« J’ai une intuition qui me donne l’assurance que tout ira bien, finalement, et j’attribue cela à l’énorme sentiment de sécurité dont j’ai joui en tant qu’enfant unique, grâce à l’amour de mes parents58. »
Dans certains cas d’« échec » scolaire, on peut dire que le conflit culturel est double pour l’enfant. En tant qu’être socialisé par le groupe familial, il exporte dans l’univers scolaire des schèmes comportementaux et mentaux hétéronomes, qui viennent empêcher la compréhension et créer une série de malentendus : c’est le premier conflit. Mais, vivant de nouvelles formes de relations sociales à l’école, l’enfant, quel que soit son degré de résistance à la socialisation scolaire, intériorise de nouveaux schèmes culturels qu’il importe dans l’univers familial et qui peuvent plus ou moins, selon la configuration familiale, le placer en porte-à-faux par rapport à son univers d’origine : c’est le deuxième conflit. L’« échec » scolaire est alors autant le produit d’un conflit entre l’enfant et l’école (entre la « famille » et l’« école », comme on dit souvent de manière lapidaire, mais cette façon sommaire de poser le problème détourne le regard de la subtilité du double conflit vécu à l’intersection de deux réseaux d’interdépendance), qu’entre l’enfant et les membres de sa famille.
Par conséquent, la manière dont les membres de la configuration familiale vivent et traitent l’expérience scolaire de l’enfant, en revivant parfois à travers elle leur propre expérience scolaire passée, heureuse ou malheureuse, apparaît comme un élément central dans la compréhension de certaines situations scolaires. Les adultes de la famille vivent parfois dans un rapport humble à la culture scolaire et aux institutions légitimes et peuvent transmettre à l’enfant leur propre sentiment d’indignité culturelle ou d’incompétence (cf. les Portraits 11 et 12, mais aussi le Portrait 8). Mais ils peuvent, au contraire, communiquer le sentiment de fierté qu’ils éprouvent face à ses bons résultats scolaires, ou bien encore porter un regard bienveillant sur sa scolarité, malgré la distance qui les sépare du monde scolaire (cf. les Portraits 13 et 14, mais aussi les Portraits 16 et 25).
Le soutien moral, affectif, symbolique apparaît d’autant plus important que les atouts familiaux sont faibles (e. g. le cas des parents analphabètes). Il permet à l’enfant de se sentir investi d’une importance par ceux-là mêmes dont il est en passe de se couper. En effet, comme le soulignait Maurice Halbwachs à propos de la douleur (psychique ou physique), celle-ci s’avère plus supportable dès lors que nous pouvons imaginer « qu’elle peut être éprouvée et comprise par plusieurs personnes (ce qui ne se pourrait si elle demeurait une impression purement personnelle et dès lors unique) », car il nous semble alors « que nous reportions une partie de son poids sur les autres, et qu’ils nous aident à la porter59 ». Et, si l’enfant parvient, au point de croisement de la configuration familiale et de la configuration scolaire, à faire du travail scolaire le lieu de construction de sa valeur ou de sa légitimité propre, alors les « handicaps » d’origine peuvent même devenir une source de défi supplémentaire pour l’enfant.
L’« héritage » familial est donc aussi affaire de sentiments (de sécurité ou d’insécurité, de doute de soi ou de confiance en soi, d’indignité ou de fierté, de modestie ou d’arrogance, de dépossession ou de maîtrise…) et l’influence sur la scolarité des enfants de la « transmission des sentiments » est important tant on sait que les relations sociales, par les multiples injonctions prédictives qu’elles engendrent, sont productrices d’effets de croyance individuels bien réels.
Alberto C., né à Bron, à l’heure scolairement, a obtenu 3,3 sur 10 à l’évaluation.
L’entretien se déroule avec les parents d’Alberto. Nous sommes assis autour de la table de la salle à manger. La pièce comporte peu de meubles : un téléviseur, un buffet bas sur lequel sont posés de nombreux bibelots et une Vierge au milieu, une petite chaîne hi-fi et un petit canapé dans un coin. Après l’entretien, M. et Mme C. nous offriront le porto du pays avec fierté et, lorsque nous partirons, ils nous remercieront.
M. et Mme C. sont très intimidés. Ils se tiennent face à nous, les mains sur la table, un peu comme dans une situation d’examen. À de nombreuses reprises, ils montrent qu’ils font attention à ce qu’ils disent et qu’ils veulent apparaître comme de « bons parents ». Ils restent très prudents dans leurs réponses qui sont toujours assez courtes et la plupart semblent avoir pour principe la volonté de « bien répondre ». En même temps, tout dans leur attitude évoque l’humilité, le sentiment de ne pas être très importants. Ils paraissent toujours étonnés quand nous leur posons des questions sur la lecture ou l’écriture mais n’oseront jamais contester la légitimité des questions ou l’utilité de parler des pratiques que nous évoquons.
La famille C. est une famille portugaise. Le père, 32 ans, paysagiste (ou « jardinier », comme il dit à un moment), est arrivé en France il y a maintenant dix ans. Il est allé à l’école élémentaire au Portugal pendant quatre ans et aurait aimé, dit-il, poursuivre ses études. Cependant son père ne voulait pas qu’il continue car il « fallait travailler » et c’est ce qu’il a fait à partir de l’âge de 11 ans à la ferme familiale. En effet, son père et sa mère sont des paysans, analphabètes, et tout le monde travaillait à l’époque avec eux sur une propriété dont ils étaient les métayers. M. C. a vécu avec six frères et sœurs. Parmi eux, celui qui est allé le plus loin à l’école a terminé l’école élémentaire. C’est pendant des vacances au Portugal que M. C. a rencontré sa future femme.
Mme C., 28 ans, travaille aujourd’hui comme ouvrière dans une usine de fabrication de bâches de camion et de stores. Elle est partie du Portugal pour la France à l’âge de 4 ans. Elle est allée à l’école jusqu’au CM2 et avait, selon elle, 15 ans (ce qui indique soit une scolarité particulièrement difficile – cinq ans de retard – soit une surestimation de l’âge de sortie de l’école élémentaire). Elle oscille dans ses propos entre le remords d’avoir arrêté l’école et l’absence de regret : « Ben moi, j’suis allée jusqu’à l’âge de 15 ans. Jusqu’au CM2, et après j’ai arrêté. Ça allait pas trop mal quoi. Ça n’allait pas non plus très bien, non. J’me débrouillais quoi. Des fois, les jeunes, on en a marre d’l’école, alors on arrête, on préfère mieux travailler. C’est c’qu’i m’est arrivé à moi. Et puis plus tard, on regrette quoi. On dit, si on serait allé plus loin. – Vous l’regrettez ? – Non p’t’être pas, pas forcément. Non, j’y regrette pas. » À l’époque, elle avait envie de travailler et c’est ce qu’elle a fait. Cela fait douze ans qu’elle est employée dans la même entreprise. Son père est paysagiste au même endroit que son mari. C’est lui qui a fait embaucher M. C. La mère de Mme C., qui est aussi la « nourrice » d’Alberto, n’a jamais travaillé (sauf pour faire des « petits ménages »). Elle ne lit ni n’écrit le français mais seulement le portugais et parle le plus souvent dans sa langue d’origine. Mme C. a un frère et une sœur qui, des trois enfants, est celle qui est allée le plus loin dans les études (cinquième).
L’« échec » scolaire d’Alberto (qui reste le seul enfant après la mort, en début d’année scolaire, de sa sœur) peut s’expliquer, comme dans tous les cas observés, non par une cause décisive, unique, mais par la combinaison singulière de traits familiaux assez généraux. Tout d’abord, nous avons affaire à des parents qui ont connu une expérience scolaire extrêmement courte (cas du père) ou malheureuse (cas de la mère). Du fait de leur socialisation scolaire, ils n’ont pas développé un grand intérêt pour la lecture et, entre autres, pour la lecture de livres, totalement absente de leurs pratiques. Le père lit le journal « pas tout l’temps » et ne l’achète que très rarement. Il affirme que c’est dans les quotidiens qu’il a appris à lire le français tout seul mais que « c’est très difficile » ; il déclare y lire « un p’tit peu d’tout » (« Et puis, si j’vois que ça m’intéresse, j’continue, sinon je tourne la page »), mais sans grande conviction. La mère dit qu’elle ne le lit pas car elle n’aime pas la politique (« Surtout la politique, ça m’intéresse pas alors… J’ai horreur de ça »), assimilant ainsi spontanément « journal » et « politique ». M. C. lit toutes les semaines des magazines, qu’il appelle des « livres », sur l’automobile (Auto-Plus) et sa femme achète ce qu’elle nomme des « romans » et qui sont des « romans photos », mais « seulement quand ça m’vient à l’idée », précise-t-elle. Ils achètent aussi un programme TV (Télé 7 jours) que lui déclare lire en entier (« On lit tout hein, moi j’lis tout ») et dont elle dit ne lire que la partie sur le programme.
En dehors de cela, ils ne lisent ni l’un ni l’autre. Lui n’a pas de livres pratiques ou techniques et elle, a un livre de cuisine mais ne le consulte pas (elle dit faire sa cuisine « comme ça » – sous-entendu, de tête ou « par corps »). Ils ne lisent pas de romans ou de bandes dessinées, n’ont jamais été abonnés à un organisme de vente de livres par correspondance, ne vont pas à la bibliothèque et ne possèdent pas de bibliothèque à la maison. S’ils ont un dictionnaire (mais pas d’encyclopédie), c’est uniquement à l’usage d’Alberto. Eux ne s’en servent jamais et constatent qu’il ne s’en sert pas tellement non plus : « Ben, le dictionnaire on l’a acheté, surtout pour lui. Parce qu’une fois, il nous en a réclamé un. On l’a acheté, et puis, en fin d’compte, il s’en sert pas tellement. Il a dit : “Maman, j’ai besoin d’un dictionnaire”, et puis en fin d’compte, il s’en est servi une fois et puis c’est tout. » Ce dictionnaire possédé à la maison, et qui ne trouve aucun utilisateur du côté des parents, est l’exemple type de la situation de rupture que peut vivre Alberto. Les livres qui, dans l’univers scolaire, sont investis d’une valeur forte (et Alberto ne s’y trompe pas lorsqu’il fait le choix au cours de son entretien de la lecture plutôt que de la télévision), restent à l’état de « lettre morte » dans le cadre de l’univers familial. Les contextes de lecture qui s’offrent à lui à l’intérieur de sa famille sont rares et peu variés. Si la mère s’étonne sincèrement du fait qu’Alberto ne se soit servi qu’une seule fois du dictionnaire, alors qu’ils l’ont acheté à sa demande, elle n’imagine pas que c’est le passage entre l’enfant et le dictionnaire qui n’est pas suscité (comme dans les familles où les parents donnent l’exemple naturel d’un usage quotidien du dictionnaire) ou organisé par les adultes. M. et Mme C. lui achètent des « livres » de temps en temps, mais ils donnent l’exemple de Picsou (magazine de bandes dessinées), de Martine (album) ou d’albums avec des images à coller (des tortues Ninja), mais pas des petits romans (il dit lui-même ne pas prendre de livres sans images).
Leurs pratiques d’écriture familiales ne sont guère plus fréquentes. Comme souvent dans les milieux populaires, c’est Mme C. qui se charge d’écrire les lettres administratives, de remplir la feuille d’impôts ou les chèques familiaux, d’écrire les mots pour l’école ou de signer les papiers de l’école. C’est encore elle qui laisse parfois des petits mots à son mari (« Des fois oui, j’lui laisse un mot. Par exemple, quand j’ai besoin d’une petite commission, que moi j’arrive plus tard : “Bon, est-ce que tu peux m’faire ci” »), qui note des choses sur un calendrier ou qui prend « des fois » des notes préalables à un coup de téléphone quand il y a plusieurs choses à demander. Son mari se charge uniquement des lettres en portugais quand il s’agit d’écrire à une personne de sa famille au Portugal (Mme C. ne sait pas écrire en portugais).
Mais ils ne font pas précisément leurs comptes (Mme C. connaît une collègue de travail qui les tient sur un cahier), ne rédigent pas de listes de choses à faire, à emporter en voyage (« Au fur et à mesure qu’on fait la valise, on prend les affaires on les met dedans ») ou de listes de commissions (« Non, non. Je sais à peu près, j’ouvre le placard et je regarde, je sais à peu près c’qu’i manque. C’est rare quand j’fais une liste quoi »). Dans leur manière de répondre, M. et Mme C. n’osent cependant jamais dire des choses qui pourraient remettre en cause la légitimité des questions : les pratiques, même les plus totalement éloignées de leur univers culturel, ne sont pas rejetées comme inutiles ou incompréhensibles. Les réponses révèlent toujours la même humilité consistant à dire que « c’est peut-être utile » mais qu’ils n’y ont « jamais pensé » et montrant qu’ils ne se sentent pas, devant nous, en position de juger de l’utilité de telles pratiques. De même, s’ils ne font pas de mots fléchés ou de mots croisés et ne jouent pas au scrabble, c’est parce qu’ils trouvent cela trop dur pour eux (« J’ai essayé une fois, j’y suis pas arrivée, j’ai laissé tomber », dit Mme C.). Ils semblent ainsi, face à nous, éprouver comme un sentiment d’infériorité culturelle qui transparaît tout au long de l’entretien dans une sorte d’humilité et de grande timidité. Le discours du père, hors entretien, sur les « pauvres » qui doivent « se taire » et les « riches » qui décident pour eux, indique bien la manière dont il se perçoit.
Les parents d’Alberto vivent, de plus, une série de décalages par rapport à l’école, qui indiquent à quel point ils sont exclus de l’univers scolaire, malgré leur volonté d’aider leur fils du mieux possible. C’est encore Mme C. qui répond le plus aux questions concernant sa scolarité. En effet, dans le cadre d’une division sexuelle des rôles familiaux assez classique, c’est elle qui s’occupe de son éducation. C’est elle qui va aux réunions (lui ne connaît pas l’enseignant) et dit qu’Alberto a les plus grandes difficultés en orthographe, en mathématiques et en lecture, mais juge qu’il « va mieux » à l’école depuis qu’il va chez l’orthophoniste (« En fin d’compte, c’est grâce à elle s’il a appris à lire, parce qu’il savait pas du tout lire. Il a encore beaucoup d’progrès à faire, mais il s’débrouille pas mal ») alors que les résultats et les jugements scolaires restent constamment négatifs (« C’est désastreux », dit l’enseignant). Les parents ont été convoqués une fois par l’enseignant et la mère a cru immédiatement qu’il avait fait une « connerie » (« Ma réaction ça a été : “Qu’est-ce qu’t’as fait comme connerie, qu’est-ce qu’t’as fait comme bêtise ?” Lui il m’a dit : “Rien, j’ai rien fait.” Moi j’lui dis : “Mais si la maîtresse elle me convoque, c’est bien parce que t’as fait què’ chose ? Tu dois l’savoir ?” Lui il a dit : “Non, non, j’ai rien fait” »), alors qu’il s’agissait des résultats scolaires d’Alberto.
C’est elle qui « contrôle » tous les soirs son cartable pour savoir s’il a des devoirs, qui les lui fait faire s’il ne les a pas déjà faits avant qu’elle vienne le chercher le soir chez sa propre mère, elle enfin qui surveille ses notes. Elle lui fait recommencer ses devoirs (« Si c’est pas bien fait, comme ça m’est arrivé souvent, j’lui raye, et puis j’lui fais recommencer ») si ce qu’il a fait est faux et lui fait faire parfois des dictées. La manière de juger de la bonne orthographe des mots par Mme C. montre, là encore, un décalage par rapport aux exigences scolaires : « Moi j’lui dis : “Bon, tu prends un cahier, et puis je vais te faire la dictée, pour voir si tu les sais.” Il oublie une lettre, souvent il en rajoute une en trop. Mais il les sait. J’sais pas comment il fait, même des fois il les apprend pas et il les sait. » Mme C. juge un mot correctement orthographié « à une lettre près », pourrait-on dire, alors que l’école considérera qu’une faute par mot est le signe d’une très mauvaise maîtrise de l’orthographe.
Les parents ne comprennent pas non plus les nouvelles donnes pédagogiques qui ébranlent le peu de certitudes et bouleversent les quelques repères, liés à leur propre expérience scolaire, qu’ils avaient par rapport au système scolaire. Ils reprochent à l’école de ne pas donner assez de devoirs comme à leur époque (« On trouve par rapport à nous, à notre époque, on compare quoi, on trouve que… eux, ils ont pas tellement de devoirs comme nous, avant ») et trouvent qu’il y a un manque de sévérité (même s’ils pensent que c’était trop de leur temps : « Et nous, à l’époque, c’est qu’on a reçu des coups de pied. Et ça c’est pas une méthode », dit M. C.) et d’apprentissage « par cœur ». Ils critiquent aussi la méthode d’apprentissage de la lecture plus globale (ils n’emploient pas le mot), qui ne leur paraît pas bonne, et sur le compte de laquelle ils semblent placer la responsabilité de la difficulté de lecture de leur fils. M. C. : « Moi j’ai pas appris comme ça. J’ai appris à commencer à approcher les lettres. Vous voyez, eux non. Lui, c’est tout par cœur quoi. Ça m’plaît pas. Moi j’commencé à apprendre les p’tits mots, mais lettre par lettre, et puis on apprenait bien, et vite, tandis qu’là. Ils apprennent plus rien » ; Mme C. : « Et ils apprennent pas l’alphabet comme nous à notre époque. Et on pense que s’il aurait appris l’alphabet comme nous, s’ils auraient la méthode que nous on avait avant, j’pense que, il aurait réussi à lire. Y aurait pas besoin de l’orthophoniste. » Ils montrent ainsi une forme de désespoir devant des changements pédagogiques qu’ils ne maîtrisent pas.
Mais les règles de vie ou les exigences scolaires imposées à Alberto sont aussi assez rarement appliquées de façon très rigoureuse. L’analyse des propos des parents fait apparaître des éléments entrant en contradiction avec la volonté réelle déclarée par ailleurs. Par exemple, Alberto ne reste pas à l’étude mais va chez sa « mamie ». Sa mère dit qu’il « doit » faire ses devoirs là-bas jusqu’à ce qu’elle vienne le chercher à la sortie de son travail (vers 18 h), mais souvent, lorsqu’elle arrive, elle le trouve en train de s’amuser. Une fois rentrée à la maison, Mme C. est obligée de lui répéter plusieurs fois et même d’élever la voix pour qu’il se mette au travail (« Il est têtu hein. Il faut au moins que j’lui dise trois fois : “Alberto, fais tes devoirs.” Et puis après, ben, dès qu’j’élève un p’tit peu la voix, que j’commence à m’fâcher, là, il les prend tout d’suite »). La grand-mère maternelle qui s’occupe de lui depuis sa naissance, durant les périodes de vacances et tous les mercredis (elle l’amène chez l’orthophoniste et au catéchisme tous les quinze jours), est analphabète en français, ne parle à Alberto qu’en portugais et ne peut donc l’aider à faire ses devoirs. Elle ne semble pas non plus vouloir exercer une contrainte sur son petit-fils pour qu’il les fasse. De même, pendant les grandes vacances, les parents d’Alberto lui achètent un cahier de devoirs, « mais si j’l’oblige pas à l’faire, il le f’ra pas », dit Mme C. Il veut s’amuser et dit à sa mère que les vacances ne sont pas faites pour travailler : « Il sait que s’amuser. Il dit : “C’est les vacances, c’est pas pour travailler.” »
Lorsqu’il rapporte de mauvaises notes de l’école, ses parents l’« engueulent » mais sans être « méchants ». Ils lui demandent de faire des progrès mais ne le punissent jamais : « On lui dit pas : “Bon, tu seras puni d’télévision, tu seras puni de ça.” » De même, Alberto regarde beaucoup la télévision (M. C. : « Dès qu’il est à la maison, il appuie tout d’suite. Avant de poser son cartable (Rire), il met la télé en marche ») et peut se coucher un peu à l’heure qu’il veut. Le père dit que son fils n’est « jamais pressé » d’aller se coucher et que cela arrive souvent qu’il reste avec eux jusqu’à 22 h. Les propos assez flous sur les heures de coucher semblent indiquer qu’elles dépendent de l’attitude plus ou moins coercitive des parents selon les soirs : « Ça lui arrive de se coucher tard. Surtout si on dit rien. » Alberto dit lui-même, toujours à propos de la télévision, des choses apparemment contradictoires qui sont à rapprocher des « fausses rigueurs » parentales concernant l’heure du coucher. En effet, il dit à la fois qu’il n’a pas « le droit de regarder le soir la télévision » et « quand j’ai envie, je regarde ». Cela n’apparaît contradictoire que si l’on ne fait pas la différence entre « avoir le droit formel » et « savoir qu’on peut rester si on le veut », c’est-à-dire entre le discours tenu par les parents et les pratiques effectives. De manière générale, les parents ne contraignent donc pas Alberto de manière très forte et systématique et, lorsque Mme C. évoque l’entretien qu’elle a eu avec l’enseignant sur le caractère « renfermé » d’Alberto, elle dévoile en grande partie ce qui transparaît derrière un ensemble de réponses : « Elle voulait savoir pourquoi il s’était renfermé et s’il y avait quelque chose qui le préoccupait à l’école, ses copains, ou à la maison. Moi j’lui dis : “Non, à la maison, c’est vrai, on l’laisse faire c’qu’il veut.” Alors, j’sais pas pourquoi il était comme ça, renfermé. » Les règles de vie existent mais Alberto a l’habitude de les transgresser assez souvent dans la mesure où aucune punition ne vient sanctionner ces transgressions.
Dans une telle configuration, sans exemple de contextes d’appropriation de l’écrit ni système de contraintes très fort, dans l’interaction socialisatrice avec une grand-mère analphabète qui s’adresse à lui en portugais et avec des parents aux passés scolaires courts et malheureux qui lui parlent généralement aussi en portugais, Alberto ne peut inventer une autre vie que celle que lui dessine sa place dans les relations d’interdépendance familiales. Répétant sans doute des angoisses familiales vis-à-vis de l’école (sa mère raconte qu’elle avait « des difficultés dans les maths, à l’école » et l’enseignant d’Alberto note qu’il a « un sacré problème de numération ») et des pratiques de l’écrit, Alberto est décrit par l’enseignant comme un enfant « anxieux », « complètement bloqué », « toujours sur ses gardes », « très inquiet ». Un élément supplémentaire peut contribuer à rendre raison de cette inquiétude et des tics nerveux d’Alberto, à savoir la mort, en début d’année scolaire, de sa sœur. Mais un tel type d’événement, qui peut permettre de mieux brosser le portrait d’un « échec », et qui est souvent mis en avant dans les discours des pédagogues, ne dit rien en lui-même et par lui-même. Nos analyses prouvent qu’aucun élément ne peut revêtir le statut de cause et que chaque élément ne prend sens et effet que dans des configurations familiales singulières.
Pour la mère comme pour le père, l’école est pourtant une chose importante. Ils souhaiteraient qu’Alberto puisse aller plus loin qu’eux et sont conscients de la nécessité du diplôme dans l’état du marché de l’emploi. Ils visent « le bac » pour leur fils mais timidement, sans trop y croire non plus. Dans un dialogue qui conclut l’entretien, on trouve de façon condensée le mélange de réalisme et d’espoir, de résignation et de volonté qui caractérise le discours de M. et Mme C. Si ce passage nous semble particulièrement poignant, c’est que les parents terminent en reportant leurs espoirs sur la « volonté » d’Alberto et sur sa capacité personnelle à « changer », alors que ce dernier, pris dans une interdépendance familiale, ne peut sans doute changer sans que change la constellation des personnes qui constituent son univers :
Mme C. : Nous c’qu’on veut pour lui c’est que lui il apprenne. Qu’il apprenne bien, et qu’il aille plus loin que… c’que nous on a été. On veut qu’il aille plus loin, si c’est pas… si c’est possible. Mais ça tient que de lui, s’il a d’la volonté, qu’il ait des diplômes… qu’il aille plus loin quoi. Parce que, maintenant hein, si on n’a pas d’diplôme, on n’a rien quoi.
I : Et, qu’est-ce que vous appelez, est-ce qu’il y a un minimum, vous dites : “Faudra qu’il atteigne un minimum, là, pour…” ?
Mme C. : Ben nous, on aimerait bien qu’il aille jusqu’au bac, mais faut pas trop en d’mander quoi.
I : Vous faites la moue, vous avez pas l’air bien sûre…
M. C. : C’est qu’il pense déjà à travailler avec moi.
I : Déjà ?
M. C., riant : Si mais… il m’en parlait… Il m’en parle souvent.
Mme C. : Ah oui.
M. C., s’adressant à son fils : Hein tu veux aller avec papa ? Attention hein, c’est pas… C’est pas l’école.
Mme C. : C’est plus dur qu’l’école.
I : Vous, vous dites, ça s’rait bien qu’il aille jusqu’au bac, mais, pour l’instant vous y croyez pas trop si j’comprends bien ?
Mme C. : Ouais, non, mais j’y crois pas trop. Surtout avec euh… euh, comme il s’comporte à l’école, et avec les notes qu’il a.
M. C. : Il va changer. Hein Alberto ?
Mme C. : On espère, pour lui, qu’il change.
Robert F., né à Lyon, un an de retard (redoublement du CP), a obtenu 4 sur 10 à l’évaluation.
Au moment de la prise de rendez-vous par téléphone, le père de Robert nous demande si nous vendons quelque chose. Lorsque nous lui expliquons qu’il s’agit de son fils, de sa vie dans l’école et dans la famille, il nous dit alors : « Si c’est pour mon fils, ça m’intéresse. »
Le jour du rendez-vous, nous sommes un peu en avance et commençons l’entretien autour de la table de la salle à manger avec la mère qui parle très doucement et paraît très intimidée. Elle appelle Robert qui est dans sa chambre. Il vient, nous dit bonjour, reste un moment derrière sa mère, puis prend place à table et ne bougera plus jusqu’à la fin de notre conversation. Il interviendra à quelques reprises, notamment sur les questions de scolarité et d’activités extrascolaires, parce que son père s’avère en difficulté pour parler de manière détaillée de celles-ci. Lorsque le père arrive, il s’excuse d’être en retard (seulement de dix minutes). Nous avons commencé l’entretien avec la mère, nous le continuons avec les deux parents, puis avec le père seulement (la mère a un rendez-vous chez le kinésithérapeute) et, enfin, nous le terminerons avec le couple. En cours d’entretien, le père nous proposera à boire. Lui et sa femme nous remercieront de notre visite lorsque nous les quitterons.
Le père de Robert, 46 ans, est né en Italie et garde un fort accent italien ainsi que les stigmates d’une appropriation tardive du français (par exemple, il énonce « pourquoi » pour dire « parce que », « il » pour « elle »…). Il est allé à l’école en Italie mais n’a obtenu aucun diplôme. Très jeune, il a été placé chez un artisan peintre. Lorsqu’il est venu en France, à l’âge de 17 ans, il a travaillé comme ouvrier sur une chaîne puis, après le service militaire, comme fraiseur dans une entreprise de fabrication de tubes d’acier pour chaises. Depuis vingt-deux ans qu’il est dans la même entreprise, il a gravi peu à peu les échelons et est aujourd’hui OP260. Son père était cordonnier en Italie, savait lire et écrire et avait même une « jolie écriture ». Sa mère transportait de l’eau d’un village à l’autre et lavait le linge pour des gens.
La mère de Robert, 42 ans, a quitté l’école à l’âge de 10 ans « à cause de la guerre d’Algérie ». Elle est, en effet, Française d’Algérie. Elle a gardé des enfants entre 10 et 13 ans, puis a obtenu un CAP de couture. Elle a ensuite travaillé dans la couture jusqu’à l’âge de 20 ans, s’est mariée et n’a plus jamais retravaillé (exceptés quelques petits travaux d’employée de maison) jusqu’à aujourd’hui. Au moment de l’entretien, elle vient de reprendre un travail de nourrice et de femme de ménage qui l’occupe du matin jusqu’à 16 h. Elle dit qu’à l’école elle était « zéro », « nulle », surtout en calcul : « En calcul, j’avais des zéros à la file. » Le père de Mme F. est mort quasiment à sa naissance. Il était peintre dans une entreprise et savait lire et écrire. Sa mère était employée de maison et était allée à l’école jusqu’à l’âge de 12 ans : « Ils l’ont mis très jeune à travailler. » Robert la voit régulièrement.
Robert est le cadet d’une famille de trois enfants. Il a deux grandes sœurs. L’aînée, 21 ans, qui a redoublé le CP et s’est arrêtée à l’école en « deuxième », va se marier et prépare son brevet de monitrice d’auto-école. La deuxième, 19 ans, qui a redoublé le CE1, est interne dans un lycée d’horticulture et y prépare un brevet de technicien agricole. Elle serait allée à l’école jusqu’en troisième, mais sa mère s’embrouille un peu dans les années : elle ne sait plus vraiment si elle est allée jusqu’en troisième ou si elle est en troisième année de BTA : « Attendez cinquième, quatrième. (Silence de 3 secondes. Elle souffle.) J’saurais pas vous dire exactement. » Avant Robert, Mme F. précise qu’elle a eu une autre fille mais qu’elle l’a perdue très jeune.
L’analyse du cas de Robert est intéressante par les effets scolaires des relations socio-affectives parents-enfants qu’elle fait apparaître. Robert vit dans un milieu que l’on peut vraiment qualifier de « modeste » dans tous les sens du terme. Ses parents font preuve dans leurs propos, mais aussi dans leur voix et leur manière de se tenir, d’une humilité, d’une modestie et d’une sorte d’effacement. M. F. ne fait pas un tiercé, il fait un « p’tit tiercé ». Mme F. n’a pas eu un CAP de couture, elle a eu un « p’tit CAP de couture ». Elle a une attitude très humble qui lui fait même parfois entendre nos questions dans un autre sens. Ainsi, lorsque nous lui disons que l’interruption de sa scolarité n’est pas « de son fait à elle », elle répond : « Non, c’est pas d’ma faute, non non. » On sent dans la manière dont ils nous répondent qu’ils craignent de dire des choses qui ne vont pas. La mère notamment nous regarde en répondant, attendant comme un signe de confirmation que ce qu’elle dit est légitime.
Attitude modeste, mais aussi pratiques de lecture modestes. M. et Mme F. lisent le journal (Le Progrès) tous les deux, deux fois par semaine (le samedi et le dimanche). Elle lit la rubrique « Nécrologie » (« Pace que je me dis y a p’t-être des personnes que j’connais ») et un peu les faits divers mais pas la politique : « Ah non, je veux rien savoir. C’est tout du blablabla alors. C’est qu’démoralisant d’ailleurs. » Lui, regarde « en premier » le tiercé parce qu’il tente sa chance régulièrement, un petit peu la politique quoiqu’il s’en soit « lassé » depuis l’arrivée de Mitterrand au pouvoir (« M’enfin, j’suis en train de m’en lasser. Pourquoi ils sont tous pareils, mais si je veux regarder par exemple un homme politique, écouter son discours jusqu’au bout, non. Deux-trois minutes et hop, allez hop. Ils ont toujours raison. Quand y a les face-à-face d’hommes politiques, ben ils voudraient avoir tous les deux raison ») et l’horoscope sans y croire vraiment. Ils ne lisent presque jamais de revues ou de magazines. En matière de livres, alors que M. F. n’en lit aucun (« Non j’ai pas la passion »), Mme F. « aime beaucoup c’qui concerne la documentation, l’histoire », lit aussi un peu la Bible mais jamais de romans. Elle précise d’ailleurs qu’elle commence les livres mais ne les termine jamais : « Mais je l’commence, mais je l’finis pas. Jamais j’ai terminé un livre, jamais. » Pendant deux ou trois ans, Mme F. a été abonnée à France Loisirs mais elle a arrêté il y a un an pour des raisons financières. Ils possèdent un dictionnaire mais répondent : « Oui, Robert, on en a un », indiquant par là que, pour eux, l’usage n’en est guère fréquent (M. F. ne s’en sert jamais et sa femme le regarde parfois pour connaître la définition de mots « bizarres » qu’elle entend). Spontanément, au moment de parler des livres, les parents de Robert évoquent le frère de Mme F. qui travaille au standard d’une entreprise, lecteur boulimique qui lirait presque un livre par jour et qui en offre à Robert. Robert aime surtout les bandes dessinées car les images, dit-il, « ça m’donne une idée qui va se passer après ». Mais il se compare aussi explicitement à sa mère lorsqu’il évoque les livres d’école (livres d’histoire et de science) qu’il aime (« comme moi »).
M. et Mme F. gardent encore les marques de parcours scolaires relativement courts et plutôt malheureux. Mme F., particulièrement, présente une série de difficultés à l’égard de la lecture, de l’écriture et de toutes les situations officielles un peu tendues où elle semble perdre ses moyens. Elle a de gros problèmes de calcul, même simple (d’où la division du travail de remplissage de la feuille d’impôts où lui se charge des « chiffres » et elle des « lettres ») et insiste sur la gêne quotidienne qu’elle ressent (« D’ailleurs, j’ai encore certains problèmes à calculer. Le calcul, d’ailleurs ça m’faisait peur et ça me fait toujours peur61 »), éprouve de grandes difficultés pour se rappeler des choses qui se sont passées dans la journée même, ressort des administrations sans avoir compris ou retenu les explications qu’on lui a fournies (« Par exemple ma femme, si il doit aller à quelque part avec, par exemple, il a enlevé l’électricité, pis y a de trop, ils s’sont trompés, ben ma femme elle est incapable d’aller là-bas et de expliquer pourquoi y a… Alors c’est moi qui faut qui y va. Pourquoi il me dit : “Si j’y vais moi, je rentre et quand je ressors, j’sais rien.” Voilà elle me dit comme ça. Il m’envoie toujours à moi, pourquoi elle il sait pas l’expliquer »), éprouve des difficultés à comprendre les courriers administratifs et en laisse le soin à son mari (« Moi j’prends la lettre, j’la parcours, tandis que lui il prend la lettre, il y reste une heure dessus »).
Tous les deux ont des problèmes de compréhension de certaines lettres administratives et font appel au frère de Mme F. lorsque les choses les dépassent. Pour les lettres aux administrations, c’est plutôt lui qui dit ce qu’il faut mettre et elle qui rédige car il n’écrit quasiment pas le français : « C’est ma femme pourquoi elle, elle écrit, donc il sait écrire. Moi j’sais pas bien. On la fait tous les deux. Quand on peut se débrouiller, on la fait. Moi je dicte et elle, elle écrit. » Si vraiment ils n’y arrivent pas, ils font appel encore au frère de Mme F. Ils ne tiennent pas de cahier de comptes, mais M. F., qui s’occupe de faire les comptes de temps en temps, dit que ce serait mieux de le faire « comme ça, on sait où il passe l’argent ». Ils n’ont pas d’agenda, n’écrivent pratiquement jamais de lettres à la famille ou à des amis mais téléphonent et ne font pas de listes de choses à faire ou de listes de choses à emporter en voyage : « Hou la la, si on s’met à faire tout ça ! (Rire.) »
C’est elle qui, dans le cadre d’une division sexuelle classique du travail d’écriture domestique, tient à jour le carnet d’adresses et de numéros de téléphone, écrit des pense-bêtes, laisse des petits mots à son mari ou à ses enfants (« Quand elle est pas là, que je rentre et pis qu’on doit faire quelque chose, que j’dois faire quelque chose, alors il m’écrit. Même à Robert »), rédige des listes de commissions, note des petites choses sur le calendrier familial, tient des fiches cuisine et les classe, s’occupe des albums photos et note des choses derrière les photos (Robert dit que « derrière les photos, elle écrit des choses, les noms que la personne qu’est sur la photo »). M. F., quant à lui, apparaît nostalgique d’une Italie rurale moins bureaucratisée que la France urbaine contemporaine, et où il y avait moins de papiers et de tracasseries administratives : « L’Italie, y a pas la paperasse. Enfin moi j’trouve qu’avant c’était mieux. On s’casse trop la tête et c’est vrai hein. La vie qu’on mène aujourd’hui, c’est incroyable. »
De plus, M. et Mme F. montrent leur malaise par rapport à une école élémentaire qui ne ressemble plus à celle qu’ils ont connue. Le père, par exemple, semble perdu et quasi scandalisé devant la table de multiplication qu’il a demandé à son fils d’aller chercher et qu’il nous montre. Ce sont les lignes de « 0 » qui lui semblent aberrantes, inutiles. Ce n’est pas comme ça, en tout cas, que lui apprenait, et il semble un peu dépassé par ces « changements pédagogiques » : « Zéro, zéro, zéro, zéro. Qu’est-ce que c’est ces zéros ? Alors pourquoi on met les zéros là ? Pour moi, l’école quand je, ça part un égale un. Oui mais si on enlève tout ça là, c’est pas mieux pour le gosse pour retenir ? Alors il faut qu’il retienne le zéro dans sa tête. Il commence de zéro. C’est pas mieux à l’enlever ça ? Enfin j’sais pas moi, mais c’est bête ça. On peut l’enlever les zéros, ça raccourcit. Plus c’est court et plus le gosse il retient voilà. Enfin j’sais pas. » De plus, l’école a pour mission, de leur point de vue, d’instruire, de transmettre des savoirs nécessaires pour s’en sortir dans la vie. Pour eux, il apparaît clairement que c’est l’alphabétisation qui prime et que toutes les nouvelles activités scolaires (sportives, culturelles) leur semblent superflues. Par exemple, Mme F. peut comprendre pourquoi Robert apprend à nager, car c’est « utile », mais pas pourquoi on lui fait pratiquer la lutte. Le père, lui, trouve utile de savoir que tel pays est au nord de tel autre pays (« D’accord, ça sert »), mais inutile de faire de l’histoire.
En même temps, M. et Mme F. ne sont pas dépourvus objectivement d’atouts culturels. Elle a un CAP et lui est devenu, peu à peu, ouvrier qualifié. L’école est importante pour eux car « il faut bien prendre le bon chemin », pour « qui y a de l’embauche après », même si leur discours est teinté d’une forme de réalisme fataliste qui montre qu’on n’y croit pas trop quand même : « Pourquoi pas mais… Si ça s’arrange pourquoi pas. Moi j’suis pas contre. Au contraire, si il peut choisir un beau métier, qu’i peut gagner son pain sans trop s’forcer trop, pourquoi pas. » Leur souci concernant la scolarité de Robert est aussi indéniable (à la fin de l’entretien le père s’enquiert de savoir ce qu’il y a de « bien pour l’école » dans ce qu’il nous a dit). L’analyse de cette configuration familiale remet encore une fois en question l’idée d’une démission parentale et de l’inintérêt des parents pour les choses scolaires. Ils connaissent les difficultés de leur fils (« C’est pas fort hein ») et l’ont amené depuis un mois chez l’orthophoniste (« Et puis, il s’applique. On le voit hein »). Sa mère note que, comme elle, il est en grandes difficultés pour retenir ses leçons. C’est elle qui s’occupe de la scolarité, contrôle ses devoirs, explique quand elle le peut à son fils (le père aussi mais uniquement lorsqu’il s’agit de calcul, ainsi que sa sœur lorsqu’elle rentre le week-end) et lui fait réciter ses leçons (« Ben j’la récite beaucoup d’fois. Et puis après j’referme le cahier, j’le donne à ma maman, et pis j’la récite à ma maman. Elle me dit si c’est bien ou mal »). Pendant les grandes vacances scolaires, les parents achètent aussi un cahier d’entraînement à Robert pour qu’il continue un peu à faire des exercices, même si son père dit qu’« il faut y aller derrière à lui pour lui faire faire » sinon il ne ferait que jouer (« Il le prenait jamais, hein, et il pensait à jouer »). Le père s’amuse même parfois à lui donner des multiplications à faire : « Et des fois on s’amuse : “Eh papa, tu me fais des multiplications”, par exemple. Alors moi je lui mets des numéros et pis lui il la fait. »
Lorsqu’il revient avec de mauvaises notes à la maison, le père dit qu’ils ne l’« engueulent » pas. M. F. explique la raison pour laquelle il ne dit rien à Robert : « Moi je lui dis rien, vous savez pourquoi ? Pourquoi mes parents ils m’ont jamais rien dit, alors j’veux pas l’engueuler. Bon on lui dit : “Robert il faut faire les devoirs”, hein. On n’arrête pas de lui dire ». Le père note que Robert parfois ne veut pas les faire et que, quand il n’y arrive pas, il s’énerve : « Quand sa mère elle dit : “Non c’est pas ça !” et ça y est, il s’énerve. »
Les parents veillent aussi à ce que Robert se couche tôt (20 h 30) chaque soir précédant les jours d’école. Ils sont aussi extrêmement prudents quant aux sorties de Robert (quasi inexistantes) dans le cadre d’un nouveau contexte (jusqu’aux dernières vacances d’été, la famille F. habitait dans l’Isère où ils avaient une maison), plus urbain, qui leur fait peur (peur des bagarres, de l’absence de connaissance des enfants qui jouent dans la rue, des « gros mots »). Robert semble avoir intériorisé les volontés de ses parents car il n’en éprouve pas lui-même le désir : « C’est pas qu’on lui interdit hein mais lui-même, lui aussi. Nous on n’aime pas, lui il aime pas non plus, alors » ; « J’aime pas sortir pace que y a. beaucoup d’gros mots qui traînent. Alors j’aime pas entendre les gros mots. »
Ce que l’on comprend, en fait, dans cette configuration, c’est que, d’une certaine manière, Robert répète les difficultés de sa mère dont il paraît se sentir particulièrement proche. Sa mère qui s’occupe de sa scolarité, qui lui racontait des histoires quand il était petit et qui écoute ses histoires, semble lui avoir communiqué ses complexes, ses angoisses, ses propres difficultés scolaires en même temps que ses goûts. Par exemple, Robert dit que ce qu’il préfère à l’école c’est l’histoire, la géographie et la science, autant de domaines que Mme F. nous dit aimer. Robert précise même que c’est sa mère qui l’aide sur ces trois points et qu’elle aime lire des livres d’histoire et de science « comme » lui. Robert participe aussi beaucoup aux travaux domestiques pour aider sa mère et dit, comme elle, aimer faire la cuisine. Mme F. elle-même dit que, lorsqu’elle était très jeune, elle était « très timide, comme Robert ».
La comparaison est présente tout au long de l’entretien. Le père évoque même les difficultés mnémoniques de Robert proches de celles sa mère. Mais tout s’éclaire encore davantage lorsqu’on écoute les enseignants parler de Robert et de ses difficultés scolaires : « Il a de gros problèmes en mathématiques et pour moi c’est un peu incompréhensible parce que c’est un gamin qui est très ouvert, qui connaît plein de choses en science, en géographie. Il sait plein de choses, et là, il a un blocage au niveau des mathématiques. Il dit : “J’vais m’tromper, je ne vais pas savoir faire”62 » ; « Il est très timide, très effacé en classe » ; « Il a un problème de mémoire. » Les analogies entre la mère et le fils sont trop récurrentes pour qu’on puisse croire au hasard : timide, effacé, faisant un blocage en mathématiques alors qu’il connaît beaucoup de choses en science et en géographie, faisant un complexe d’infériorité en pensant qu’il va se tromper et qu’il ne va pas savoir faire, ayant des problèmes de mémoire, autant de caractéristiques qui pourraient tout aussi bien décrire sa mère. On assiste donc à une véritable réincarnation sociale des problèmes (mais aussi des goûts) de la mère dans la personne du fils63.
Tout se passe comme si, par amour pour sa mère, ou en vertu de la relation socio-affective qui l’unit à elle, Robert ne pouvait s’autoriser à passer (ou penser) au-dessus de celle-ci. De même qu’elle lui transmet ses goûts, elle lui transmet ses doutes, son manque total d’assurance, ses problèmes de mémoire, son blocage en calcul… Un peu comme dans le cas de Mme O. (Portrait 8), on assiste à un chassé-croisé entre deux expériences : celle du fils et celle de la mère. Les enseignants signalent d’ailleurs un léger progrès au cours de l’année dû à des interventions diverses ayant sans doute contribué à donner à Robert confiance en lui. Celui-ci va chez l’orthophoniste, est suivi en classe d’adaptation durant trois demi-journées par semaine et ses enseignants notent des changements positifs : « Il a fait des progrès » ; la classe d’adaptation « lui a fait un bien énorme » ; « Il ne met plus n’importe quoi » en mathématiques ; « Maintenant, il fait quand même une démarche de réflexion » ; « C’est beaucoup plus lisible. » Et le terme de « blocage » utilisé par un enseignant pour évoquer les difficultés en mathématiques nous semble particulièrement adéquat, dans la mesure où Robert a intériorisé au cours des relations intrafamiliales une série de complexes.
Ce qui apparaît, par conséquent, aux enseignants comme un problème « médical » à un moment donné, c’est-à-dire comme un cas ne relevant pas de leur seule compétence pédagogique (« Nous on n’est pas médecins, on n’a pas grand-chose à faire »), n’est qu’un cas culturel d’intériorisation particulièrement forte de rapports familiaux à l’école sociologiquement compréhensible ; une telle situation ne pouvant sans doute trouver une meilleure issue scolaire que par la construction d’autres relations sociales permettant à Robert de trouver d’autres points d’appui (extrafamiliaux) pour dépasser ses complexes et ses « blocages ».
Souyla B., née à Saint-Priest, à l’heure scolairement, a obtenu 6,6 sur 10 à l’évaluation.
Le père a accepté un « rendez-vous » en disant : « Je suis là toute la journée, si tu donnes un rendez-vous, p’t-être j’suis là, p’t-être pas. Passe l’après-midi. » Le jour venu, nous arrivons devant une maison, construite par M. B., qui n’est pas crépie à l’extérieur. C’est sa fille de 17 ans qui nous reçoit. Elle n’est pas au courant, pas plus que ses deux sœurs, de notre visite. Quand elle appelle le père, il arrive visiblement étonné. Il était en train de s’habiller en bleu de chantier et allait sans doute sortir pour travailler autour de la maison (ce qu’il fera quand nous partirons). Il nous invite à nous asseoir à la table de la cuisine et à commencer la discussion. Pendant qu’il finit de se préparer, sa fille de 17 ans nous propose un café et demande, l’air inquiet, s’il y a un problème avec Souyla. Nous la rassurons en lui expliquant en deux mots le pourquoi de notre venue. Durant l’entretien, M. B. nous parle visiblement avec plaisir. Ses interventions verbales sont parfois très longues et toujours très implicites, avec des phrases pas toujours très correctes grammaticalement. Mme B. vient un moment nous saluer. Elle semble bien parler français mais, visiblement, il n’est pas de son ressort de répondre à nos questions. Les sœurs de Souyla, elles, paraissent occupées à regarder la télévision. Après l’entretien, le père nous raccompagnera jusqu’à la grille du jardin et nous parlera de son jardin et du chien qui fait des dégâts au grillage…
M. B., 65 ans, est retraité. Il est venu en France en 1946 grâce à son beau-père qui était mineur près de Saint-Étienne. Il a travaillé pendant six mois comme mineur, puis dans les travaux publics, en tant que maçon : « Alors, un peu de maçonnerie, les pelles et les pioches toujours. Alors on pose les bordures et tout ça, et c’est du travail, c’est dur. » Il insiste beaucoup sur la dureté de son travail, parce qu’« avant on fait tout à la main » et parle des problèmes de santé qu’il a depuis : « C’est dur, pour mon travail. Maint’nant j’suis mal aux reins tu vois là. Depuis dix heures, j’vais essayer pour s’lever je viens s’lever main’nant. – Vous avez mal au dos ? – Oh la la, le dos, les bras tout, toute la nuit moi, j’dors pas, j’réchauffe. Alors j’ai toujours mal. Oh la la, c’est dur. Et puis après il pleuvait. On travaille toujours sans arrêter. On fait huit heures toujours dans la merde, tout l’temps. Et alors, ben, heureusement, depuis le mois d’novembre, jusqu’à main’nant j’travaille pas. J’suis à la r’traite alors. » Il a suivi un stage de six mois en formation pour adulte, mais a appris essentiellement son travail sur le tas (« C’est en travaillant »). Il semble content de pouvoir nous parler de son expérience professionnelle. Il est allé à l’école en Algérie jusqu’à l’âge de 7 ans et dit avoir appris l’arabe mais il ne sait lire et écrire ni en arabe ni en français. Il précise qu’il fallait avoir de l’argent pour aller à l’école et que ses parents, tous deux analphabètes, n’en avaient pas. Son père travaillait chez des colons comme salarié agricole et sa mère ne travaillait pas (ils avaient cinq enfants).
La femme de M. B. n’a jamais travaillé et ne sait ni lire ni écrire. Son père, analphabète, travaillait comme mineur à Saint-Étienne et sa mère, également analphabète, tenait son ménage. De son mari, Mme B. a eu onze enfants. Les deux aînés sont nés en Algérie, les autres en France. La fratrie est composée de neuf filles et de deux garçons. C’est une fille qui est allée le plus loin à l’école, en première année de faculté de droit. Le plus bas niveau scolaire est le CAP. Deux enfants ont obtenu le BEP, un le baccalauréat professionnel. Trois filles sont au lycée : deux en première G et une en seconde.
Souyla fait partie des élèves en « réussite » scolaire qui ont eu des irrégularités de performances au cours de l’année de CE2. Dès le CP, les enseignants observent un problème de régularité du travail. En CE2, lors de la première entrevue avec l’enseignant, celui-ci remarquait que, depuis deux ou trois semaines, elle ne faisait « plus rien », oubliait tout le temps ses livres et ne faisait plus signer ses cahiers. Les parents avaient alors été convoqués. En fin d’année, l’enseignant note qu’après avoir vu les parents (le père mais aussi la sœur), « ça a bien repris » : « C’est moi qui avais convoqué justement parce que elle faisait plus signer tout ça. Les parents n’étaient plus au courant de c’qui s’passait. J’avais eu son papa et puis il avait p’t-être une grande sœur aussi qui était passée un jour, il m’semble. Donc, comme quoi il fallait, j’leur avais dit d’bien faire attention à c’que c’soit signé, à regarder un p’tit peu les d’voirs les soirs. Au moins l’essentiel, disons. Apparemment ça a dû être fait puisque ça avait remonté et tout. J’pense qu’y a pas trop d’problèmes. » La famille a donc joué un rôle efficace vis-à-vis de Souyla64.
En dehors de ces irrégularités dans les comportements, et plus rarement dans les notes, Souyla est considérée depuis la maternelle comme une bonne élève. On relève ses capacités à faire un travail avec application, sa motivation pour la lecture, son intérêt pour le travail fait en classe et sa vivacité (qui, à l’occasion, peut devenir « bavardage »). Au dernier contrôle de l’année, elle termine en troisième place, prouvant que sa réussite reste stable.
Le cas de Souyla est l’exemple d’une « réussite » scolaire dans une configuration familiale qui, à l’égard des critères sociologiques habituellement considérés (profession, niveau de diplôme des parents, nombre d’enfants), ne semble pas pouvoir préparer efficacement à de bonnes performances scolaires. Des parents analphabètes, un père retraité, ex-ouvrier dans les travaux publics, au discours très implicite, à la maîtrise du français assez faible, ne connaissant pas le système scolaire (ses exigences, les classes de ses enfants, leurs performances), des parents vivant une coupure culturelle et, notamment, linguistique avec leurs propres enfants65, onze enfants…, il en faudrait moins pour comprendre une situation d’« échec » scolaire, notamment quand on compare, sur les critères que l’on vient d’énumérer, cette situation familiale par rapport à d’autres configurations familiales déjà analysées. Et pourtant, nous sommes bien dans un cas de « réussite ».
Tout d’abord, ce cas prouve que l’investissement pédagogique n’est pas la seule et unique clef pour faire « réussir » scolairement les enfants en milieux populaires. Les parents exercent ici une vigilance morale qui dépasse largement le cas de l’école. Ne pouvant aider leurs enfants scolairement, l’important pour eux est de leur fournir de bonnes conditions de vie, de leur donner ce dont ils ont besoin, pour qu’ils travaillent du mieux qu’ils peuvent : « J’ai pas été l’école. Qu’est-ce que j’vais dire ? J’ai ma fille, hein, moi j’comprends pas, qu’est-ce que j’vas faire lire ? Hein ? Si vous êtes capables, vous êtes bien. Mais sinon, ben, si vous travaille, c’est pour vous autres, c’est pas pour moi. Ben, vous êtes bien habillé, mangez bien, et tout ça, vous avez rien qui manque ! Et il a qu’à faire ton travail. Mais si tu réussis pas, qu’est-ce que tu veux ? Ben oui, mais qu’est-ce que j’dois faire ? J’ai pas appris, lire en français et lire et écrire. J’y arrive pas, et comment qu’j’vas faire ? Hè ? »
Ils interviennent ainsi plus à la périphérie de l’école que sur l’école. C’est le père qui accompagne et va chercher Souyla à l’école (alternant dans ce rôle avec un voisin) et il connaît les enfants avec qui elle joue car ce sont des enfants du voisinage. Lorsqu’elle a classe le lendemain, les parents veillent à ce que Souyla aille se coucher au plus tard à 21 h 30. Ils la gâtent si elle a de bons résultats et, surtout, s’ils sont respectés par elle. M. B. dit que, si elle aime s’amuser avec des copines, il n’a cependant rien à lui « reprocher » car elle le « respecte » : « On dit, c’est un peu chouchou à papa, elle, et d’la maman aussi. Oui quand même il discute avec moi vraiment, il me respecte, tu vois. » Les parents « crient » (« Ça crie un peu quand même »), « serrent », « privent », « sévissent » s’il le faut, au bon moment (« Souyla, pour l’moment ça va très très bien, mais si ça commence à… faut l’serrer un p’tit peu, il faut qu’il travaille. Il m’le dit à moi, j’le dirai à elle, c’qu’il faut (Dit en souriant) faire. J’peux pas l’surveiller. Si vous marquer quelqu’chose sur le cahier, là d’accord ») autant lorsqu’elle fait des bêtises que lorsqu’ils apprennent (rarement dans son cas) qu’il y a un problème à l’école, mais semblent autrement établir un contrat de confiance avec leurs enfants. Par exemple, M. B. se montre tout à fait compréhensif à l’égard des désirs de ses enfants. Le mercredi après-midi, Souyla voulait faire du sport à l’école et son père nous raconte qu’il s’est contenté de signer et de donner l’argent : « [Souyla] I voit c’qui fait l’après-midi, c’est marrant, le sport. Et il dit : “Papa j’ai fait ça.” J’peux pas dire oui ou non, alors, il voulait l’sport, j’ai dit oui. J’vais pas dire non. Eux ils font comme ils veulent, hein, alors j’peux pas dire, c’est eux qui choisent. Alors il dit ça, eh ben moi j’lui donne. Et c’est tout : “Si tu veux l’argent”, comme le sport, là payé pour cinquante francs hein. »
Bien sûr, concernant la scolarité de Souyla, ce sont les trois grandes sœurs présentes à la maison qui jouent un rôle central. Elles sont au lycée, ont été abonnées, il y a quelques années, à Science et Vie, aiment beaucoup lire des romans et sont conseillées sur ce point par leur sœur aînée qui est allée à l’université66, aident scolairement Souyla et constituent, avec l’aînée, des exemples concrets de possibles scolaires pour elle. On pourrait se demander (sans avoir de réponses) comment a été engendrée la « réussite » scolaire de la sœur aînée qui a atteint l’université. Pour les autres, une des clefs de la compréhension réside dans un système très efficace d’entraide familiale. En effet, en ce qui concerne l’école, M. B. s’avère incapable de donner les classes dans lesquelles se trouvent ses enfants (« Ah j’sais pas exactement, là, moi j’ai dit la vérité ») ou d’émettre un jugement sur la scolarité de Souyla : « Ah ben ça moi, j’peux pas dire si ça marche bien ou si ça marche pas bien. Alors, je demande comme ça, il dit : “Ça va papa, ça va”, et c’est tout. » C’est donc l’une des grandes sœurs présente le jour de l’entretien (17 ans, première G), et qui a vu l’enseignant et le directeur, qui répondra à nos questions. Elle nous apprend que c’est Souyla qui vient montrer ses devoirs à ses trois sœurs (en première et en seconde) pour savoir si ce qu’elle a fait est juste : « Nous on n’a même pas besoin d’lui demander : “Est-ce que t’as fini ton travail ?” ou : “Est-ce que tu as des devoirs ?” parce que c’est elle qui arrive comme ça et puis elle ouvre son cahier, et elle me dit : “Eh ben regarde.” Quand c’est faux, elle me demande d’lui expliquer, voilà67. » Elle souligne aussi l’existence d’une grande solidarité familiale entre les enfants dont elle-même a bénéficié : « C’qui est bien dans la famille, c’est que tous, moi j’sais que, j’me rappelle, quand j’avais l’âge d’la Souyla, moi c’était tout l’temps mes grandes sœurs qui s’penchaient sur moi et puis qui m’aidaient. Donc ça fait que… »
C’est aussi sans doute à travers l’interaction avec ses sœurs que Souyla a construit son goût pour les lectures. Elle va à la bibliothèque municipale ainsi qu’à la BCD et lit des contes, des bandes dessinées et des petits romans (des « J’aime lire »). Elle dit en parler avec ses sœurs et aussi raconter des histoires à son père pour qu’il s’endorme : « J’lui dis : “Papa, tu veux qu’j’te raconte une histoire”, parce qu’il arrive pas à dormir. Après j’lui raconte et lui, au plein milieu, il dort. » De même, elle se fait lire une histoire par l’une de ses sœurs pour pouvoir s’en souvenir le soir et rêver : « Le soir, j’me raconte l’histoire dans ma tête. J’aime bien parce que j’arrive pas à rêver, à faire des cauchemars alors ça m’revient. »
C’est encore la même solidarité familiale qui fait que les enfants aident leur père dans tous ses papiers. Pour tout ce qui est argent, M. B. dit qu’il se débrouille très bien et qu’on ne peut pas le « rouler » parce qu’il connaît bien les chiffres : « J’lis pas. Si y a des p’tites choses comme ça j’arrive à machiner l’argent. Si par exemple moi j’te donne un chèque et pour le faire ça, ti voulais jouer l’malin quoi, t’arrives pas parce que je sais combien tu mets la somme et tout quoi. Y a quelques j’y arrive pas mais autrement les choses comme ça j’y arrive bien. » La fille aînée se charge des papiers familiaux depuis l’âge de 10 ans (le père demandait aussi à des collègues de travail), et c’est elle notamment qui s’est occupée de faire les papiers pour la retraite de son père. À l’heure actuelle, c’est la fille de 17 ans, qui est en première G et qui voudrait devenir expert-comptable, qui l’accompagne lorsqu’il va voir l’assistante sociale : « Toujours c’est une fille. C’est une fille qui va y aller avec moi. » C’est grâce à ses filles que M. B. parvient à limiter les situations d’humiliation que sont amenés inévitablement à vivre tous ceux qui ne savent ni lire ni écrire et dépendent de la plus ou moins bonne volonté d’autrui. Par exemple, il raconte que, parfois, quand il demande à des employés d’administration de remplir des papiers à sa place, on le lui refuse : « J’étais là, à Saint-Priest là, pour envoyer un mandat et j’ai dit : “Madame, bon ben, vous pouvez remplir là.” Elle me dit : “Non, monsieur, interdit.” Eh ben j’ai monté ici et le soir quand elle est v’nue mes enfants, c’est les enfants qui l’ont fait. Ah oui, il dit : “Non non, j’peux pas la remplir” il a dit. “J’t’ai pas obligée, merci.” (Dit en souriant.) » C’est à la suite du récit de cette anecdote que M. B. dit que « c’est dur » lorsqu’on ne sait pas lire et écrire : « Ah oui, c’est-à-dire pour ceux qui savent pas lire et écrire, là, surtout pas écrire, c’est dur. »
À travers ce système d’entraide, il est donné ainsi avoir à Souyla l’importance sociale, symbolique, au sein même de la structure de coexistence familiale, de ceux qui savent lire et écrire. D’ailleurs, Souyla ne s’y trompe pas. Elle fabule dans l’entretien en disant que ses parents lui demandent de lire le courrier et d’écrire des lettres. Elle montre ainsi qu’elle s’identifie au rôle de ses grandes sœurs et qu’elle donne de la valeur au fait de savoir lire et écrire. Elle dit même chercher des mots dans les dictionnaires pour ses sœurs et affirme qu’elle savait lire à 3 ans et qu’elle écrit, depuis l’âge de 5 ans, ce qu’elle se souvient d’une histoire lue : « J’les recopie. Pis des fois, j’lis un livre, j’vais l’poser dans mon cartable, j’vais quelque part d’autre et puis j’écris c’que j’ai dans la tête. C’est parce que faut qu’j’me rappelle des trucs là dans ma tête. Mais j’recopie le plus nécessaire. Et pis de plus en plus, avant quand j’ai commencé à 5 ans, j’ai eu l’idée comme ça, et puis j’lisais des livres, parce que j’savais bien lire à 3 ans. Et puis à 5 ans, j’dis bon ben j’lis maintenant et puis après j’écris et si j’sais pas j’relis, j’relis, j’relis, comme si c’était une autodictée qu’il fallait savoir. Maintenant j’lis deux fois et puis j’me rappelle des trucs. » Elle raconte aussi qu’il lui arrive d’écrire des poèmes. L’ensemble des fabulations que l’on peut déceler chez Souyla ne sont pas inintéressantes dans la mesure où elles font apparaître son identification à ses sœurs. Cela se traduit, dans la réalité et non plus dans le discours fabulé, par des écritures fréquentes de lettres lorsqu’elle est en vacances, ce que nous n’avons jamais rencontré jusqu’ici dans nos entretiens (« Y a des semaines, on en reçoit deux-trois »).
On peut ajouter, pour compléter le portrait familial, que le fait même que M. B. ait construit une villa montre une volonté d’installation définitive alors que, pour d’autres familles maghrébines, la situation était plus ambiguë. La villa est aussi le signe d’une prise de distance par rapport aux grands ensembles urbains. Enfin, Souyla est la dernière d’une famille de onze enfants68 et est considérée comme le « chouchou » par ses parents, c’est-à-dire qu’elle bénéficie d’une attention spécifique dont l’ensemble des frères et sœurs d’une aussi grande famille n’a sans doute pas pu bénéficier (par exemple, la mère de Souyla ne la laisse pas faire du ménage). Cette attention spécifique portée à son égard, dans le cadre de la configuration familiale décrite69, se traduit dans l’entretien par une sorte de présentation de soi très positive, tout particulièrement sur des questions scolaires : « J’savais bien lire à 3 ans. » Cette manière de se présenter, qui révèle une grande assurance, une grande confiance en soi, est évidemment le produit intériorisé du regard de tout un groupe familial.
Samira B., née à Villeurbanne, à l’heure scolairement, a obtenu 7,1 sur 10 à l’évaluation.
Lorsque l’entretien a débuté, M. B. sortait de la sieste. Il fait le ramadan et, de plus, a des horaires de travail fatigants (4 h-11 h). Lui et sa femme sont des gens souriants, calmes, accueillants. C’est M. B. qui répond à nos questions. Sa femme se tient, pendant presque la totalité de l’entretien, en retrait sur une chaise isolée. Elle ne participe que rarement à la conversation, juste pour rire ou pour confirmer ce que dit son mari d’un mouvement de tête ou d’une parole brève. Elle donne le biberon pendant longtemps à son bébé en nous écoutant parler. Malgré sa difficulté à parler le français, M. B. le comprend très bien et rares sont les moments où il y a des malentendus. Nous sommes assis autour de la table de la salle à manger. La pièce paraît vide vu le peu de meubles et l’absence de décoration ou de bibelots. En fin d’entretien, M. B. nous remerciera d’être passé les voir.
M. B., 40 ans, n’est jamais allé à l’école dans son pays, le Maroc (« C’était la misère, quand on est né. Nous on n’était rien du tout. C’est pour ça qu’on n’était pas à l’école. I z’ont pas moyen pour envoyer les enfants à l’école ») et ne sait lire et écrire ni l’arabe ni le français. Il a vécu en montagne et dans des conditions très difficiles, sans eau ni électricité. Il n’est même pas certain de sa date de naissance parce qu’il n’y avait pas de livret de famille à l’époque : « Mais c’est pas sûr encore qu’chus né en 51, parc’que mon père il avait pas d’carnet de famille et on n’avait rien du tout ! C’est moi qui l’ai mis la date. » Le père de M. B., qui avait trois femmes, est mort alors qu’il avait 8 ans. Il était petit paysan, chassait un peu (avec des chiens dans les terriers) et possédait quelques bêtes. Ni lui ni la mère de M. B. n’ont jamais su lire et écrire. Avant de venir en France à l’âge de 18 ans, M. B. a travaillé au Maroc comme manœuvre dans la maçonnerie et dans la carrosserie. L’un de ses frères l’a fait venir en France sur un contrat de travail pour être ferrailleur. Puis il a travaillé, à partir de 1974, dans une entreprise de fabrication de quenelles et y est resté depuis lors. Il a passé son permis de conduire en France sans savoir lire et écrire, à une époque où l’examen se passait oralement. Sa femme, Mme B., 31 ans, est aussi analphabète. Elle est venue en France il y a onze ans et n’a jamais travaillé, sauf pour aider dans son village à piler les grains. Son père et sa mère étaient de petits paysans analphabètes dans les montagnes marocaines.
Ils ont cinq enfants dont M. B. connaît les dates de naissance par cœur. De manière générale, M. B. est d’ailleurs extrêmement précis sur les dates. Ils ont une fille aînée, A., née en 1978 au Maroc, qui a redoublé une fois (le CE2 ou le CM2) et qui est scolarisée en cinquième SES au collège70. Puis, vient Samira, née en 1983, scolarisée en CE2 (« Moi j’pense que Samira il est mieux que A. »), un garçon né en 1984, qui est en CE1 (le père déclare que l’enseignant lui a dit qu’il était premier de la classe), une fille qui est décédée à 6 mois et 7 jours et que M. B. évoque, comme si elle était vivante, à la place qu’elle devrait occuper entre ses frères et sœurs, une fille née en 1987, qui est en maternelle et, enfin, une autre née en janvier 1992 (elle a environ 3 mois au moment de l’entretien).
Samira est entrée assez tôt à l’école maternelle (à 2 ans et 6 mois) et n’a jamais été vraiment repérée comme une élève en difficulté. Globalement, elle est considérée comme « une bonne élève » dans une classe de CE2-CM1 dont le niveau moyen est déjà assez élevé. C’est une élève qualifiée d’« intéressante », qui « comprend très vite », « travaille bien », « apprend bien », « prend la parole » (« Elle s’exprime bien, elle est intelligente, elle ne parle pas pour ne rien dire, elle a toujours des idées, de bonnes idées71 ») et « participe ». Le cas de Samira peut donc apparaître comme un cas sociologiquement étonnant. Avec un père et une mère analphabètes (les seuls livres présents à la maison sont ceux de l’école et de la bibliothèque que les enfants apportent), un père ouvrier spécialisé, une mère sans profession et, enfin, une sœur aînée scolarisée en SES, on peut effectivement se demander où Samira trouve les appuis pour répondre adéquatement à la demande scolaire.
Tout d’abord, il est clair que la configuration familiale donne une place légitime à l’« enfant lettré ». M. B. fait, dans de nombreux cas de figure, confiance à ses enfants en matière de lecture et d’écriture. Il remplit lui-même sa feuille d’impôts parce qu’il sait lire et écrire les chiffres sans problème (on lui dit où il faut remplir et il écrit les sommes). Il a appris cela avec des copains lorsqu’il était en foyer et qu’il avait l’habitude de partager les frais : « Ouais parc’qu’avant, on habite tout seul, y a pas d’femme, y a rien. Dans l’foyer, j’ai copain, lui aussi il est Arabe, Français aussi, on mange ensemble et à la fin du mois on partage comme on a mangé. On marque tout. C’est lui qui marque, c’est pour ça j’ai appris les chiffres. On marque, par exemple, aujourd’hui on a acheté un poulet, une flûte, i marque la date, par exemple, demain c’est pareil, la fin du mois i m’dit : “Voilà, combien on a mangé.” I fait l’compte, par exemple, 500 francs, il partage par deux, ça fait 250 francs chacun. »
Sinon, soit il se rend directement aux administrations pour se faire expliquer et faire remplir ses papiers (« J’explique à face-à-face avec une dame comme ça. Jamais j’ai écrit. Par exemple, à la mairie ou comme tu m’dis aux allocations familiales, c’est moi qui va tout pour expliquer, parc’que comme j’sais pas lire ni écrire, des fois j’y vas moi-même »), soit il demande à ses voisins algériens (Portrait 2) dont le fils aîné aide les parents pour faire les lettres en français (« Ouais, des fois je lui dis : “Viens chez moi” comme ça. On a confiance, c’est des voisins »), soit, enfin, il demande à sa fille aînée, A., ou à Samira qui lit mais n’écrit pas encore le courrier : « Si, elle le fait, elle écrit un peu bien comme i faut. Mais elle a jamais encore rempli un mandat. Mais des fois i va v’nir une lettre comme ça, j’sais pas moi, des allocations familiales ou ailleurs des impôts, d’la télévision, j’sais pas, ben elle m’explique. Elle dit : “Papa à quelle date faut payer, attention faut passer par la date là et tout.” » Il lui arrive cependant de remplir elle-même des papiers pour l’école.
M. B. n’a pas de chéquier et, lorsqu’il faut remplir le mandat qu’il envoie à sa famille, c’est encore A. qui s’en charge. Lorsque c’était lui qui s’occupait de ranger ses papiers, ceux-ci n’étaient pas classés : « Des fois je cherche un papier comme ça, j’prends un quart d’heure. » Depuis que A. le fait, elle les range dans un grand classeur : « Maintenant comme A. est au lycée, c’est elle qui s’occupe presque de tout maintenant, les papiers. Elle a acheté un grand classeur comme ça. Y a des feuilles là-d’dans blanches, et i met par exemple l’électricité d’un côté, les impôts à côté, les mandats à côté, les revenus à côté, tout à côté. (Rire.) Elle marque, c’est-à-dire, i met un petit papier comme ça, i colle, i met ça c’est pour les impôts, ça c’est pour l’électricité, ça c’est pour le loyer tout. C’est bien rangé. (Rire.) Avant moi je mets dans l’machin comme ça. Quand je prends qu’je cherche que’que chose, i faut que j’cherche partout. » A. a donc introduit du classement, du rangement, dans sa famille. L’usage du classeur laisse penser que l’école, avec sa logique de différenciation en matières, en disciplines, en horaires, n’est pas étrangère à cette pratique et qu’elle a contribué à la rationalisation du classement des papiers familiaux. M. B. a tous ses numéros de téléphone en tête (« J’en ai tous dans la tête c’est tout ! »), mais A. note tous les numéros sur un cahier (« Elle marque tout A. maintenant »). Enfin, M. B. dit qu’ils utilisent souvent les calendriers pour noter les rendez-vous (« Ah ben oui. Là les rendez-vous comme ça, on note, bien sûr »), et c’est encore A. qui se charge de les noter.
Samira ne participe aux actes de lecture et d’écriture familiaux que modestement par rapport à sa sœur aînée (elle confirme que c’est plutôt sa « grande sœur » qui s’en charge), mais contribue tout de même à cette entraide familiale et voit, à travers sa sœur, l’importance symbolique conférée par le père aux compétences lectorales et scripturales des enfants. Elle raconte elle-même fièrement que, dans la mesure où son père « sait lire un p’tit peu, quelques mots mais pas tout », il demande à sa sœur ainsi qu’à elle-même de lui lire des lettres en français : « Et quand il reçoit des lettres en français, eh ben c’est nous qui les lit. »
Mais le secret de la réussite scolaire de Samira réside essentiellement dans l’ethos familial très cohérent qui est mis en œuvre avec grandes régularité et systématicité. Les parents exercent un contrôle moral de tous les instants et le contrôle scolaire apparaît comme une partie parmi d’autres du contrôle exercé plus largement sur tous les secteurs de l’existence.
Les parents sont tout d’abord très stricts concernant les heures de coucher (Samira se couche au plus tard à 20 h 45 et déclare elle-même manger à « 7 h pile »). Ils fixent des limites à ne pas dépasser, qui sont appliquées tous les jours de la semaine, excepté le samedi soir où les enfants peuvent regarder les dessins animés sur TLM72 (les parents exerçant une censure sur les films regardés) et se coucher à 21 h 45. Ensuite, Samira, comme son frère ou ses sœurs, ne sort pas s’amuser seule dans le quartier (« I sort jamais, sauf si je sors avec ») et les parents l’amènent à l’école et vont la chercher. Le fait est présenté, du côté du père aussi bien que de sa fille, comme étant un choix de la part des enfants. C’est Samira qui n’a pas envie de sortir jouer dehors (« J’ai pas envie. J’aime mieux rester chez moi que sortir »), c’est elle qui n’aime pas aller en sortie scolaire loin de ses parents, c’est elle aussi qui, pendant les vacances, ne veut pas partir en dehors de sa famille. Le père précise que c’est elle qui ne veut pas sortir mais qu’il préfère que les choses se passent ainsi. On est donc dans l’ordre de la contrainte bien intériorisée par les enfants. Et cette intériorisation n’est si parfaite73 que parce que l’emprise familiale est constante. Les enfants vivent principalement (en dehors de l’école) dans un seul univers de références morales, font leurs les possibles imposés et ignorent ou rejettent les choses impossibles et contradictoires. Mais l’enfermement symbolique dans l’univers familial n’est possible que si les parents (« J’le fais uniquement pour les enfants, moi ça m’intéresse pas », dit le père) apportent aux enfants des temps de détente, de sorties : « On sort. Faut pas rester toujours à la maison, en prison quand même. (Rire.) Pendant les vacances vous avez l’droit d’sortir un p’tit peu pour prendre un peu l’air pour changer74. »
Si M. B. amène ses enfants se promener ou jouer loin du quartier, c’est parce qu’il le considère comme un lieu-repoussoir : « Qui sort tout seule, ça jamais. Et ça fait d’puis 85 qu’je suis là, jamais elles ont sorti toutes seules, sauf avec moi. J’emmène au parc, c’est tout. On reste tout l’après-midi et on rentre. Mais eux, i sortent jamais tout seuls. I sort des fois, ici, et moi je regarde à la fenêtre comme ça deux-trois minutes, après i montent. I z’ont pas l’habitude. Mais c’est mieux comme ça, parc’que si i sort, i prend l’habitude. Aujourd’hui i s’amuse ici, demain i va là-bas, après i va plus loin, plus loin, après c’est la bagarre, après i casse les voitures, après toujours, comme ça. Je les laisse pas dans le quartier. Je va plus loin un p’tit peu, quand je trouve un peu propre, tu vois, on mange là-bas. » Il sort donc avec eux pour faire des promenades, jouer un peu au ballon et Samira joue au tennis, au basket, aux patins à roulettes, à la corde à sauter. Pendant les vacances, il les amène tous les jours se promener, pique-niquer, s’amuser75. De même, les soirs d’été, les enfants restent avec leurs parents sur le grand balcon de l’appartement familial.
Le père se démarque des autres familles arabes habitant le quartier (« Moi aussi je suis Arabe mais… ») et critique les jeunes qui font des bêtises, cassent, volent (« Et si tu te trouves là, ils t’égorgent »). Ces actes constituent pour lui une dégradation morale. Selon lui, les parents de ces jeunes ne s’occupent pas d’eux et il nous raconte que certains enfants sont dehors depuis la fin de l’école jusqu’à 21 h. Les parents leur lancent le goûter depuis une fenêtre et restent tranquillement à la maison en train de regarder la télévision. Dans ces conditions, dit-il, « on peut avoir six, sept, huit, neuf enfants ». La façon dont M. et Mme B. interprètent le but de l’entretien est d’ailleurs tout aussi révélatrice de leur manière de voir les choses. La mère nous dit : « C’est pour dire ceux qui s’occupent de leurs enfants et ceux qui s’en occupent pas » – montrant ainsi qu’elle adopte un point de vue très proche de celui de l’institution scolaire, quoique son orientation soit plus morale que spécifiquement scolaire – et nous demande si nous faisons cela pour savoir si ce que font les parents « c’est bien ou c’est pas bien ».
M. B. dit que l’école est quelque chose d’important pour lui : « Ah oui, bien sûr, c’est important. Oui important, 100 %. C’est normal. » Il a lui-même des regrets par rapport à l’école qu’il n’a pas connue (« Bien sûr, j’ai r’gretté beaucoup. Quand j’étais petit, je savais pas c’que ça veut dire aller l’école, parc’que on était comme les animaux, pareil ») et par rapport aux cours d’alphabétisation qu’il n’a pas suivis lorsqu’il en avait la possibilité en foyer (« J’étais jeune et con. (Rire étouffé.) Jamais j’écoutais »). Mais on voit bien, tout au long de l’entretien, que l’école n’est jamais perçue en tant qu’univers autonome, mais plutôt comme un lieu où il s’agit, là encore, avant tout de bien se comporter. Ainsi, si M. B. juge que Samira est la plus « intelligente » de tous ses enfants, c’est parce que « jamais elle a eu des problèmes à l’école. I travaille, i fait son travail, il est jamais été méchante avec son maître ou sa maîtresse76 ». Être « intelligent », c’est bien se comporter dans la classe, ne pas être « méchant » et faire son travail. Plus loin, dans l’entretien, M. B. dira aussi que Samira lui demande souvent si elle peut faire la prière avec lui et que c’est pour ça qu’il aime bien Samira : « C’est pour ça, j’te dis, Samira elle est bien. (Rire.) I m’demande pour faire les prières avec moi. » Peut-être donc que, lorsqu’il dit que Samira est la plus « intelligente » de tous, il pense aussi à l’intelligence de comportement de sa fille qui, d’elle-même, va vers sa culture.
Le père vérifie si le travail scolaire est fait en s’appuyant sur les contrôles mutuels qu’il encourage entre ses différents enfants, puisque lui-même ne peut rien vérifier : « Des fois, quand i z’ont du travail, i z’ont mal fait comme ça, i r’gardent, i rentrent à la maison, i fouillent les cartables, après i vient vers moi, i dit : “R’garde papa qu’est-ce qu’il a fait”, si i l’a pas fait, par exemple, mon fils i va v’nir tout suite : “Papa il a pas bien fait son devoir”, Samira c’est pareil, i r’garde *** [prénom du garçon] si il est pas bien fait, i va v’nir : “Papa, il est pas bien, il a triché, il est mal écrit, parc’qu’il a écrit vite, pour venir regarder la télévision.” (Rire.) Donc i contrôlent entre eux hein. » Samira fait ses devoirs plutôt seule, à la maison. Sa sœur l’aide quand même un peu, mais elles se disputent souvent ensemble. Lorsqu’elle a de mauvaises notes, son père lui dit qu’il ne faut pas s’amuser et qu’il faut écouter le maître. Il indique par là que, pour lui, le « bon comportement » est la clef de la « réussite » scolaire et donne en exemple à sa fille sa propre attitude au travail : « Ben je lui dis : “Faut pas amuser, faut pas rigoler à l’école. Quand tu vas à l’école, c’est l’école. Faut pas amuser avec les enfants. Faut écouter qu’est-ce qu’i dit maîtresse.” J’ai expliqué : “Regarde-moi, ça, y a combien d’temps qu’chus à l’usine ? Ça fait presque dix-huit ans. Jamais j’ai commettre une faute, jamais rien du tout. Chus bien où j’travaille, chus bien gentil avec le patron, le chef tout, parc’que jamais j’fais une bêtise jamais.” J’ai dit : “Vous, c’est pareil. Si vous travaillez bien, vous écoutez maîtresse ou vous écoutez bien, jamais vous voyez les parents, i dit i travaillent pas bien, i fait les bêtises, il écoute pas.” »
Les parents ont déjà rencontré l’enseignant de Samira et M. B. va parfois aux réunions scolaires. Il dit qu’il vaut mieux voir les maîtres que faire confiance aux enfants : « Ah oui c’est intéressant bien sûr, parc’que là i faut pas faire confiance, les enfants, tout c’qu’i disent là. Faut mieux aller voir le maître. » Mais M. B. demande souvent aussi à ses enfants ce qui s’est passé à l’école, si tout va bien, s’ils n’ont pas fait de bêtises, pour leur signifier qu’il s’y intéresse, qu’il n’est pas indifférent à ce qu’ils peuvent faire à l’école : « Ah tous les jours, ça, tous les jours. Oui, c’est obligé parc’que si on pose pas les questions, i rentrent à la maison, i dit : “Bonjour Papa !”, après on parle pas : “Qu’est-ce que tu fais à l’école ?” Bon, demain i dit : “Bon, papa i m’a rien dit. I m’parle pas d’l’école.” Demain i va faire les bêtises et personne i l’sait. Demain i va taper quelqu’un d’autre et personne i l’sait. Pour ça, je demande toujours : “Qu’est-ce que t’as fait à l’école ? T’as fait les bêtises ? Qu’est-ce t’as fait, qu’est-ce t’as avec ton maître ? T’es gentil avec ton maître ? T’es méchant ?” J’pose les questions, c’est obligé ça. Nous on sait pas lire, ni écrire, mais on demande quand même c’est obligé. D’façon si i fait comment i veut eux, parc’que les enfants, tu vois, faut surveiller quand même, faut parler, faut surveiller, faut demander, parc’que qu’est-ce qu’i fait à l’école ? Qu’est-ce qu’i fait ? Qu’est-ce qu’i pense dans sa tête ? » De façon générale, par l’écoute et le questionnement de son père, Samira est dans une configuration familiale où la place symbolique de l’« écolier » est légitimée. Son père est aussi à l’écoute lorsqu’elle lui raconte ce qu’elle a lu (elle lui a parlé, par exemple, de ce qu’elle a lu sur l’histoire, il y a « cent ou deux cents ans »)77.
De façon générale, M. et Mme B. fondent leur autorité sur l’intériorisation par les enfants des contraintes et donnent une place essentielle à l’écoute et au dialogue. Même si le père ne peut exercer de surveillance directe sur les questions scolaires, le dialogue qu’il maintient autour de la scolarité permet l’intégration symbolique au sein de l’univers familial de l’expérience scolaire de Samira. De plus, pour M. B. « ça sert à rien de les taper » pour modifier leurs comportements. Selon lui, il faut leur parler, éventuellement crier pour leur faire peur ou les punir, mais pas les frapper. Lorsque nous évoquons les cas de familles musulmanes qui interdisent à leurs enfants de parler à table, il dit même : « Oui, c’est vrai, ça existe ça, mais nous on parle » et rajoute en riant : « Avec les enfants, t’arrives pas à arrêter les enfants. (Prononcé dans un éclat de rire.) T’arrives pas. T’arrêtes une, après l’autre i commence. (Rire.) Tu laisses tomber tout. (En riant.) »
En plus de cet ordre moral familial, le père calcule son budget, met de l’argent de côté pour épargner, pour pouvoir envoyer des mandats à sa famille et montre, ainsi, un rapport au temps particulier, fait de patience et d’ascétisme : « Ouais là, pfff des fois, on pense comme ça : à peu près 2 000 pour l’loyer, j’sais pas moi, pour l’électricité 400, téléphone 300 à peu près, on fait les comptes comme ça. On dit bon, par exemple, 4 000 juste pour le loyer et l’électricité et les impôts, et à droite et à gauche, et on laisse un peu à la caisse d’épargne, et quand on a besoin on tire, c’est tout. » Il a même fait construire une maison au Maroc pendant douze ans (entre 1968 et 1980), signe d’une disposition à épargner et à patienter : « Douze ans, parce que j’ai fait doucement, parc’que j’avais pas les moyens. » Peu à peu, en mettant de l’argent de côté, il a pu payer les travaux de maçonnerie.
Dès la maternelle, les enseignants notent le fait que Samira « s’occupe beaucoup des autres, au détriment de son propre travail (soit aide, soit dénonciation de petites choses) ». En CP aussi, les enseignants remarquaient qu’elle s’occupait de ses camarades. En CE2, ce comportement persiste, puisque son enseignant dit qu’elle est « très serviable », « très gentille », « prête toujours à rendre service ». Ce trait de comportement (ou de caractère, comme on dit communément) est sans doute le produit d’une socialisation familiale qui encourage les enfants (surtout les filles) à s’occuper des choses du foyer (Samira débarrasse la table, passe l’aspirateur à main, fait son lit, « chauffe un p’tit café, un p’tit thé » de temps en temps pour son père…), du courrier et de leurs frères et sœurs. Dès la maternelle, Samira a tendance à s’occuper de ses camarades d’école, signe que, très tôt, elle a dû s’occuper de son petit frère. Les tâches ménagères ou éducatives lui donnent des responsabilités ainsi que l’habitude du travail et de l’ordre. Toutefois, il y a certainement une limite à ces activités qui peuvent prendre du temps sur le travail scolaire (la sœur aînée, qui se charge principalement des travaux domestiques avec la mère, est en grande difficulté scolaire).
La situation scolaire de Samira n’est donc aussi favorable que parce que la configuration familiale est non contradictoire (les parents sont cohérents entre eux, il n’y a pas plusieurs principes de socialisation qui se chevauchent ou se côtoient) et qu’elle exerce ses effets, régulièrement, systématiquement, durablement. L’absence de capital scolaire est compensé par la présence d’un ordre de vie qui, directement (dans la production d’enfants disciplinés, respectueux des autorités) ou indirectement (par la production de situations où les enfants sont incités à aller, par eux-mêmes, vers une culture scolaire absente de la famille) entre en harmonie avec l’univers scolaire. Mais on voit que, dans ces cas-là, la « réussite » n’est jamais définitivement assurée. Samira a connu une baisse dans l’année : « C’était pas catastrophique, mais c’était moins bien. » Or cette baisse, en janvier et février, correspond exactement à la naissance d’une petite sœur (le 18 janvier). Rien d’étonnant si, dans une situation aussi exceptionnelle, la modification de l’économie des relations affectives au sein de la famille due à une naissance a pu mettre en péril l’équilibre d’une situation scolaire. Peut-être Samira s’est-elle sentie moins écoutée, moins entourée ? Peut-être ses parents ont-ils relâché pendant une courte période leur vigilance ? En tout cas, la mère a été vue, a dit qu’elle en parlerait au père et, comme dit l’enseignant, « c’est remonté depuis », signe que les parents ont su rétablir l’équilibre initial.
« Sous toutes ces formes, la cohérence ainsi découverte joue toujours le même rôle : montrer que les contradictions immédiatement visibles ne sont rien de plus qu’un miroitement de surface ; et qu’il faut ramener à un foyer unique ce jeu d’éclats dispersés […] De toute façon l’analyse se doit de supprimer, autant que faire se peut, la contradiction78. »
Comme l’histoire des idées qui, ainsi que l’écrivait Michel Foucault, accorde au discours un « crédit de cohérence », les conceptions globalisantes qui voient en chaque famille un petit monde totalement cohérent, unitaire, voire uniforme, sous-estiment souvent les différences d’atouts, de dispositions, d’orientations et d’intérêts caractérisant les diverses composantes de la configuration familiale.
Bien sûr, tout est une question de point de vue et d’échelle des contextes que le chercheur se propose de reconstruire. Il peut être utile de caractériser la famille par des indicateurs très généraux tels que la profession du chef de ménage, dès lors qu’on entend saisir les grands traits d’une situation sociale globale. Les corrélations statistiques entre variables nous livrent comme des vues aériennes, prises selon des angles spécifiques. Si ce point de vue fait apparaître l’espace dans ses grands découpages, ses structurations les plus massives, il ne permet cependant pas de mettre au jour les multiples particularités plus fines, gommées sous l’effet de la mise à distance. Il peut, par conséquent, être tout aussi utile d’hétérogénéiser ce qui paraissait homogène au regard de la vision statistique.
L’attention à des phénomènes tels que notre appartenance simultanée ou successive à plusieurs groupes, tels que la transformation progressive des groupes auxquels nous participons, qui implique que nous ne soyons jamais tout à fait dans le même groupe à des moments différents de l’histoire de ce groupe (deux enfants appartenant à une même fratrie ne naissent et ne vivent jamais exactement dans la même famille) ou tels que notre fréquentation de segments ou de fragments singuliers de certains groupes, était déjà bien présente dans le travail d’un sociologue préoccupé par le croisement et les liens intimes entre le psychologique et le social tel que Maurice Halbwachs :
« Pour nous faire une idée, au contraire, de la multiplicité des mémoires collectives », écrivait-il, « imaginons ce que serait l’histoire de notre vie si, tandis que nous la racontons, nous nous arrêtions chaque fois que nous nous rappelons un des groupes que nous avons traversés, pour l’examiner en lui-même et dire tout ce que nous en avons connu. Il ne suffirait pas de distinguer quelques ensembles : nos parents, l’école, le lycée, nos amis, les hommes de notre profession, nos relations mondaines, et encore telle société politique, religieuse, artistique à laquelle nous avons pu nous attacher. Ces grandes divisions sont commodes, mais elles répondent à une vue encore extérieure et simplifiée de la réalité. Ces sociétés comprennent des groupes bien plus petits, qui n’occupent qu’une partie de l’espace, et ce n’est qu’avec une section locale de tel d’entre eux que nous avons été en contact. Ils se transforment, se segmentent, si bien qu’alors même que nous restons sur place, que nous ne sortons pas d’un groupe, il arrive que par le renouvellement lent ou rapide de ses membres, il devient réellement un autre groupe qui n’a que peu de traditions communes avec ceux qui le constituaient au début79. »
Les familles assemblées ici (cf. aussi les Portraits 4, 6, 9 et 13), parfois nombreuses, constituent comme des éventails, plus ou moins larges, de positions et de dispositions culturelles, de goûts, de comportements, de rapports à l’école, de principes socialisateurs hétérogènes. On observe même parfois un dégradé très subtil dans l’expérience scolaire des divers membres de la constellation familiale.
Ces différences, ces écarts ou ces contradictions au sein de la famille (certaines contradictions traversant même parfois les individus) sont aussi des rapports de forces, des tensions entre différents pôles familiaux, et la scolarisation de l’enfant dépend alors du produit de ces rapports de forces modifiables du fait de l’évolution des destins individuels (naissance d’un autre enfant, mort d’un adulte, départ ou arrivée d’un des membres de la famille).
Souyla B., née à Lyon, à l’heure scolairement, a obtenu 3,3 sur 10 à l’évaluation.
Lors de la prise de rendez-vous, Mme B., jeune femme algérienne, nous reçoit sur le pas de la porte avec, derrière elle, sa mère habillée traditionnellement. Elle accepte l’entretien mais souhaite qu’il se déroule à l’école. Au jour fixé, elle n’est pas là. Le directeur nous dit : « Ça m’étonne de M…, elle n’oublie pas ce genre de choses. » Il l’a eue comme élève et la connaît très bien. Il téléphone chez elle et demande à sa mère de l’envoyer à l’école dès qu’elle rentre. Lorsqu’elle arrive, en survêtement, ils s’embrassent et il apparaît qu’elle avait complètement oublié le rendez-vous ; comme elle dit : « Dès que j’ai su que M. *** voulait me voir, je suis venue. » Il existe une relation très étroite entre Mme B. et l’école, et, particulièrement, la famille du directeur. Quand nous la quittons, elle se rend à la réunion de préparation de la kermesse organisée à l’école.
Mme B. a un défaut de prononciation qui rend parfois difficile la compréhension de son propos et les fautes de français sont permanentes dans son discours. Quelle que soit la « bonne volonté culturelle » exprimée par elle au cours de l’entretien, on voit comme inscrit dans son discours la distance objective qui la sépare de l’univers du parler scolaire. Souyla, comme sa mère, a un défaut de prononciation : elle met des « ch » à la place des « se » ou « ce ».
Mme B. a 29 ans et vit chez ses parents avec sa fille unique, Souyla. Elle a eu une scolarité difficile qui l’a amenée à faire deux années de quatrième CPPN et deux ans de CAP de couture pour arrêter, finalement, ses études avant de passer le diplôme : « J’ai pas terminé. J’en avais marre. L’école ça m’disait rien quoi. J’préférais travailler. » Elle explique qu’elle n’avait pas envie de faire de la couture mais qu’elle a été influencée par ses parents : « C’est quand j’étais en CPPN quoi, que j’ai voulu faire un métier. J’ai toujours aimé la dactylo ou mécanicien, mais mes parents : “Non, couture, couture.” Et moi c’était pas mon cas. » Elle a travaillé comme ouvrière nettoyeuse puis s’est trouvée au chômage après une période de maladie. Elle est, au moment de l’entretien, en stage de réinsertion depuis cinq mois : « Là je suis un stage, avec réinsertion. Ça consiste à une remise à niveau déjà. On a d’la vidéo, on a de l’écologie, on a expression orale. C’est-à-dire ce stage il consiste à partir au Maroc et on a du sport. Les après-midi on a toujours du sport. C’est-à-dire, c’qu’on veut, c’est escalader l’Atlas du Maroc, le plus grand Atlas du Maroc. Voilà en quoi consiste mon stage. »
Mme B. est fille-mère et n’évoquera pas le père de sa fille, qui ne l’a jamais connue. Elle est née en France mais a la nationalité algérienne. Son père, arrivé en 1954, aujourd’hui retraité, a été ouvrier en fonderie. Il n’a jamais été scolarisé et ne sait ni lire ni écrire (en français comme en arabe) ; il parle en mélangeant des mots français et arabes. Sa mère, en France depuis l’âge de 16 ans, n’a jamais travaillé et est analphabète comme son mari (« Elle n’a jamais pu aller à l’école là-bas, ils l’ont pas laissée ses parents »). Les frères et sœurs de Mme B. ont inégalement réussi à l’école : elle a un frère qui a passé son baccalauréat, une sœur qui a un CAP de coiffure, deux autres frères qui ont cessé leurs études après le collège et un dernier qui est en terminale G2 (comptabilité). On comprend que Mme B. ait pu donner rendez-vous à l’école. Elle vit chez ses parents et partage une chambre de l’appartement avec sa fille. L’école lui permet sans doute de parler plus librement que l’espace familial.
Le cas de Souyla est loin d’être simple. Même la note à l’évaluation n’est pas des plus fiables en ce qui la concerne dans la mesure où, dans trois domaines, elle n’a pas composé pour cause d’absence : connaissance du code, production de texte et résolution de problèmes. Ces absences semblent être au cœur du problème de Souyla. En fin d’année, l’enseignant nous indiquait qu’elle occupait la quatorzième place sur une classe de vingt-quatre élèves. Nous n’avons donc pas affaire ici à une situation catastrophique mais à une élève « très moyenne », comme disent les enseignants, au sein d’une classe au niveau « très moyen ».
Dès la maternelle, où elle entre assez tôt, à 2 ans et 6 mois, Souyla a une fréquentation très irrégulière de l’institution scolaire, du fait notamment de sa santé. Les enseignants de cette époque évoquent déjà une « enfant effacée et s’intégrant peu à la vie de la classe à cause de ses absences ». L’enseignant de Souyla en CE2 souligne le problème : Souyla est « très très souvent absente », « a manqué de nombreux contrôles » ; « Il y a des semaines, elle manque deux ou trois jours dans la semaine. » Ce problème met en jeu la configuration familiale et notamment le rôle de la grand-mère maternelle : « J’en ai parlé à sa maman, alors elle le sait. Je sais pas pourquoi elle est toujours absente comme ça. Apparemment elle serait gardée chez la grand-mère, elle doit avoir pas mal de problèmes de santé, enfin, ou alors, dès qu’elle a un p’tit quelque chose, elle vient pas. Et puis, j’ai l’impression, qu’elle est gardée assez souvent par sa grand-mère. La mère n’est pas là et quand la mère n’est pas là, si elle a pas envie d’y aller, la grand-mère elle dit rien apparemment. Parce que sa maman l’autre jour m’a dit : “Je serai pas là au mois d’juin, alors faites bien attention qu’elle vienne parce que c’est ma mère qui va la garder et souvent, si elle a pas envie d’y aller, elle y va pas.” Alors elle m’a dit : “Faut téléphoner à c’moment.” Et apparemment, si Souyla veut pas venir, la grand-mère elle dit rien quoi. » L’avertissement de la mère est intéressant dans la mesure où il fait apparaître la différence de perception de l’importance de l’école entre elle et la grand-mère analphabète. Cette dernière n’a donc pas un rôle de socialisation nul (même s’il s’agit d’un personnage peu évoqué lors des entretiens avec Mme B. et avec sa fille) puisque sa perception de l’école a des implications pratiques majeures dans la fréquentation scolaire de sa petite-fille.
L’enseignant note donc un « travail irrégulier » et des contradictions dans le comportement de Souyla qui, tantôt demande des exercices supplémentaires, et tantôt ne fait pas les exercices courants : « C’est une gamine qui viendra m’demander des exercices supplémentaires un jour, et puis l’lendemain, y a qu’un exercice de maths à faire, elle l’aura pas fait. Alors bon, j’lui dis : “C’est pas la peine de m’en d’mander plus si tu fais pas c’que j’donne.” » Malgré cela, même s’il ne juge pas ces comportements très sérieux, l’enseignant remarque avec étonnement qu’« elle se débrouille pas trop mal » en numération, que « c’est pas du tout catastrophique » en résolution de problèmes et que, finalement, « avec toutes ses absences, ce n’est pas catastrophique du tout, parce que, je ne sais pas comment elle fait pour rattraper ».
Là encore, les contradictions relevées par l’enseignant sont compréhensibles dès lors que l’on reconstitue la configuration familiale de l’enfant. La petite Souyla vit concrètement en relation d’interdépendance avec des personnes représentant des univers culturels et des principes socialisateurs très différents et dont les rapports à l’école sont extrêmement hétérogènes (essentiellement sa mère, ses grands-parents, un oncle en terminale G2 et une tante). Les oppositions entre absentéisme scolaire et travail à la maison, demande d’exercices supplémentaires et devoirs à la maison irrégulièrement réalisés, mettent en jeu des différences entre membres de la constellation familiale. Pour la mère de Souyla, l’école est quelque chose d’important et elle aimerait que sa fille continue au moins aussi loin que son oncle : « Et ben déjà ça les instruit. Et puis dans la vie, moi j’dis celui qui n’ont pas été à l’école… J’ai un collègue, il n’a pas été à l’école. Il s’en foutait bon carrément. Bon il sait ni lire ni écrire. Et là, pour un papier, bon, il fait voir au directeur du foyer ou à quelqu’un d’autre et c’est là que j’dis que c’est dommage. J’dis, c’est mieux qu’on a une possibilité d’aller à l’école, mieux y aller. Pour plus tard quoi ça nous sert. Moi j’aimerais qu’elle fait le bac au moins. Et puis elle-même, elle se dit : “Oui, j’vais aller comme mon oncle, jusqu’en terminale plus le bac” quoi. Elle, elle se dit ça en tête. Alors, bon, j’lui fais : “Il faut étudier pour y aller là-bas.” C’est ce que je lui fais comprendre. »
Mme B. connaît relativement bien la scolarité de sa fille, rencontre régulièrement l’enseignant et paraît la suivre de manière assez serrée, même si on apprend peu à peu que ce n’est, en définitive, pas elle qui s’occupe le plus des devoirs de Souyla. Elle regarde ses devoirs avec elle durant le week-end (elle peut lui donner, par exemple, à réviser ses tables de multiplication), sinon elle dit à sa fille de demander à l’enseignant. Dans la semaine, c’est plutôt l’oncle de Souyla (terminale G2) qui lui corrige ses devoirs et, si ça ne va pas, lui fait refaire : « J’laisse la charge à mon plus jeune frère, ouais, comme il est plus calé sur moi, alors j’lui laisse un peu la charge. » Mme B., ainsi que Souyla, racontent même que l’oncle lui apprend la division alors que l’enseignant ne l’a pas encore abordée. C’est toujours son oncle qui lui dit de relire pour mieux comprendre ou qui lui donne d’autres exemples pour qu’elle comprenne. Sa tante (CAP) ou sa mère peuvent aussi l’aider quand elles ne travaillent pas. Mme B. a même acheté à sa fille des cahiers d’entraînement pour compenser ses absences répétées. Elle entend la suivre pour qu’elle ne perde pas pied à l’école : « C’est vrai que elle est souvent malade déjà. Alors j’voudrais bien qu’elle n’ait pas un retard sur les cours. Là, hier elle a rattrapé tous les cours d’une semaine. Bon j’lui ai dit : “Mieux rattraper tes cours, au moins qu’tu comprends, comme ça t’es comme tout l’monde.” » Mme B. dit qu’elle est toujours « derrière elle » (vérifiant qu’elle a fait ses devoirs), mais on apprend par l’enseignant que « ça lui arrive d’oublier de faire ses devoirs ». Nous comprenons toutefois comment Souyla parvient à se « rattraper » : les cahiers d’entraînement parascolaires, l’oncle en terminale qui aide au devoir, corrige, explique et apprend même des choses qu’elle n’a pas encore vues à l’école, les contrôles et les surveillances plus ou moins réguliers de la mère, tout cela contribue à compenser en partie les absences fréquentes de Souyla qui semble vivre un peu comme ces enfants qui font leur scolarité par correspondance et en dehors du système scolaire.
En sus du suivi scolaire, la mère ainsi que les grands-parents veillent aux activités et aux fréquentations de Souyla. Le mercredi matin, elle va à la danse, et le mercredi après-midi elle fait du sport à l’école. Le samedi et le dimanche, Mme B. se promène avec elle et la laisse descendre jouer en bas mais pas tout le temps à cause du quartier qui présente selon elle des dangers : « On voit beaucoup de jeunes que l’on connaît pas déjà. Et puis en c’moment y a qu’des bagarres qu’on voit dans les quartiers alors j’préfère éviter aux gamins, à ma fille et puis aux autres, j’préfère qu’ils montent, qu’i restent qu’y a une bagarre. Comme hier, il s’est passé une bagarre dans l’quartier. » Elle surveille toujours sa fille depuis une fenêtre : « Elle descend, puis y a ses copines qui descend, mais moi bon c’est vrai que j’suis à la fenêtre et j’la lâche pas d’une minute quoi. » Le grand-père de Souyla va la chercher à la sortie de l’école à midi et c’est sa mère qui l’amène le matin et va la chercher le soir : « On la laisse jamais seule. » Si la mère de Souyla s’oppose à sa propre mère en matière de perception de l’importance de l’école, elle est elle-même travaillée par une contradiction entre différents aspects de ses expériences (présentes ou passées) et de ses dispositions sociales. D’un côté son parcours scolaire malheureux, son parcours professionnel difficile, irrégulier, ses fautes de syntaxe et ses flous lexicaux, ses difficultés avec l’écrit et avec un ensemble de choses qui lui rappellent de près ou de loin l’école, sa faible pratique de lecture ; de l’autre côté, une bonne volonté culturelle récente, une attention particulière concernant la scolarité de sa fille (elle l’amène à la bibliothèque, lui achète des cahiers d’entraînement…), ses ambitions professionnelles et celles qu’elle envisage pour sa fille, même si elles peuvent apparaître un peu floues (elle aimerait que sa fille passe le baccalauréat pour « faire coiffure » ou « institutrice »).
Mme B. paraît être en pleine phase de mutation ou de motivation culturelle, du fait du stage qu’elle est en train de suivre. Elle dit ses souhaits quant à un travail dans l’animation, pour aider les jeunes dans la rue, après l’obtention d’un BAFA80 et déclare que maintenant l’école l’intéresse : « Les études pour moi, avant ça m’disait rien, et tandis que maintenant bon j’reprends une remise à niveau et là ça m’intéresse de plus en plus quoi. Et j’pense que j’ai, paraît que, le prof de français il m’a dit que j’ai vraiment évalué [pour évolué] à comparer du début qu’i m’a vue. » Mais elle dit en fin d’entretien qu’elle aimerait faire aussi de l’escalade, montrant ainsi le faible réalisme de ses espérances professionnelles (« C’est vrai que l’escalade, bon avant, je connaissais pas et là je commence à découvrir l’escalade. J’trouve que c’est vraiment super quoi. Puis escalader sur d’la vraie roche, voir c’que c’est à comparer d’un mur artificiel, alors j’préfère avoir une vraie roche. (Rire.) Ouais, moi j’trouve que c’est beau quoi, surtout quand on arrive en haut et puis on regarde le paysage. Moi j’dis c’est super »).
On retrouve la même coupure entre un « avant » (le stage) et un « maintenant » concernant ses pratiques de lecture. Mme B. dit lire le journal tous les jours depuis quelque temps : « Tous les jours là j’le lis en c’moment. Ouais, tous les jours. Avant je m’intéressais pas mais maintenant j’le prends tous les jours. » Elle achète Le Progrès et El Moudjahid (journal algérien en français). La première des choses qu’elle déclare lire ce sont les « p’tites annonces » (pour trouver un travail même pendant les vacances) et les faits divers. Elle parcourt « toujours » l’horoscope, « jamais » la politique. Dans El Moudjahid, elle s’intéresse aux petites annonces (concernant des villas pour passer des vacances en Algérie) et aux faits divers. Elle lit également des revues telles que Maxi ou Femme actuelle qu’elle appelle des « bouquins ». Elle « évite » généralement les pages sur les « problèmes » des gens mais regarde surtout les recettes (« C’est ce qu’j’adore le plus quoi »). Elle a le programme de télévision dans Le Progrès mais dit ne pas le consulter car cela ne l’intéresse pas. Cette déclaration peut toutefois être nuancée dans la mesure où elle n’est peut-être que le produit d’un effet de légitimité qui la travaille particulièrement dans une période de « remise à niveau » et de contact avec la culture légitime. Mme B. déclare, en effet, ne laisser sa fille regarder la télévision qu’entre 20 h et 20 h 30 pendant la série Madame est servie, alors que sa fille précise qu’elle allume le poste quand elle en a « envie » et prouve, en tout cas, qu’elle ne fabule pas totalement sur cette question en citant les titres des émissions qu’elle voit : les dessins animés, Club plus, La Petite Maison dans la prairie, Flipper le dauphin, Drôles de dames, Madame est servie et le film du mardi soir pour les enfants. Elle ajoute : « Si j’veux, j’reste réveillée » et « Quand il y a des choses bien à la télé, j’regarde. » Cela remet donc en cause une partie des propos de la mère qui sont sans doute animés par le désir de « bien dire ».
Son intérêt pour la lecture de livres semble encore récemment constitué par le stage de réinsertion. Pour l’instant, lié au projet d’escalade au Maroc, elle lit un livre sur ce pays (« Ben là, en ce moment, j’me penche sur le Maroc, pour voir c’qui nous attend là-bas déjà. Comme je connais pas l’Maroc. Alors c’est pour voir leurs traditions déjà. Et puis, de temps en temps, il nous explique leur nourriture et c’qu’y a à respecter, c’qu’y a pas à respecter. Comme on n’connaît pas leur vie, c’est différent d’la nôtre. C’est c’que j’prends en c’moment, sur le Maroc »), mais elle n’aime pas les romans (« Ça m’dit rien du tout hein, non j’aime pas du tout »). Elle parle de ce qu’elle lit avec son professeur de français, qu’elle voit deux fois par semaine et qui semble être quelqu’un de central pour elle dans cette nouvelle phase de sa vie : « Moi finalement, j’en parle avec mon prof de français parce que j’sais qu’il est attentif, il nous écoute, il nous dit : “Si vous avez quelque chose bon, on peut en discuter du bouquin.” » Elle utilise aussi un dictionnaire, mais, là encore, surtout dans ses cours.
Si Mme B. va à la bibliothèque municipale avec sa fille tous les mercredis, elle s’y rend cependant « surtout pour Souyla ». Elle demande à la bibliothécaire de lui conseiller des livres pour sa fille et lui a pris ainsi un livre de cuisine pour enfant et des livres pour l’école. Elle lui achète aussi des livres comme cadeaux de Noël ou à l’occasion des anniversaires (dernièrement cinq livres de contes).
Suivant les conseils de son jeune frère en terminale, elle fait lire à sa fille chaque soir une page de livre et, depuis l’âge de trois ans, lui lit des histoires le soir : « Mon frère, il m’a dit : “Je vais te donner un système pour que la p’tite retient bien c’que tu lui dis. C’est d’acheter un livre et de le lire. Les contes, à l’âge de trois ans, que ça lui rentre un peu dans la tête.” Bon, c’est vrai à cet âge-là c’est pas simple, mais tout doucement, tout doucement, elle commençait à comprendre. Et elle comprend bien maintenant. » Sa fille porte à ce sujet un jugement scolaire négatif sur la manière de lire à haute voix de sa mère, nous expliquant qu’« elle, elle lit vite », alors qu’elle-même lit comme il « faut » lire (« Moi j’fais comme il faut lire »). Les mêmes contradictions traversent Mme B. notamment dans l’éventail de ses pratiques ordinaires d’écriture : la régularité de pratiques d’écriture passées ou récentes côtoie le rejet de certaines formes de l’écrit, l’envie d’écrire peut être parfois paralysée par la peur de faire des fautes ou l’angoisse d’avoir à trouver les mots…
L’aide réclamée pour certaines écritures est tout d’abord le signe d’une faible habileté scripturale. Mme B. rédige les lettres aux administrations qui la concernent avec son guide de correspondance (« J’prends l’modèle. Ouais, j’lis bien l’modèle et puis après je fais ma lettre ») et se fait aussi parfois aider par son frère aîné, de même que pour les mots adressés à l’école, car elle éprouve des difficultés en orthographe. C’est aussi son frère qui remplit pour elle sa feuille d’impôts. De même, si elle fait des mots mêlés, elle n’aime pas les mots croisés à cause des définitions qui lui rappellent ses difficultés scolaires. C’est dans ces moments que l’on voit que la bonne volonté culturelle toute récente trouve ses limites dans les expériences scolaires malheureuses : « Déjà, les définitions, j’arrive pas à les trouver moi-même. Comme j’étais pas bonne en français, les définitions j’arrive pas à les trouver. Alors y a un mot j’sais pas c’que ça veut dire. Y en a un, je sais c’que ça veut dire, alors j’laisse tomber. Alors j’peux pas. Les mots mêlés c’est plus pratique pour moi. » Elle dit aussi n’avoir jamais tenu de journal personnel. Elle en aurait envie, mais trouve que c’est trop difficile de passer à l’écrit. Ce n’est encore que très récemment qu’elle a appris dans son stage à écrire en commençant par faire du brainstorming (« Alors c’que j’ai appris dernièrement, c’est de faire un braimstorming [sic] carrément et puis mettre tout c’que j’ai, tout c’qui m’tourne dans la tête, sur une feuille, et puis après d’y travailler quoi. C’est c’que j’fais en c’moment »).
Elle ne fait pas de listes de choses à faire, n’aime pas les agendas parce qu’elle dit ne pas supporter de voir les semaines passer, n’écrit pas de lettres à la famille ou à des amis (« Ça m’dit rien d’écrire »), sauf si ses parents le lui demandent pour avoir des nouvelles de la famille en Algérie, et ne fait « jamais » de listes de choses à emporter lors d’un voyage (« Tout à l’improvise, moi j’improvise au dernier moment. Moi je casse pas ma tête là-dessus »). Elle ne rédige jamais non plus de listes de choses à dire avant de téléphoner et raconte qu’on le lui a reproché durant son stage. La préparation écrite, qui enlève de la spontanéité au discours, gêne Mme B. Elle dit donc à la fois son embarras face à cette planification écrite de ce qu’elle va dire et sa préférence pour la spontanéité de la parole, pour le sens linguistique pratique : « Le directeur là où je faisais mon stage, il m’a dit : “Vaut mieux noter, dire à l’avance pour savoir dire ce qu’on veut dire à un patron.” Mais moi j’improvise au dernier moment. Je me casse pas ma tête. J’aime pas noter à chaque fois et puis après regarder ma liste. Ça, ça me perturbe un peu. Moi c’est vrai, moi ces trucs-là, j’aime pas du tout. Ça me gêne beaucoup. Je l’ai essayé. On voulait organiser un voyage pour les RMIstes, et puis là la formatrice nous a préparé la liste, alors comme c’est moi qui téléphonais, ça me gênait beaucoup. Alors j’ai dit : “Je préfère improviser.” Alors elle me disait : “Non, c’est important de savoir question par question.” Alors moi, ça me gênait, mais c’était pas simple. Il fallait que je retéléphone une deuxième fois pour me réexpliquer comme il faut. Mais après j’ai pris, sans la feuille hein, j’en pouvais plus. (Rire.) C’est dur pour moi. »
Elle ne prend jamais non plus de notes à la suite de, ou pendant un coup de téléphone : « Jamais. (Rire.) Non, moi j’essaye de mémoriser dans ma tête. Puis, quitte à refaire, répéter deux fois, parce que je sais qu’il y a toujours une personne à côté d’moi. Bon quand c’est pour un voyage ou quelque chose, y a une personne à côté d’moi, elle entend. Mais autrement non, hein. » Concernant les recettes de cuisine, elle arrache celles qui sont dans les magazines et les met dans des pochettes ou dans un livre de cuisine mais n’en recopie pas. Elle tient aussi des albums de photographies mais n’y inscrit rien dessus (ni dates ni commentaires : « Non j’mets rien, j’écris jamais rien. (Rire.) Enfin moi, finalement j’reconnais quand elle a été faite la photo, mais ça me dit rien d’marquer sur un album »).
En revanche, Mme B. tient un cahier de comptes depuis qu’elle a appris à le faire en formation de CAP de couture (« Moi j’aime bien l’faire. Je fais mes dépenses dans l’mois. Oui, j’écris c’que j’perds, c’que j’sors, c’que j’gagne. Moi j’ai commencé ben, on nous a appris ça quand j’étais en CAP de couture. C’est là-bas qu’on nous a appris et puis moi j’ai toujours gardé et j’trouve intéressant »), écrit parfois des pense-bêtes ou laisse des mots à ses frères. Elle écrit aussi « tout le temps » des listes de commissions, note des choses sur un calendrier et possède, enfin, un carnet personnel d’adresses et de numéros de téléphone.
Les contradictions présentes au cœur de la configuration familiale et passant par Mme B. sont visibles aussi dans son propre réseau d’interdépendance. Elle vit dans un univers de personnes très hétérogènes sous l’angle du rapport à la culture légitime et à l’école : ses parents analphabètes et une partie peu scolarisée de sa fratrie y côtoient le directeur de l’école, le professeur de français (plusieurs fois cité et qui représente un nouveau modèle d’identification possible) et une autre partie plus scolarisée de sa fratrie. Ces contradictions entre personnages familiaux ou extrafamiliaux, entre le passé et le présent de Mme B., entre ses divers comportements, intérêts ou goûts, sont des contradictions qui peuvent très bien rendre compte des résultats « moyens » de Souyla qui vit, très concrètement, à l’intérieur de ces multiples oppositions.
On peut conclure en laissant la parole à l’enseignant qui, ignorant l’ensemble des caractéristiques singulières de la configuration familiale mais en mesurant les « effets » à travers les comportements et les résultats scolaires de Souyla, déclare : « Le problème, c’est surtout les absences parce que, elle, je suis sûre qu’elle aurait des résultats bien meilleurs si elle était là tout le temps, régulièrement et si elle faisait son travail régulièrement, aussi. Parce que, c’est pareil, un jour elle ne vient pas, elle aura fait ses devoirs, et le lendemain elle vient mais elle n’aura pas fait ses devoirs. C’est pouff… très, très irrégulier. »
Mais l’on imagine aisément que l’état des relations d’interdépendance au sein desquelles se trouve insérée Souyla est susceptible de se transformer. La mère peut retrouver un travail plus valorisant ou voir sa bonne volonté culturelle déçue par les résultats de son stage ou de ses tentatives de retour à l’emploi. Les frères peuvent quitter le domicile familial et Souyla se retrouver plus solitaire face à ses problèmes scolaires. Mme B. peut s’installer dans un appartement avec sa fille et Souyla peut être forcée à une plus grande présence scolaire, et ainsi de suite. Lorsque tout (la situation scolaire positive ou négative de l’enfant) ne tient qu’à un fil, du fait d’une absence d’atouts culturels et économiques suffisamment puissants, récurrents, pour parer à tout événement perturbateur, la moindre modification des rapports de force entre éléments contradictoires peut se convertir en « réussite » ou en « échec » scolaires.
Kamel B., né à Lyon, à l’heure scolairement, a obtenu 4,3 sur 10 à l’évaluation.
Nous arrivons au rendez-vous vers 14 h 50 au lieu de 15 h. M. B. nous ouvre la porte, nous serre la main et nous propose de nous asseoir. Sa femme est là, ainsi que Kamel qui est malade depuis le matin et n’est pas allé à l’école. M. B. est un homme très accueillant qui parle beaucoup, raconte de nombreuses anecdotes détaillées. Sa femme parle moins et se fait souvent couper la parole par son mari dès que son discours est un peu long. M. et Mme B. discutent très facilement pendant toute la durée de l’entretien et ne semblent pas du tout mal à l’aise dans cette situation. Ils gardent un fort accent de leur pays d’origine, l’Algérie, et commettent de nombreuses incorrections syntaxiques et lexicales (elle plus que lui), mais ils sont dans l’ensemble très compréhensibles.
À la fin de l’entretien, M. B. s’excuse de ne pas nous avoir offert à boire car il fait le ramadan. Il conclut : « Eh ben on en a dit beaucoup. Je sais pas si c’est bien mais… », et nous remercie. Nous répondons que c’est à nous de le remercier mais il affirme que non, « c’est bien », ça lui fait passer le temps et qu’après notre visite c’est juste l’heure de la prière, « donc c’est bon ». Sa femme est partie en fin d’entretien dans la cuisine et nous entendons et sentons qu’elle est en train de préparer le repas. Avant de partir, nous serrons la main de M. B., de Kamel et de Mme B.
M. B., 55 ans, n’est pas allé longtemps à l’école : « Moi j’vous dis franchement, j’ai pas été à l’école. » Il est resté trois ou quatre mois à l’école coranique, a reçu un coup de bâton sur la tête et n’y est plus jamais retourné : « J’avais pas d’chance. Y avait un maître qui était trop méchant à l’école arabe, i connaît que taper. Le premier jour que j’étais à l’école, c’est le premier jour que j’ai reçu un coup de bâton sur la tête. Je n’sais pas si lui c’qu’i m’a pris un jour que j’étais à l’école, qu’i m’a dit : “Allez-y dites ça comme i disent les autres enfants qui étaient à l’école.” Moi je sais pas qu’est-ce qu’i disent eux. J’ai dit : “Moi je connais rien. – Vous connaissez rien”, bang ! (Un geste accompagne le discours.) J’ai dit bon ben, je voyais que y avait du sang, “M’sieur est-ce que j’peux aller aux toilettes ?” I m’a dit : “Oui oui, allez.” J’suis sorti aux toilettes, j’suis parti, j’sus pas retourné à l’école. Mon père alors tout l’temps i disait : “Allez faut aller à l’école.” J’ai dit : “Non, pas l’école.” » Il a donc seulement appris un peu à lire l’arabe avec son père et ses frères. M. B. ne sait ni lire ni écrire le français. Il sait seulement écrire et lire des chiffres.
Il a travaillé sur les terres de son père et a gardé les moutons et les chèvres jusqu’à l’âge de 17 ans. Il a fait son service militaire en France vers 19 ans, puis a commencé à travailler en France dans les travaux publics chez « M. Francis Bouygues, le plus grand patron ici, en France. » Il travaille actuellement, depuis treize ans, dans une entreprise de fabrication de chauffages électriques. Il est P1, à un poste de régleur. Son père, qui était allé à l’école arabe « bien comme i faut », faisait la prière pour les gens du village et possédait des terres cultivables et des bêtes. Il savait lire et écrire en arabe et était toujours dans les livres : « Pour lui y avait pas la frontière. Il était tout l’temps à l’école. Ouais, il suit tout l’temps les bouquins comme ça. Toujours dans les livres. Ouais, même il était marié, tout l’temps i suit ça, tout l’temps jusqu’à la mort d’abord. Jusqu’en j’me rappelle bien, tout l’temps avec son bouquin (Rire) r’gardait, i dire des soges [choses], il expliquait à nous comment on vient à la vie, faut être gentil, faut pas d’vol, faut suivre le Coran, faut pas, c’est-à-dire chercher contre les gens, tu dois être gentil, enfin des soges comme ça. » La mère de M. B. n’était pas allée à l’école et n’avait jamais travaillé.
Mme B., 36 ans, n’est jamais allée à l’école. Sa mère étant malade, elle s’occupait du ménage (« Maman est malade, moi reste à la maison, fait l’ménage ») et a travaillé sur des machines à filer la laine entre 14 et 16 ans. Elle est venue en France en 1977, à l’âge de 23-24 ans, et a fait parfois des petits travaux ménagers : « J’travaille, temps en temps, l’ménage. » Son père était gardien d’école et elle nous dit qu’il savait « lire un p’tit peu ». Sa mère ne travaillait pas et ne savait ni lire ni écrire. M. et Mme B. ont quatre enfants : une fille de 12 ans et un garçon de 10 ans qui sont en CM2, Kamel, 8 ans, qui est en CE2 et une petite fille de 4 ans, en maternelle.
Kamel a fréquenté l’école maternelle durant un an seulement (il y est entré à 4 ans et 11 mois) et est décrit à l’époque comme un enfant « renfermé », « peu concerné par la classe » et dont la fréquentation était « irrégulière » du fait de crises d’asthme. Le « degré de maturité pour l’acquisition de la lecture » fut jugé à l’époque « médiocre ». Toutefois, malgré sa faible performance à l’évaluation nationale de CE2 (4,3 sur 10), Kamel, qui n’a jamais redoublé, est considéré comme « un élève très très intéressé par ce qu’il fait », qui peut rappeler à l’enseignant qu’il n’a pas corrigé son cahier, qui « a le sens de l’opération », qui « montre une certaine autonomie dans la vie de tous les jours », qui « se débrouille » et qui « n’a pas vraiment de grosses faiblesses », même s’il ne fait pas toujours ses devoirs. Il est l’élève qui, dans le groupe de ceux que nous avons considérés « en échec », semble avoir le plus progressé.
On peut considérer le cas de Kamel comme relativement étonnant si on le compare à d’autres « échecs » plus importants où les parents ont toutefois un capital scolaire non négligeable (CAP, par exemple). Toutefois, le capital culturel ne se transmet pas mécaniquement. La possibilité de sa transmission a des conditions sociales (relationnelles). Mais prenons les problèmes dans l’ordre. Pourquoi Kamel est-il en difficulté ? Pourquoi l’est-il, avec un capital culturel familial au degré zéro, moins que d’autres enfants issus de milieux mieux dotés ?
L’« échec » relatif de Kamel est compréhensible si l’on considère l’ensemble du capital culturel familial à sa disposition. Tout d’abord, il a des parents qui parlent un français très approximatif et qui ne lui donnent pas à voir une culture ordinaire de l’écrit. M. et Mme B. ne savent pas lire et ne possèdent quasiment aucun livre. Ils ne possèdent pas le Coran, mais connaissent des prières « dans la tête » : « Comme ça, comme on dit : “A, B, C, D.” Comme ça, dans la tête. » Ils n’achètent pas de livres pour leurs enfants (« Ah non, j’vais pas mentir. Non, je crois qu’j’ai pas acheté, hein Kamel ? ») sauf quand ils leur demandent (cas d’un livre de calcul). La lecture est tellement loin de leur préoccupation commune que lorsque nous demandons à M. B. qui, de ses enfants, lit le plus, il répond : « Ça, on n’a pas fait attention. » Kamel déclare qu’il aime lire « moyen » et n’hésite pas à dire préférer regarder la télévision plutôt que lire. S’il emprunte des bandes dessinées à la BCD (Astérix et Obélix, Lucky Luke…), il n’en parle à personne à la maison.
Pour ce qui est de l’écriture, M. et Mme B. s’arrangent à l’aide d’un réseau de proches connaissances. Lorsqu’il y a des lettres un peu compliquées à écrire ou pour remplir la feuille d’impôts, « on demande à des voisins », à des « chefs » au travail, qui sont « très gentils », ou bien encore aux enfants (essentiellement leur fille aînée). Les mots destinés à l’école sont rédigés par la fille aînée (« Elle est un peu intelligente »), de même que les feuilles de maladie et les mandats à remplir. C’est toujours elle qui note des choses sur un calendrier arabe à la demande de la mère : « Parc’que les femmes, c’est pas comme nous, y a des soges à noter là. (Rire.) » M. B. a un chéquier mais fait remplir ses chèques par les caissières. Toutefois, il se charge des comptes familiaux et parvient à calculer « de tête » très bien : « Tout avec ma tête, c’est tout, même je sais pas lire rien du tout, mais je sais combien je dois et combien reste, je sais à peu près. On n’a pas d’argent, on fait juste, mais je suis obligé. Avant qui arrive la paie, l’argent des enfants, paie ça, paie ça, paie ça et le reste, je sais qu’est-ce qu’i reste. Je vais faire des commissions. Les affaires on peut pas acheter tous les mois hein. Y a des moments que j’achète. Des fois i manque un p’tit peu, des fois i reste un p’tit peu. Je demande à la banque combien i reste. Comme j’ai ma maison, c’est là-bas qui prend, l’appartement j’l’ai acheté crédit, alors j’sus obligé demander si i z’ont encaissé l’appartement, un p’tit peu des crédits aussi. I reste combien, i reste ça, et combien i reste ça je note. Oh la la, les chiffres, si si si je sais, je sais calculer, combien et tout. » Pour les numéros de téléphone, M. B. dit qu’ils en ont quelques-uns marqués sur un carnet « ou bien ma fille va chercher dans l’bouquin [l’annuaire]. I trouve tout de suite ». Mais Mme B. connaît environ une vingtaine de numéros de téléphone par cœur. Pour les commissions, M. et Mme B. n’ont pas de listes de commissions : « Dans la tête comme ça. Des fois, on arrive à oublier quelque soge. »
M. et Mme B. n’ont qu’une connaissance très floue de l’école. M. B. ne parvient pas à citer les classes dans lesquelles sont scolarisés ses enfants et c’est Kamel qui répond à sa place. Les difficultés de Kamel ne sont pas vraiment perçues dans la mesure où il n’a pas redoublé et où il est dans des petites classes : « C’est-à-dire lui, je connais pas encore parc’qu’il est pas encore dans le grande école. Pour l’instant ça y va bien lui. Il est bien à l’école. Pas comme ses frères. Ses frères commencent à baisser. Pour lui, pour l’instant, chaque fois, i m’amène le carnet il est content, tout ça : “Regarde Papa, 9, 10, 9, 8 machin.” Pour lui ça y va bien. Les problèmes moi, le plus pour moi, c’est la fille. » M. B. semble se représenter les difficultés scolaires comme des difficultés croissantes, au fur et à mesure que les enfants grandissent. Bien sûr, les parents ne peuvent pas aider Kamel dans ses devoirs et il reste à l’étude : « Et c’est là-bas qu’i fait l’devoir. C’est mieux pour eux, parc’que moi si y a quelque soge que je comprends pas, i peut demande la maître. Et là qu’est-ce qu’i demande ? Papa i connaît rien. C’est mieux comme ça. » C’est sa sœur ou son frère qui sont en CM2 qui l’aident pour ses devoirs et vérifient qu’il les a faits.
De plus, Kamel est pris entre son père qui occupe le pôle de l’indulgence et sa mère, n’approuvant pas le laxisme de son mari, qui tient le pôle inquisitorial dans tous les domaines, et notamment ceux du travail scolaire et des règles de vie familiales. Le père a tendance à ne pas le punir lorsqu’il a de mauvaises notes (il le menace, seulement s’il redouble, de l’envoyer à la cave et lui promet, s’il passe, de lui acheter « quelque soge qu’il aime bien ») car, ne sachant ni lire ni écrire, il ne se sent pas légitimé pour le forcer à lire : « Moi, voilà, pourquoi je les surveille pas tellement beaucoup. Parce que je n’sais pas lire. Qu’est-ce que tu veux que je lui dise moi ? Si moi je lui dis ça et ça, i me dit : “Toi tu sais pas lire.” » Il ne le questionne que rarement sur ses devoirs (« Moi je demande pas assez ») et ne l’oblige pas à en faire pendant les vacances (« Ah non ! Jamais ! Ni lui ni ses frères. I dit : “J’suis en vacances” »), alors que sa femme est toujours derrière Kamel à ce sujet. À propos de la télévision encore, M. et Mme B. ont des attitudes différentes. Mme B. pense que « c’est mieux l’école » que la télévision. Son mari dit : « Ah oui, i r’gardent la télé, tout l’temps ! Tout l’temps comme ça, elle y dit : “Au lit !” Moi je dis : “Non, laisse, laisse, laisse-les r’garder.” C’est moi que j’ai tort, je sais. »
M. B. apparaît plutôt comme une sorte de « superviseur » pour ce qui concerne les résultats scolaires : à lui la signature du carnet de notes, à Mme B. la responsabilité de l’exigence quotidienne de surveillance afin d’ériger une certaine discipline familiale (notamment par rapport à l’univers scolaire). Elle se charge de surveiller les heures de coucher, les devoirs, les repas, avec rigueur : « Moi, tout l’temps, tout l’temps c’est la bagarre. Lui rien, i regarde la télé, la boxe, l’match, tout ça lui. » M. B. semble se reposer sur l’action de sa femme : « C’est pourquoi ça que moi je casse pas la tête, parce que je vois qu’est-ce qu’i fait elle. (Rire.) C’est pour ça, moi je dis je les suive pas, parce que c’est elle. Elle y dit tout, moi je lui dis : “T’es un vrai inspecteur !” » Mme B., qui reconnaît volontiers que ses enfants préfèrent l’attitude de leur père : « Les enfants, i l’aiment, pas moi. I l’aiment lui hein, parce que lui i tape pas, voilà », a donc un rôle difficile à tenir. Il lui arrive même parfois de devoir recourir à la force pour faire entendre son « point de vue » : « La ceinture, c’est la ceinture. I tape, i tape, i tape. » Kamel vit donc entre ces deux pôles et ne trouve pas dans le comportement paternel le moyen de s’« accrocher » au travail scolaire qui, étant donné les atouts familiaux, n’a rien de naturel pour lui.
Mais la situation n’est pas simple. Tout d’abord, M. B. est analphabète mais pas complexé de l’être. Les enfants jouent vis-à-vis de leurs parents des rôles d’intermédiaires culturels. Les parents légitiment ainsi leurs savoirs scolaires. Par exemple, M. et Mme B. reçoivent un programme de télévision, mais ce sont les enfants qui le consultent et leur indiquent les émissions : « Pour regarder qu’est-ce qu’y a, c’est obligé, c’est les enfants. Parc’que c’est eux qui savent y lire, c’est eux qui disent : “Papa y a un bon film comme ça, ou un film qui est pas bon.” » Ils n’éprouvent aucune honte non plus à demander à leur fille aînée de les aider pour certains de leurs papiers et considèrent, au contraire, que c’est un signe d’« intelligence ». De même, pendant l’entretien, l’aide de Kamel est demandée par ses parents pour lire le titre des livres présents dans la salle à manger : « On en a un, tu vas l’chercher Kamel ? » ; « C’est quoi ça Kamel, c’qu’il y a là d’dans ? » ; « Va chercher l’autre, qu’est-ce que c’est l’autre là-bas derrière ? » Il existe ainsi, au sein de cette configuration familiale, une place légitime pour des écoliers. Et cela n’est pas rien. Dans l’impossibilité d’aider leurs enfants, ces parents sans capital culturel n’ont pas non plus tendance à leur communiquer un rapport douloureux à l’école et à l’écrit.
Ensuite, la mère est analphabète mais frustrée de ne pas avoir pu aller à l’école (« Dommage, dommage pour l’école »), ce qui l’aurait conduit, pense-t-elle, à ne pas être réduite à faire du ménage : « T’as vu moi ? Pas lire, ménage, toujours ménage à la vie. Faut pas comme moi, i faut bien lire » répète-t-elle à son fils. De plus, elle a des exemples familiaux de possibles scolaires et professionnels qui sont liés à des situations de grande surveillance des enfants. En effet, elle a en tête la réussite de cousins ou de son frère (« Lire, il est bien lui. C’est pas comme moi ») qui ont gravi les échelons de la hiérarchie sociale, par leur investissement scolaire important (son frère a le baccalauréat, certains de ses cousins sont médecins, dentistes ou ingénieurs). Elle veille donc, sans relâche, aux heures de coucher, aux devoirs, aux sorties de l’école, à la télévision, aux déroulements des repas : « I voit ça [la réussite des cousins de sa femme], i travaille la tête, “Pourquoi pas mes enfants ?” Alors i commence à taper quand il fait le con », résume le père.
Mais elle ne fait que mettre en œuvre avec poigne une conception morale, centrale dans l’entretien, que son mari partage avec elle : il faut bien agir, bien obéir, ne pas faire de bêtises, ne pas voler, ne pas insulter, ne pas frapper81… L’école fait, entre autres, partie des lieux où il s’agit de bien se comporter ; l’investissement ou la « mobilisation » familiale ne sont pas strictement d’ordre pédagogique ou scolaire mais moral. Par exemple, le père raconte, au cours d’un long récit, comment il s’est disputé avec une caissière de magasin qui ne voulait pas croire qu’elle lui avait rendu trop d’argent et tient à nous prouver, par ce récit, l’honnêteté qu’il met en œuvre dans la vie quotidienne. Il se dit aussi écœuré et affirme avoir eu honte en apprenant qu’un enseignant avait été frappé par un Arabe lors d’une fête de l’école : « J’ai jamais vu ça ! C’est une honte ça ! De taper un maître, qui apprend à les enfants à l’école, ça, ça existe pas chez nous ça. Ça, chez l’Arabe, ça existe pas. Ah j’te jure ça existe pas ! Taper un, regarde moi, la preuve, je vous ai dit, qu’i m’a ouvert la tête, qu’est-ce qu’il a fait mon père, i m’a dit : “C’est bien fait pour ta gueule.” Chez nous, normalement on porte pas plainte quand un maître i tape un garçon, non ça existe pas ! Quand on m’a dit ça, moi j’devenais fou, j’avais honte, je voulais même pas presque y aller à l’école. C’est ma femme qui m’a poussé. Faut pas déconner oh ! I nous montrent l’école tout, pour qu’i rendent mes enfants intelligents, tout ça, on nous tape, ça jamais, ça. Un maître, on tape un maître, ça existe pas taper un maître oh82 ! » M. B. insiste enfin sur les fréquentations de ses enfants : il connaît les camarades de jeux de Kamel dans la rue et sait que les parents de ces enfants les « tiennent bien », sinon il ne le laisserait pas jouer avec eux.
De plus, Kamel, son père l’énonce lui-même (« Lui, il est moins difficile que ses frères parc’que ses frères, il a passé par là. Lui si il a un problème i demande à ses frères, mais le problème c’est la fille, parc’que c’est elle la plus grande. Si elle demande quelque soge elle va demander à qui ? Moi j’sais pas lire, la mère elle sait pas lire, obligé de courir chez les voisins pour demander les grandes filles »), n’est pas dans la situation de sa sœur aînée qui n’avait personne pour l’aider scolairement. Avec son frère et sa sœur scolarisés en CM2, il a tout de même près de lui deux personnes capables de dialoguer avec lui sur des problèmes scolaires. Voilà une raison supplémentaire qui permet de comprendre le fait que Kamel soit en « échec » sans l’être autant que d’autres enfants appartenant à des milieux sociaux objectivement mieux dotés.
Yassine M., né à Bron, à l’heure scolairement, a obtenu 7 sur 10 à l’évaluation.
Le jour du rendez-vous, ce sont les grandes sœurs de Yassine qui nous ouvrent la porte. La mère est en train de préparer de la pâtisserie avec d’autres femmes et s’interrompt pour venir nous dire bonjour. Voyant que nous allons enregistrer, les deux sœurs décident de faire l’entretien dans leur chambre pour éviter le bruit des casseroles et de la télévision. Leur cousine les accompagne. Dans la chambre, il y a deux grands lits et un tout petit bureau, une bibliothèque avec des cassettes, une trentaine de livres de poche et une collection complète « Tout l’univers » qui a visiblement beaucoup servi et dont nous apprendrons qu’elle a été achetée pour aider les enfants dans leur scolarité.
En début d’entretien, la mère nous apporte du café et des gâteaux qu’elle est en train de cuire. Les filles n’en consommeront pas car elles font le ramadan. Mme M. reviendra nous reproposer du café et nous partirons avec un sac rempli de gâteaux. À quelques reprises, nous lui poserons des questions et elle répondra moitié en kabyle (traduit par ses filles), moitié en français. Le père est présent dans l’appartement durant l’entretien, mais il est dans sa chambre en train de dormir. La mère ira quand même lui demander un renseignement, malgré nos diverses tentatives pour lui dire de ne pas le déranger.
Ce sont donc deux sœurs qui répondent à nos questions. Nous parlerons d’elles en disant : « première sœur » et « deuxième sœur ». La première a 16 ans, n’a jamais redoublé et est en première G. La seconde a 18 ans, a redoublé le CM1, a passé un brevet national de secourisme, repasse un BEP de secrétariat raté l’an dernier et aimerait éventuellement devenir ambulancière ou bien passer un baccalauréat professionnel de secrétariat.
M. M., la cinquantaine, est ouvrier qualifié, électricien aux Câbles de Lyon. Arrivé en France en 1962, il est allé à l’école en Algérie jusqu’en classe de sixième. Il lit et écrit le français et s’adresse en français à ses enfants avec une prononciation pas toujours très « correcte » (« Quand il le parle, y a des fois, i déforme des mots »). Son père avait travaillé en France comme ouvrier et sa mère était au foyer. Mme M., 45 ans environ, ne travaille pas. Elle n’est jamais allée à l’école, est analphabète, parle français avec de grandes difficultés (« Elle comprend assez bien mais elle a des difficultés à s’exprimer quoi ») et s’adresse en kabyle à ses enfants. Elle est arrivée en France avec eux, il y a dix-sept ans. Son père était ouvrier-maçon, était allé à l’école et savait lire et écrire en français. Sa mère ne travaillait pas et était analphabète. La famille M. est composée de sept enfants qui vivent tous dans le même appartement : l’aîné, un garçon de 23 ans qui est arrivé en France à l’âge de 6 ans et qui a eu une scolarité difficile (passée notamment en CPPN : « Mon grand frère qui a 23 ans, ben lui il est arrivé en France, il avait 6-7 ans, puis i savait pas du tout parler français, donc il avait des difficultés à s’adapter ») et qui travaille en intérim (« I rentre, i mange et pis i ressort, et pis on sait pas c’qu’i fait ») ; la « deuxième sœur » ; la « première sœur » (dont la « deuxième sœur » dit : « À la maison, c’était la p’tite tête. (Rire.) J’me rappelle qu’en seconde, elle bossait jusqu’à même minuit, une heure, et elle était fatiguée quoi ») ; une fille de 15 ans en troisième (classe qu’elle « repique ») et qui a redoublé son CP ; une fille de 14 ans, qui redouble sa cinquième (première sœur : « Elle travaille pas beaucoup elle » ; deuxième sœur : « Elle s’intéresse pas aux cours. On sait pas trop comment la prendre elle. J’sais pas si c’est la période adolescence ») ; un garçon de 8 ans, Yassine et, enfin, un dernier garçon de 7 ans qui est en CE1 (« Faut l’pousser »).
Yassine qui, il est important de le noter, a fréquenté l’école maternelle assez précocement (2 ans et 7 mois) de manière régulière, est, selon son enseignant, un élève « parfaitement intégré au système scolaire », « très sérieux », « concentré », « très studieux », « très attentif », qui « cherche à savoir », qui « en veut », qui a « soif d’apprendre » et qui n’a pas de « gros points faibles », mis à part sa « base linguistique » qualifiée de « fragile ». Selon lui, « derrière, ça doit être solide, il doit y avoir une bonne structure familiale ». Toutefois, ce n’est pas aussi simple que cela. Yassine est entouré d’une constellation de personnes très différentes du point de vue des parcours scolaires. La configuration familiale dans laquelle il vit donne l’exemple d’une configuration qui n’est pas absolument cohérente, homogène culturellement. On est dans un cas typique où il est difficile de parler d’un habitus familial cohérent, producteur de dispositions générales entièrement orientées par les mêmes principes de direction. Yassine vit concrètement au sein d’un espace de socialisation familial aux caractéristiques variées et aux exigences variables, où exemples et contre-exemples se côtoient, où des principes de socialisation contradictoires s’entrecroisent.
D’un côté : une mère analphabète, parlant difficilement français, s’adressant à ses enfants le plus souvent en kabyle, un père qui ne lit presque pas (hormis le courrier et le programme de télévision), un frère aîné qui a connu de gros problèmes scolaires et qui éprouve de grandes difficultés avec la langue écrite aujourd’hui encore (« I sait pas bien écrire hein. Enfin i sait écrire, mais y a des mots, il les transforme »), une sœur en cinquième qui n’a pas l’air d’apprécier l’école, une sœur qui repasse sa dernière année de BEP, des frères et sœurs qui ont souvent redoublé et qui, dans leur ensemble ne sont pas des lecteurs particulièrement assidus ou passionnés (« On lit pas beaucoup ») en dehors des obligations scolaires (la deuxième sœur dit même qu’elle a « horreur » de lire). De l’autre : des exemples tout de même d’accès au collège ou au lycée, un père ouvrier qualifié (même si c’est au premier niveau de la hiérarchie : P1) qui est allé à l’école jusqu’en sixième et qui s’occupe de l’ensemble des papiers familiaux et une sœur de 16 ans (la « tête » de la famille) qui lit un peu plus que le reste des enfants (plutôt des livres d’« aventures » tels que Jamais sans ma fille de Betty Mahmoody).
Yassine a donc l’exemple d’un père scribe, tout à fait autonome. Exceptés les mots concernant l’école que les deux sœurs rédigent, dans la mesure où ce sont elles qui s’occupent de la scolarité de Yassine, et qu’il se contente de signer, le père écrit « tout seul » les lettres aux administrations, remplit la feuille d’impôts et les chèques familiaux, tient ses comptes par écrit, laisse parfois un mot aux enfants lorsqu’il sort avec sa femme, classe les photographies dans des albums (« Il aime bien classer ») et range de manière assez précise ses papiers (« Il a une valise exprès pour ça. Il a des pochettes où c’est trié quoi. Et chaque mois ou tous les deux mois il les trie »). Les filles insistent particulièrement sur le caractère ordonné d’un père qui n’aime pas qu’on mette du désordre dans les papiers – deuxième sœur : « Non, toutes les factures de voiture et tout, elles sont rangées en ordre, il les range, c’est classé. Mon père il est strict quand même dans l’class’ment. Il aime bien que tout c’qu’est voiture c’est à part, méd’cin c’est à part. Faut qu’ça soit bien rangé, faut pas l’déranger, faut l’laisser tranquille. Il aime bien qu’nous aussi on n’enlève pas. Enfin, on classe aussi, il aime bien ça » ; première sœur : « Ah ouais, i classe. Il aime bien l’class’ment. C’est bien rangé. Il est pas sévère, mais il est sévère pour… Il aime bien qu’ce soit bien trié, bien rangé pour si un jour on a à chercher quelque chose, on trouve vite fait, on n’a pas à tout déballer. »
Mais si Yassine a sous les yeux le modèle d’un père scribe, il vit toutefois dans l’opposition de comportement à son égard entre son père et sa sœur de 16 ans : le père ne punit pas les enfants pour de mauvais résultats scolaires (« Il aime pas trop leur gueuler d’ssus. C’est les deux p’tits chouchous »), traitant ses deux petits derniers avec indulgence, alors que la sœur leur « gueule dessus », comme elle dit (« Ben, moi, personnellement, j’gueule »), et trouve que, bien que Yassine ait des « facilités », qu’« en CE1 ou CP, il était premier d’la classe » et que « ça marche plutôt bien », il faut tout de même « le pousser » (elle semble avoir le sentiment intime de l’effort à maintenir pour parvenir à garder l’avantage scolaire sur de nombreuses années) ; le père laisse son fils regarder la télévision le soir alors que la sœur l’oblige à aller se coucher (« Des fois on les oblige mais pa’ce que mes parents ils les ont trop gâtés. C’étaient les derniers ») parce qu’il y a école le lendemain (le rapport de force étant ici plutôt en faveur du père : « “Oh laisse-les, laisse-les, encore cinq minutes, dix minutes, laisse-les, i sont p’tits encore.” Mais nous on les oblige, on crie : “Ouais, demain t’as cours, tu commences à 8 et d’mie, tu devrais d’jà être au lit.” Puis i nous écoutent pas quoi, vu qu’nos, son père… ») ; le père ne s’occupe pas de la scolarité de Yassine (première sœur : « Pas du tout, j’pourrais dire même ») mais a plutôt envie de s’amuser avec lui, alors que la sœur s’en occupe (« Y a qu’moi qui regarde »), contrôle les devoirs (« Tous les soirs j’vérifie c’qu’i fait »), l’aide, lui explique, lui fait refaire (« Faut l’forcer tout l’temps. C’est tout l’temps ça »), lui fait réciter ses leçons ou ses poésies (« Pa’ce que lui, parfois il oublie les l’çons, tout l’temps on lui fait réciter les l’çons mais, bon, c’est une poésie, eh ben il l’a apprise, très bien, ben si il met mal la tonalité, j’lui explique comment. Dès qu’y’a un point, ben faut baisser le ton. J’lui explique tout ça. Puis une fois qu’il la sait à peu près, qu’il a mis la tonalité, ben c’est bon »), le fait lire et vérifie s’il a compris83, ne prend pas pour argent comptant les propos de son frère quand il lui dit qu’il a fini ses devoirs à l’étude (« Y en reste souvent. La plupart du temps y en reste, mais i ment, i dit qu’il a fini. Et moi j’sais très bien qu’il a pas fini, donc j’l’oblige à me faire voir c’qu’il a fait »), le fait remonter à la maison pour lui faire faire ses devoirs – première sœur : « À chaque fois, j’lui gueule dessus »84…
On sait que le père n’a pas toujours été aussi souple avec tous ses enfants. Les sœurs étaient davantage suivies, contrôlées par lui, y compris pour des questions de scolarité ; la deuxième sœur évoque le travail qu’il lui faisait faire : « Moi i m’faisait vraiment, vraiment travailler. Ouais, c’étaient les multiplications, les divisions. Il criait d’ssus. »
Les sœurs expliquent cette transformation par le fait que Yassine est considéré, avec son petit frère, comme le « chouchou », le petit dernier. Nous pouvons penser que le fait qu’il soit un garçon ajoute beaucoup au rapport qu’entretient le père avec lui. M. M. semble avoir une affection particulière pour Yassine et son fils cadet, jouant avec eux, les sortant l’été au parc, les amenant manger des merguez au bord de l’eau… Du coup, le père n’exige pas de lui ce qu’il pouvait exiger de ses filles, notamment en matière de rangement ou de classement. Yassine ne « fait rien » à la maison, ne range rien et laisserait plutôt traîner ses affaires (« Au contraire, i laisse traîner par terre ») alors que ses sœurs participent régulièrement au travail domestique depuis l’âge de 12 ans environ. Le père, qui, on le sait, aime bien que ses papiers soient bien triés et que ses filles en fassent de même, n’exige pas autant de rigueur du côté de son fils qui ne peut bénéficier ici d’une qualité scolaire de plus (la rigueur, l’ordre).
Yassine est donc placé devant un large éventail de positions, de goûts et de comportements possibles avec l’ensemble des membres de sa constellation familiale. Mais, notamment dans le dégradé des expériences scolaires de ses frères et sœurs et dans le rapport de forces culturel qui traverse la famille, il bénéficie toutefois largement de la présence d’un capital scolaire et, surtout, d’une vigilance énergique scolairement orientée du côté d’une sœur de 16 ans considérée comme « la tête » de la famille85. Yassine semble, par exemple, avoir un goût pour la lecture grâce à l’action socialisatrice de sa sœur : « Yassine, il aime bien lire Yassine. Tout l’temps à la bibliothèque, il aime bien ram’ner des livres et les lire86. » On peut dire que ses qualités – perçues au niveau scolaire – de sérieux, d’attention, de concentration, de curiosité dépendent d’une situation familiale stable, tournée vers la réussite sociale (plus largement que scolaire) des enfants, mais, surtout, du rôle de la sœur qui se donne pour mission de veiller aux conditions d’une bonne scolarité pour ses frères, persuadée qu’elle est de l’importance de l’école (« C’est pour ça qu’on les fait bosser »), « pour trouver du travail », « pour l’avenir surtout », mais aussi « pour apprendre quelque chose, pour avoir plus de connaissances » : « C’est bien d’savoir des choses87. »
« Si l’on peut rêver, c’est sur l’avenir. Pour ce futur aujourd’hui déjà présent : l’enfant88. »
On connaît, depuis les travaux de Philippe Ariès, le rôle important joué par l’école dans l’invention sociale de l’« enfance », du « sentiment de l’enfance ».
En regroupant ensemble des individus selon leur âge biologique, en maintenant longuement les élèves hors des activités des adultes, dans un état d’immaturité sociale, d’irresponsabilité provisoire, de même qu’en adaptant les savoirs et les manières d’enseigner selon l’âge (principe même de la pédagogie), l’école a participé à la construction de l’enfance comme catégorie sociale de perception et d’organisation. Avec l’éducation scolaire, « la famille commence […] à s’organiser autour de l’enfant, à lui donner une importance telle qu’il sort de son ancien anonymat89 ». Toutefois, l’inégalité en matière de durées de fréquentation de l’école selon le milieu social d’origine, explique que le « sentiment d’une enfance courte est demeuré encore longtemps dans les classes populaires90 ».
Il n’est donc pas étonnant que la scolarité obligatoire et l’allongement progressif de la durée de la scolarité aient entraîné des transformations dans les familles populaires.
La volonté parentale de préserver les enfants et de leur faire atteindre ce à quoi on n’a pu parvenir soi-même se traduit parfois par un véritable don de soi, un sacrifice de soi-même au profit des enfants, c’est-à-dire de l’avenir (cf. le Portrait 25). Le sacrifice est, d’abord et avant tout, financier. On se prive soi-même pour acheter aux enfants tout ce dont ils ont besoin (pour l’école ou leur confort personnel). On refuse qu’ils subissent les conséquences d’une situation économique difficile ou modeste et l’on fait tout pour mettre ceux-ci en position de privilégiés. Certains enfants vivent ainsi, grâce à l’action volontariste de leurs parents, comme des petits-bourgeois ou des bourgeois au sein de milieux populaires.
Le monde de l’enfance devient comme un îlot de richesse et de luxe au sein d’un univers plutôt pauvre et l’enfant-roi fait alors l’objet d’un véritable culte familial. Le sacrifice est, bien sûr, aussi un don parental de temps consacré à l’aide scolaire de l’enfant.
Mais, revers de la médaille du sacrifice parental, gâtés, couvés, les enfants vivant dans de tels univers peuvent malgré tout connaître quelques difficultés scolaires, apparaissant scolairement comme trop « bébés », trop capricieux, trop dépourvus de sentiment de responsabilité. De même, paradoxalement, les parents protecteurs peuvent finir, du fait de leur fort investissement dans l’enfant, par percevoir l’école comme une rivale éducative.
Cette réaction est le signe d’une volonté parentale de contrôle de la socialisation des enfants et d’une résistance objective à l’égard de toute emprise des institutions légitimes de socialisation sur ces derniers91. En tout cas, ces portraits montrent à quel point les réussites en milieux populaires ne sont jamais simples.
Michel B., né à Lyon, à l’heure scolairement, a obtenu 6,3 sur 10 à l’évaluation.
Nous arrivons un peu en avance au rendez-vous. Un homme vient nous ouvrir, c’est M. B. (que nous appellerons « votre mari » en parlant à Mme B. : ils vivent en fait maritalement). L’entretien comportera trois temps : tout d’abord, nous le commençons avec le couple, puis M. B. part chercher Michel qui était en voyage toute la journée avec l’école et nous continuons avec Mme B., et, enfin, nous terminons l’entretien de nouveau avec le couple. Pendant tout le temps de l’entretien, la télévision reste allumée. Lorsque nous leur disons que nous enregistrons, M. B. nous dit qu’il va baisser le son. De temps en temps, ils jettent un œil sur les images tout en nous accordant leur attention.
La mère de Michel, 48 ans, est allée en classe jusqu’à l’âge de 14 ans puis a travaillé en usine comme bonnetière jusqu’à son mariage. Elle n’a pas obtenu son certificat d’études car elle a beaucoup manqué : « J’l’ai pas eu parce que ma mère m’envoyait pas souvent à l’école pour garder les p’tits frères ou je n’sais quoi. » Elle est aujourd’hui au RMI. Durant son mariage, elle a eu six enfants (le plus âgé a 28 ans) dont Michel, le dernier. Ses enfants n’ont guère fait d’études (« I z’ont pas continué, i z’ont rien eu, rien ») : une seule a obtenu un CAP (de coiffure). Ils occupent tous des positions professionnelles peu élevées ou précaires (mères au foyer pour les filles, petits employés, musicien de bal…). Le père de Mme B., bonnetier, avait fréquenté l’école élémentaire. Elle ne l’a pas connu longtemps car il est mort alors qu’elle était encore très jeune. Sa mère, sans emploi salarié jusqu’au décès du mari, a travaillé ensuite comme bonnetière. Elle était allée à l’école élémentaire.
M. B., 34 ans, a été scolarisé chez les sœurs jusqu’en cinquième. Il a suivi l’école des jockeys et a passé un diplôme puis un CAPA92. Il a été jockey professionnel mais, à la suite d’un accident, s’est mis à travailler comme garde-malade, puis dans l’animation pendant dix ans (il a eu son brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur), et notamment comme directeur de colonie : « J’ai été animateur, directeur, personnel de service, j’ai tout fait. » Il a suivi récemment des stages par l’ANPE (notamment de restauration, avec Mme B.) et est lui aussi au RMI pour l’instant (il passe son permis de conduire dans ce cadre-là). Son père était allé à l’école jusqu’à 14 ou 16 ans et travaillait comme coiffeur dans un hôpital de Salon-de-Provence : « Il a été le premier coiffeur à Salon-de-Provence à faire la coupe au rasoir. Et puis après il a travaillé à l’hôpital. Il a eu son magasin et tout. Et puis il a travaillé pendant des années et des années. Il a eu la médaille d’or du travail puisqu’il était connu sur l’hôpital et sur Salon. » Sa mère aussi était allée à l’école élémentaire mais ne travaillait pas.
M. et Mme B. ont eu un peu honte au début d’« avouer » qu’ils étaient tous les deux au RMI (ils disent tout d’abord qu’ils suivent « un stage de l’État ») et s’assurent que ce qu’ils disent va rester confidentiel (« Pas qu’on ait à cacher des choses, hein »). Ils semblent craindre les ragots (« Les gens extrapolent après et puis… »), autant sur ce point que sur leur différence d’âge (elle a quatorze ans de plus que lui).
Michel, qui a fréquenté deux ans l’école maternelle (il y est entré à 3 ans et 9 mois) est considéré par son enseignant comme un enfant qui reste très « bébé », qui « se distrait très très rapidement », qui « n’arrive pas à fixer son attention », qui est parfois « catastrophique du point de vue comportemental », mais qui est « original », « intelligent » et qui « a des idées ». Or la reconstruction de la configuration familiale permet de comprendre l’ensemble de ces traits scolaires positifs et négatifs.
Du côté des atouts, on peut ranger sans ambiguïté les dispositions sociales des parents en matière de lecture. Tous deux, passés par la Jeunesse ouvrière chrétienne, ont un goût déclaré très fort pour les lectures de tout genre – M. B. : « J’suis habitué, je lis beaucoup depuis que je suis gamin et puis quand j’ai été garde-malade, je lisais aussi beaucoup, alors ça fait que j’ai pas perdu l’habitude. » Il achète le journal (Le Progrès) tous les jours, mais précise qu’il achetait Le Monde il n’y pas très longtemps. Il déclare « tout » lire à l’intérieur du journal, « de la première page à la dernière ». Sa manière de parler des journaux montre une conception un peu encyclopédique du savoir comme somme d’informations sur le monde : « J’aime bien lire le sport, l’actualité, les faits divers. J’aime tout, parce que je veux être au courant de tout, pour avoir du savoir. » Mme B. lit plutôt les faits divers, les décès – « Parce qu’on arrive, dans les décès des fois, à voir des gens qu’on connaît » –, l’horoscope, même si elle n’y croit pas vraiment (« J’regarde comme ça, mais pour m’amuser en fin de compte »), mais pas la politique : « Non ça m’intéresse pas, j’suis perdue là d’dans, j’y connais rien. »
Ils ont aussi un grand nombre de revues qui leur sont données par l’ex-beau-père de Mme B. Ces revues sont variées mais comportent une partie de « presse à scandale » : on y trouve Détective, Ici Paris, France-Dimanche, Le Hérisson, Paris-Match, VSD ou encore Sélection du Reader’s digest (Elle : « Ben y a des histoires, des drames vécus, des histoires vraies qui se sont passées là d’dans »). Mme B. marque toutefois, un peu comme pour l’horoscope, une distance par rapport à la presse à scandale : « Quand on lit ces conneries-là (Rires), oui, parce que c’est des bêtises, en fin d’compte ces journaux. On y regarde comme ça, mais en fin d’compte, faut pas. Non, on va pas s’arrêter là-d’ssus. C’est bête, hein ? » M. B. dit aussi être abonné au Nouvel Observateur. Il est difficile de dire avec quelle intensité ces revues sont lues ou regardées mais M. B. dit en parlant de l’ensemble des magazines qu’on leur donne : « On feuillette. »
À propos des livres, Mme B., abonnée depuis peu à France Loisirs, dit qu’elle lisait beaucoup plus avant que maintenant car elle a eu une baisse de vue rapide d’un œil. Elle dit avoir lu tous les livres de Bernard Clavel et de Guy des Cars, ainsi que plusieurs Konsalik qu’elle qualifie de « romans à l’eau de rose » : « Mais enfin, j’aimais bien quand même. » M. B., qui déclare pouvoir lire deux livres en une semaine, aime les histoires vraies, réelles et ne lirait pas de science-fiction. Il apprécie ce que fait le prêtre ouvrier Guy Gilbert, dont il parle comme d’un ami à lui, les histoires qui parlent d’enfants (« Libres enfants de Summerhill : c’est très beau »), les livres de Marcel Pagnol et les livres d’histoire (il a une collection sur les grands procès de l’histoire : « Ça nous fait connaître un petit peu qui ont été ces personnes-là » ; des ouvrages sur les tyrans dans l’histoire, « style Hitler »). Il lirait un roman d’aventure « si l’aventure est vraie oui, mais si c’est une aventure imaginaire, ça m’intéresse pas. J’aime ce qui est vrai, ce qui est réel, quoi ». Malgré leur passion déclarée pour les livres, M. et Mme B. disent ne jamais discuter de leur lecture et ne s’être jamais prêté de livres entre eux – lui : « Moi, le livre, je le lis pour moi. » Enfin, ils possèdent deux dictionnaires qu’ils disent utiliser lorsqu’ils jouent – « beaucoup, beaucoup » – au scrabble.
Les journaux, revues, livres ou auteurs cités ne permettent pas de mettre en doute les propos de nos enquêtés. Toutefois, l’effet de légitimité est constamment présent dans l’entretien. Il se marque, tout d’abord, par une tendance de M. B. à surévaluer certaines pratiques aux dépens de certaines autres (par exemple, la lecture par rapport à la télévision, dont Mme B. dit, lorsqu’il est parti, qu’elle est très fréquemment regardée par son conjoint93) en sélectionnant dans son passé ou son présent les activités les plus légitimes, celles qui valent d’être déclarées (Le Monde, Le Nouvel Observateur…). Dans son entretien, Michel ne parle d’ailleurs pas d’un père lecteur de livres mais dresse le portrait d’un lecteur de journaux et dit même qu’il n’y a pas de gros livres à la maison. L’effet de légitimité se marque encore dans les manières dont Mme B. ne cesse de marquer ses distances par rapport à certaines lectures qu’elle perçoit, immédiatement après les avoir énoncées, comme plus illégitimes (les « romans à l’eau de rose », l’horoscope regardé « pour rire », la presse à scandale qui contient des « conneries »). Mais le fait que l’effet de légitimité structure l’entretien n’est pas inintéressant pour nous. Cela marque la croyance des parents dans la culture écrite légitime. Toutefois, il faut replacer les pratiques de lecture de Michel dans un contexte sans doute moins « lettré » que ce que nous laisse penser le discours des parents au premier abord : celui-ci ne va pas à la bibliothèque municipale, ne lit pas très régulièrement (« Ça dépend des moments. Y a des moments, Michel il lira beaucoup, puis d’autres moments… ») et sa mère dit que certaines fois il doit lire « trop vite » car il ne comprend pas ce qu’il lit.
Deuxième atout important : en matière de pratiques d’écriture domestiques, les parents de Michel n’ont aucun problème particulier. La manière dont ils se partagent le travail fait cependant apparaître, d’une part une division sexuelle des tâches assez classique94 (la femme s’occupe des papiers de sécurité sociale et des papiers d’école, l’homme, de la feuille d’impôts ; en ce qui concerne les lettres, l’homme dicte ou donne les idées – « Ça lui arrive de me dicter » ; « Si je dicte, ça va me venir mieux. J’vais tourner les phrases, tout ça, et j’ai du temps pour analyser c’que j’veux dire » – et la femme prête sa « jolie écriture » : « Non parce que lui, des fois, il aime pas écrire. Alors, pour que j’le fasse, i me dit : “Ben toi t’écris mieux” ») et, d’autre part, une opposition entre les dispositions rationnelles de Mme B. et les dispositions plus spontanéistes et hédonistes de son conjoint. C’est elle qui établit une liste des affaires que son fils emporte lors d’un voyage (non pour éviter d’en oublier mais pour vérifier qu’il les a bien toutes rapportées), qui écrit ou copie souvent des recettes, qui tient le carnet de numéros de téléphone et d’adresses. C’est encore elle qui dresse la liste d’achats, dans l’ordre des rayons (« J’vais pas mettre la lessive par exemple, et puis le sucre, et puis du beurre. Tout ce qui est crémerie ensemble, c’qui est conserve ensemble »), et lui qui va faire les commissions. Malgré sa liste « rationnelle », Mme B. note le faible degré de rigueur de son compagnon : « Il met toujours trois heures. Pourtant j’lui mets bien sur son papier, mais j’sais pas comment i s’débrouille. I tourne là, au lieu de faire rayon par rayon. »
M. et Mme B. ne tiennent pas de cahier de comptes (lui : « Non parce qu’on le sait. On le sait comme ça » ; elle : « On fait attention »), ne notent rien sur les agendas qu’ils possèdent ni sur le calendrier, ne prennent pas de notes préalables à un appel (c’est encore plutôt elle qui se charge de téléphoner aux administrations) et rarement après une communication téléphonique. En revanche, tous les deux ont écrit des poèmes. Lorsqu’elle était jeune (« J’étais gamine »), Mme B. en avait l’habitude (« J’essayais, j’aimais bien en fin d’compte »), mais ne sait pas si elle pourrait encore le faire (« Mais maintenant j’sais même pas si j’aurais encore des idées »). Il y a seulement quinze ans, elle avait inventé des paroles sur une musique et « après j’m’étais enregistrée », dit-elle. M. B. continue toujours à en écrire (« Il est très poétique ») et, parfois, avec Michel : « Et des fois ils le font tous les deux. Michel aussi il aime bien faire des p’tits poèmes ou il s’invente des chansons. » D’ailleurs, Michel dit lui-même aimer la poésie (« J’adore la poésie ») et essayer d’en inventer. Mais il trouve cela dur car, explique-t-il : « J’sais pas l’truc pour rimer. » Il lui est déjà arrivé aussi d’écrire des lettres à sa grand-mère paternelle ou à sa cousine avec l’aide de ses parents (« On lui fait déjà l’petit brouillon et après i recopie ») ou bien de rédiger des « p’tites lettres » à ses parents et de les cacher sous les coussins : « J’leur écris : “Je t’aime.” » Michel est donc dans un univers familial en mesure de lui transmettre une culture de l’écrit.
Mme B. dit qu’à l’école « c’est très bien » en mathématiques et en conjugaison, mais que son fils aurait des problèmes pour comprendre certains mots (elle n’arrive pas à trouver le nom de la « matière » : lecture-compréhension). Elle dit aussi que Michel « travaille très bien, mais il est très lent ». Les parents semblent assez soucieux que Michel fasse bien ses devoirs. Mme B. dit que « son père i regarde son cartable tous les jours, tous les jours, tous les jours, si y a des papiers à signer. Parce que des fois il oubliera d’nous dire : “Tiens y avait ça à signer” ou quoi » et qu’« on lui d’mande tous les jours », à propos de ce qu’il a fait à l’école. Pour ses devoirs, Michel interroge plus son père que sa mère (« On l’aide beaucoup pour ses devoirs »). Les exemples que Mme B. donne prouvent qu’ils suivent effectivement sa scolarité. Lorsque les résultats sont moins bons, Mme B. dit ne pas pouvoir le punir : « Moi j’aime pas ça. » C’est plutôt M. B. qui le « prive de jeux » pendant une semaine. Les parents veillent aussi à ce que Michel aille au lit vers 21 h 15 lorsqu’il a cours le lendemain. Ils connaissent très bien l’enseignant de Michel, vont le voir « régulièrement » (« Le plus souvent possible ») pour savoir si tout va bien et se rendent aussi aux réunions de l’école.
Mais les parents de Michel semblent surtout un peu dépassés par les nouvelles manières pédagogiques, même s’ils essaient de s’adapter pour mieux aider Michel scolairement. Mme B. dit qu’elle aurait aimé continuer ses études, car elle n’arrive pas à « suivre » les « gosses de maintenant » et ce qu’on leur demande en classe. Elle donne l’exemple des divisions : « Ils font pas comme nous on f’sait à l’école. J’vois quand il fait ses divisions. Nous on lui disait : “Non, c’est pas ça”, et puis il nous prouvait A plus B qu’c’était ça. Et effectivement il [son compagnon] a demandé donc à son maître, ils font pas, j’sais pas. (Soupir.) J’sais pas comment d’ailleurs qu’i z’arrivent à trouver le résultat. J’en sais rien, j’ai rien compris moi. » L’école devient alors l’école des parents. L’enseignant raconte : « Il m’est arrivé, par exemple, de lui [M. B.] expliquer comment on apprenait la multiplication ou comment on apprenait la division, quelles étaient les différentes étapes. Bon, parce que j’ai senti que lui, il essayait de faire ça à sa manière, donc, pour ne pas que le gamin soit en porte-à-faux, ou que moi, je sois en porte-à-faux vis-à-vis du gamin, bon eh ben, j’lui ai expliqué comment on faisait. »
C’est M. B. qui s’occupe le plus de Michel du point de vue scolaire. Or M. B. a un profil culturel assez particulier qui est le produit de sa trajectoire scolaire et professionnelle. Il a toutes les caractéristiques de l’autodidacte un peu spontanéiste, créatif, « poétique », comme dit Mme B. Tout au long de l’entretien il dira « être passionné » ou « ne pas être passionné » par telle ou telle chose et répondra à nos questions en disant qu’il lit « tout », regarde « tout », s’intéresse à « tout »… On pourrait dire que M. B. a le style du créateur vagabond au savoir hétéroclite. Son savoir (qu’il conçoit lui-même comme une somme infinie d’informations sur le monde) n’a pas été principalement construit dans le rapport aux livres et aux exercices scolaires classiques, mais s’est constitué à travers les multiples rencontres d’une vie de bohème (« Ah, t’as vadrouille toi ! (Rire) », lui dit Mme B.) ou rien ne semble avoir pu être capitalisé (jockey, garde-malade, personnel de service, animateur, directeur de colonie, RMIste). Sur la question de la religion, M. B. insiste sur le fait que la foi doit être sentie de l’intérieur par l’enfant et non imposée par les adultes, montrant par là ses dispositions spontanéistes et sa vision anti-ascétique du monde : « Un enfant qui est baptisé, c’est un enfant qui n’sait pas si i peut avoir la foi plus tard ou pas. Un enfant qu’on envoie au catéchisme faire sa communion tout ça, les gens, c’est plutôt pour faire une p’tite fête pour les cadeaux, le business ou le tralala. Moi je dis, si on l’envoie au catéchisme, c’est lui faire sentir s’il a la foi ou s’il a pas. Pis i faut pas forcer un enfant à faire c’qu’il a pas envie. Donc si demain i me dit : “Je veux aller au catéchisme”, je l’inscrirai au catéchisme. Si i veut aller à l’église, je l’emmènerai à l’église. Si i veut rencontrer un prêtre, il en rencontrera pac’qu’j’ai des prêtres amis. » Il aime raconter des histoires à Michel pour qu’il s’endorme avec parfois « un p’tit fond d’musique », retrouvant là des habitudes prises dans le milieu de l’animation (« Comme j’faisais quand j’étais en colo »). Enfin, il écrit des poèmes avec lui. Est-ce donc un hasard si ce beau-père « poétique » produit un enfant « original », qui « a des idées », qui « adore la poésie », mais qui ne parvient toutefois pas toujours à « se concentrer » sur une tâche scolaire précise, qui « n’arrive pas à fixer son attention » ?
Les dispositions spontanéistes de M. B. (déjà visibles dans les pratiques d’écriture), mélange de dispositions culturelles acquises au cours d’une trajectoire faite de rencontres et d’une idéologie pédagogique de la créativité existante dans certains milieux de l’animation, l’amènent ainsi à reprocher à l’école de donner « trop » de devoirs aux enfants qui n’ont plus le temps de « faire leur vie d’enfant », de discuter ou de s’amuser avec leurs parents. Sa vision anti-ascétique du monde devient parfois une vision anti-pédagogique (l’exercice étant perçu comme opposé à la vie). C’est sans doute ce qui conduit les parents de Michel à ne pas trop insister pour qu’il fasse des devoirs pendant les vacances. Si la mère envisage « maintenant, comme il commence à être grand », de lui acheter des cahiers de devoirs de vacances, jusque-là, pendant l’été, les parents n’ont pas obligé Michel à faire du travail scolaire : « Ça dépendra, des fois il aura envie, des fois non. » Ce travail semble dépendre des désirs de Michel et ses parents précisent bien : « Des fois on va le pousser un peu, puis des fois on va l’laisser un peu. » Conjuguée à l’attitude peu autoritaire de la mère, cette vision des choses peut éloigner Michel, considéré comme un élève qui « se distrait très très rapidement », du minimum d’ascétisme scolairement demandé (« Il faut que je sois sans arrêt derrière », dit l’enseignant).
Si on voulait dans un tel cas séparer les traits familiaux positifs et négatifs, on se heurterait à la difficulté suivante : les atouts comportent leurs revers négatifs et une pratique ou une disposition familiale peut être considérée à la fois comme un élément favorable et défavorable. Par exemple, Michel apparaît, aux yeux de l’enseignant, comme un enfant « couvé », « gâté »… On peut dire que Michel fait l’objet d’une sorte de culte familial : il possède sa propre télévision, une multitude de jouets (« Il a des jouets de partout. Y en a là, y en a là, y en a dans les placards »), de nombreuses cassettes vidéo (« Vous voyez toutes les cassettes qu’y a là, c’est tout pratiquement à Michel »), il occupe l’ensemble des albums photos – « On prend beaucoup d’photos de Michel. J’ai juste marqué à mon fils là, que, il est beau, il est beau, c’est tout (Rire) » – et est exempté de toutes tâches domestiques par sa mère : « Je le couve beaucoup. C’est moi qui f’sais tout en fin d’compte. J’le laissais rien faire95. » Cette dernière le considère aussi comme un enfant « très évolué » : « Michel c’qu’il aime beaucoup lire aussi, c’est l’dictionnaire et depuis qu’il est petit. Il avait quel âge ? Il d’vait avoir 3 ans, parce que c’était un gamin, bon, c’est pas parce que c’est mon gamin, mais il est très, très, très, très évolué et il a commencé à parler très très bonne heure. » De manière générale, Michel, occupant la place de « petit dernier », est mis au centre de toutes les attentions et de toutes les admirations du couple.
Cela conduit ainsi les parents à suivre de près leur enfant, à lui apporter ce qu’il désire, à s’occuper scolairement de lui, à l’aider dans ses devoirs, à aller le chercher à la sortie de l’école, à rencontrer l’enseignant pour savoir si tout va bien, à lui éviter les mauvaises fréquentations ou les problèmes avec d’autres enfants en le coupant de toute (mauvaise) fréquentation (« Je le laisse pas jouer là en bas »)… Mais, dans le même temps, c’est cet univers privilégié au sein d’une famille modeste qui contribue à le rendre « bébé », dépourvu de sentiments de responsabilité par rapport à ce qu’il fait.
Il faut noter que Michel fait partie des enfants en « réussite » qui ont eu des baisses dans l’année. Le fléchissement le plus important est lié à un passage prolongé à l’étude. Mme B. raconte : « Il arrivait même pas en fin de compte à faire ses devoirs, je sais pas, il devait jouer, j’sais pas c’qu’i faisait. Aussi c’est un peu d’notre faute, parce qu’avant il y restait pas. Ça a pas été long qu’il reste à l’étude. On s’disait : “Il reste à l’étude, donc, il fait ses d’voirs, c’est pas la peine de regarder.” Le tort qu’on avait. Et en fin d’compte i faisait pas ses devoirs. On a eu d’la chance parce que le maître il s’en est aperçu tout d’suite, donc il nous a prévenus. »
Cet événement nous permet de souligner la part de responsabilité scolaire dans les actions qui peuvent faire pencher la balance des performances scolaires dans un sens ou dans un autre. Malentendus sur ce qui se passe dans ces études, sur le degré d’encadrement des enfants et sur le degré de confiance que l’on peut accorder à l’institution scolaire en matière de vérification des devoirs, tout cela peut contribuer à fragiliser la situation scolaire plutôt bonne de certains enfants qui vivent déjà sur le fil du rasoir. Pour la plupart des parents étrangers aux subtilités des services proposés par l’institution scolaire, le terme « étude » peut donc prêter à confusion.
Pendant une quinzaine de jours, Michel n’a pas fait ses devoirs et ce n’est que parce que l’enseignant s’en est rendu compte que la situation a pu être reprise en main par les parents96. Mais tout ne se passe pas toujours comme cela et l’on peut dire que l’école participe, sans le savoir, à la production de certains malentendus préjudiciables pour la scolarité de certains enfants.
On remarquera, pour conclure, que c’est un couple dans une situation économique très précaire qui a un enfant plutôt en « réussite » scolaire alors que d’autres milieux moins dépourvus économiquement ont des enfants en « échec ». Cela signifie que le capital économique n’est rien en dehors des dispositions sociales et de l’organisation familiale capables de le gérer et de l’orienter dans un sens ou dans un autre. Ici, le souci de l’enfant conduit M. et Mme B. à privilégier Michel et à créer et maintenir pour lui un univers doré au sein d’une configuration familiale peu argentée.
Nicole C., née à Lyon, un an de retard (redoublement du CP, mais entrée en CP à 5 ans et demi), a obtenu 6,9 sur 10 à l’évaluation.
Nous sonnons à la porte d’entrée. Mme C. vient ouvrir et nous invite, avec une pointe d’accent italien, à entrer. D’emblée, nous avons l’impression de nous retrouver devant certaines caricatures du logement populaire. Nous sommes dans la toute petite salle à manger d’un F3 qui paraît en grand désordre : un canapé-lit de couleur verte (nous apprendrons, au cours de l’entretien, qu’il s’agit du lit des parents), une table ronde noire et des chaises, de nombreux petits bibelots sur des étagères murales, plusieurs tableaux (dont quelques poulbots), une télévision, un chien qui dort par terre… Ici, rien n’est spacieux.
M. C. est assis sur le canapé-lit, torse nu, en slip, et parle au téléphone ; lorsqu’il repose le combiné, il s’excuse de nous recevoir ainsi. Il nous propose un café que nous acceptons. Les miettes de pain sur la table – restes du repas de midi – sont essuyées avec une éponge par Mme C. et M. C. passe un coup de balai rapide pour enlever celles qui sont tombées par terre. Il ne peut aller les chercher bien loin tant l’espace entre les chaises est restreint. Puis il s’habille quasiment devant nous. Nous commençons l’entretien avec le couple, puis M. C. part pour un rendez-vous et s’en excuse. Son visage est fermé : on sent qu’il a eu, comme on dit, « une vie dure ». Au cours de l’entretien, Mme C. se lèvera plusieurs fois pour allumer une cigarette et nous proposera de boire du Coca-Cola.
L’entretien est assez fluide et ne fait pas apparaître de réticences de la part des interviewés. Ceux-ci donnent l’impression, tout au long de la discussion, d’être intéressés par les questions qui leur sont posées et, à certains moments même, paraissent passionnés par les sujets abordés. Ayant des idées bien arrêtées concernant la manière d’éduquer ses enfants, Mme C. développe à plusieurs reprises avec fougue ses conceptions.
Le père de Nicole, 33 ans, est allé à l’école jusqu’à l’âge de 13 ans. Il a commencé à cette époque une formation d’horticulteur dans un CET mais n’a pas passé son CAP et est entré directement, « sans aller à l’école », comme apprenti dans une écurie. Formé sur le tas jusqu’à l’âge de 18 ans, il semble avoir actuellement acquis une position hiérarchique symboliquement valorisée. Mme C. dit que son mari97 « a le plus haut grade » chez les lads jockeys, car il est « premier garçon de Lyon », sous les premier, deuxième et troisième jockeys, mais responsable de l’écurie. Son métier consiste à entraîner les chevaux, à les nettoyer, à les soigner et parfois, le dimanche, à les « monter en course ». Son salaire n’est pas très élevé (environ 5 000 francs par mois), mais les courses qu’il fait lui rapportent de nombreuses primes lui permettant d’« arrondir le mois » (son salaire est d’environ 9 000 francs par mois et atteint, en été, près de 12 000 francs car il fait plus de courses). Son père était aiguilleur aux chemins de fer et il ignore son niveau scolaire, mais dit qu’il ne lisait « pas trop ». Sa mère était femme de ménage de temps à autre dans des salles de cinéma. Elle n’avait pas le certificat d’études, mais lisait « beaucoup d’romans, de romans photos surtout quoi. Elle lit toujours, d’façon, c’est son passe-temps ».
La mère de Nicole, 33 ans, avait 6 ans et demi quand elle est venue en France. Elle a appris le français dans une école privée tenue par des religieux et dit qu’elle sait lire et écrire l’italien. Elle a obtenu un CAP de coiffure et a travaillé pendant sept ans comme coiffeuse jusqu’à la naissance de ses enfants (la plus âgée a 10 ans). Ses parents, qui sont tous les deux actuellement inspecteurs d’assurance, ont eu plusieurs métiers dans leur vie mais ont réussi dans de nombreuses entreprises qu’elle nous décrit avec maints détails pour mettre en évidence le fait qu’elle a mené une vie luxueuse et insouciante durant toute sa jeunesse : « Mon père, avant d’être inspecteur, il était chef cuisinier au Palais d’la Méditerranée à Nice. C’est un grand casino. Quand i vient ici et qu’i me voit habiter là-d’dans, i devient fou hein. Ah oui oui (En riant) i me dit : “Mais où t’as atterri c’est pas possible !” Moi j’ai eu toujours des maisons, c’étaient des palaces hein. Nous tout l’temps on était vraiment gâtés hein. On n’avait pas la notion d’l’argent. On était tellement gâtés que, on vivait comme des riches hein. On avait tout c’qu’on voulait, on partait en vacances trois-quatre fois dans l’année, on avait des maisons, c’étaient des rêves. On avait des sous. Ben oui, on était habitués au luxe. Alors d’abord sa fille a atterri dans un HLM (Rires) mais ça me… J’étais pas quelqu’un de capricieux. Je suis passée du luxe à tout à fait l’autre côté sans me plaindre. Pourtant, croyez-moi, on avait vraiment le luxe hein, on vivait vraiment comme des bourgeois hein. D’ailleurs mes parents ont des manières de bourgeois, dans tout. Mes parents ne mangent pas comme moi. Ma mère ne mange pas n’importe quelle viande. Elle ne mange pas si c’est pas fait de telle façon. Elle a tellement été habituée au luxe que ça lui est resté ma mère. »
Elle vit ainsi aujourd’hui une situation beaucoup plus difficile, qu’elle dit accepter, bien que l’on perçoive, dans son ton, un peu de nostalgie par rapport à ses années plus dorées. Son père a fait des études jusqu’à l’âge de 22 ans (avec un arrêt pendant la guerre) et sa mère possède un diplôme d’esthéticienne.
M. et Mme C. ont quatre enfants : une fille de 10 ans en CM1 (qui est dans la même classe que Nicole, car il s’agit d’une classe de CE2-CM1), Nicole, 9 ans, en CE2, un garçon de 7 ans en CP et une dernière fille de 6 ans, en grande section de maternelle.
Comme dans d’autres cas, la seule considération de la situation professionnelle et du capital scolaire familial ne permet pas de comprendre ce qui distingue cette configuration familiale d’autres au sein desquelles l’enfant est en « échec » scolaire. Le père, lad-jockey, est allé à l’école jusqu’à l’âge de 13 ans et n’a obtenu aucun diplôme, la mère n’a qu’un CAP de coiffure et ne travaille pas. On peut donc se demander ce qui, dans la socialisation de Nicole, est relativement compatible avec la socialisation scolaire ?
Ce n’est en tout cas pas dans les pratiques de lecture personnelles des parents qu’on trouvera une réponse à cette question. M. C. lit les journaux hippiques à son travail pour connaître les résultats des courses, les engagements des chevaux et parcourt, de temps en temps, un journal régional pour les sports, mais nous dit ne pas aimer lire : « Parc’que j’écoute beaucoup les informations tous les soirs. J’écoute un peu les informations mais sinon j’suis pas liseur. J’aime pas lire. C’est pas un truc que j’aime, nan. C’est un truc qui m’a jamais plu. » Mme C. ne lit pas de journaux, lit parfois des revues telles que Nous deux, Intimité, Femme actuelle et n’a pas de livres de cuisine (« Nan parc’que une fois que j’l’ai faite deux ou trois fois la recette, après j’en ai plus besoin hein. Ben j’me la rappelle hein ») ou de tricot… En revanche, elle dit aimer les romans d’Agatha Christie (« C’est ça que j’lis le plus »), mais, en fait, lit certains textes d’Agatha Christie qui sont dans Nous deux et peut-être davantage encore des histoires d’amour : « Des fois y a des p’tits romans. Nous deux, c’est des romans-photos, mais dedans y a des romans écrits. C’est des belles histoires. J’aime ça, voilà, des histoires d’amour surtout. (En riant.) Si c’était comme ça dans le vie ça s’rait bien. (Rire fort.) » Son mari précise même en s’adressant à elle : « Mais t’achètes pas de livres. » « Les seuls livres que j’achète, c’est les encyclopédies », déclare Mme C. Ils en possèdent deux qu’ils ont achetées « pour leurs enfants », pour les aider lorsqu’ils ont certains devoirs à faire : « I prennent les devoirs là-d’ssus. » Ils possèdent aussi trois dictionnaires et ce sont, là encore, surtout les enfants et Mme C. qui s’en servent le plus.
De manière tout à fait classique, c’est essentiellement Mme C. qui s’occupe des papiers, donnant ainsi à voir à ses enfants l’image d’une mère scribe (« Elle s’occupe plus souvent des papiers qu’moi quand même »). C’est elle qui rédige les lettres administratives (à l’exception de la feuille d’impôts98), qui se charge des papiers pour l’école, qui tient les comptes sans cahier (« Même le banquier il a été étonné parc’que j’ai jamais eu besoin qu’i me sorte un relevé d’compte pour me dire est-ce que ça ç’a été payé ou ça ç’a été payé. Ah nan nan, je sais au centime près c’que j’ai dans mes dépenses »), qui fait la liste de commissions « avec les prix à côté, parc’que j’connais les prix par cœur » et qui range les papiers administratifs dans des dossiers : « Tout c’qui est budget, école, enfants, tout ça, c’est moi. » S’ils n’écrivent pas de pense-bêtes, ne font pas de listes de choses à faire ou à emporter en voyage, n’ont pas d’agendas (Mme C. précise que ses deux plus grandes filles en ont et « marquent leur anniversaire, les copines qu’elles vont inviter, l’numéro d’ses copines ») ou n’écrivent rien sur le calendrier, c’est Mme C. qui constitue la mémoire vivante familiale : « C’est moi qui lui rappelle tout c’qu’i doit faire. (Rire.) »
De plus, mari et femme se laissent des petits mots (« Entre moi et mon mari, parce que lui i s’lève à 5 h (En riant), moi j’dors. Ou c’est moi le soir, avant d’me coucher, qui lui laisse des mots pour le lendemain. J’sais pas moi : “Bonjour mon chéri. Comment tu vas ? J’te fais un bisou” et voilà, “J’m’en vais travailler”, “Tu dois demander ça et ça à ton patron” pour pas qu’il oublie99 ») et Mme C. écrit parfois des poèmes pour ses enfants ou une amie : « J’arrive à inventer très facilement des choses. (En riant.) J’sais pas pourquoi d’ailleurs. J’suis pas poète hein. (Rires.) C’est un don quoi. Et j’ai même une copine qui a 20 ans, elle fallait qu’elle fasse un poème d’une page, c’est moi qui lui ai trouvé son poème, et elle a eu 18 sur 20. C’est moi qui lui ai trouvé. Je suis là en train d’manger et j’me mets à réfléchir et j’trouve, comme ça d’un coup. C’est vrai qu’j’en ai trouvé des beaux, mais pour moi non j’ai jamais… Ça me vient instantanément d’inventer un poème. La dernière fois, j’ai inventé un poème sur les mamans tout ça. C’était vraiment què’qu’chose de beau et ça me venait comme ça tout seul. J’sais pas pourquoi ça m’vient. »
C’est toujours la mère qui s’occupe des enfants. Or, venant d’un milieu social non ouvrier, elle n’a pas tout à fait les mêmes dispositions sociales que son mari. Tout d’abord, Mme C. a vécu dans un milieu familial très aisé, a été gâtée, a acquis et développé dans ce milieu deux attitudes qui traversent l’ensemble de ses propos : une conception de l’enfance d’une part, qui doit être, selon elle, une enfance dorée, insouciante, luxueuse et, d’autre part, à l’égard de l’existence en général, qui consiste à vouloir être indépendant et ne pas se laisser faire ou « se laisser marcher sur les pieds ».
Les enfants vivent donc chez eux un peu comme des rois. Ils sont les souverains d’un petit royaume où les sujets font tout pour masquer les difficultés économiques du royaume. La volonté de préserver les enfants et de leur faire atteindre ce à quoi on n’a pu accéder soi-même se traduit ici par un véritable don de soi, un sacrifice de soi au profit des enfants, c’est-à-dire de l’avenir100. Le sacrifice est, d’abord et avant tout, financier et il n’est pas trop fort de dire que les enfants vivent, grâce à leurs parents, comme des petits-bourgeois ou des bourgeois. Le monde de l’enfance devient comme un îlot de richesse et de luxe au sein d’un univers plutôt modeste101.
Tout montre, en effet, que les enfants prennent une place essentielle dans la vie des parents et que ceux-ci sacrifient beaucoup de choses pour leur acheter ce qu’ils désirent : « Moi j’ai été assez privé quand j’étais p’tit alors, j’essaie de pas les priver de rien », dit M. C. Ils ont des cassettes vidéo, deux encyclopédies (dont l’une qui a coûté 10 000 francs). Le fils de 7 ans a un téléviseur dans sa chambre, une console de jeu (de 3 000 francs). Les deux plus grandes filles ont dans leur chambre un petit téléviseur, une chaîne hi-fi, une radio-cassette… Les parents dorment même dans la salle à manger, sur le canapé-lit, et ont laissé leur chambre aux deux derniers. La mère précise aussi qu’ils sont prêts à manger moins pour que leurs enfants soient gâtés (par exemple, une chambre d’hôtel à 900 francs la nuit… : « Pour les enfants, on dépense énormément d’argent »). La place centrale des enfants se voit aussi dans les albums de photos qui leur sont exclusivement consacrés ; dans la manière de dresser la liste des courses, consistant à noter d’abord les achats qui leur sont destinés (« J’commence d’abord tout c’qui concerne les enfants. Oui, le lait, le cacao, les yaourts, les gâteaux, tout c’qui concerne à eux d’abord ») ; dans le fait que les parents n’ont pas de voiture pour procurer à leurs enfants ce qu’ils désirent ; dans le fait que ce sont les enfants qui décident des repas de midi (« Et puis mes enfants i mangent c’qui veulent. C’est mes enfants qui décident pour la nourriture, c’est pas moi. Pour ça j’me suis toujours fait critiquer d’ailleurs par mes copines. Parc’que moi, ça m’arrive de faire trois menus différents à midi. Ah oui, parc’que P., Nicole veulent un plat, X. et J. i z’en veulent un autre, mon mari et moi on veut un autre. I z’ont pas tous la même chose et ça m’arrive souvent. On s’croirait à la cafétéria ici ») ou encore dans les deux PEP102 pris pour les deux plus âgés.
Mme C. ajoute ne pas aimer les obligations trop strictes par rapport à ses enfants. Il faut, selon elle, les laisser vivre, et non les contraindre comme à l’armée : « J’ai une copine comme ça moi. J’l’appelle la Gestapo d’ailleurs. J’ai horreur, t’arrives à 8 h, à 8 h 5 tu dois faire ça. C’est pas strict chez moi, à part le coucher à 8 h et d’mie c’est tout. Moi j’ai horreur de ça. Chez moi c’était pas comme ça. Bon, y a des mamans qui disent bon ben : “L’placard à gâteaux, il est fermé à 4 h et d’mie, tu manges plus parc’que c’est plus l’heure.” Ah nan nan, moi i mangent toute la journée si i veulent. I rentrent à 4 h et d’mie et i prennent le goûter, et à 5 h et d’mie i z’en reprennent un autre. I z’ouvrent, i ferment, i font c’qui veulent, y a pas de… On n’est pas à l’armée. Ça moi j’en connais. Des fois j’leur dis : “Mais c’est pas possible, i sont pas à l’armée, laisse-les vivre !” »
D’autre part, Mme C. fait preuve d’un rapport critique, désenchanté, aux institutions légitimes (l’école notamment), contre lesquelles elle semble souvent résister. Ainsi, elle ne supporte pas que les enseignants puissent « toucher » sa fille ou même l’« engueuler ». Pour elle, la fonction de l’école doit se limiter à un travail d’instruction et ne pas s’occuper de l’éducation disciplinaire des enfants103 : « Je suis très sévère avec les profs d’ailleurs hein. Et à l’école y a aucun prof qui va engueuler ou toucher à mes enfants. Parc’que, ça s’est passé y a pas longtemps d’ailleurs M. ***, mon mari il est allé pour lui casser la figure et c’est vrai. Il a levé la main sur ma fille. Moi je n’admets pas. Ça pour ça on est très sévère. Tout directeur d’l’école qu’il est, ça je l’admets absolument pas, personne hein ! (Très ferme.) Ni mes parents, personne a l’droit de toucher à mes enfants. C’est tout juste si mon mari a l’droit. C’est d’abord les miens. Ça je n’admets absolument pas. J’estime qu’un prof d’école il est là pour leur apprendre mais terminé. I s’prennent un peu trop haut placés mais en dehors de leur apprendre à écrire, à lire et leurs devoirs, en dehors de ça i z’ont l’droit de rien faire. I z’ont peut-être l’habitude ici parc’que c’est vrai qu’y a beaucoup d’mamans arabes qui ne parlent pas l’français. On tape leurs gosses et tout, elles disent rien. Mais avec moi i sont vraiment mal tombés hein. (Sur un ton ferme.) Pour ça je suis très sévère. I z’ont pas l’droit d’engueuler mes enfants par exemple à l’école, ou de leur foutre une gifle, ça il en est pas question104 ! »
Elle affirme bien haut que ce sont ses enfants et que les enseignants ont tendance à l’oublier lorsqu’ils veulent les « obliger » à faire les choses : « Maintenant i z’imposent des choses. I z’arrêtent pas de me dire à mes gosses : “Ça c’est obligatoire.” Et j’arrête pas de dire à mes gosses : “Ce n’est pas obligatoire, c’est si JE veux !” On oublie que C’EST MES ENFANTS D’ABORD, JE décide. Tandis qu’à mes enfants i z’ont pas l’droit d’trop lui dire : “C’est obligé !” Moi mes enfants j’leur dis : “Obligé, j’connais pas. C’est obligé si maman et papa i veulent. Si papa et maman i veulent pas, y a pas d’obligations qui tiennent. C’est MOI qui t’ai mis au monde (En riant), c’est ni M. *** [enseignant] ni M. *** [directeur].” »
Elle critique aussi successivement les enseignants qui ne prennent plus le temps d’expliquer plusieurs fois aux enfants (« Main’nant on dirait que ça les emmerde d’expliquer aux enfants deux ou trois fois la même chose. I z’ont pas qu’ça à faire quoi »), la manière d’enseigner la natation (« J’trouve que i savent pas du tout apprendre à nager aux enfants. C’est arrivé que ma fille Nicole elle s’est déjà noyée hein. I z’ont mis un an pour la récupérer, pour lui faire passer la peur d’l’eau hein »), la méthode d’apprentissage de la lecture qu’elle compare avec celle qu’elle a connue (« Moi c’était d’abord l’alphabet. J’apprenais que “m” et “a” ça faisait “ma”. Mon fils i lit comme le perroquet. Il lit un milliard de fois la même phrase, au bout d’un milliard de fois il la connaît par cœur la phrase. Il la voit sur un journal, il la reconnaît. Une fois, je leur ai dit aux maîtres : “Vous lisez comme des perroquets” ») et fait remarquer que, parfois, les enseignants apprennent aux enfants des choses qui ne sont « pas justes ».
Mme C. garde le même ton critique à l’égard de l’institution religieuse, confirmant l’existence d’un rapport rebelle plus général aux institutions : « J’suis catholique, mais je n’crois pas ni aux curés ni aux bonnes sœurs. Et, au contraire, je peux pas les voir. Représentants de Dieu, mon œil hein, y a pas plus voleurs qu’eux hein. » Mais sa critique de l’institution scolaire n’empêche pas Mme C. de penser l’école comme un moyen d’accès à l’indépendance économique : par l’obtention d’un « bon métier » et, quand on est une femme, en devenant indépendante de son mari. Elle avoue être elle-même totalement dépendante de son conjoint et dit que, si cela ne marchait plus un jour entre eux, elle se retrouverait sans argent et sans travail. Indépendante à l’égard des institutions, Mme C. est aussi désireuse d’indépendance pour ses filles. Ces deux attitudes de protection des enfants et de contrôle familial de leur socialisation (qui amène à la critique de certains aspects de l’école) se traduisent par une série d’actions socialisatrices qui est loin de se limiter à la dimension scolaire. L’« investissement » de Mme C., si l’on peut utiliser ce terme par trop économiste, est beaucoup plus global que strictement scolaire. Il conduit notamment à une vigilance physique et morale. Lorsque Nicole sort de l’école, sa mère va toujours la chercher (« Je suis toujours là ») et lorsqu’elle sort s’amuser, sa mère doit pouvoir la voir d’une fenêtre et l’appeler dès qu’il commence à faire nuit.
Elle contrôle aussi particulièrement ses amies et n’accepterait jamais que sa fille aille s’amuser ou dormir chez une copine dont elle ne connaît pas les parents : « Ah oui oui, j’connais les parents, les frères, les sœurs. Jamais elle ira chez quelqu’un que j’connais pas, jamais. D’ailleurs mon fils, il a une sortie au mois d’mai, du moins il devait y avoir. J’ai refusé de l’inscrire. Il devait aller chez son correspondant. Moi je n’sais pas chez qui il va. Je sais pas qui c’est ses parents. Je sais pas qui c’est ses frères et sœurs. Qui me dit qu’c’est pas des enfants martyrs moi hein ? Au téléphone i peuvent être très bien gentils, mais dans la vie si ça s’trouve c’est pas ça du tout. » Elle dit qu’elle fait « très attention » à cela et ajoute : « Pour ça, j’suis une emmerdeuse. » Elle veille aussi à ce que Nicole se couche tous les soirs à 20 h 30105 sauf les soirs qui précèdent les jours sans école, où elle peut se coucher vers 22 h 30 ou 23 h.
Il est clair que la mère est même plus sévère sur des questions morales que sur des questions strictement scolaires, pardonnant facilement de mauvaises performances mais ne transigeant pas sur les manques de respect, les vols, les copiages scolaires… « Des fois, elle me dit : “Tant qu’t’as fait d’ton mieux c’est pas grave” ou elle me dit : “C’est pas grave, t’en as pas trop des mauvaises notes.” Ou des fois elle me dit d’essayer d’avoir le moins d’mauvaises notes possible. Sinon elle a dit si je redouble avec les mauvaises notes, j’aurai pas d’anniversaire. Mais c’est c’qu’elle dit. Des fois elle nous dit des choses, mais des fois elle le fait pas. Non, elle punit pas pour les mauvaises notes. Mais elle veut pas qu’on dise des gros mots, des trucs comme ça. Elle veut pas qu’on manque de respect aux gens et pour ça, elle est très sévère. Elle veut pas qu’on vole et tout ça, et qu’on copie106. »
La mère développe donc, entre autres choses, une attention dans le domaine de la scolarité. C’est elle qui s’en occupe car son mari « s’emporte beaucoup plus vite » qu’elle si des choses ne vont pas. Elle connaît les classes de ses enfants et suit de près la scolarité de Nicole. Elle regarde ses cahiers tous les soirs – « Dès qu’i rentrent de leur école, je fouille leur cartable ! » – précisant : « Pour ça, je suis très sévère. » Nicole n’a le droit de sortir jouer avec ses copines ou de regarder la télévision que si elle a fini ses devoirs : « C’est les devoirs, après c’est la télé107. »
Elle fait donc ses devoirs à la maison avec sa mère qui l’aide : « Je leur fais faire et puis, quand on a fini, je leur dis : “Est-ce que t’as compris comment t’as fait pour trouver ce résultat ?” Alors si elle me dit oui, ben j’lui demande comment elle a fait et tout. Si elle me dit non, j’lui explique. » Parfois, quand la mère ne comprend pas elle-même, elle téléphone à une « copine » qui a 20 ans et qui est encore à l’école. Mme C. dit qu’elle ne laisse pas ses enfants faire les devoirs tout seuls et affirme être particulièrement obligée de rappeler à Nicole de les faire (« I faut la pousser hein aux devoirs »), car pour elle « c’est une obligation ».
La mère qui, nous l’avons vu, n’a pas une pratique de lecture personnelle très intense, lit en revanche beaucoup pour ses enfants. Elle lit, par exemple, au moins une fois par semaine à Nicole des contes de fée avant qu’elle s’endorme. Mais elle pousse surtout le contrôle de la lecture de sa fille jusqu’à lire elle-même les livres empruntés et lui poser des questions pour savoir si elle a bien lu et bien compris : « Quand elles prennent un livre à la bibliothèque moi j’le lis d’abord. Et puis quand elles me disent qu’elles ont fini d’le lire, je leur demande de quoi ça parlait, si elles ont compris, si ça leur a plu, ça leur a pas plu, pour voir si elles ont compris c’qu’elles ont lu. Après bon ben je peux voir si elles savent bien lire ou si elles lisent vraiment comme ça pour faire quelque chose ou… Et je les interroge sur ce c’qu’elles ont lu quoi. » Elle se rend à la BCD tous les quinze jours pour aider une institutrice à accueillir les enfants qui rendent et empruntent des livres et, redoublant le travail pédagogique, demande à la maison, comme l’institutrice à la BCD, ce qu’elles ont aimé et pourquoi : « J’leur demande comment ils l’ont trouvé. Si elles me disent : “J’l’ai pas aimé”, j’leur demande pourquoi elles l’ont pas aimé. » Nicole évoque aussi très précisément au cours de son entretien la manière dont se déroulent les séances à la BCD et la façon dont elles sont préparées par sa mère : « Avec les livres qu’on prend le lundi avec Mme ***, une fois que j’ai fini de le lire, j’le donne à ma maman. Je lui dis si j’l’ai aimé ou pas aimé. Si j’l’ai pas aimé, j’lui dis pourquoi, et si j’l’ai aimé, j’lui dis aussi pourquoi, mais sans lui raconter l’histoire parce que Mme ***, elle a dit : “Vous nous expliquez pourquoi vous l’avez aimé, vous nous racontez pas l’histoire entière.” Elle nous demande si on l’a aimé ou pas aimé et, des fois, on nous demande si on l’conseillerait ou pas et je lui dis si je le conseille ou pas108. »
La mère peut même aider sa fille à rendre plus complexe la première lecture qu’elle avait faite d’une histoire : « Moi, la dernière fois, j’l’avais lu le livre et moi i m’avait plu. J’avais trouvé qu’c’était une belle histoire. Elles, elles l’avaient pas aimé et moi je trouve qu’elles l’avaient pas aimé parc’qu’elles avaient pas compris le sens de l’histoire. C’était une histoire de racisme. Une école d’enfants y avait des p’tites Noires, des p’tits Arabes et des Français et c’était un p’tit Arabe qui volait à l’école. I volait le goûter de la voisine, de la copine, du copain, alors personne ne l’aimait. Alors elles m’ont dit : “J’ai pas aimé ce livre parc’que ce garçon il est méchant.” Moi j’lui ai dit : “Mais t’as compris pourquoi il est méchant c’garçon, est-ce que t’as compris pourquoi i faisait ça et tout ?” Alors, elle avait pas compris. Alors quand j’lui ai expliqué, elle m’a dit : “Ah oui !” En fait i faisait ça parc’qu’il avait une famille de onze personnes. Ses parents i z’étaient en maladie tous les deux et i donnait à manger à ses frères et sœurs. Voilà, i faisait pas ça parc’que c’était un loubard quoi. Tandis qu’elle, sur le coup, tout d’suite : “Ah non i vole et tout, j’l’aime pas. Ce livre j’l’aime pas.” »
Nicole est scolairement perçue comme une élève « appliquée », « discrète », « stable » dans ses performances109, mais chez qui l’on sent « que ça vient beaucoup de l’école ce qu’elle intègre ». En fait, le jugement scolaire se trompe au moins sur un point : ce n’est pas seulement l’école qui apporte la culture à Nicole mais toute une configuration familiale qui, avec des atouts objectifs pas vraiment exceptionnels, parvient à construire néanmoins une place signifiante pour l’expérience scolaire des enfants.
Mais certaines dispositions relativement favorables pour la scolarité ont aussi leur versant « négatif » dans l’univers scolaire. On sait que, entrée assez tardivement à l’école maternelle (4 ans et 9 mois), Nicole ne l’a fréquentée que de façon très irrégulière, par « négligence des parents », notait-on à l’époque. Nicole était ainsi jugée « déphasée dans la vie de la classe du fait de ses nombreuses absences ». En suivant son parcours scolaire, on se rend compte que Nicole ne s’est que progressivement adaptée à l’école et à ses obligations. La mère note d’ailleurs que ce sont les devoirs que sa fille n’a pas du tout supportés lorsqu’elle est passée au CP.
Le fait que les enfants soient socialisés avec l’habitude de faire surtout ce qu’ils ont envie de faire et sans souci sur la manière d’obtenir ce qu’ils désirent, ne contribue-t-il pas, en même temps que cela les protège au sein d’un univers modeste, à les mettre en porte-à-faux par rapport aux exigences et contraintes scolaires collectives qui s’imposent à tous pareillement (on ne fait pas ce que l’on a envie à l’école, mais ce qu’il est prévu de faire de telle heure à telle heure…) ? Mme C. exprime d’ailleurs sa crainte que sa fille n’aille pas au-delà de 18 ans à l’école car, pour elle, l’école est une « obligation » et non une passion. La disposition consistant à vouloir contrôler les situations socialisatrices dans lesquelles sont placés ses enfants conduit aussi Mme C. avoir dans l’école une rivale éducative qui essaie d’avoir la mainmise sur ses enfants, et à adopter, du même coup, des comportements pas toujours très favorables à la scolarité. Ainsi, Mme C. dit que s’il n’y avait pas d’école, elle serait encore plus contente, car elle aimerait pouvoir s’occuper toute seule de ses enfants. Cela l’a amenée à vouloir les garder avec elle le plus longtemps possible, plutôt que de les mettre à l’école maternelle, signe, sans doute, pour elle d’une façon de « se débarrasser » des enfants, comme elle le dit clairement à propos des études et de la cantine110.
En conclusion, on fera deux remarques à propos de ce portrait. La première est que, si les trajectoires de la mère et du père étaient exactement inversées, dans le cadre de la même division sexuelle des rôles, la réussite de Nicole serait sans doute largement compromise. La seconde est que la reconstruction de la configuration familiale ne permet pas de voir un partage net entre les traits familiaux favorables à la scolarité de l’enfant et les traits familiaux défavorables à cette scolarité, mais que certaines pratiques socialisatrices sont ambivalentes du point de vue de leurs effets scolaires, ni totalement positifs ni totalement négatifs.