quand on écrit à un préfet ou un truc comme ça, là j’écrivais comme je pensais »). En fait, Mme O. peut écrire mais, d’une part, elle a la hantise des fautes d’orthographe (« Moi, j’me sens mal à l’aise ») et, d’autre part, elle a du mal à formuler ses phrases, à construire une lettre dès lors qu’elle sait que c’est un adulte, surtout s’il est scolarisé (enseignant, employé d’une administration…), qui va la lire.
La même peur de se tromper, le même manque d’assurance transparaît lorsqu’elle évoque l’aide scolaire qu’elle apporte à Walter. Ne restant pas à l’étude, ce dernier fait ses devoirs à la maison. Sa mère l’aide mais éprouve des difficultés à le faire et demande elle-même de l’aide auprès de ses sœurs : « Je cale aussi, j’demande de l’aide hein. » Elle dit qu’avant (au CP et au CE1) c’était plus simple que maintenant et qu’elle « rapprend » des choses en même temps que Walter. Elle ne se sent pas sûre du tout dans son aide et dit toujours à son fils de demander à l’enseignant le lendemain : « Ben je lui dis, non j’le laisse comme il est, si par exemple, dans son problème il a une faute ou un truc comme ça ou même en français, je lui explique, j’lui dis : “Regarde Walter, là tu t’es trompé et tout.” J’lui dis : “Mais j’en suis pas sûre, alors tu attendras que ta maîtresse elle te dise.” » Les devoirs semblent donc se dérouler dans une situation où Walter se rend compte, là encore, des difficultés de sa mère, de sa faible assurance culturelle.
Concernant la scolarité de Walter, Mme O. est totalement au fait de ses difficultés et voit même l’enseignant environ une fois par semaine. Elle dit que c’est l’écriture qui lui pose le plus de problèmes. Mais ce qui attire principalement notre attention c’est la manière dont Mme O. se compare très rapidement à Walter. Elle dit : « J’crois qu’il est comme moi mon fils, il en a rien à foutre de l’école », d’une façon qui laisse penser que, pour elle, les choses se répètent un peu comme par fatalité héréditaire : « Ouais parce que des fois y a des trucs, quand j’discute avec sa maîtresse, ben j’ai l’impression d’me revoir y a vingt ans avant. Moi j’me revois au CE2 quand mes parents avaient été convoqués très souvent, au niveau de la maîtresse et tout, eh ben, quand elle lui disait que “M., et ci et ça et ça”, et c’est vrai c’que là, la maîtresse dit : “Il a la possibilité de travailler”, et moi mes maîtresses disaient à mes parents la même chose, que j’avais la possibilité de travailler, mais je ne voulais pas et je crois qu’il est comme moi mon fils. » Mme O. opère aussi la comparaison entre elle et son fils dans les propos qu’elle tient à ce dernier : « J’me fâche souvent avec lui. Des fois on s’engueule. Ah ouais, j’lui dis : “Écoute, t’es nul à l’école” et j’lui dis : “Écoute, tu vois, moi je, moi…”, je lui montre que j’aimerais bien retourner en arrière hein. Avec c’que j’sais maintenant, j’aurais jamais fait des conneries que j’faisais à l’école. Et ça souvent j’lui dis à mon fils, à Walter, j’lui dis : “Tu verras, là p’t’être maintenant tu dis, ça t’en a rien à foutre de l’école, mais tu vas voir plus tard, tu vas regretter de tout ce que tu as fait maintenant, tu vas te dire : ‘Ben si j’aurais su et ben j’aurais travaillé, j’aurais fait c’qu’on m’demande’.” »
On peut de même constater une troublante analogie entre les mots employés par la mère à son sujet et ceux de l’enseignant parlant de Walter. Mme O. dit faire un « blocage sur l’écrit » et ne pas aimer écrire ; l’enseignant de Walter dit à son propos qu’« il a un blocage terrible sur l’écriture ». Du coup, lorsqu’elle nous raconte que, malgré les difficultés à le faire écrire en milieu scolaire, Walter rédige souvent des histoires qu’il invente et lui fait lire (« L’écriture, c’est impossible de l’faire écrire, à l’école hein. J’vous dis au niveau de l’école pour l’faire écrire eh ben la maîtresse elle s’en voit hein. Mais à la maison il aime bien écrire des p’tites histoires, des trucs comme ça sur du papier. Pour qu’il écrive à l’école, faut qu’on soye vraiment à côté de lui. Ah ici, il écrit énormément, des fois il s’prend des feuilles, il se fait un p’tit livre et pis il invente des histoires »), on peut se demander si Walter ne « répète » pas la situation de sa mère réticente devant l’écrit public, extra-familial. Le fait qu’il n’écrive pas pour un univers étranger au monde familial alors qu’il écrit pour sa mère ne réitère-t-il pas, en effet, le propre rapport à l’écrit de la mère qui la conduit à n’écrire que pour son entourage familial proche (son fils, son ami) du fait d’une moindre crainte du jugement culturel ?
La mère semble communiquer à son fils, dans de nombreuses situations, son « blocage » initial par rapport à l’écrit : peur de faire des fautes d’orthographe, d’écrire sans trouver les bonnes formes et, au fond, de se retrouver dans la même situation scolaire de jugement culturel négatif et d’éprouver un sentiment de honte culturelle. On lit dans le discours de la mère le rapport intime entre sa propre scolarité (pas si lointaine que cela) et celle de son fils. Elle reprend les termes mêmes de l’enseignant de Walter pour parler de sa propre expérience, se « retrouve » dans les jugements portés par les enseignants à l’égard de Walter, fait explicitement l’analogie entre les deux situations soit à notre intention (« Il est comme moi »), soit à l’intention de l’enseignante (« La maman m’a dit : “J’étais un peu comme ça quand j’étais petite, j’avais ce problème” »), soit, enfin, à l’intention de son fils. Elle donne à voir à son fils (discussions avec son ami sur sa difficulté à faire des lettres, aide aux devoirs peu assurée, demandes auprès de son fils au sujet de l’orthographe des mots…), une fragilité dans ses compétences scripturales, une souffrance à l’égard de tout écrit plus ou moins formel. Walter ne peut-il faire la « déduction pratique », par analogie non consciente, que l’écrit adressé à autrui (d’autant plus qu’il est extérieur à la famille) est cause ou signe de souffrance et que seul l’écrit pour soi ou sa famille est tolérable ? Ne peut-on pas ainsi comprendre le « blocage à l’écrit » de Walter dans l’espace scolaire et sa production écrite spontanée dans l’espace familial ? Nous verrons, plus loin, que cette interprétation peut se doubler d’une autre.
Du point de vue des formes de l’exercice de l’autorité parentale, il semble bien que Walter ait su trouver, à travers différentes expériences familiales, les moyens de contourner ou de faire fi des contraintes qui sont en outre plus souvent affichées que réellement appliquées.
Lorsque les résultats scolaires de Walter ne sont pas bons, Mme O., qui est la seule à suivre la scolarité de son fils (l’enseignant rapportant les propos de la mère sur les réactions de son ami, pris pour le père, concernant les difficultés scolaires de Walter : « Le père n’a pas l’air très sérieux, parce que quand elle lui raconte les problèmes de son fils, ça le fait marrer »), dit qu’elle ne le punit pas : « Quand il m’a ramené son classement, c’est vrai qu’il a vraiment descendu. Bon j’l’ai pas puni parce que ça sert à rien d’le punir. Si il veut pas travailler, il travaillera pas, hein. J’aurai beau le punir, j’aurai beau l’engueuler et tout, c’est pas ça qui avancera les choses hein. » Concernant les devoirs de Walter, sa mère nous dit qu’elle est obligée de « se battre » pour qu’il les fasse et, plus que cela, pour qu’il les note lorsqu’il est en classe. Mais les situations qu’elle décrit montrent, en fin de compte, que les « batailles » ne sont pas véritablement menées jusqu’au bout : « J’suis obligée d’me battre avec lui, et des fois j’me dispute avec lui parce qu’il vient à la maison, bon j’lui montre que j’ai quand même un peu confiance en lui. J’lui demande s’il a des devoirs. Il me dit non. Alors j’lui fais confiance parce que c’est vrai, la maîtresse, elle leur donne pas trop souvent de devoirs et tout, bon, il me dit non. Bon, j’lui dis, bon ben : “T’as pas de devoirs, ça va.” Et le matin j’vais voir la maîtresse, j’lui dis : “Ils avaient des devoirs ? – Ah oui, oui, il avait des devoirs et tout.” Bon ben j’lui dis : “Walter, tu m’as eue.” Ou alors il marque pas ses devoirs. Ils ont des devoirs à faire mais il les marque pas. Ou alors il les marque mais il oublie les cahiers, les livres qu’il faut. » De même, si elle tente de lui faire faire du travail scolaire durant les vacances d’été, la tâche ne semble pas très aisée et c’est elle qui finit par céder. Une année, elle lui a acheté Passeport pour le CP et il ne s’en est jamais servi (« Moi j’dis ça sert à rien hein »). Elle essaie aussi de lui faire faire, entre autres, des dictées pendant les vacances mais cela ne dure jamais longtemps et elle dit s’énerver devant le comportement de Walter : « C’est moi qui craque. Moi j’en ai marre, j’balance tout et j’décroche les affaires : “Va-t’en tu m’énerves.” » Elle semble aussi avoir admis le fait qu’elle ne « peut pas » parler d’école avec son fils parce qu’il ne « veut pas » en parler : « Il m’a dit : “Maman, l’école elle est passée, tu m’laisses tranquille hein.” Ah ouais, lui c’est ça. J’peux pas parler de l’école avec lui. »
Lorsqu’il arrive de l’école, Walter pose son cartable puis va directement à sa salle de jeux ou à la cuisine prendre son goûter. Après avoir goûté, il retourne dans sa salle de jeux et, seulement après, va faire ses devoirs s’il dit qu’il en a : « Ben quand j’l’appelle, il vient pas. Ouais, et quand il me dit qu’il a pas de devoirs et qu’j’ai pas le temps de voir la maîtresse à 4 heures et demie, j’le laisse dans la salle de jeux. » Même si la mère n’est pas dépourvue de « bonne volonté scolaire », elle apparaît tout de même à plusieurs reprises comme n’étant pas particulièrement ferme dans son action envers l’école. Walter confirme lui-même qu’il revient de l’école et s’amuse, et n’a aucune réticence à nous dire qu’il oublie parfois ses devoirs. La manière dont il évalue le temps qu’il passe à faire ses devoirs en dit long sur son rapport à l’école : cinq minutes habituellement et dix minutes « si c’est trop long ». Il parle d’ailleurs beaucoup de la télévision48, de son goût pour « sortir dehors s’amuser » et du temps passé dans sa « salle de jeux » (avec une voiture téléguidée, un jeu électronique, au Monopoly junior, aux cartes, à cache-cache, à la « bagarre » ou aux voitures avec sa mère).
Quand il sort, sa mère est obligée d’aller le chercher car il ne remonte jamais de lui-même et elle le frappe s’il fait des « conneries ». Par exemple, l’été, Walter sort jouer jusqu’à 19 h, 21 h 30 et parfois même 22 h : « Des fois à 10 h j’suis obligée d’lui courir après pour qu’il rentre hein et des fois il se planque en bas hein. » Elle qualifie ses deux enfants de « démons » ou de « diables » qui font tout ce qu’ils peuvent pour la faire « craquer » : « J’ai un F4, ils ont une salle de jeux pour jouer. Non ils vont venir amener leurs jouets là. Alors j’leur dis : “Non ! vous déconnez là-bas !” Et ils vont m’angoisser jusqu’à ce que je me mette à crier et une fois qu’ils en ont marre de m’entendre crier et ben ils vont me pousser à leur donner une bonne raclée pour qu’ils se calment. » Il n’y a, selon elle, que les « coups » qui les calment : « Une fois j’l’ai surpris avec une cigarette à la bouche hein avec un copain, c’est parti hein, j’ai même pas regardé où j’ai frappé hein » ; « Ils continuent et dès qu’j’arrive aux mains, j’commence à les frapper. Là, j’vous dis franchement, ça les calme hein. Ah ouais ouais, pour te les calmer, j’suis obligée d’les frapper, pour en arriver là. Moi c’que mon neveu il me dit : “Ben frappe-les tout de suite, comme ça t’es sûre qu’ils te laisseront toute la journée tranquille.” » Elle raconte aussi que ses enfants n’ont plus de bibliothèque parce qu’ils l’ont démontée et qu’ils font cela, toujours pour la faire « craquer » : « Ils me l’ont démontée alors ça sert à rien que j’leur en refasse une autre hein. Pour m’embêter. Mais de toute façon, c’qu’ils font les gamins, c’est toujours pour m’embêter. Ah ouais, ils aiment bien me voir craquer. »
Mme O. semble ne pas parvenir à imposer des contraintes à ses enfants et Walter fait les choses quand il est « bien luné », mais pas parce que sa mère l’exige ou parce qu’elle lui demande de les faire. Est-ce donc un hasard si Walter nous dit aimer écrire des histoires chez lui tout en affirmant ne pas aimer l’expression écrite, en expliquant, de manière tout à fait révélatrice : « Moi je l’fais tout seul », comme pour dire qu’il le fait de lui-même (sans qu’on le lui demande) mais que c’est la contrainte, l’obligation qu’il n’aime pas. Du point de vue du mode d’exercice de l’autorité familiale, on peut remarquer que plutôt que d’essayer d’imposer des « règles de vie » par la compréhension, Mme O. semble plutôt fonctionner par permissivité dont les transgressions de limites sont sanctionnées par des « engueulades » et des corrections corporelles. On a une sorte de relative « liberté » ou d’imposition de contraintes vis-à-vis de l’enfant dont il a expérimenté par le passé le caractère flou ou souple. Peu de surveillance permanente, mais des limites d’acceptabilité à partir desquelles l’adulte juge que l’enfant exagère vraiment (passe les bornes, comme on dit), la transgression de ces limites entraînant une répression verbale ou physique. Les enfants d’ailleurs semblent constamment en train de rechercher les « limites », c’est-à-dire précisément le moment où leur mère « craque ». Mais ce fonctionnement, présenté par la mère comme étant lié au comportement de ses enfants, dépend en grande partie de la manière dont elle-même organise, perçoit et interprète les situations familiales. Il est évident que les comportements des enfants se calent interactivement sur les réactions (anticipées par les enfants) de la mère et qu’ils ne s’expliquent que dans le rapport à l’adulte. La mère place le produit de leur interaction, de leur interdépendance dans le comportement intrinsèque de ses enfants. Ceux-ci ont ainsi l’habitude de « faire « jusqu’à ce qu’un adulte vienne leur signifier, par la contrainte verbale ou corporelle, qu’il n’est plus possible de continuer.
Ce mode d’exercice de l’autorité familiale est peu compatible avec celui de l’école demandant l’intériorisation des normes de la part des enfants pour « faire d’eux-mêmes », sans rappel à l’ordre constant, les choses qu’ils ont à faire ; Mme O. dit bien que si l’enseignant n’est pas constamment derrière lui pour voir s’il écrit, il ne fait rien : « Le temps qu’ses camarades écrivent carrément une poésie en entière, lui il aura écrit que deux lignes et après il fera des p’tits dessins à côté, dès qu’il voit qu’la maîtresse le voit, paf il recommencera à écrire. » De plus, le jeu, les distractions ludiques occupent une place importante dans la vie de Walter, place objectivée dans la « salle de jeux » (l’enseignant dit de lui : « Il aime jouer »). Walter apparaît ainsi comme un enfant dont l’intérêt pour l’école est très limité : le fait qu’il considère qu’il y a « trop de devoirs », qu’il déclare oublier de temps en temps de les faire, qu’il dise clairement (au lieu de fabuler comme beaucoup de ses camarades, conscients de l’importance de la lecture) préférer jouer ou regarder la télévision plutôt que lire, qu’il semble faire une différence entre ce qu’il a envie de faire de lui-même et ce qu’on lui impose, que sa vie soit remplie de jeux, montre bien l’un des problèmes centraux de Walter qui refuse les contraintes scolaires parce qu’il n’est pas habitué à avoir un emploi du temps aussi réglé que l’emploi du temps scolaire.
Tout cela est très cohérent avec ce que nous dit son enseignant. Dans l’espace scolaire, ce dernier ne retrouve pas ses « marques », ses « repères naturels » (culturels) puisqu’on lui demande de réaliser des choses précises dans un laps de temps déterminé et à des moments qu’il n’a pas lui-même choisis. De ce fait, Walter apparaît comme ne voulant pas travailler, comme un enfant qui s’ennuie, qui a un « dégoût pour l’école », et qui, « si on le laissait faire », comme dit l’enseignant (mais n’est-ce pas justement ce que fait la mère à la maison ?), « rigolerait toute la journée ». Walter est clairement décrit comme un enfant non autonome, qui « ne se sent aucune responsabilité vis-à-vis de lui-même », qui « a horreur de s’imposer une contrainte, une discipline ». Si l’on ajoute à cela le faible degré de rationalisation domestique, visible aussi bien dans le refus parental de s’imposer des emplois du temps, de ranger les papiers administratifs ou les photographies (l’enseignant note que Walter « a toutes ses affaires par terre autour de lui »), et le blocage sur l’écriture, les doutes et les hontes culturels de la mère, on saisit bien la configuration qui engendre l’« échec » scolaire de Walter. On se rend compte, du même coup, que ce qui se « transmet » d’une génération à l’autre, c’est beaucoup plus qu’un capital culturel. C’est un ensemble fait de rapports à l’école et à l’écrit, d’angoisses et de hontes, de réticences et de rejets, de système de défense vis-à-vis des jugements extérieurs, de rapports à l’autorité ou au temps…
On ne peut dire que la mère se désintéresse du travail de Walter et des conséquences d’un mauvais parcours scolaire. Tout au contraire, elle est perçue par l’enseignant comme « très présente à l’école » ; elle y vient régulièrement pour savoir comment se passe la scolarité de Walter et allait même jusqu’à chercher les devoirs de Walter lorsqu’il était en CE1. De plus, elle est très consciente de l’importance de l’école pour trouver un travail intéressant et n’aimerait pas que son fils connaisse les mêmes difficultés qu’elle : « Ah ouais, pourtant j’leur demande pas grand-chose, même si y a des ménages à faire, des deux heures de ménage à faire par jour, j’dis : “Moi j’le fais et tout.” Mais ils me demandent des diplômes et tout. Y a même des intérims qui m’ont refusé l’inscription parce que je n’avais pas de diplôme. Ah la vie elle est trop difficile pour faire le con à l’école, j’vous l’dis franchement. C’est vrai, elle est trop difficile, avec tout ce qui s’passe maintenant. Oh la la, moi j’voudrais pas qu’mon fils il tombe dans c’te situation-là. J’préfère qu’il ait un bon boulot, c’est vrai hein. » Lorsqu’elle parle de son fils et de ses espoirs en ce qui le concerne, elle ne cesse de parler d’elle-même, de son propre « échec » scolaire et de sa frustration actuelle par rapport à cette mauvaise expérience scolaire : « Ah ouais, j’vous dis franchement ouais. Y a des fois j’regretterais vraiment de ne pas avoir été jusqu’au bout à l’école et de pas avoir fait plus attention à mes études hein. Et moi j’veux pas qu’mon fils il soit comme moi, qu’il ait des problèmes pour rédiger une lettre. Ouais qu’il arrive à s’en sortir tout seul, qu’il ait pas besoin de quelqu’un derrière lui pour remplir ses feuilles d’impôts, pour remplir-ci, des choses comme ça. »
Mme O. a même des pratiques qui, dans une autre configuration familiale d’ensemble, pourraient contribuer à une scolarité heureuse : elle lit des livres, va à la bibliothèque une fois par semaine avec ses enfants, leur lit ou leur raconte des histoires avant qu’ils s’endorment, suit la scolarité de Walter, va voir l’enseignant, aide Walter dans ses devoirs… Mais les effets de ces pratiques sont comme annulés par la situation que nous venons de décrire.
Nabila M., née à Lyon, à l’heure scolairement, a obtenu 4,1 sur 10 à l’évaluation.
Lorsque nous arrivons au rendez-vous, Mme M. nous ouvre la porte. Nous lui disons notre nom et lui demandons si elle se souvient du rendez-vous. Elle nous répond qu’elle se le rappelle en nous voyant. Cela est très caractéristique d’une partie de nos interlocuteurs qui n’ont pas souvent, en dehors des contraintes spécifiquement professionnelles, l’occasion de mettre en pratique la notion de rendez-vous à date et heure fixes. Leur raisonnement pratique au moment de la prise de rendez-vous est plutôt du genre : « Tel jour, je ne travaille jamais, passez me voir » ou « Tous les jours, je finis à telle heure, vous pouvez passer me voir… » Le rapport à l’avenir est moins précis, moins rationnel. Mme M. nous dit de nous asseoir dans la salle à manger et nous raconte qu’ils viennent de se lever à cause du carême. Son mari sort de sa chambre, vient vers nous et nous dit bonjour. L’entretien n’a pas lieu avec la mère mais avec le père. Sa femme (qui avait préféré au téléphone que son mari soit là le jour où nous viendrions) vaque à « ses » occupations (ménagères essentiellement) et interviendra seulement de temps en temps.
Au début de l’entretien, les enfants sont tous autour de la table et la télévision est en marche. Jugeant rapidement qu’ils font trop de bruit, le père leur dit de partir en leur montrant la porte et en lançant sèchement au dernier : « Allez ! Tu sors maintenant. » D’une manière générale, l’entretien se déroule sans réticence de la part de M. M. La discussion n’est pas troublée par des interférences qui ne se manifestent qu’en second plan. Pendant une bonne partie de l’entretien, on peut entendre Mme M. faire de la cuisine et du ménage (déplacer des meubles, faire tomber un balai…) ainsi que les voix des enfants.
M. M., 43 ans, est allé à l’école en Algérie de 9 à 14 ans et commente : « J’ai pas fait grand-chose quoi. » Il est resté trois ans sans travailler, puis est venu en France avec son « frangin » à l’âge de 17 ans. Il a suivi un stage de mécanique automobile et a obtenu un CAP. Embauché chez Citroën à la suite de ce stage, il y est resté depuis et travaille actuellement comme réceptionnaire, son travail consistant à s’occuper des voitures, de leur arrivée jusqu’à la livraison auprès des clients. Le père de M. M. était agriculteur en Algérie et était analphabète. Sa mère était au foyer et aidait son mari. Elle ne savait pas non plus lire et écrire.
Mme M., 40 ans, a suivi pendant deux ou trois ans une scolarité en Algérie et lit et écrit un peu le français. Elle n’a jamais travaillé. Son père est venu en France après la guerre d’Algérie et travaillait comme réceptionnaire dans une entreprise. Il était allé à l’école et savait un peu lire et écrire en français. Sa mère, analphabète, s’occupait de la maison. « C’est moi qui ai été la chercher », dit M. M. en parlant de sa femme qui habite depuis onze ans en France. Ils ont quatre enfants : un garçon de 9 ans, en CM1, une fille de 8 ans, Nabila, en CE2, un autre garçon de 7 ans, en CE1 et, enfin, un dernier garçon de 4 ans, en maternelle.
Nabila est considérée depuis la maternelle (où elle est entrée assez précocement, à 3 ans) comme une enfant « agréable », « bien adaptée », « très appliquée » quoique émotive. En CE2, avec 4,1 sur 10 de moyenne générale à l’évaluation (dont 2 en lecture-compréhension, 3,9 en production de texte et 3,5 en travaux numériques), elle est jugée comme ayant des « possibilités », « assez travailleuse quand elle ne bavarde pas trop », « scolaire », « claire » et « assez ordonnée » mais ayant des problèmes à l’écrit (« manque de syntaxe »), en compréhension et en opérations. Les enseignants remarquent toutefois en fin d’année scolaire qu’elle est un peu « inattentive » et « a tendance à se dissiper au contact des autres ». Nous avons donc là un cas d’élève qui arrive à peu près à tenir son « métier d’élève » sur le plan comportemental, mais dont les résultats scolaires ne suivent pas.
Du côté des atouts familiaux, on a, tout d’abord, un père qui possède un CAP (même s’il l’a obtenu sur le tard) et occupant un poste de travail qui ne le met pas directement en contact avec la production d’automobiles mais, au contraire, qui comporte des relations avec les clients. Cela confère ainsi à M. M. un ton posé, un vocabulaire ainsi que des tournures syntaxiques souvent d’une grande correction, un peu comme chez ces petits employés (souvent des femmes, comme les hôtesses d’accueil) dont une partie du travail consiste à parler avec des usagers ou des clients, forçant à l’effort de correction, à des formes de politesse…
Ensuite, les parents expriment une foi dans l’importance de l’école. M. M. est totalement conscient de la liaison école-emploi, notamment en termes de qualité du travail : « C’est pas possible d’avoir un métier sans passer par l’école. Pour passer par la mécanique, par la chaudronnerie, quelqu’chose comme ça, c’est un gars qui n’a pas bien travaillé, n’a pas réussi ses études. Autrement i va pas i suivre ça hein. Déjà la mécanique c’est salissant et tout et tout, alors le gars vraiment i n’a pas l’choix quoi. » Mais nombre des comportements parentaux à l’égard des enfants ne se comprennent que si l’on saisit que, pour eux, l’école est une chose sérieuse. Le père explique, par exemple, qu’il n’apprend pas des jeux à ses enfants car cela pourrait les détourner de l’école : « I vont pas s’en sortir, les gosses. I faut pas les laisser trop au jeu. Si i s’occupent de tout ça, i vont pas s’occuper d’l’école. Moi personnellement leur apprendre des jeux, non. » Il regarde les carnets de notes régulièrement et « engueule » ou « tape » sa fille lorsqu’elle lui ramène des mauvaises notes ou des reproches concernant son comportement en classe. Il peut aussi la mettre à l’écart : « J’la fais sortir de l’ensemble de la famille. Elle se met dans un coin toute seule. Elle prend un cahier ou elle reste, elle fait c’qu’elle veut mais qu’elle dégage de… (Rire.) Et j’la mets à l’écart. » Quoi que l’on puisse penser des effets de ce type de réaction, force est de constater que si un père frappe ses enfants pour leurs mauvais résultats ou comportements scolaires, c’est que pour lui l’école représente quelque chose de non négligeable. De même, les parents veillent à ce que Nabila se couche tous les soirs de la semaine « à un quart d’heure près » à la même heure : « 9 h et d’mi, à peu près, elle est au lit », exceptés les soirs où elle n’a pas école le lendemain et où elle peut rester jusqu’à 22 h environ.
Malheureusement, ces atouts sont contrebalancés par une série d’obstacles. Tout d’abord, le capital culturel de cette famille est presque entièrement concentré dans la personne du père qui est peu présent, notamment dans l’éducation de ses enfants. La mère qui, dans le cadre d’une division sexuelle du travail très classique, est chargée de l’éducation des enfants, n’a que deux ou trois ans de scolarité et n’est en France que depuis onze ans (contre vingt-six ans pour son mari). Elle a des difficultés pour lire le courrier et n’est pas en mesure d’aider ses enfants à faire leurs devoirs. Or le père n’arrive chaque soir que vers 19 h 30 ou 20 h et ne peut donc véritablement s’en occuper.
Globalement d’ailleurs, les parents de Nabila ont des pratiques d’écriture et de lecture très restreintes. Côté lecture, M. et Mme M. n’ont pas vraiment de grands intérêts. Ils lisent très rarement le journal (« Non ça m’intéresse pas non », dit Mme M. et M. M. de préciser : « Quelques années, j’l’achetais en permanence, mais main’nant, j’achète plus »). La télévision remplace le journal : « Et puis, tout c’qu’on va regarder, des informations, des machins, y a la télé alors. » M. M. achète donc Le Progrès tous les dimanches, mais pour avoir le programme de télévision. Dans un premier temps, il dit « regarder un peu tout » dans le journal, mais, lorsqu’on essaie de lui faire préciser sa lecture, on découvre qu’il ne lit ni la rubrique sportive (« Je suis pas sportif alors ») ni la politique qui lui semble totalement hors de sa réalité et de ses compétences. Il oppose même, de manière assez révélatrice, la « maison », qui est le domaine sur lequel il règne et dont la politique lui incombe, et la « politique » comme univers sur lequel il n’a pas prise et dont d’autres sont chargés : « Non, la politique, j’suis pas à la hauteur, ça m’intéresse pas. J’y laisse le soin à ceux qui. (Rire.) Parc’que ça sert à rien d’s’occuper des choses qui vous dépassent. – Même c’qui s’passe en Algérie ? – Oh non, ça m’intéresse absolument pas. Parc’que comme je vis ici, ça m’intéresse pas d’s’occuper des choses qui s’passent là-bas. Ceux qui vivent là-bas i z’ont qu’à s’en occuper. Moi, mon problème, c’est de s’occuper d’ma maison, c’est tout, le reste… »
Ils ne lisent pas non plus de revues ou de magazines et M. M. évoque seulement en riant les magazines feuilletés dans la salle d’attente d’un cabinet de médecin ainsi que des revues techniques qu’il possède mais n’utilise plus depuis sa formation en CAP. Ils ne lisent pas non plus de bandes dessinées même si lui, « avant », en « regardait ». La lecture de livres ne fait pas davantage partie de leurs activités quotidiennes. Mme M. évoque immédiatement son « inintérêt » pour ces choses-là et les oppose à des pratiques à ses yeux sans doute plus sérieuses, telles que le ménage et l’éducation des enfants : « Non ça m’intéresse pas. J’m’occupe de mes enfants déjà, du matin au soir. J’ai du travail. » Elle n’a pas non plus de livres pratiques sur la cuisine, la couture, le tricot, et son mari dit, pour sa défense, qu’« elle sait faire la cuisine », laissant entendre que pour lui le livre est à l’usage des incompétents. Ils possèdent un dictionnaire pour toute la famille mais pas d’encyclopédie et M. M. dit avoir aussi un livre de prières ainsi que le Coran mais ne pas les regarder. Même s’il est convaincu que le Coran dit des choses intéressantes sur le passé (« Mais c’est intéressant, c’est un livre qui raconte c’qui s’est passé quoi »), il semble posséder ces livres comme des signes extérieurs de son appartenance religieuse et non comme des livres faisant l’objet d’une appropriation par la lecture49.
S’agissant des pratiques d’écriture, c’est M. M. qui, du fait de ses compétences, s’occupe de tous les papiers (« C’est l’responsable quoi », dit Mme M. et son mari d’ajouter : « Un foyer, c’est normal, i faut s’en occuper ou bien ne pas i faire »). Mais il préfère se rendre directement aux administrations pour « expliquer à vive voix » et « régler, c’qu’i y a à régler, tout d’suite » plutôt que d’écrire une lettre de demande d’explication (« Je suis pas compliqué, alors j’complique pas la vie »), de même qu’il aime mieux téléphoner à un parent, ce qui évite l’attente d’une réponse et permet d’entendre la voix de la personne, à la correspondance écrite : « Comme y a l’téléphone, alors on leur passe un coup d’fil c’est plus préférable. Ça i va plus plus vite et puis (En riant) on entend sa voix c’est… Ah ça fait pas la même chose sur un bout d’papier, attendre huit jours, au bout d’huit jours vous savez. (En riant.) » Mme M. note seulement des numéros de téléphone sur un carnet et quelques petites choses sur le calendrier (rendez-vous chez le médecin, sorties scolaires des enfants…).
Mais l’éventail des pratiques d’écriture utilisées s’arrête là, indiquant un faible degré de rationalisation domestique. Ils ne tiennent pas de cahier de comptes, ne font pas de pense-bêtes (« Non, non, non c’est pas mon genre, quand j’ai quelqu’chose à faire, j’y pense », dit M. M.), ne font pas de listes de commissions (« J’jette un coup d’œil, et puis, c’est enregistré »), de listes de choses à faire ou à emporter en voyage, ne notent rien sur des agendas, ne recopient pas de recettes de cuisine, ne prennent pas de notes préalables à un coup de fil important, ne prennent quasiment jamais de notes pendant ou après un coup de téléphone (sauf s’il y a une liste importante de papiers demandés, précise M. M., « sinon ça sert absolument à rien »), ont des photographies de leurs enfants mais pas dans des albums (« On les a en p’tits paquets ») et n’écrivent rien derrière les photos. Ils ne font pas non plus de mots croisés, fléchés (M. M. dit : « J’suis pas amateur »).
De plus, plusieurs informations montrent que, malgré le désir que Nabila « fasse bien » à l’école, les parents sont assez étrangers au système scolaire et à la scolarité de leurs enfants. Le père n’arrive pas à dire spontanément les classes de ses enfants (« I faut qu’j’leur demande (En riant) parc’que moi je… ») et lui et sa femme ne connaissent pas les enseignants. Leur intérêt pour l’école est beaucoup plus moral que spécifiquement scolaire ou pédagogique : ils retiennent la figure morale (courageuse, franche, directe, travailleuse et volontariste) du directeur (« C’est un gars très bien. Pourvu que ça dure, qu’i reste là. I s’occupe de beaucoup d’choses. Malheureusement y en a pas beaucoup qui z’ont une volonté comme ça. Il aide beaucoup tout l’monde. Y a qu’celui qui n’a pas envie d’travailler. Moi, si j’étais à l’âge où i z’étaient les gosses là qui traînent, eh ben, je décrocherais quelque chose, j’en suis certain. Lui i se gêne pas, i va venir vous voir quand il a quelque chose, il a la franchise »), les éléments les plus éthiques des réunions scolaires (« Pour les conneries des gosses dans la cour et tout. Y a des gosses qui leur amènent des couteaux à l’école ») et s’inquiètent plus du comportement de leur fille à l’école (qui s’amuse) que de ses performances scolaires proprement dites. Pour M. M., si les jeunes font des bêtises, « c’est la faute des parents qui s’occupent pas de leur enfant », empruntant là une tournure d’expression typiquement scolaire mais en lui donnant sans doute plus de sens moral et disciplinaire que pédagogique.
Le père cite une activité scolaire annexe (le dessin) comme une matière où Nabila réussit bien : « Elle dessine bien. Je sais pas pourquoi. C’est le goût à elle. Elle préfère l’dessin ». De même, il ignore que sa fille ne reste pas à l’étude pour faire des devoirs50, mais pour faire de la couture. Lorsqu’ils évoquent un exercice de lecture-compréhension, les parents montrent aussi qu’ils sont dépassés par ces « nouveaux » exercices qui leur paraissent durs pour des enfants de cet âge : « Mais c’est difficile quand même. Nous avant on f’sait pas ça hein. C’est nouveau, c’est difficile hein. » M. M. ajoute même que « les choses ont évolué et on ne peut pas suivre. Pour le moment ça va, ils sont petits, mais après ils vont nous dépasser ».
En même temps, c’est du fait d’une perception réductrice de la réalité et des « bons » comportements scolaires que M. M. est amené à rejeter tout ce qui ne ressemble pas à ce qu’il reconnaît comme du « scolaire ». Il considère ainsi que les jeux dans leur ensemble (dont il semble méconnaître les vertus pédagogiques exploitées par l’école elle-même) et les lectures extrascolaires (détournant des « devoirs ») sont des « conneries » dont il préserve ses enfants. M. M. n’achète donc pas de livres pour faire un cadeau à Nabila : « Et j’vais lui acheter des livres comme ça, qui tient pas d’bout, qui raconte des histoires. Je sais pas si c’est important ou pas. Pour moi ça doit pas être important étant donné qu’elle a d’autres choses de plus occupantes que ça. À faire ses devoirs de l’école, à faire des dessins, que d’lire des conneries. Moi les conneries j’aime pas trop les lire alors (En riant) à mes gosses je lui fais pas lire des conneries. » Il partage donc en deux la réalité : celle qui est sérieuse, qui sert pour l’école (les devoirs) et celle qui est perçue comme un luxe inutile, une « connerie ».
Revenant du travail entre 19 h 30 et 20 h, le père dit lui-même ne pas voir ce que font ses enfants et les devoirs ne semblent pas être vérifiés (mais pourraient-ils l’être ?). Il avoue même ne pas savoir si Nabila lui ment ou pas lorsqu’elle lui dit qu’elle n’a pas de devoirs : « Mais malheureusement i z’ont jamais eu de devoirs à la maison. Main’nant, chaque fois qu’on lui d’mande : “Est-ce que c’est vrai ou pas ?”, elle me dit : “J’ai pas d’devoirs.” Est-ce que c’est vrai ou pas… ? » De son côté, Nabila dit qu’elle ne demande pas d’aide à son père « parce que il est au travail », ni à ses frères qui « jouent dehors » et raconte qu’il lui arrive de ne pas faire ses devoirs. M. M. semble penser que si les enseignants ne lui disent rien, c’est qu’il n’y a pas de problème de ce côté, alors que les devoirs (non obligatoires) ne sont pas systématiquement contrôlés. Pendant les vacances, Nabila n’est pas forcée à faire du travail scolaire et M. M. trouve cela normal chez un enfant qui, « comme tous les enfants », pense surtout à jouer : « C’est rare, ouais, c’est rare, si on leur dit pas, i vont pas aller. C’est les vacances. C’est vraiment les vacances hein. (En riant.) »
D’ailleurs, tout au long de l’entretien, M. M. dévoile sa conception d’une enfance naturellement poussée vers le jeu (le soir, « i passent d’abord par la cour, c’est ça l’problème des enfants »), l’amusement, la recherche de « libertés » et nous parle, du même coup, de la nécessaire intervention extérieure de l’adulte dont le rôle consiste à tempérer et limiter cette nature. Le mode d’exercice de l’autorité parentale est donc direct, immédiat, et s’appuie sur le maintien d’une contrainte extérieure. Dans cette forme d’exercice de l’autorité, qui se marque dans les manières de parler aux enfants durant l’entretien51 ou de réagir aux mauvaises notes (pas de punition, d’avertissement ou de privation qui joueraient sur l’intériorisation des contraintes par l’enfant dans le temps, mais des « engueulades » et des coups au moment où cela ne va pas52), les problèmes sont réglés, comme pour les administrations, sur-le-champ, sans attendre. Cela suppose une présence constante auprès des enfants, que le père de Nabila reproche justement aux enseignants de ne pas assurer. En effet, il ne comprend tout d’abord pas pourquoi les enseignants ont attendu la communication sur le carnet pour dire que Nabila s’amusait en classe : « I z’ont mis : “Elle s’amuse trop”, voilà. » Pour lui, ceux-ci devraient le prévenir dès que cela ne va pas pour qu’il puisse prendre des mesures : « I faut l’dire avant, si i voit qu’i s’amuse trop. Pourquoi attendre le jour du… jusqu’à là elle amène son carnet ? » La communication par des voies régulières et officielles comme le carnet lui semble une perte de temps. Il a apprécié qu’un enseignant de l’année précédente lui dise rapidement que l’un de ses fils se comportait mal en classe et raconte qu’il lui a donné l’« autorisation » de le « corriger » : « Là, j’lui ai dit : “Voilà, j’vous donne l’autorisation. Quand i fait ça, vous l’corrigez et puis de mon côté j’ferai autant. Et à partir de main’nant, si vous l’voyez qu’i va recommencer à s’amuser, n’hésitez pas à m’convoquer tout d’suite.” »
Mais, plus encore, il comprend mal qu’on puisse lui dire que Nabila s’amuse en classe alors que lui ne peut rien faire puisqu’il n’est pas présent dans la classe. Pour lui, lorsque les enseignants notent que Nabila s’amuse, ils font l’aveu de leur manque de sévérité. Lui n’étant pas là, il n’y peut rien ; et si elle s’amuse, c’est que les enseignants la laissent faire : « Alors si elle s’amuse, je pense que i sont là-bas pour (Rires) la corriger hein. (Rire.) C’est pas à moi de voir si… quand je suis ailleurs hein. » Il interprète ainsi l’amusement de sa fille comme une trop grande liberté donnée aux enfants : « Si i s’amusent trop comme c’est mentionné sur le carnet, c’est qu’le gosse il a trouvé d’la liberté. C’est qu’le gosse il est libre. » Le père montre par là qu’il ne conçoit pas le fait qu’un mode d’éducation différent pourrait conduire Nabila à moins s’amuser en classe et, réagissant à partir du seul mode d’autorité qu’il connaisse – le mode direct et immédiat –, il dit que, quand il n’est pas là, il ne peut rien faire et que c’est aux enseignants de s’en charger. M. M. préférerait donc que les enseignants « soient sévères envers les enfants au départ. Faut qu’i s’amusent pas trop au moins en classe. Moi j’préfère mieux qu’i z’essaient de les surveiller plus près quoi parc’que si… Le gosse aussi si on lui laisse s’amuser, c’est normal hein, i va s’amuser hein. Si on essaie de s’en occuper un p’tit peu, i va pas s’amuser ». Les effets non prévus de cette forme d’exercice de l’autorité résident dans le fait que, dès que la contrainte s’estompe, c’est-à-dire dès que les enfants ont réussi à trouver de la « liberté », comme dit M. M., leurs comportements peuvent être moins tenus. N’ayant pas appris à s’autodiscipliner, ils peuvent être en décalage par rapport à une situation scolaire qui exige un minimum d’autonomie. Ces effets sont atténués (quoique présents) dans le cas de Nabila qui, du fait d’une socialisation féminine l’amenant à exercer des responsabilités familiales (aide aux tâches ménagères, responsabilité éducative auprès de son petit frère), a appris à être beaucoup plus docile et « responsable » que ses frères53. Les enseignants notent qu’elle est « travailleuse », « claire », « ordonnée », autant de qualificatifs qui peuvent caractériser une « bonne ménagère ».
Un capital culturel peu disponible, un faible degré de rationalisation domestique, une vigilance plus morale que scolaire et une forme directe et extérieure d’exercice de l’autorité familiale : voilà les traits qui, combinés entre eux, donnent la configuration familiale à partir de laquelle Nabila parvient difficilement, malgré une adaptation relative au comportement scolaire, à s’approprier les savoirs scolaires.
Salima T., née à Oullins, à l’heure scolairement, a obtenu 7,2 sur 10 à l’évaluation.
C’est M. T. qui répond à nos questions, sa femme étant absente au moment de l’entretien. Mais ce n’est pas un hasard s’il répond à des questions sur la scolarité de Salima : sa femme étant analphabète, c’est lui qui suit et aide ses enfants dans la mesure du possible. L’entretien a lieu dans la salle à manger, autour de la table. Dans la pièce, on peut voir un salon simple et, au mur, une gravure avec un texte en arabe ainsi qu’un calendrier. M. T. est concis dans ses réponses et paraît à l’aise tout au long de l’entretien. Il parle très vite, avec un fort accent algérien, et les fins de ses phrases sont parfois difficiles à comprendre. De plus, il commet fréquemment des fautes de vocabulaire ou de grammaire : il emploie souvent « il » au lieu de « elle », les verbes restent parfois au singulier alors que le sens de la phrase montre qu’ils devraient être conjugués au pluriel…
M. T., 40 ans, est originaire de Kabylie en Algérie. Il n’est jamais allé à l’école dans son pays et déclare : « Je sais lire un peu, mais pas écrire surtout. » Il n’écrit ni l’arabe ni le français et ne lit que le français. Après avoir occupé plusieurs emplois, il est entré à la CÉGÉLEC et y travaille depuis seize ans comme ouvrier électricien sans avoir jamais suivi aucune formation : « J’bricole, si vous voulez, en électricité. J’suis pas qualifié. » Il est issu d’une famille de onze enfants et son père travaillait comme maçon en Algérie. Sa femme, 38 ans, n’est pas allée non plus à l’école. Elle est venue en France en 1980 et n’avait jamais travaillé jusqu’alors. Depuis un an, elle fait quelques heures de ménage chaque jour. Elle est issue d’une famille de douze enfants dont le père tenait un bar en Algérie. Le couple a trois enfants. L’aîné, un garçon de 10 ans, est en CM2. Puis viennent une fille de 8 ans, Salima, en CE2, et une fille de 7 ans, en CE1 (« Mme ***, ben il m’a dit : “Il est formidable” »).
Salima est entrée à 2 ans et 8 mois en maternelle. Elle a suivi des cours d’orthophonie pendant environ deux ans durant ses années pré-élémentaires. Jugée « un petit peu moins rapide et brillante » que son frère (« avide de connaissances ») par l’enseignant qui les a eus tous les deux dans sa classe, Salima est « discrète », « gaie », « ne fait pas de bruit » et fait les choses quand il faut les faire. On « sent qu’elle en veut », ajoute l’enseignant. Selon lui, le père « est derrière » ses enfants. La seule chose qu’il lui reproche, c’est d’être parfois un peu « distraite » et d’être un peu « brouillon », « pagailleuse ». Elle est demeurée constante tout au long de l’année (au dernier contrôle, elle a obtenu 7,5 sur 10 en français – dont 8 en expression écrite – et 8,3 sur 10 en mathématiques).
Il y a, dans le cas de Salima, toutes les raisons objectives de penser à un « échec » scolaire probable. En effet, son père, ouvrier électricien non qualifié, et sa mère, femme de ménage à temps partiel, ne sont pas allés à l’école. Sa mère est analphabète et son père lit un peu le français mais ne l’écrit quasiment pas. Et pourtant, Salima n’a jamais redoublé, est en « réussite » en CE2 et a maintenu ses bonnes performances tout au long de l’année. Là encore, c’est la combinaison des caractéristiques de la configuration familiale qui nous permet de comprendre sa « réussite » scolaire.
Ce n’est donc pas dans les pratiques de lecture des parents que l’on peut trouver une partie de l’explication de la bonne scolarité de Salima. Mme T. ne sait pas lire et son mari ne lit qu’occasionnellement le journal (Le Progrès) qu’il arrive à comprendre parce qu’il a déjà entendu parler des événements à la radio ou à la télévision. Le support écrit est alors contextualisé par les médias audiovisuels : « J’comprends quand même, surtout l’journal, j’le comprends mieux que autre chose, voyez. C’est parce que c’est des trucs que j’entends déjà à la télé, j’entends parler à la radio, et puis qu’je revois l’article, par exemple, j’comprendrai un peu mieux. » Lorsque M. T. lit le journal, il s’intéresse surtout aux faits divers, au sport et au tiercé (« Le reste, ça m’intéresse pas »). Il ne lit ni revues ni bandes dessinées, regarde le programme de télévision dans Le Progrès lorsqu’il l’achète ou bien écoute les programmes annoncés à la télévision. Lorsque l’écrit est long, comme dans le cas d’un livre, M. T. dit avoir du mal à comprendre : « J’peux pas lire, par exemple, de livres d’histoire. J’arrive pas à la finir parce que y a beaucoup d’choses que j’comprends pas. » Il possède en revanche un dictionnaire dont il se sert souvent, à l’occasion de parties de scrabble notamment : « J’ai un cousin, là, des fois j’joue avec lui au scrabble. Alors les mots j’les cherche dans l’dictionnaire. Pour trouver un mot avec les lettres que j’ai dans l’machin par exemple. Sans dictionnaire, j’peux rien faire quoi. »
La saisie des pratiques d’écriture domestiques ne nous ouvre pas davantage le chemin de la compréhension et l’on trouve, bien au contraire, de nombreux signes d’une disposition spontanéiste dans l’organisation des activités domestiques. C’est M. T. qui lit son courrier (« Pas d’problème ») sauf lorsque c’est un peu trop compliqué. Dans ce cas, il va voir une personne de sa famille (« D’la famille, bien sûr, d’la famille, toujours »). Comme il ne sait quasiment pas écrire en français, ce n’est pas lui qui écrit à la maison : « Je n’écris pas du tout presque. » Mis à part la feuille d’impôts qu’il remplit et les papiers de l’école qu’il signe lui-même, c’est un cousin à lui qui lui fait la plupart de ses papiers. Il n’a pas de chéquier car il a peur de se tromper en le remplissant : « J’y crains un peu parce que j’sais pas écrire, l’écrire en lettres. » C’est lui qui range ses papiers mais pas de manière très ordonnée (« Ils sont pas bien-bien rangés, moyennement. Ils sont un peu entre les deux quoi ») et dit ne pas pouvoir véritablement « gérer » un budget étant donné la faiblesse de ses revenus : « Moi, j’m’en occupe pas du budget. On vit le jour le jour presque, parce que avec la paye que je fais, je vois pas le budget que j’vais faire. On attend que la paye arrive et puis la feuille du loyer. Y a pas d’budget à gérer. » Il ne fait pas non plus de pense-bêtes (« J’me rappelle bien que j’ai un rendez-vous quand même, ça, sans écrire, sans rien »), de listes de commissions (« J’ai jamais fait d’liste pour mes achats. Si ma femme elle vient avec moi, ben elle prend c’qu’elle voulait, c’qui sert à la maison. Soit on voit quelque chose pour les gamins. Toute façon, la bouffe, moi, j’comprends pas pourquoi j’fais la liste, parce que il faut des yaourts, il faut du pain, il faut d’ça, il faut tout c’qu’i faut quoi, y a pas à dire. J’calcule pas, si vous voulez, j’calcule pas c’qu’il m’faut, de tant à tant. J’prends, quand il en a plus on va en chercher et puis voilà ») ou de listes de choses à faire, n’utilise pas d’agenda, ne note rien sur le calendrier et n’écrit pas de lettres à sa famille (« Ben un coup d’fil, c’est suffisant »).
S’il a à envoyer un courrier pour « expliquer » des choses et que « c’est long », alors il fait appel à quelqu’un. Mais, plutôt que de téléphoner à une administration et de noter ce qu’on lui dit, il préfère généralement aller sur place car, selon lui, il s’exprime mal au téléphone. La préférence pour une culture de l’oral et du geste en situation d’interaction face à face est ici très nette : « J’appelle pas souvent pour l’administration. J’préfère être sur place que d’être au téléphone, parce que j’m’exprime très mal au téléphone. Alors j’préfère être sur place. Je leur téléphone, par exemple, pour avoir un rendez-vous. Si c’est un p’tit truc d’accord, mais si faut expliquer des trucs ben, j’vais sur place, j’préfère. Par face-à-face j’m’exprime mieux. Si il avait pas compris un machin, j’peux lui expliquer avec des gestes. »
S’agissant de la scolarité, il faut noter que M. T. ne parvient pas à nous donner les classes de ses enfants (« Ils vont l’dire peut-être tout à l’heure quand ils vont v’nir »). Cela ne signifie pas, toutefois, qu’il s’en désintéresse. Bien au contraire, l’école apparaît comme une chose très importante à ses yeux : « C’est très important, surtout en c’moment. » Il pense, d’une part, qu’on a de moins en moins besoin de manœuvres (« J’pense plus tard, c’est plus la technique qui va marcher ») et que l’école devient donc de plus en plus nécessaire et, d’autre part, que « c’est important d’apprendre ». M. T. rencontre les enseignants à l’occasion et dit qu’ils sont tous contents de ses enfants. Il n’a cependant jamais vu en particulier l’enseignant de Salima et il est plutôt rare qu’il aille aux réunions d’école car il sort fatigué du travail : « J’suis très fatigué parce que, des fois, j’travaille très loin. J’arrive à 6 heures, c’est à 6 heures, j’peux pas y aller. J’préfère rester à la maison. »
M. T. s’avère un père actif dans l’ordre du « savoir », surtout pour ses enfants. C’est plutôt à lui qu’ils s’adressent lorsqu’ils parlent de l’école car sa femme ne comprend pas toujours ce qu’ils lui disent : « Avec leur mère peut-être ils parlent pas beaucoup d’l’école, mais avec moi si. Parce que leur mère, il leur dit des trucs et qu’elle comprend pas. » S’il ne connaît pas la classe de Salima, il connaît exactement ses points forts et ses points faibles. Il dit qu’elle a des problèmes en lecture silencieuse et n’est pas toujours soigneuse dans son écriture : « En lecture silencieuse là ben, elle répond n’importe quoi. Elle fait beaucoup de grabouillis surtout. À chaque fois j’lui dis : “Écris bien, écris doucement.” Mais il écrit n’importe quoi, il est pas lisible si vous voulez. C’est gros, p’tit, tordu, elle barre beaucoup, vous voyez. Alors j’lui dis : “Faut faire mieux”, mais y a pas moyen. » En calcul, le père semble jouer un rôle important : « J’leur ai appris beaucoup d’calcul, parce que j’fais beaucoup d’calcul. » Malgré tout, il la « trouve bonne », bien que son fils aîné soit, selon lui, « encore plus instruit qu’elle » : « Mais Salima, il a la tête dure. Quand on lui parle, quand on lui explique des choses, elle, il a la tête ailleurs, i m’semble. » De temps en temps, il se dit « mécontent » de Salima car elle rapporte de « très mauvaises notes » et elle-même déclare en avoir « souvent », alors que ses résultats sont loin d’être décevants. Mais cela indique la sensibilité du père comme de la fille aux notes parfois (rarement) plus basses.
Tous les soirs, M. T. dit à ses enfants de faire leurs devoirs et regarde régulièrement leurs notes. Il les aide dans la mesure de ses possibilités, c’est-à-dire plus en calcul qu’en lecture : « Bientôt j’pourrais plus lui donner d’français. Ça va plus haut qu’moi. J’les aide un peu, j’leur explique un peu ce que j’peux. Quand j’peux pas, j’dis : “J’ai pas compris” et puis, elle va demander à quelqu’un d’autre. » Un oncle de Salima, qui vit temporairement chez eux, l’aide lorsqu’elle a des questions de lecture. Salima et son frère aîné peuvent aussi s’entraider pour la récitation des leçons. En général, M. T. demande avoir leurs devoirs finis mais, lorsqu’il revient fatigué du travail, il se contente parfois de leur demander s’ils les ont terminés et dit leur faire confiance54. Lorsque Salima est en vacances d’été, son père veille aussi à lui acheter, comme à ses deux autres enfants, un cahier d’exercices.
S’il ne donne que l’image d’un père regardant fréquemment le dictionnaire à la maison, M. T. (ou parfois sa femme) accompagne ses enfants à la bibliothèque municipale, leur a offert récemment un livre composé d’une histoire pour chaque jour de l’année et achète parfois à Salima « des livres d’histoire, Blanche Neige, des trucs comme ça ». Il trouve aussi évident (« Ah oui, heureusement ») que ses enfants possèdent leur propre bibliothèque.
De plus, s’il n’écrit pas lui-même, il « oblige » ses enfants à faire des choses que lui ne fait pas (n’a pas pu faire) en matière de pratiques d’écriture. Il leur demande, par exemple, de tenir un agenda à la fois pour prévoir et pour se rappeler ce qu’ils ont fait : « Je force les gamins à écrire des trucs importants sur son calendrier mais pas moi. J’sais pas, quand ils ont une sortie à l’école, quand ils ont quelque chose comme ça, j’dis : “Faut l’noter avant que…” Quand arrive la date, on sait qu’il est là. C’est bien pour eux, j’trouve. Comme ça, ils savent que, j’sais pas, à telle date, il faut aller à tel endroit, ou telle date, il va faire ça. Donc, j’les fais marquer. Et puis j’leur dis qu’à la fin de l’année vous saurez qu’vous avez fait, par exemple, j’sais pas, des trucs comme ça. En principe, ils marquent. C’est un calendrier, en pages là. Comment on appelle ça ? Un agenda. » Il les incite aussi à tenir un journal de vacances pour raconter ce qu’ils font, exprimant à l’occasion un regret par rapport à ces pratiques qu’il aurait aimé avoir pour conserver des souvenirs précis de son passé. C’est Salima qui semble avoir le mieux intériorisé les désirs paternels : « J’les oblige quand ils partent en vacances. J’leur dis : “Faut faire un journal, qu’est-ce que vous avez fait dans la journée par exemple, c’que vous avez fait pendant les vacances, tous les machins.” Alors donc l’aîné, ben il le fait jamais. C’était rare qu’il me fait un p’tit mot, mais elle [Salima] j’en suis sûr que, quand elle sera en vacances, elle peut faire un gros journal. C’est moi qui leur dis de le faire. J’ai dit : “Parce que c’est bien pour vous.” C’est bien, si j’avais pu l’faire moi. Ah oui, hein ! Parce que moi je regrette de ne pas avoir de souvenir de toute ma jeunesse quoi. Parce que c’est regrettable quand même. Si c’était écrit, ben, ça a tout écrit quoi. C’qu’on a écrit, ça reste. » Il y a donc, entre M. T. et ses enfants, des liens qui passent par l’écrit. Est-ce un hasard si le fils est « avide de connaissances » et la fille, qui aime écrire des histoires à partir de ce qu’elle a lu, désireuse de devenir « écriveuse » (« J’ai envie d’être écriveuse quand j’serais grande » ; « J’en invente beaucoup », dit-elle en parlant d’histoires)55 ? Les enfants savent qu’ils font plaisir à leur père en réussissant à l’école et en écrivant56.
Mais les exigences du père en matière de lecture et d’écriture et, plus largement, de scolarité passent d’autant mieux auprès de ses enfants qu’il apparaît comme un père tout aussi soucieux d’entretenir de bons rapports avec eux, de sortir, de s’amuser avec eux, même si, fatigué par son travail, il n’en a pas toujours envie : « Bon moi, des fois, j’ai pas envie, mais j’le fais pour eux, parce que, bon, moi j’suis fatigué, j’arrive, j’suis crevé, mais eux, ils sont jeunes, il faut qu’ils bougent quoi. » Il répond aussi à leurs désirs d’avoir des activités en les inscrivant dans des clubs sportifs (« J’voulais l’amener à la gym, mais la gym ça m’fait loin. J’ai pas l’temps d’arriver à 5 h et demie, de l’amener de là-bas. Ça fait un peu loin, donc j’l’ai mis au foot pour qu’il se défoule un peu ») ou en les laissant faire des sorties pendant les vacances avec le centre social.
De façon générale, le père semble exercer une autorité basée non sur la violence physique, mais sur l’intériorisation par les enfants de la légitimité de sa parole. Ainsi, il ne frappe pas ses enfants lorsqu’ils lui ramènent de mauvais résultats scolaires et les « engueule » modérément, avec le souci de ne pas les braquer contre lui ou de ne pas empirer la situation : « J’veux pas trop lui dire. Je suis pas si violent qu’ça. J’les engueule mais pas… J’les engueule pour leur bien, pas trop-trop. » Nous avons vu aussi que M. T. vérifie les devoirs le soir, mais que, lorsqu’il ne le fait pas, il montre sa confiance à ses enfants. Cela ne signifie pas qu’il n’ait aucune autorité à leur égard. On sait qu’il se fait respecter très rapidement et que les enfants ont bien intériorisé le respect de l’adulte. Un passage de l’entretien nous en donne un bel exemple. En effet, lorsque les enfants arrivent de l’école, pendant l’entretien, Salima demande si elle peut aller jouer dehors et son père lui répond une seule fois par la négative (« Non, tu fermes la porte Salima »). Elle n’émettra aucun commentaire ni aucune supplique à ce sujet57. M. T. commente, à notre demande, ce même événement un peu plus tard dans l’entretien en disant : « En principe quand j’leur dis de faire quelque chose, ils m’disent pas non. Parce qu’ils sont jeunes. Quand j’leur dis quelque chose, c’est quelque chose. Alors maint’nant ils peuvent pas m’dire non. J’lui dis : “Va fermer la porte, va chercher ça”, il va pas m’dire non. Y en a pas un des trois qui vont m’dire non. C’est l’habitude. » Ce mode d’exercice de l’autorité familiale est sans doute très lié à la capacité, notée par l’enseignant, à se mettre au travail quand il le dit, à être discrète, à ne pas faire de bruit, bref, à ne pas être indisciplinée : « Vous lui donnez du boulot », dit l’enseignant, « elle s’y met, point, sans discussion ».
Mais peut-être que la figure centrale du père explique aussi pourquoi Salima est jugée scolairement un peu moins « brillante » que son frère. Le père décrit une division sexuelle des rôles très classique. C’est lui qui s’occupe de son fils en l’incitant à se débrouiller lorsque, par exemple, un pneu de son vélo est crevé : « Moi, par exemple, il a son vélo de crevé, machin, je dis : “Tiens.” J’lui donne des pièces, j’lui dis : “Tu te débrouilles, eh ben j’t’ai acheté de la colle, tu lui fais une pièce.” Quand même il lui a fait une pièce. » C’est, en revanche, sa femme qui se charge d’une partie de l’éducation des filles, notamment pour leur apprendre un peu à faire la cuisine : « Surtout les filles, moi j’le dis à leur maman, c’est parce que c’est les filles, c’est pas moi qui s’en occupe, c’est la maman, de leur faire faire la cuisine, de leur apprendre à faire la cuisine, à faire des machins, ça leur fera pas d’mal ça. » Dans la construction sociale de son identité sexuelle, Salima doit composer avec une mère très étrangère à la culture écrite et à l’univers scolaire.