15

Le récit de Stefan

— Bonjour, monsieur Murdoch. Bien matinal, aujourd’hui.

Humour de flic? Ou il est très sûr de lui, ou il ne sait pas sur quel pied danser. Dans les deux cas, la méfiance est de mise. La méfiance est toujours de mise avec les flics.

— Vous êtes trop aimable, inspecteur, dis-je pour rester dans le même ton.

— Sergent-détective, monsieur Murdoch. Sergent-détective Garcia. Inutile de me gratifier d’une promotion.

— Sans vouloir vous offenser, pour moi, c’est la même chose.

Le sergent-détective Garcia esquisse un sourire contraint et, d’un geste de la main, m’indique que les civilités sont terminées. Puis il m’invite à passer dans ce qui était le salon.

L’odeur de brûlé prend encore à la gorge. Garcia allume une lampe et me guide dans la pièce dévastée. Un de ses collègues surgit dans le faisceau électrique.

— Sergent-détective Maréchal, informe Garcia.

— Quel grade extraordinaire, dis-je en souriant.

— Maréchal, c’est mon nom, grogne l’homme, qui n’a manifestement pas les mêmes dispositions à l’humour que son collègue.

— Trêve de plaisanterie, coupe Garcia. Nous vous attendions, monsieur Murdoch. Nous nous doutions que vous alliez finir par traverser l’avenue. Avenue plus fréquentée que je ne le pensais à une heure aussi matinale. Avez-vous remarqué ces visiteurs, de la fenêtre?

— Oui, je les ai aperçus. Mais je ne les avais jamais vus auparavant.

— En êtes-vous certain?

— Pourquoi vous mentirais-je?

— Parce que vous l’avez déjà fait. Vous avez déclaré, hier, que vous veniez d’arriver à Montréal et que vous n’aviez pas vu vos parents depuis des mois. Or un témoin vous a reconnu lundi 2 juillet au soir, dans un café pas très loin d’ici, en compagnie de votre mère. Quelques heures avant que ne se déclare le feu chez vos parents.

J’essaie de ne pas trahir mon émotion. Comment ce flic sait-il ça? Chaque fois que j’ai rendez-vous avec ma mère, c’est dans un lieu différent et personne n’est au courant. L’affirmation du détective n’a pourtant pas l’air d’avoir été lancée au hasard dans le but de me piéger.

Je n’ai que quelques secondes pour décider de la conduite à suivre. Nier, si l’information est sûre, ce sera m’attirer des ennuis. Quels risques est-ce que je cours, en revanche, en avouant que, oui, je me trouvais bien avec ma mère lundi soir? Voir sa mère n’est pas un crime, même si c’est une corvée désagréable…

— Je rencontrais effectivement ma mère à l’occasion, dis-je d’un ton désinvolte. Pour des raisons tout à fait triviales. J’avais parfois besoin d’argent.

— Pourquoi ne pas être allé chez vous?

— Je voyais ma mère seule. Mon père n’était jamais au courant.

— Vous étiez en froid avec lui?

— En froid? C’est un euphémisme. Mon père me détestait et, depuis mon départ de la maison, je ne l’ai jamais revu. Il ne savait pas que je continuais de voir ma mère de temps en temps.

— Quand vous aviez besoin d’argent?

— Vous êtes très perspicace, sergent Garcia.

Garcia fait la grimace. Il ne doit pas aimer qu’on l’appelle comme ça. Cela dit, j’exagère un peu en disant que mon père me détestait. Oui, il me détestait, mais il ne l’avait pas toujours fait. Jusqu’à mon adolescence, c’était un père sévère, étriqué et bourgeois – salement bourgeois –, mais il m’aimait, je pense. À sa façon. Comme un parvenu aime son héritier. Un amour dont je n’avais que faire, je l’avoue.

Il n’appréciait pas mes frasques ni mes fréquentations, mais il tentait de me remettre dans le «droit chemin» avec force sermons et discours pontifiants. Et il cédait aussi devant ma mère, qui m’idolâtrait et me passait tous mes caprices, même si elle me chantait sur tous les tons que je la tuais et que j’étais un fils indigne.

Et puis, il y a deux ans, tout a changé. L’attitude de mon père à mon égard s’est faite sèche, cassante, méprisante. Haineuse. Avait-il enfin compris que je ne serais jamais comme lui, que le gouffre qui nous séparait n’était pas dû à une pose d’adolescent? Ou était-ce autre chose? Quoi qu’il en soit, la situation est devenue invivable et je suis parti.

J’ai milité – et je le fais encore – dans des associations qui ne manquent aucune occasion de dénoncer les hypocrisies et les mensonges de gens tels que les clients de mon père, industriels ou organisations non gouvernementales. Entreprises ou associations soi-disant caritatives, ce ne sont dans le fond que des façades masquant l’avidité avec laquelle ce pays, le nôtre, vide les autres de leur substance et les réduit en esclavage. Ensuite, bien sûr, nous leur ferons l’aumône de quelques misérables dollars sur les milliards que nous leur avons volés. Pour la bonne conscience… Non, mon père ne m’aimait pas. Mais je le lui rendais bien.

— Revenons-en à nos affaires, reprend le sergent-détective d’un ton bourru. Votre mère, lundi soir, vous a-t-elle semblé dans son état habituel? Je veux dire, vous a-t-elle paru inquiète? Vous a-t-elle fait part de menaces qu’elle aurait reçues? Avez-vous remarqué quelque chose d’inhabituel dans ses manières?

— Non, je ne crois pas, dis-je sans même réfléchir. Elle était comme toujours, maniérée et très théâtrale. Mais pas inquiète. Exaspérée, peut-être. Mais pas à cause de moi. En colère, je dirais. Oui, c’est ça, c’est plus exact: en colère.

— Contre quoi? intervient le sergent-détective Maréchal.

— Je n’en ai pas la moindre idée. Contre sa domesticité, peut-être, ou contre mon père. C’était parmi ses habituels sujets d’emportement. Elle était très superficielle.

Autant Garcia que Maréchal semblent choqués par ma déclaration. Je devine ce qu’ils pensent. Jeune blanc-bec, fils ingrat, fils à papa… Garcia, cependant, me paraît plus fin que son collègue.

— Il est difficile de croire, grommelle-t-il comme pour lui-même, que le déchaînement de violence qui a eu lieu dans cette maison ne soit pas le fruit d’une longue préparation. Il est difficile de croire que tout cela se soit produit par hasard, à cause d’une tentative de vol ou d’extorsion ayant mal tourné.

— C’est sans doute plutôt contre mon père que tout cela était dirigé. Ma mère n’était que «l’épouse de».

— C’est pourtant elle qui a été assassinée, sans le moindre doute. En ce qui concerne votre père, il a été frappé à la tempe, certes, mais il est mort asphyxié. Et c’est sur le visage de votre mère qu’on a découvert des marques de brûlure qui n’étaient pas dues aux flammes.

— Parfois, les truands pensent atteindre plus efficacement quelqu’un en torturant ses proches.

— C’est vrai, concède Garcia. Mais je crois pouvoir déduire de votre conversation que vos parents ne filaient pas le parfait amour.

— Loin s’en faut, sergent. Mais ils savaient sauver les apparences. Ils ont toujours été soucieux de donner une image idéale d’eux-mêmes. C’était meilleur pour les affaires. Ce qui se passait entre eux n’a probablement jamais filtré hors des murs de cette maison.

Le sergent Garcia hoche la tête, l’air songeur.

— La famille? hasarde-t-il.

— Mon père n’en avait pas, à ma connaissance.

— Votre mère?

— Un frère. Mon oncle Ion. Je ne l’ai pas vu depuis des années. Il venait parfois à la maison lorsque j’étais enfant. Je l’aimais bien, il était plus drôle que mon père. Il m’avait offert un vieux chapeau de gitan qui avait le don d’exaspérer ma mère. Puis ses visites ont cessé il y a trois ou quatre ans. Assez brusquement. On a aussi cessé de parler de lui, d’ailleurs.

— Où vit-il?

— À Toronto, je crois. Ou à Hamilton. Il est entrepreneur de travaux publics.

L’enquêteur se gratte la joue.

— Ce chapeau…, reprend-il après un moment.

— C’est apparemment celui que portait l’homme qui est sorti de la maison quand les flammes se sont déclarées, dis-je en l’interrompant. C’est pourquoi miss Marsh, la voisine d’en face, l’a pris pour moi.

Garcia soupire en secouant la tête. Puis, changeant brusquement de sujet, il me demande:

— Au fait, savez-vous qui s’occupait du ménage dans la maison? Je trouve étrange que personne ne se soit présenté ici depuis mardi.

Je lui explique en quelques mots ce que m’a appris Roslyn un peu plus tôt.

— Vos parents vivaient donc absolument seuls?

— Je vous le répète, je n’ai pas mis les pieds dans cette maison depuis des années.

— Alors pourquoi y être venu le matin même de l’incendie?

La question me prend de court, je l’avoue. Mais je n’ai pas besoin d’inventer la réponse, celle-ci n’ayant rien de mystérieux.

— Contrairement à ses habitudes, lorsque je l’ai rencontrée lundi soir, ma mère ne m’a pas donné d’argent. Elle avait l’air furieuse, je vous l’ai dit. Elle a surtout parlé d’elle, comme toujours. Finalement, elle a pris un taxi et elle est rentrée. Moi, je suis allé traîner en ville, puis je suis revenu plus tard, dans la matinée avec l’intention de la relancer. Je suis vraiment à sec.

Garcia ne semble pas convaincu, mais il ne répond rien. Il ne sort de ses réflexions qu’un moment plus tard pour me demander:

— Où se trouvait votre chambre?

— À l’étage, au bout du couloir. Je pouvais me sauver par la fenêtre en sautant sur l’avant-toit du garage.

Garcia ne relève pas et reprend:

— Et au sous-sol, qu’y avait-il?

— Rien, pour autant que je sache. La buanderie, de vieux meubles, que sais-je? Mon père n’y mettait jamais les pieds, autrefois, et ma mère détestait cet endroit, qui devait lui rappeler sa jeunesse pauvre.

— Allons voir ça.

Précédés par Maréchal, qui nous éclaire le chemin, nous descendons sur un assemblage de planches installé par les pompiers en remplacement de l’escalier détruit par les flammes. L’incendie, d’après ce que j’ai lu dans la presse, a pris naissance ici en même temps que dans la cuisine – ce que, d’ailleurs, je trouve assez bizarre. Le fait est que rien n’est reconnaissable. S’il y a eu des meubles ici, ils ont été réduits en cendres. La chaleur a dû être infernale.

Maréchal s’arrête près d’une porte dont il ne reste que les gonds métalliques tordus. Elle donnait autrefois sur un débarras sans fenêtre. Il dirige le faisceau de sa lampe vers le sol. Dans un des coins, un lavabo qui n’était pas là autrefois. Et, parmi les débris jonchant le sol, des ressorts métalliques révèlent qu’un lit occupait le coin opposé.

Il s’agissait donc d’une chambre, et non d’un débarras. Juste à l’entrée, un lourd verrou recouvert de suie gît sur le sol.

— Regardez, dit Garcia en me montrant à ses pieds une pièce métallique à peine visible sous la cendre. Voici la gâche dans laquelle s’engageait le verrou lorsque la serrure était fermée. D’après moi, le mécanisme ne pouvait fonctionner que d’un seul côté.

— Et alors? fais-je, interrogatif.

— Cette porte ne pouvait être fermée – et ouverte – que de l’extérieur… Étrange, non?