Tout s’est passé trop vite. Beaucoup trop vite. Je suis un peu perdue.
Moi, je n’ai rien pu faire. C’est Stefan qui s’est occupé de tout, d’un commun accord avec les autres. Sara et Liviu tenaient à rester à l’écart. Ils ont une méfiance viscérale de la police et des institutions et ils ne veulent même pas qu’on cite leur nom.
— Nous n’existons pas, a dit Liviu sans que je comprenne bien ce que cela signifiait. C’est notre seule liberté.
Stefan, lui, semble avoir parfaitement compris. C’est donc lui qui s’est chargé de joindre les autorités et de retrouver mon oncle. Il a été convenu aussi que le lieu de rencontre ne pouvait pas être le refuge de Sara et Liviu.
Stefan a loué une chambre pour moi, à son nom, dans un immeuble à appartements de la rue Sherbrooke, et il m’a donné une liasse de billets de vingt dollars. Comme je le regardais d’un air étonné, il m’a dit qu’il avait emprunté cette somme à une vieille dame qui l’aimait bien et que, dorénavant, il n’aurait plus de problèmes d’argent.
Personne n’est venu me poser de questions. Pendant quelques jours, je n’ai vu que Sara et Liviu, qui venaient me visiter quotidiennement. Jo est venu une fois ou deux, lui aussi. Pour ma part, je ne voulais pas sortir. Je ne me sentais pas en sécurité dehors.
Puis Aurel est arrivé. Il m’a expliqué que Ion et Bianca avaient été arrêtés, ainsi que d’autres complices. Et que lui-même avait été libéré. Stefan l’a beaucoup aidé. Il a dû batailler ferme, mais il a persuadé les policiers que mon oncle devait être la première personne à me rencontrer, et que j’avais moins besoin de psychologues ou d’enquêteurs sociaux que de ma famille.
C’est donc lui qui a conduit mon oncle jusqu’à l’appartement. Mais il n’est pas resté avec nous, il s’est éclipsé presque tout de suite. Ces retrouvailles, dans l’intimité, ont été un des plus beaux jours de ma vie. Pauvre Aurel! Il était amaigri, grisâtre, presque méconnaissable. Mais ses yeux se sont éclairés comme des soleils aussitôt qu’il m’a vue.
— Je n’y croyais plus, m’a-t-il dit tout en m’étreignant. Mais à présent tout va bien. Je me sens fort, je me sens comme neuf. Tu verras, nous aurons cette vie que nous voulions.
Je n’ai pas pu retenir mes larmes.
— Je suis enceinte, Aurel, ai-je murmuré. Je ne sais pas si je veux de cet enfant. Je ne le voulais pas. C’est comme si… comme s’il n’était pas à moi.
Aurel n’a rien dit sur le moment. Il s’est contenté de caresser mes cheveux en me serrant contre lui. Je suppose qu’il n’osait pas me dire franchement que cet enfant représentait une fortune pour moi. Pour nous.
— Prends le temps de réfléchir, a-t-il enfin répondu. Nous ferons ce que tu veux. Et je t’aiderai de toutes mes forces. Tu sais, tu es une femme, à présent. Tu as quinze ans.
Quinze ans, oui. Mais, je ne sais pourquoi, c’est l’expression «quinze ans ferme» qui me vient à l’esprit. Comme si ma vie n’avait été jusqu’à ce jour qu’un long enfermement dont je n’arrive pas à émerger. Serai-je libre un jour?
Pourtant, je sais bien que c’est Aurel qui a raison. Cet enfant est bien accroché maintenant, il est trop tard pour le «faire passer», comme on dit. Mais ce n’est pas pour l’argent que je vais le garder. Je l’aimerai, sans doute, quand je le verrai, quand je le tiendrai contre moi. Je devrais accoucher avant l’hiver.
Et puis j’ai des amis ici. Sara, Liviu, Stefan. Jo aussi. Et Aurel. De quoi est-ce que je me plains?
C’est bon. Je continuerai à vivre.
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