Conclusions

Le mythe de la démission parentale et les rapports familles-école

Si nous avons pu, à travers cet ouvrage, établir un fait, c’est bien le suivant : le thème de la démission parentale est un mythe. Ce mythe est produit par les enseignants qui, ignorant les logiques des configurations familiales, déduisent à partir des comportements et des performances scolaires des élèves que les parents ne s’occupent pas de leurs enfants et laissent faire les choses sans intervenir. Notre travail fait clairement apparaître la profonde injustice interprétative qui est commise lorsqu’on évoque une « démission » ou un « laisser-aller » des parents1. Presque tous ceux que nous avons interrogés, quelle que soit la situation scolaire de l’enfant, ont le sentiment que l’école est une chose importante et expriment l’espoir de voir leurs enfants « s’en sortir » mieux qu’eux. Il est d’ailleurs important de souligner que les parents, en exprimant leurs vœux quant à l’avenir professionnel de leurs enfants, ont souvent tendance à se déconsidérer professionnellement, à « avouer » l’indignité de leurs tâches : ils souhaitent pour leur progéniture un travail moins fatigant, moins sale, moins mal payé, plus valorisant que le leur.

Les mères ou, plus rarement, les pères s’occupent de la scolarité, contrôlent les devoirs, expliquent quand ils le peuvent, font réciter les leçons, achètent un cahier d’entraînement pendant les grandes vacances scolaires pour que leurs enfants continuent à s’exercer (Portrait 12). Ils veillent aussi souvent à ce que ceux-ci se couchent tôt chaque soir précédant les jours d’école et sont parfois extrêmement prudents quant à leurs sorties et leurs fréquentations. Et que dire des pères ou des mères qui les frappent quand les résultats scolaires sont mauvais ou quand les carnets indiquent qu’ils se sont amusés en classe (Portraits 2, 8, 9, 16) ? Quoi qu’on puisse penser de l’efficacité pédagogique de cette politique disciplinaire, ces faits prouvent que les parents ne sont pas indifférents aux comportements et aux performances scolaires : pour frapper ses enfants, encore faut-il juger que cela en vaut la peine et conférer à l’école un minimum d’importance et de valeur. On a même vu des cas paradoxaux de surinvestissement scolaire qui n’aboutissent pas aux effets escomptés du fait d’une distorsion entre les fins visées et les moyens utilisés pour y parvenir (Portrait 20).

Bien sûr, il existe des cas où les fractures sont si nombreuses (Portraits 1 et 3) et les conditions de vie familiale, économique…, si difficiles que, soit le temps que les parents peuvent accorder à leurs enfants est tout à fait limité, soit leurs dispositions sociales et les cadres familiaux sont à mille lieues des dispositions et des cadres nécessaires pour aider les enfants à « réussir » à l’école. Mais même dans ces cas, le terme moralisateur de « démission », qui renvoie à un acte volontaire, un choix délibéré de la part des parents, ne correspond toujours pas à ce que nous pouvons appréhender des réalités d’interdépendance sociale.

Les discours sur la « démission » des parents sont tenus par les enseignants notamment lorsque les parents sont absents de l’espace scolaire. On ne les « voit » pas et cette invisibilité est immédiatement interprétée – surtout lorsque l’enfant est en difficulté scolaire – comme une indifférence à l’égard des affaires scolaires en général, de la scolarité de l’enfant en particulier. Certains enseignants semblent même penser que l’absence de relations, l’absence de contacts avec certaines familles (populaires, il va sans dire) expliqueraient l’« échec scolaire » des enfants. Du coup, il s’agit de faire venir, par tous les moyens, les parents à l’école : dans les diverses réunions, les fêtes scolaires…

Or on sait que les relations parents-enseignants suivent la logique des sociabilités sociales ordinaires2 : les parents des classes moyennes et supérieures sont ceux qui rencontrent le plus les enseignants de manière informelle, mais ces relations relèvent moins d’un suivi de la scolarité que d’une sociabilité fondée sur des positions et des dispositions sociales communes ou proches3. Ces relations de proximité ou de distance entre adultes de différents milieux sociaux sont fondées sur des différences sociales évidentes et l’on peut se demander si les enseignants ne pensent pas leur rapport aux familles populaires sur le modèle utopique (utopique du fait des distances sociales qu’il élude) du rapport des instituteurs (appartenant aux classes moyennes) aux familles des classes moyennes : échanges à la sortie de l’école, dans la rue, au supermarché, dans les fêtes, etc. Si c’est le cas on peut percevoir, derrière la nécessité de « voir », de « rencontrer » ou de « faire venir » les parents à l’école pour limiter les difficultés scolaires de l’enfant, une nouvelle imposition de cadres sociaux et symboliques, de normes de comportements, en direction, non plus des enfants, mais des adultes de milieux populaires.

Une bonne partie des actions ou des réflexions sur les relations familles-école menées au nom de la lutte contre l’« échec scolaire » n’a donc sans doute que de faibles liens avec cet « objet ». Il y a là une orientation et une action de l’école qui ont davantage à voir avec la gestion sociale des populations, avec l’intégration morale et symbolique des milieux populaires dans des institutions légitimes (dans des lieux et des activités légitimes : fête locale, fête de l’école, école comme milieu de vie où les parents viennent « donner un coup de main » pour certaines activités, ouverture de l’école aux adultes pour des stages d’alphabétisation, pour des formations de jeunes…). Des actions de ce type concernent les mœurs scolaires, les normes légitimes de la sociabilité et une certaine forme historique de vie publique, mais ne touchent pas aux fondements des écarts (et des malentendus) culturels, à l’origine des « difficultés scolaires », entre une partie des familles populaires et l’école. En voulant à tout prix intégrer les familles populaires dans des lieux et institutions légitimes, on peut se demander si on ne redouble pas le travail de conversion des structures mentales, cognitives – que doit fatalement opérer tout élève issu des milieux populaires pour s’adapter à l’univers scolaire – par un travail de conversion-acculturation de l’ethos, des mœurs4. Certains portraits font bien apparaître des parents participant à la vie scolaire (réunions, conseils de parents d’élèves, fêtes, classes de neige, accompagnement lors de sorties… : Portraits 24, 22, 19), mais ceci ne peut être tenu comme une « cause » de la « réussite » des enfants. À ces cas s’oppose l’ensemble de ceux qui ne connaissent l’école qu’à travers les carnets scolaires, les notes des enfants et, quand ils en ont le temps, les réunions de début d’année. Et si l’on considérait que la simple participation des parents à la vie scolaire pourrait faire changer les choses du côté des performances des enfants, on émettrait là une hypothèse qui apparaît – au vu des résultats de nos analyses – comme tout à fait naïve et superficielle.

Richard Hoggart témoigne à sa façon de la dissociation entre les familles populaires (dont la sienne) et l’école : « Je ne me souviens pas qu’il y ait eu des rencontres régulières entre les parents et les maîtres à Jack Lane et nous ne nous sommes jamais perçus nous-mêmes comme faisant partie du dispositif éducatif déployé par la Ville de Leeds. » Ou encore : « Les parents connaissaient l’école mais étaient largement ignorants de ce qu’on appellerait aujourd’hui sa “philosophie”, qui se bornait à un petit nombre d’objectifs et de points de vue pragmatiques, généralement conventionnels. Ils ne franchissaient ses portes qu’en cas d’urgence et la plupart du temps n’y avaient jamais mis les pieds5. »

Mais, même si elle semble souhaitée par une large partie des instituteurs, la venue des parents dans l’espace scolaire n’est pas dépourvue d’ambiguïté. Ceux-ci peuvent apparaître comme s’immisçant un peu trop dans un domaine pédagogique jugé réservé, et ainsi attirer des réactions de défense. Un enseignant avoue ainsi que le respect, qui conduit certains parents de milieux populaires à une délégation totale d’autorité pédagogique, est très rassurant pour les instituteurs : « Il y a un respect du maître ici, je pense. On revient au niveau socioculturel peut-être aussi. Le plus souvent c’est un problème à régler, hein. Quand les familles avec les carnets scolaires voient que ça va bien, il y a une satisfaction. Bon, il peut arriver qu’on les voie, mais c’est peu souvent. Quand ça tourne bien vous savez… (Rires.) Ils ne vont pas chercher à s’immiscer dans la pédagogie je dirais moi, et de ce côté-là, bon ben, ma foi il y a une certaine tranquillité des maîtres. Parce que, il y a d’autres écoles où peut-être justement les parents sont assez assoiffés d’explications dans le domaine pédagogique et ça peut un petit peu hérisser les maîtres. Moi je sais que si une famille voulait aller trop loin et puis, comme on dit, pinailler hein, bon ben ça, ça peut être agaçant quoi, on sait quand même ce qu’on a à faire et puis ce qu’on fait. (Rires.) » Le droit d’ingérence éducatif est donc dissymétrique : les parents se voient donner des conseils sur la manière de faire avec leurs enfants, mais les enseignants n’aiment pas qu’on leur dise ce qu’ils ont à faire.

Les modalités de la transmission

1. Le temps et les occasions de socialisation

Ce que les statistiques ne peuvent voir par manque de contextualisation des critères retenus est souvent particulièrement déterminant. La présence objective d’un capital culturel familial n’a de sens que si ce capital culturel est placé dans des conditions qui rendent possible sa « transmission ». Or ce n’est pas toujours le cas. Les personnes qui ont les dispositions culturelles susceptibles d’aider l’enfant et, plus généralement, de le socialiser dans un sens scolairement harmonieux, n’ont pas toujours le temps ou les occasions de véritablement produire des effets de socialisation. Ils ne parviennent pas toujours à construire les dispositifs familiaux qui permettraient de « transmettre » certains de leurs savoirs ou certaines de leurs dispositions scolairement rentables, de manière régulière, continue, systématique. C’est pour cette raison qu’à capital culturel équivalent, deux contextes familiaux peuvent produire des situations scolaires très différentes dans la mesure où le rendement scolaire de ces capitaux culturels dépend beaucoup des configurations familiales d’ensemble. On peut dire, pour évoquer une formule célèbre, que l’héritage culturel ne parvient pas toujours à trouver les conditions adéquates pour que l’héritier hérite.

Pour ces raisons, on ne peut qu’être méfiant à l’égard des conceptions que l’on pourrait qualifier d’« environnementalistes », et qui abordent les effets d’un « milieu » (familial ou social) d’une façon très abstraite. Sans jouer sur les mots, on peut dire qu’il ne suffit pas, pour l’enfant, d’être entouré ou environné d’objets culturels ou de personnes aux dispositions culturelles déterminées pour parvenir à construire des compétences culturelles. Si l’on ne veut pas faire de la constitution des structures mentales un processus miraculeux dont les modalités concrètes ne sont jamais saisies, et si l’on considère que la sociologie et pas seulement la psychologie est concernée par l’analyse des processus de construction de schèmes cognitifs ou comportementaux, alors il faut se doter des outils conceptuels adéquats pour avancer dans ce domaine6.

Si une partie de la sociologie statistiquement fondée a mis au jour la distribution inégale du capital culturel selon les groupes sociaux, si elle a établi que le capital culturel va souvent au capital culturel, il s’agit désormais de mettre l’accent sur les modalités effectives de « transmission » de ce capital culturel, sur les procédures par lesquelles quelque chose comme de la culture se « transmet » dans l’ordinaire des pratiques (familiales ou autres). S’il est important de reconstruire les dispositions sociales des adultes (et, notamment, des parents), on peut se demander ce qui se « transmet » concrètement à travers les relations parents-enfants. Cette insistance sur les contacts ou les relations directs n’est pas une abdication positiviste qui mettrait exclusivement l’accent sur les interactions visibles, immédiates7, mais une précaution sociologique inspirée par l’idée selon laquelle des compétences peuvent parfois rester sans effet (de socialisation), lorsqu’elles ne trouvent pas les situations de leur mise en œuvre.

Quelle personne détient le capital culturel ? Est-elle souvent présente auprès de l’enfant ? S’occupe-t-elle de sa scolarité ? Autant de questions qui, pour paraître banales, n’en sont pas moins essentielles. En effet, la seule existence objective d’un capital culturel ou de dispositions culturelles au sein d’une configuration familiale ne nous dit rien sur les manières, les formes de relations sociales, la fréquence des relations, etc., par lesquelles ils se « transmettent » ou ne se « transmettent » pas8. Si le capital ou les dispositions culturels sont indisponibles, s’ils sont « portés » par des personnes qui, de par leur position dans la division sexuelle des rôles domestiques, leur situation à l’égard des contraintes professionnelles, leur plus ou moins grande stabilité familiale, leur rapport à l’enfant… (Portraits 4, 5, 6, 7, 9), n’ont pas les occasions d’aider l’enfant à construire ses propres dispositions culturelles, alors le lien abstrait entre capital culturel et situation scolaire des enfants perd de sa pertinence. On a vu, en revanche, l’effet puissant, sur certaines scolarités, de la présence constante d’adultes pouvant exercer leurs dispositions scolairement harmonieuses à chaque instant, de manière systématique, régulière et durable (Portraits 24 et 25). Le fait de marquer de façon continue sa présence s’avère particulièrement important dans des configurations familiales où tout dépend du haut degré de vigilance des parents.

2. Transmission ou construction ?

Si nous avons pris la précaution tout au long de cet ouvrage de mettre les termes « transmettre » ou « transmission » entre guillemets, c’est qu’ils renvoient souvent à l’idée d’une reproduction à l’identique (« modèle à imiter ») d’une disposition (ou d’un schème) mentale et font plutôt penser à des situations formelles d’enseignement où un savoir est explicitement en jeu.

Il faut, en effet, interroger cette manière de concevoir les choses. On transmet par exemple un message écrit à quelqu’un en lui remettant ou en lui faisant remettre un support sur lequel le message a été préalablement inscrit. Dans ce cas de figure, la transmission ne semble rien changer à la nature et au contenu du message transmis ; le message préexistait à l’acte de transmission. A (le destinateur) a donné (ou fait donner) le message à B (le destinataire). Nous nous trouvons dans le cadre classique du schéma de la communication élaboré par Roman Jacobson9. De même, dans le cas de la transmission d’un patrimoine matériel, l’objet X passe du donateur au bénéficiaire (un héritier, par exemple) sans que X soit modifié par le processus de transmission (ou d’héritage). Mais en va-t-il de même en matière de culture, de dispositions sociales, de manière de voir, de sentir, d’agir, de schèmes comportementaux et mentaux, etc. ? Peut-on dire que le savoir ou la culture passe des adultes aux enfants comme le message écrit ou le patrimoine matériel passe de A à B ? Le sociologue de l’éducation et de la culture doit-il se satisfaire de cette métaphore du « transvasement » ou de la « passation » (on parle aussi de « transmission des pouvoirs »), ou bien inventer un langage plus adéquat à la description de ces phénomènes ? Les notions de capital culturel et de transmission ou d’héritage perdent en fin de compte de leur pertinence dès lors qu’on s’attache à la description et à l’analyse des modalités de la socialisation familiale ou scolaire.

Parler de « transmission », c’est notamment concevoir l’action unilatérale d’un destinateur vers un destinataire, alors que le destinataire contribue toujours à construire le « message » qui est censé lui être « transmis ». Il doit lui donner sens dans la relation sociale qu’il entretient avec celui qui l’aide à construire ses savoirs et avec ses ressources propres construites au cours d’expériences antérieures. De plus, même dans les situations les plus formelles d’apprentissage (e. g. les situations scolaires), ce que l’adulte entend « transmettre » n’est jamais exactement ce qui est « reçu » par les enfants. Les horizons se révèlent différents à maints égards. Tout d’abord, l’« adulte » (en tant que tel) possède un horizon et participe de jeux de langage qui ne sont pas à la portée immédiate des enfants qui construisent le sens de la situation d’apprentissage et des savoirs proposés à partir de l’état de leur développement cognitif (socialement déterminé par les jeux de langage auxquels ils participent). Ensuite, entre l’adulte-enseignant et les enfants-enseignés les différences sont aussi des différences de mode d’inscription dans les relations sociales, de formes de configurations sociales de référence (l’enfant est un garçon ou une fille, un aîné ou un cadet, un enfant d’employé de la fonction publique ou de patron d’une grande entreprise privée, un enfant de parents immigrés ou un enfant dont les parents sont nés en France, et ainsi de suite). La notion de « transmission » rend compte ainsi relativement mal du travail, d’appropriation et de construction effectué par l’« apprenti » ou l’« héritier ». Elle ne parvient pas non plus à indiquer la nécessaire et inévitable transformation du « capital culturel » dans le processus de « passation » d’une génération à l’autre, d’un adulte à un autre adulte, etc., sous l’effet des différences entre ceux qui sont censés « transmettre » et ceux qui sont supposés « recevoir ».

Mais elle est encore plus inadéquate pour penser les situations fréquentes où quelque chose se « transmet » – ou, plutôt, se construit – sans qu’aucune intention pédagogique ait été visée, sans qu’aucune action de transmission ait été pensée comme telle. Combien de savoirs et de savoir-faire avons-nous construits sans le savoir, sans que l’on nous dise : « Voilà, aujourd’hui nous allons apprendre à faire ceci ou cela… » ? Si l’on peut dater approximativement le moment où l’on a appris à lire et à écrire (« J’ai su lire vers l’âge de 5 ans »), parce que nous avons affaire ici à un savoir objectivé, constituant un enjeu explicite dans nos formations sociales et enseigné dans des situations formelles d’apprentissage, qui peut dire avec précision à quel moment il a appris à tirer ou à pousser un objet, à combiner habilement ces deux actions, à se tenir droit à table, à mettre en marche un téléviseur ou à composer un numéro de téléphone ? Et pourtant, objectivement, c’est-à-dire pour le sociologue ou le psychologue qui étudient, décrivent, analysent, il y a bien là des savoirs et des savoir-faire à l’œuvre. Il y a donc une multitude de situations dans lesquelles l’enfant est amené à construire des dispositions, des savoirs et des savoir-faire dans des cadres « organisés » – non consciemment – par les adultes et sans qu’il y ait eu véritablement « transmission » expresse d’un savoir10.

3. Un patrimoine culturel mort

Toutes les familles ne sont pas dépourvues de tout objet culturel, mais ceux-ci (notamment les imprimés) peuvent parfois rester à l’état de lettre morte parce que personne ne les fait vivre familialement. L’existence d’un capital culturel familial objectivé n’implique pas forcément l’existence de membres de la famille possédant le capital culturel incorporé adéquat pour se l’approprier. Les parents achètent des livres, des dictionnaires, des encyclopédies (qui constituent souvent des investissements financiers très lourds) pour leurs enfants, mais sans pouvoir accompagner ces derniers dans leur découverte de ces objets culturels. Ils ne jouent pas – par manque de dispositions ou d’occasions – le rôle d’intermédiaire qui permettrait aux enfants de s’approprier les textes qui sont mis à leur disposition, et sont même parfois déçus du faible usage qu’ils en font. Les enfants sont donc placés dans une situation paradoxale puisqu’ils possèdent des objets dont ils peuvent constater chaque jour l’absence d’utilité familiale. Les livres achetés sont aussi souvent – de par leur contenu – hors de portée des enfants, surtout lorsque ceux-ci ont déjà des problèmes de compréhension des textes. Il y a là un patrimoine culturel qui n’est guère mobilisé par les membres de la famille et par rapport auquel les enfants sont souvent totalement démunis. Il s’agit bien alors d’un patrimoine culturel mort, non approprié et in-approprié (Portraits 11 et 20). Un capital culturel objectivé n’a pas d’effet immédiat et magique sur l’enfant tant que des interactions effectives avec lui ne le mobilisent pas11.

Inversement, à l’opposé de ces familles qui ne développent pas de stratégies d’appropriation des objets culturels par leurs enfants, on trouve d’autres familles où, même si les parents ne lisent quasiment pas eux-mêmes (ne donnant pas ainsi l’image d’une pratique naturelle de la lecture), ils jouent néanmoins un rôle d’intermédiaire entre la culture écrite et leurs enfants : ils leur font lire et écrire des histoires, leur posent des questions sur ce qu’ils lisent, leur lisent des histoires depuis qu’ils sont petits, les amènent à la bibliothèque municipale, jouent aux mots croisés avec eux… (Portraits 10 et 21).

4. L’intégration sociale et symbolique de l’expérience scolaire

On peut noter aussi que des familles faiblement dotées en capital scolaire ou n’en possédant pas du tout (cas de parents analphabètes) peuvent cependant très bien, par le dialogue ou par la réorganisation des rôles domestiques, faire une place symbolique (dans les échanges familiaux) ou une place effective à l’« écolier » ou à l’« enfant lettré » au sein de la configuration familiale. Ainsi, dans certaines familles, on peut trouver tout d’abord une écoute attentive ou un questionnement intéressé chez des parents qui montrent ainsi que, pour eux, ce qui est fait à l’école a du sens et de la valeur. Même si ces parents ne comprennent pas tout ce que font leurs enfants à l’école et n’ont pas honte de dire qu’ils se sentent dépassés, ils les écoutent, prêtent attention à leur vie scolaire en les interrogeant et indiquent, par une multitude de comportements quotidiens, l’intérêt et la valeur qu’ils prêtent à ces expériences scolaires12. Les discussions avec au moins un membre de la famille permettent de verbaliser une expérience nouvelle, de ne pas la vivre seul, de ne pas porter seul une expérience différente. De même, lorsque des parents analphabètes ou en difficulté avec l’écrit demandent progressivement à leurs enfants scolarisés à l’école élémentaire de les aider à lire le courrier et à leur en expliquer le contenu, à remplir des mandats, à écrire des mots pour l’école, à chercher des numéros de téléphone dans l’annuaire, à suivre la scolarité des frères et sœurs, etc., on peut dire qu’ils créent une fonction familiale insigne, occupée par l’enfant qui y gagne en reconnaissance, en légitimité familiale (Portraits 13, 14, 16). Certaines configurations familiales donnent donc à voir l’importance sociale, symbolique, au sein même de la structure de coexistence, de ceux qui savent lire et écrire (de l’« enfant lettré ») ou l’intégration symbolique de l’« écolier ». Lorsqu’on est démuni de tous les moyens d’aide directe, ces démarches de légitimation familiale jouent un rôle central dans la possibilité d’une « bonne scolarité » élémentaire.

5. Capital scolaire et expérience scolaire

Nous avons au moins deux cas flagrants de « transmission » d’un rapport malheureux à l’écrit dans notre population (Portraits 8 et 12). Dans les deux cas, des mères communiquent à leur fils leur « blocage » initial par rapport à l’écrit, au calcul ou à la mémoire : peur de faire des fautes d’orthographe, d’écrire sans trouver les bonnes formes, de ne pas savoir faire un calcul… Ces mères ne sont pas dépourvues de tout capital scolaire, mais exposent aux yeux de leurs enfants, dans de multiples situations quotidiennes, la fragilité de leurs compétences scripturales, mathématiques ou mnémoniques, une souffrance à l’égard de tout écrit plus ou moins formel ou de toute situation de calcul. Elles communiquent donc leurs complexes, leurs angoisses, leurs propres difficultés scolaires passées en même temps que leurs goûts, montrant ainsi qu’un capital scolaire n’est jamais dissociable d’une expérience scolaire (heureuse ou malheureuse). Paradoxalement, ces situations où les parents ont un petit capital scolaire sont plus problématiques que celles où les parents sont analphabètes mais développent d’autres stratégies familiales pour aider leurs enfants. Pour énoncer les choses rapidement, on pourrait dire que du point de vue de la scolarité de l’enfant, il est sans doute préférable d’avoir des parents sans capital scolaire que des parents qui ont souffert à l’école et qui en conservent des angoisses, des hontes, des complexes, des douleurs, des hantises ou des blocages. Dans l’incapacité d’aider leurs enfants, les parents sans capital scolaire n’ont pas non plus tendance à leur communiquer un rapport douloureux à l’école et à l’écrit. C’est l’une des raisons qui peut rendre compte du fait que l’on n’observe pas, dans nos portraits, un lien mécanique et direct entre degré de « réussite » scolaire des enfants et degré de scolarisation des parents. Sortant de la simple logique du volume de capital scolaire possédé, il s’agit de s’interroger sur la pluralité des conditions et des modalités concrètes de « transmission » ou de « non-transmission » des dispositions culturelles.

On voit très bien aussi que ce qui se « transmet » d’une génération à l’autre, c’est beaucoup plus qu’un capital culturel : un ensemble fait de rapport à l’école et à l’écrit – d’angoisses et de hontes, de réticences et de rejets –, de rapport au temps, à l’ordre et aux contraintes… L’étude des phénomènes d’« héritage culturel » ne doit jamais faire oublier l’analyse de la spécificité cognitive13 de ce qui s’hérite.

6. La constitution des identités sexuelles

L’analyse des portraits de configurations ainsi que d’autres recherches14 révèlent que ce sont souvent les femmes qui se chargent des écritures domestiques et qui sont, du même coup, plutôt du côté du pôle rationnel et les hommes qui, se reposant sur le travail gestionnaire des femmes, sont plutôt du côté du pôle spontanéiste ou hédoniste. Ce sont aussi les femmes qui sont généralement chargées de l’éducation des enfants et, notamment, du suivi de leur scolarité. Et cela ne manque pas de produire des effets sur les scolarités des enfants15. Plus d’une fois, ce sont les garçons qui sont, scolairement, le plus en difficulté dans la mesure où la constitution de leur identité sexuelle au sein de la configuration familiale doit composer avec un père se trouvant souvent du côté des principes familiaux de socialisation les plus dissonants par rapport aux principes scolaires de socialisation.

Mais, plus généralement, nous avons vu que dans des familles où il y avait des différences marquées en matière de capital culturel, de disposition sociale ou d’attitude culturelle entre le père et la mère et, plus largement, entre les hommes et les femmes en présence, les scolarités des filles et des garçons comportaient des nuances : une fille jugée un peu moins « brillante » que son frère, dans une configuration familiale où le père est le seul à savoir lire et écrire et à s’occuper de la scolarité (Portrait 10) ; des garçons un peu moins forts scolairement que leurs sœurs dans une situation familiale très inégale entre les pères et les mères du point de vue des dispositions rationnelles, du capital scolaire et des pratiques culturelles, mais cette fois-ci au profit des mères (Portraits 21 et 22)… Cela souligne, quel que soit le sexe bénéficiant de la situation familiale existante, le poids de la construction sociale des identités sexuelles dans la constitution des structures de la personnalité et du comportement des enfants. Cela force à reconnaître les différences sexuelles comme des différences pleinement sociales qui entrent en jeu dans la compréhension des nuances de parcours scolaire au sein d’une même fratrie.

7. Contradictions et instabilité

« On peut […] déplorer que le contexte soit souvent dépeint comme rigide, cohérent, et qu’il serve de toile de fond immobile pour expliquer la biographie16. »

Loin de former des réalités homogènes, les configurations familiales étudiées nous ont livré plus d’un cas d’hétérogénéité. L’enfant peut être entouré de personnes qui représentent des principes de socialisation, des types d’orientation à l’égard de l’école, très différents, voire opposés. Une partie du salut scolaire de ces enfants est d’ailleurs liée à cette présence d’éléments contradictoires qui leur permet d’avoir au moins un membre de la famille (père ou mère, grand frère ou grande sœur, oncle ou tante…) sur lequel ils peuvent s’appuyer dans leur expérience scolaire. L’opposition ou la contradiction peut s’établir, selon les cas, entre le contrôle moral très strict et l’indulgence, entre l’« amusement » et l’« effort scolaire », entre une sensibilité très grande pour tout ce qui touche à l’école et une moindre sensibilité, entre des goûts pour la lecture et une absence de pratiques et de goûts pour la lecture… Mais les contradictions traversent parfois les personnes mêmes, doubles par leur histoire (Portrait 15). L’existence de principes de socialisation contradictoires fait tout particulièrement dépendre la situation scolaire de l’enfant d’un rapport de force culturel (Portrait 17) entre les différents membres de la famille : la modification des rapports d’interdépendance particuliers qui permettent à l’enfant de « s’en sortir » scolairement peut remettre en cause sa carrière scolaire17.

En tout état de cause, il est plutôt rare de trouver des configurations familiales culturellement et moralement homogènes. Peu nombreux sont les cas de figure qui permettent de parler d’un habitus familial cohérent, producteur de dispositions générales entièrement orientées vers les mêmes directions. De nombreux enfants vivent concrètement au sein d’un espace familial de socialisation aux exigences variables et aux caractéristiques variées, où exemples et contre-exemples se côtoient (un père analphabète et une sœur à l’université, des frères et sœurs en « réussite » scolaire et d’autres en « échec », et ainsi de suite), où des principes de socialisation contradictoires s’entrecroisent. Avec l’ensemble des membres de leur famille, ils sont souvent placés face à un large éventail de systèmes de goûts et de comportements possibles. Et on a d’autant plus de chances de trouver des éléments contradictoires que l’on va vers des familles nombreuses où plusieurs générations d’enfants vivent sous le même toit, ou qui comportent, pour de multiples raisons, des oncles, des tantes, des cousins ou des cousines, des grands-pères et des grands-mères.

L’état des relations d’interdépendance au sein desquelles se trouvent insérés les enfants est donc bien susceptible de transformation et lorsque la bonne situation scolaire des enfants ne tient qu’à un fil, du fait d’une absence d’atouts culturels et économiques suffisamment puissants, récurrents, pour parer à tout événement perturbateur, alors la moindre modification des relations d’interdépendance entre les personnes en présence (et, par conséquent, entre les dispositions sociales, les orientations ou les principes socialisateurs) peut se traduire par des « difficultés » (Portrait 14 ou 15). Ces éléments perturbateurs peuvent être de natures extrêmement variées : la naissance ou la mort d’un frère ou d’une sœur qui provoque la modification temporaire ou durable de l’économie des liens affectifs au sein de la famille, une mise au chômage qui entraîne des changements de comportements, une mise au travail d’une mère qui était jusque-là à la maison, le départ d’un grand frère ou d’une grande sœur de la famille, un divorce qui change les situations de socialisation habituelles…, tout événement qui vient transformer la structure de coexistence familiale peut remettre en question ce qui avait été difficilement acquis. Mais ces événements ne sont pas aussi perturbateurs d’une configuration familiale à l’autre et la force de leurs effets sur la situation scolaire des enfants est sans doute inversement proportionnelle à la force des atouts familiaux.

À l’opposé des cas de « réussite » engendrés dans des configurations familiales contradictoires et dépendant d’un rapport de force entre les différents principes de socialisation plus ou moins compatibles avec l’univers scolaire, on observe des cas où la force scolaire de l’enfant repose sur une configuration familiale non contradictoire, composée d’adultes cohérents entre eux, où plusieurs principes de socialisation ne se chevauchent pas, et qui exerce ses effets régulièrement, systématiquement et durablement (Portraits 14, 23, 25).

Une anthropologie de l’interdépendance

1. De l’interdépendance

Critiquant l’objectivisme abstrait de la linguistique saussurienne qui définit, de manière très durkheimienne, la « langue » – que « l’individu enregistre passivement18 » – comme opposée à la « parole », de même que le social s’oppose à l’individuel, Mikhaïl Bakhtine écrit que ce courant théorique « considère la transmission de la langue tel un objet, par héritage, sous un angle métaphysique », mais remarque que « cette assimilation ne constitue pas seulement […] une métaphore : en donnant corps au système de la langue et en traitant les langues vivantes comme si elles étaient mortes et étrangères l’objectivisme abstrait coupe la langue du courant de la communication verbale. Ce courant va de l’avant de façon continue, alors que la langue tel un ballon, rebondit de génération en génération. Et pourtant, la langue avance en même temps que ce courant et en est inséparable. En fait, la langue ne se transmet pas, elle dure et perdure sous la forme d’un processus d’évolution ininterrompu. Les individus ne reçoivent pas en partage une langue prête à l’usage, ils prennent place dans le courant de la communication verbale, ou, plus exactement, leur conscience ne sort des limbes et ne s’éveille que grâce à son immersion dans ce courant19 ».

Ces quelques mots de Mikhaïl Bakhtine sont d’une remarquable clarté et peuvent servir à éclairer une bonne partie des débats sociologiques autour des oppositions (ou tentatives de dépassement dialectique) entre individu et société, acteur et structure, subjectivisme et objectivisme, structures mentales et structures objectives. Les sciences sociales ont bien tendance, comme le suggérait Bakhtine, à réifier les notions de contexte, d’environnement, de société, de structure et à placer devant ces abstractions réifiées des individus isolés, faisant de deux appréhensions distinctes de la même réalité d’interdépendance, deux réalités substantielles, deux objets réellement séparés. On glisse ainsi souvent d’une coupure méthodologique à une coupure ontologique entre individu et société20. De plus, les oppositions (ou les dialectiques) du type : acteur/structure ou individu/société décrivent la formation des consciences individuelles de la même façon que saint Augustin décrivait l’acquisition du langage par l’enfant, à savoir « comme si ce dernier venait dans un pays étranger sans en comprendre la langue : c’est-à-dire comme s’il avait déjà un langage, mais non pas ce langage-ci ou encore : comme si l’enfant pouvait déjà penser mais pas encore parler21 ». Or les êtres sociaux22 ne se trouvent pas face aux « structures sociales » ou aux « structures linguistiques », mais ils se constituent en tant que tels à travers les formes que prennent leurs relations sociales. Comme le disait fort bien Norbert Elias, le terme d’« individu » est particulièrement confus dans la mesure où « il éveille l’impression qu’on parle d’un adulte sans aucune relation, isolé, et qui n’a jamais été enfant23 ».

La conscience de tout être social ne se forme et ne prend existence qu’à travers les multiples relations qu’il noue, dans le monde, avec autrui. Elle est donc sociale par nature et non parce qu’elle serait « influencée » par un « milieu social », un « environnement social » (conception d’un social périphérique24). La « conscience intérieure » n’a de réalité que parce qu’elle est la conscience d’un être en relation et, notamment, d’un être qui a une activité langagière déterminée. L’homme est social de part en part, d’emblée et par constitution : parce qu’il est un être en relation et un être de langage25.

Mais l’intersubjectivité ou l’interdépendance n’est pas l’interaction de sujets isolés, chacun étant le « centre autonome d’une expérience du monde26 » ou la « source » et le « propriétaire privé du sens ». Elle ne signifie pas addition, agrégation ou même interaction d’une multitude de spectacles individuels isolés. Et il est vrai que toutes les métaphores que l’on peut utiliser pour évoquer l’interdépendance des êtres sociaux restent souvent impuissantes à donner l’image d’êtres sociaux constitués dans et par l’interdépendance. Si l’on prend, par exemple, l’image des boules de billard qui interagissent les unes avec les autres, on donnera l’impression que chaque individu est déjà constitué avant ou en dehors de son interaction avec d’autres individus. L’image de la boule de billard, objet isolé qui entre en relation physique avec d’autres boules dans le cadre d’un jeu ne permet pas de faire appréhender l’idée d’une subjectivité constituée dans l’intersubjectivité.

Non seulement chaque être social particulier ne se forme comme tel que dans les multiples relations d’interdépendance qu’il noue avec le monde et avec autrui depuis sa naissance, mais les rapports qu’il entretient avec d’autres hommes « passent par les choses27 », c’est-à-dire par les produits objectivés des formes de relations sociales passées ou présentes (machines, outils, architectures, œuvres…). L’intersubjectivité n’est donc pas non plus synonyme d’interaction entre des acteurs nus et dépouillés.

2. Des structures objectives aux structures mentales

La vision statistique est une manière très particulière de voir le monde28. Par exemple, les statisticiens « sont soumis à des contraintes spécifiques comme celle de produire une représentation homogène (parce que quantifiable) et exhaustive du monde social29 ». L’usage de nomenclatures ou de tableaux implique aussi qu’un objet ou qu’un individu soient dans une case et qu’ils ne puissent « être dans aucune autre30 ». Le souci de cohérence ou d’exhaustivité qui implique, pour être concrétisé, des techniques intellectuelles particulières comme les formulaires, les règles, les consignes ou les procédures automatisées, est le langage propre au taxinomiste. Du point de vue d’une sociologie de la connaissance, on peut considérer que ces techniques intellectuelles sont les cadres langagiers (les lunettes) à partir desquels les statisticiens – et tout utilisateur de statistiques – apprennent à regarder le monde.

En opérant un tel retour réflexif, on prend conscience du fait que le langage statistique des variables transforme tout ce qu’il mesure selon sa propre logique31. Il transforme ainsi de multiples situations sociales qui ont leurs logiques propres (endogènes ou indigènes) selon la logique du quantifiable et du mesurable, et à partir de critères ou de variables qui tentent d’objectiver ces situations : catégorie socioprofessionnelle, niveau de diplôme, âge, sexe, etc.32. Ces critères essaient de constituer des indicateurs les plus pertinents possible des conditions sociales d’existence des individus, et le sociologue peut alors construire, grâce à ses mesures, des sortes de cartes rendant visibles des écarts, des différences entre des groupes, catégories, classes… Il peut se doter ainsi de photographies, prises sous des angles toujours particuliers, de ce qu’on appelle souvent les structures objectives du monde social. En effet, ces structures objectives sont « scientifiquement appréhendées comme probabilités33 ». De même, ce que l’on nomme des conditions objectives est construit par les sciences sociales « à travers des régularités statistiques, comme des probabilités objectivement attachées à un groupe ou à une classe34 ».

Le sociologue peut alors se poser la question du rapport entre les mesures objectivantes des statistiques (les structures objectives) et les structures mentales des êtres sociaux qu’il peut tenter plus ou moins finement de reconstruire, y compris à travers les mêmes enquêtes35. Pour réintégrer une partie de la réalité sociale (les structures mentales), le sociologue objectiviste et réaliste va avoir tendance à procéder implicitement de la façon suivante :

– par l’objectivation statistique notamment, il ignore volontairement les modalités des pratiques ainsi que les structures mentales des êtres sociaux, pour construire des régularités mesurables (souvent des produits objectivés ou institutionnalisés, et parfois même quantifiés, des formes de vie sociale : niveau de revenu, diplôme, âge, propriétés36…) qu’il peut appeler des structures objectives ;

– oubliant sa construction, il prend ses mesures pour le réel, le socle qui va permettre d’expliquer les pratiques sociales ;

– lorsqu’il revient sur les structures mentales des êtres sociaux (qu’il a éliminées au départ par ses actes de construction), il les place en position d’extériorité vis-à-vis des « structures objectives » en en faisant un reflet (plus ou moins déformant) ou un rajout, alors que c’est à travers elles, avec elles, que les êtres sociaux se sont orientés, ont interprété (perçu) les situations qu’ils vivaient, ont agi, se sont organisés, ont consommé, ont produit… ;

– il confronte donc, sans le savoir, deux sortes de structures mentales ou cognitives particulières : celles avec lesquelles les êtres sociaux tissent leurs relations sociales et appréhendent le monde social, et celles par lesquelles le sociologue-statisticien saisit la réalité sociale.

3. L’« intérieur » et l’« extérieur »

« La dépendance naturelle de l’individu par rapport aux autres, l’orientation naturelle des fonctions psychiques vers la relation avec les autres et leur adaptation à cette relation, leur malléabilité dans le cadre de cette relation sont des phénomènes dont on ne saurait rendre compte à l’aide de schémas concrets, de notions spatiales comme “intérieur” ou “extérieur”. Leur analyse demande véritablement d’autres instruments de pensée et une autre vision de base37. »

Cependant, toutes les sociologies ne procèdent pas de la sorte. Par le concept d’habitus conçu comme un « des concepts intermédiaires et médiateurs entre le subjectif et l’objectif38 », Pierre Bourdieu entend penser « la dialectique des structures objectives et des structures incorporées39 ». L’objectivisme est alors constitué comme « moment nécessaire de la rupture avec l’expérience première et de la construction des relations objectives40 », moment ou premier temps insuffisant en lui-même, devant être complété par la prise en compte des « représentations premières » qui font partie de « la définition complète de l’objet41 ». Dans cette formulation du problème, l’auteur conserve toutefois les termes de « structures objectives » et de « structures mentales » ou « cognitives »42.

Dans le cadre d’une théorie de la connaissance, l’auteur pose que « Les structures cognitives que les agents sociaux mettent en œuvre pour connaître pratiquement le monde social sont des structures sociales incorporées43. » On a donc incorporation, inscription, intériorisation des structures objectives. Il y a conversion, transformation, reproduction ou transfiguration des structures objectives en formes ou systèmes de classification ; ou bien encore correspondance entre les deux termes de l’opposition.

Mais en caractérisant de cette manière la relation entre habitus, comme système de dispositions, et structures objectives, on donne l’impression que les structures objectives – qui sont indissociables du travail de construction du sociologue – existent indépendamment ou hors de toutes formes de classification et « avant » elles, puisqu’elles se reproduisent, se transforment, se convertissent ou se transfigurent. Or il s’agit là de deux appréhensions différentes de la même réalité sociale. Les propriétés, les capitaux… sont les indices que retient le sociologue pour construire, par exemple, un espace objectif des positions dans un champ ou une condition objective d’existence, mais ces propriétés ou capitaux n’existent que dans des relations d’interdépendance sociales, incarnés dans ou mobilisés par des êtres sociaux concrets qui se sont eux-mêmes constitués au travers de ces formes de relations. Il n’est alors pas étonnant de constater une correspondance entre l’espace ou la structure des positions sociales (construit par le sociologue à partir du volume global et de la structure du capital possédé) et l’espace ou la structure des opinions, goûts, prises de position…, des êtres sociaux.

Si l’on considère que les êtres sociaux se constituent – construisent leurs structures mentales ou cognitives – de façon continue à travers leurs relations d’interdépendance, on échappe alors à l’opposition entre acteur et structure et il est, du même coup, moins nécessaire de dire que « l’ordre social s’inscrit progressivement dans les cerveaux », qu’il y a « correspondance entre les divisions réelles et les principes de division pratiques, entre les structures sociales et les structures mentales », de souligner le lien entre « le monde réel et le monde pensé44 » ou de dire que les « structures objectives de l’ordre scolaire » se transforment, par l’intériorisation, en « formes scolaires de classification45 ». Si les structures mentales d’un être social se constituent à travers des formes de relations sociales et que les structures objectives sont une « mesure » particulière de cette réalité intersubjective, de ce tissu d’interdépendances sociales46, on comprend donc bien que ce ne sont pas là deux réalités différentes, l’une (les structures mentales) étant le produit de l’intériorisation de l’autre (les structures objectives), mais deux appréhensions d’une même réalité.

De même que l’expression « la langue comme système de signes se transmet » n’est qu’une image (qui peut se révéler encombrante), car chaque être social n’apprend pas une « langue »47 mais entre progressivement dans les échanges sociaux de langage (jeux de langage, interactions verbales…), on peut considérer que la formule « les structures sociales s’incorporent » est bien une métaphore. Les structures mentales, cognitives d’un individu s’élaborent socialement dans des formes de relations sociales spécifiques et à travers des pratiques langagières spécifiques : dire cela constitue le seul moyen de ne pas faire du processus d’« intériorisation de l’extériorité », d’« incorporation des structures objectives » ou d’« inscription des structures sociales dans les cerveaux »…, quelque chose de mystérieux, et d’inanalysable en lui-même.

Notes

1. Il faut ajouter que si notre recherche porte sur les dissonances et les consonances entre socialisation scolaire et socialisation familiale en mettant l’accent sur les spécificités, les contraintes propres aux configurations familiales, l’école participe aussi, sans s’en douter, à la production de certains malentendus préjudiciables à la scolarité des enfants (cf. le cas de l’« étude » dont de nombreux parents pensent, du fait de leur confiance aveugle en l’école, qu’elle est une garantie de devoirs surveillés, guidés et corrigés par des personnes beaucoup plus compétentes qu’eux, ce qui les conduit à ne plus vérifier eux-mêmes le travail scolaire de leurs enfants).

2. C. Montandon, L’École dans la vie des familles, 1991.

3. Les instituteurs connaissant aussi des effets de mépris de la part des parents de classes supérieures, souvent titulaires de diplômes et de revenus plus élevés.

4. Ce que nous formulons n’a de sens que si l’on accepte l’hypothèse selon laquelle ce qui est de l’ordre du cognitif est relativement indépendant de ce qui est de l’ordre de l’ethos, et qu’il est possible de faire entrer les enfants de milieux populaires dans la culture écrite scolaire, sans nécessairement viser une conversion, encore une fois utopique, de l’ensemble des habitudes de vie populaires.

5. R. Hoggart, 33 Newport Street…, p. 193-194.

6. Cf. A. V. Cicourel, « Developmental and Adult Aspects of Habitus », 1989, et « Some Basic Theoretical Issues… », 1974.

7. Cf. la position de Pierre Bourdieu sur la notion de champ supposant « une rupture avec la représentation réaliste qui porte à réduire l’effet du milieu à l’effet de l’action directe s’effectuant dans une interaction », Leçon sur la leçon, 1982a, p. 42.

8. Certaines enquêtes statistiques vérifient d’ailleurs le fait qu’un haut niveau de diplôme ou une position sociale favorable des parents n’ont pas automatiquement d’effet de socialisation particulier. On sait, par exemple, que les jeunes dont les parents sont cadres (ou bacheliers) mais petits lecteurs sont moins nombreux à aimer beaucoup lire que les jeunes dont les parents sont ouvriers ou employés (ou non bacheliers) mais grands lecteurs : « Le goût de lire a plus de chances de naître chez un jeune qui possède la carte “parent lecteur” que celui qui a dans les mains une carte “parent diplômé”. » (F. de Singly, « Savoir hériter… », 1993.)

9. R. Jacobson, Essais de linguistique générale…, et plus particulièrement le chapitre XI, « Linguistique et poétique », p. 209-248.

10. Cf. les « processus d’étayage » décrits par J. S. Bruner à propos des « interactions de tutelle » dans Le Développement de l’enfant

11. « On ne répétera jamais assez qu’aucun “goût de lire” ne peut surgir d’une fréquentation simplement matérielle des objets-livres », écrivent A.-M. Chartier, C. Clesse et J. Hébrard, Lire-Écrire…, p. 91.

12. Richard Hoggart raconte que, lorsqu’il rentrait du lycée, il rapportait son expérience à sa grand-mère paternelle « et chaque soir je revenais pour bavarder sur les événements de la journée avec grand-mère » (33 Newport Street…, p. 128).

13. B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires…, p. 53-55.

14. B. Lahire, La Raison des plus faibles… ; « La division sexuelle du travail d’écriture… »

15. De même que les interprétations sociologiques désormais classiques portant sur les inégalités sociales devant l’école n’ont jamais évoqué la nature scripturale des savoirs scolaires, de même aucune des thèses soutenues aujourd’hui concernant la « meilleure réussite » scolaire des filles à l’école élémentaire (particulièrement dans les milieux populaires) ne tient compte des différences de pratiques de l’écrit selon le sexe. Cf. B. Lahire, « L’inégale “réussite scolaire” des garçons et des filles… », 1993c ; voir aussi D. Fabre, Écritures ordinaires, 1993.

16. G. Levi, « Les usages de la biographie », p. 1331.

17. Outre ces éléments contradictoires, on peut souligner les « doubles effets » de certains traits ou leur ambivalence. Alors que la tentation spontanée consisterait à faire le bilan des traits scolairement positifs et négatifs, on se rend vite compte de la naïveté de cette démarche : atouts du point de vue scolaire dans un certain nombre de cas ou pour certaines dimensions des pratiques scolaires, certains traits (dispositions, orientations… familiales) peuvent constituer, par ailleurs, des limitations du point de vue d’une « bonne scolarité ». L’examen de la réalité ne permet pas toujours de départager nettement les traits familiaux « favorables » à la scolarité de l’enfant de ceux « défavorables » à cette scolarité, mais montre plutôt l’ambivalence de certaines pratiques socialisatrices du point de vue des effets scolaires (Portraits 18 et 19). C’est le cas, par exemple, de certaines figures paradoxales de surinvestissement scolaire avec des enfants en grande difficulté scolaire. Si l’on n’y regarde pas de près, ces situations donnent l’image d’une « mobilisation familiale positive ». Lorsque toutes les actions de suivi se concentrent sur le domaine strictement scolaire des devoirs sans que la configuration des pratiques familiales d’ensemble s’en trouve modifiée – les actes de « bonne volonté scolaire » sont comme un îlot isolé dans l’ensemble des pratiques familiales – et que ces actions coercitives (surveillance, suivi, contrôle, chantages, punitions, coups) viennent redoubler les souffrances scolaires de l’enfant, alors elles ne parviennent pas atteindre le but fixé (Portrait 20).

18. F. de Saussure, Cours de linguistique générale, 1972, p. 30.

19. M. Bakhtine, Marxisme et philosophie du langage…, 1977, p. 117. Souligné par moi.

20. N. Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, p. 134.

21. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus…, 1986, p. 130. Souligné par moi.

22. La notion d’être social est indissociable des notions de configuration, d’interdépendance, de forme de relation sociale, etc., et n’est utilisable par le sociologue (comme les notions d’agent, d’acteur, d’individu, de sujet, de personne…) que dans des moments de réflexion théorique ou épistémologique limités, circonscrits, dans lesquels on accepte temporairement de suspendre la question des contextes socio-historiques toujours particuliers étudiés.

23. N. Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, p. 138. De même, Elias écrit (ibid., p. 141) : « L’homme est un processus. Pourquoi dans ces conditions, les savants eux-mêmes utilisent-ils si souvent un concept qui – comme celui d’individu – fige l’homme sous la forme d’un adulte indépendant, solitaire, situé en dehors de tout réseau relationnel, sans qu’il n’ait jamais été enfant et sans qu’il soit jamais devenu adulte ? »

24. Lev Semenovitch Vygotski et Norbert Elias, l’un psychologue, l’autre sociologue, ont fait la critique de cette conception, montrant ainsi que la révision de l’opposition individu/société implique des transformations dans les rapports entre psychologie et sociologie. Comme le travail de Jean Piaget a pu longtemps constituer la référence psychologique implicite majeure de nombreux sociologues, c’est le travail de Vygotski qui est le plus compatible avec notre conception de la sociologie. Cf. dans cette perspective J. S. Bruner, Le Développement de l’enfant…, ainsi que M. Deleau, Les Origines sociales du développement mental…, 1990.

25. J. S. Bruner, Le Développement de l’enfant…, p. 285 : « Nous voudrions suggérer que le langage n’est pas un outil ordinaire, mais un outil qui entre dans la constitution même de la pensée et des relations sociales. On peut voir que ce point de vue s’oppose à l’image piagétienne du langage comme système “paresseux” qui ne ferait que relater la pensée et qui n’en serait qu’une sorte de “symptomatologie”. » Cf. aussi B. Lahire, « Sociologie des pratiques d’écriture… ».

26. M. Bakhtine, Le Freudisme, 1980, p. 201.

27. M. Merleau-Ponty, Les Aventures de la dialectique, 1977, p. 51.

28. B. Lahire, « Formes sociales et structures objectives… ».

29. A. Desrosières, A. Goy et L. Thévenot, « L’identité sociale dans le travail statistique… », 1983, p. 60.

30. A. Desrosières et L. Thévenot, « Les mots et les chiffres… », 1979, p. 54.

31. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, p. 20.

32. Dans l’histoire, tous les codificateurs ont rencontré le même type de problème : celui de la détermination des critères « objectifs » permettant de classer des situations, des personnes ou des objets pour mettre fin à toutes les formes de « subjectivisme » jugées « arbitraires ». Le sociologue objectiviste qui en appelle à la méfiance à l’encontre des « représentations subjectives », des « prénotions », etc., réactive donc les mêmes raisonnements que ceux inventés dans l’histoire par des législateurs et administrateurs de tous ordres. Il aura fallu notamment une vaste entreprise de construction d’équivalences sur le territoire national pour que des mesures statistiques – à partir de nomenclatures utilisables quel que soit le lieu – puissent être pensables : généralisation de la langue française et destruction des patois, réseau scolaire uniforme, service militaire obligatoire, codifications juridiques diverses, découpage administratif du territoire en départements, système métrique commun, unification des poids et mesures, etc. Cf. A. Desrosières, La Politique des grands nombres…, 1993.

33. P. Bourdieu, Choses dites, 1987, p. 128.

34. P. Bourdieu, Le Sens pratique, p. 90. Il existe des usages plus réalistes – et moins scientifiques – des termes de « structure sociale », « structure objective », « structure des rapports entre classes »…, qui laissent entièrement ouverte la question du mode d’accès méthodologique à ces « structures ». Lorsqu’il évoque dans le même ouvrage les « structures objectives » comme « produits de l’histoire collective » (p. 96) ou comme « produits objectivés » (p. 88), P. Bourdieu adopte un langage plus réaliste et moins conventionnaliste.

35. N. Elias, Engagement et distanciation…, p. 80 : « Le dualisme ontologique, la représentation d’un monde scindé en “sujets” et “objets” conduit à l’erreur. Cela suscite l’impression que des “sujets” pourraient exister sans “objets”. Cela amène les hommes à se demander lequel des deux est la cause et lequel est l’effet. »

36. Il faut mettre la possibilité de faire un travail objectiviste en sciences sociales en parallèle avec les processus socio-historiques d’objectivation, de codification (monnaie, diplômes officiellement reconnus, dates de naissance enregistrées permettant la mesure objective de l’âge…), indissociables eux-mêmes de formes d’exercice du pouvoir et de modes de gestion des populations. Du même coup, on peut dire que le sociologue objectiviste n’est pas moins victime des catégories de la pratique que d’autres. User des statistiques, c’est user de procédures socio-historiquement attachées notamment aux bureaucraties d’État. B. Lahire, « Formes sociales et structures objectives… ».

37. N. Elias, La Société des individus, p. 102.

38. P. Bourdieu et al., Un art moyen, 1965, p. 18.

39. P. Bourdieu, Le Sens pratique, p. 70.

40. Ibid., p. 87.

41. Ibid., p. 233.

42. De même, Pierre Bourdieu propose dans Ce que parler veut dire… (1982b) une mise en relation des catégories sociologiquement construites et des caractéristiques linguistiquement construites qui, si elle remet en cause l’autonomie du linguistique, n’en accepte pas moins le découpage entre langue et société, linguistique et sociologique.

43. P. Bourdieu, La Distinction, p. 545. Tous les termes qui suivent sont empruntés à l’auteur.

44. P. Bourdieu, La Distinction, p. 549.

45. P. Bourdieu et M. de Saint-Martin, « Agrégation et ségrégation… », 1987, p. 18.

46. N. Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, p. 115 : « Les statistiques jouent là un rôle indispensable ; mais leur fonction est celle d’indicateurs qui décèlent des différences spécifiques dans la façon dont les hommes s’insèrent dans le tissu relationnel. »

47. Sauf à l’école : le modèle de l’objectivisme abstrait qui évoque la transmission d’un système de signes parle de la situation scolaire. Une « langue », constituée comme telle par un travail de codification alphabétique, lexical, grammatical, stylistique…, est enseignée à des « individus » qui parlent et ont appris à penser au cours des actes de communication quotidiens. Cf. B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires…