Je m’en tiendrai exclusivement, dans l’histoire de la Ve section de l’École pratique des hautes études, à un aspect : je le crois important ; il me semble même répondre aujourd’hui, dans la configuration des sciences religieuses, à des remaniements en profondeur qui nous conduisent à poser sur le statut de cette discipline des questions difficiles, et peut-être décisives. Ce que je vise, c’est la place qu’ont occupée dans la section des sciences religieuses la sociologie, le comparatisme et l’anthropologie.
Bien entendu, comme toute institution, cette section a obéi, dans le cours de son développement, à une logique, à des logiques qui lui sont propres. En tant qu’établissement de recherche, de transmission du savoir à travers la recherche dans des domaines précis dont chacun a son corpus documentaire, ses traditions, ses méthodes, elle est soumise, pour la désignation et le recrutement de ses chaires, à un certain nombre de règles universitaires. Cependant, le choix d’une discipline neuve et l’ouverture à une méthodologie originale traduisent presque toujours, non seulement les transformations qui ont pu se produire dans le champ des sciences religieuses – ce qui est normal –, mais les changements qui affectent le champ du religieux lui-même, qui modifient son statut, son insertion dans le groupe, ses frontières, ses rejets et ses résurgences comme ses métamorphoses dans l’ensemble de la vie collective.
L’institution joue donc par rapport à l’état des religions un rôle incertain, équivoque : parfois écho lointain, tardif ; parfois facteur plus ou moins actif, à côté d’autres, des remaniements en cours. Dans cette perspective, je retiendrai une série de dates, une liste de noms, un catalogue de problèmes.
1886 : création de la section. Les sciences religieuses sont institutionnellement consacrées. Quel est le paysage ? Dans un plateau de la balance, six chaires chrétiennes, dans l’autre, six chaires réparties entre le monde classique (Grèce et Rome), les religions des peuples sémitiques (deux chaires), l’Égypte, l’Inde, l’Extrême-Orient. Je n’insiste pas sur les problèmes d’équilibre : d’un côté, le christianisme, de l’autre, à égalité, tout le reste. Mais ce « reste » qui, posé en face du christianisme, permet de le penser et de l’aborder autrement puisque celui-ci ne figure plus la religion, mais une des religions – ce reste n’est pas tout le reste. Les religions retenues sont celles des grandes civilisations, à la fois écrites et monumentales. Sur le plan de la méthode, la priorité revient à l’histoire, à l’archéologie et surtout à la philologie. La tâche essentielle à laquelle vont se vouer les érudits en chaque domaine est de déchiffrer, publier, analyser les textes, les dater, les comprendre exactement en les replaçant dans leur cadre historique. A travers cette sélection, le religieux apparaît comme ce plan où les groupes humains ont exprimé leurs besoins et leurs choix spirituels. C’est un plan à la fois bien délimité, rattaché à des lieux précis – temples, sanctuaires, autels, espaces consacrés –, à des institutions – prêtrises, sacerdoces, associations de fidèles –, à des pratiques – sacrifices, onctions, consécrations, divination –, à des genres d’expression orale et écrite – prières, hymnes, oraisons, récits sacrés. Mais cette place particulière que le religieux occupe dans la vie collective ouvre en même temps dans la société un espace qui la prolonge ou la transcende : l’au-delà, le divin, la surnature. Dans chaque grande civilisation, la religion est cela même qui consacre sa grandeur, qui constitue son couronnement : le lieu où elle livre ses aspirations les plus hautes, son exigence de dépassement. Pour étudier la religion, il ne faut donc pas sortir du religieux ; il faut pénétrer dans son univers, se pénétrer soi-même de son contenu spirituel pour comprendre quelles étaient les conceptions qu’on se faisait du divin, quel type de rapports se nouaient entre les dieux et les hommes et par quelles procédures on pouvait les établir, quels sentiments spécifiques mobilisaient le commerce, le contact, la fusion parfois avec les puissances de la surnature. Mais voilà qu’en 1888 on crée une chaire intitulée « Religions des peuples non civilisés ». Problème : si la religion est le cœur, l’essence, l’esprit des civilisations, que peut-elle être chez les non-civilisés ?
Les conséquences de cet élargissement, la coupure épistémologique que représente cette extension des études religieuses n’apparaîtront en pleine clarté qu’en 1901, quand Mauss prendra la chaire dont Léon Marillier était le premier titulaire et qu’à côté de lui, à la même date, Henri Hubert inaugurera une nouvelle direction d’études : « Religions primitives de l’Europe ». Cette fois, c’est l’école sociologique française qui fait son entrée officielle à la Ve section. Et quelle entrée ! Mauss, Hubert, auxquels viennent se joindre, en 1913, Marcel Granet pour les religions de l’Extrême-Orient, la Chine spécialement, et Maurice Leenhardt, qui prend en 1941 la suite de Mauss. Pendant les quarante ans où il a enseigné à la Ve section, Mauss a fait l’ethnologie française dans ce qu’elle a de neuf et de vivant ; quant à Granet, son enseignement et son œuvre n’ont pas seulement marqué la sinologie ; ils ont orienté les recherches de Louis Gernet sur la religion grecque, influencé aussi la pensée et la démarche de Georges Dumézil.
Mais revenons aux non-civilisés. Comment Mauss affronte-t-il le paradoxe que constitue, dans la Ve section, une « religion des non-civilisés » ?
En déclarant d’entrée de jeu, dans sa leçon d’ouverture : « Il n’existe pas de peuples non civilisés ; il n’existe que des peuples de civilisations différentes. Là où on parle de peuple ou, pour mieux dire, de société, on parle de civilisation » (Œuvres, 2, p.230).
Mais, quand il substitue « autrement civilisés » à « non civilisés », Mauss ne se borne pas à justifier sa chaire de la Ve section en affirmant la présence du religieux chez les peuplades primitives qu’il va étudier ; il passe d’une interprétation de la religion à une autre. Au lieu d’y voir un univers spirituel plus ou moins autonome, une sorte de philosophie vécue, de métaphysique en acte – ce n’est pas un hasard si, dans la même leçon, Mauss signale, pour marquer les distances, que son prédécesseur Léon Marillier « abordait les études religieuses en philosophe » –, on la considère désormais comme une dimension du social. On définit les faits religieux comme des phénomènes sociaux qu’il faut expliquer en tant que tels en les reliant à d’autres faits de morphologie sociale. Les rites de deuil, par exemple, sont en liaison directe et immédiate avec l’organisation familiale ; c’est d’elle qu’ils dépendent, non de sentiments vagues et indécis (amour d’un proche, regret d’un parent, crainte de la mort).
Le déplacement, la cassure parfois, jouent sur plusieurs plans. Les méthodes d’abord : l’enquête sur le terrain, l’observation directe, les pratiques religieuses contemporaines remplacent la lecture des textes, la critique historique, le recul dans un passé éloigné. Le paradoxe c’est que, si Leenhardt est un homme de terrain, Mauss est le modèle du livresque, de l’homme de bibliothèque. Mais les livres et les textes dont il se nourrit ne sont pas, pense-t-il, de même nature que ceux sur lesquels travaillent ses collègues historiens des grandes religions évoluées. Ce sont des rapports de mission, des observations faites par des ethnologues du point de vue de la science ethnologique, avec un souci de description complète, précise, minutieuse, exacte : des documents, écrit Mauss, « d’une sûreté, d’une certitude incomparables ». Pour le Mauss de ce début du siècle qui, sur ce point comme sur d’autres, mettra beaucoup d’eau dans son vin, ce sont des « faits réels », des « choses ». « Nous sommes, écrit-il (et il a raison), infiniment mieux informés du rituel des fêtes agraires des Hopis que du sacrifice lévitique, à plus forte raison que du rituel sacrificiel des Grecs. » En quarante ans de recherches, Mauss aura le temps d’élargir, d’assouplir, de compliquer des positions qui étaient à l’origine d’assez stricte orthodoxie durkheimienne, mettant l’accent sur la morphologie sociale, la recherche de l’élémentaire dans les types de groupement et les phénomènes religieux pour reconstruire à partir du « simple », du « rudimentaire », des ensembles plus complexes. Il insistera au contraire sur la constante connexion entre formes sociales et attitudes psychologiques ; il verra dans les phénomènes religieux l’exemple de ce qu’il appelle « fait social total », où les différents plans de la vie du groupe se trouvent réunis et mobilisés dans le cadre d’une seule et même conduite.
Mais là n’est pas mon problème. Ce qui, de mon point de vue, est important, c’est que, dans cette perspective nouvelle, un problème se dégage immédiatement. Première question : si la religion est une dimension du social, en quoi se distingue-t-elle des autres constituants de la vie collective, comment la sphère du religieux se dessine-t-elle, se délimite-t-elle à l’intérieur d’une société ? Deuxième question : la place de la religion, ses finalités, sa définition sont-elles les mêmes dans les civilisations où le religieux est organisé et institutionnalisé, où entre profane et sacré la coupure est en gros fermement établie, et dans celles où le religieux apparaît au contraire comme diffus dans l’ensemble du tissu social, ou encore dans celles où il est étroitement imbriqué dans l’organisation politique, solidaire d’elle ? Bref, de quoi parlons-nous quand nous parlons de religion et parlons-nous exactement de la même chose quand il s’agit des aborigènes australiens, de la religion civique des Grecs du Ve siècle, du christianisme médiéval, de notre Occident contemporain ?
Pour tester plus précisément l’impact de cette intrusion de la sociologie dans les sciences religieuses, je prendrai un exemple là où les choses me sont plus familières : la religion grecque. En 1943, deux savants partagent cet enseignement, tous deux grands érudits dont les travaux sont également exemplaires : Henri Jeanmaire et André-Jean Festugière. Festugière aborde la religion grecque de façon plus traditionnelle, par l’aval : il la pense par rapport et en fonction du christianisme, qui constitue à ses yeux, sinon le modèle, du moins l’indispensable pôle de référence pour appréhender les phénomènes religieux. C’est à partir de l’expérience chrétienne du divin qu’on peut espérer saisir ce qui constitue le noyau authentique de la piété grecque.
Jeanmaire, beaucoup plus proche de l’école sociologique, regarde plutôt vers l’amont : les archaïsmes, les résurgences dans la religion de la Grèce classique, et procède tout autrement. Au centre de son œuvre, deux thèmes majeurs : avec Couroï et courètes (1939), les initiations de jeunes ; avec son Dionysos (1951), les faits de possession, les thiases, le ménadisme. Dans les deux cas, le christianisme ne joue plus, à l’arrière-plan, le rôle de référence implicite. C’est avec des phénomènes religieux modernes ou contemporains du continent noir pour les initiations, d’Abyssinie, d’une partie de l’Afrique du Nord et du Soudan pour la transe et sa ritualisation, que la comparaison s’établit, mais une comparaison cette fois parfaitement explicite et qui fournit des clés pour l’intelligence des faits grecs anciens en permettant de construire un modèle explicatif applicable, avec des variantes, en divers endroits.
Comparaison donc, d’une culture à une autre, d’une époque à une autre, entre des phénomènes religieux qui présentent de très frappantes analogies dans les formes de comportement, les types d’associations cultuelles, les rôles psychologiques et les fonctions sociales assumés.
C’est en 1935 que le comparatisme, comme méthode et comme conception générale des sciences religieuses, avait été officialisé à la Ve section par la chaire de mythologie comparée créée pour Georges Dumézil, qui deviendra en 1945 la chaire d’étude comparée des religions des peuples indo-européens.
Pas question d’analyser l’apport de Dumézil ni de dire ce que tant d’entre nous lui devons, moi tout spécialement. Je l’ai fait ailleurs. Je veux seulement souligner les incidences ou les retombées de sa recherche. La comparaison porte sur des peuples apparentés religieusement comme ils le sont par leur langue : les Indo-Européens. Dans le domaine religieux, le savant procède donc dans le même champ que le linguiste et suivant des procédures analogues. Il interroge des rituels, des récits mythiques, des représentations figurées. Et les questions qu’il leur pose sont de même ordre dans les trois cas : quelle est l’architecture conceptuelle qui préside au groupement et à la distribution des divinités que concernent rites, mythes, images ? Il s’agit en bref de dégager des structures du panthéon avec deux implications directes : les rapports de ces structures avec un ordre intellectuel – un champ idéologique – et avec un ordre social : les formes d’organisation collective qu’ont connues dans l’histoire les peuples indo-européens.
Équilibre hiérarchisé des puissances dans le monde divin, types différents d’activités et de comportements humains, formes de la vie sociale – ces différents plans, imbriqués, sont parcourus dans le même mouvement d’enquête. De sorte que la recherche ne s’en tiendra pas strictement aux phénomènes étiquetés religieux : à côté des récits mythiques, elle s’étendra, pour leur appliquer les mêmes méthodes d’analyse, à des textes épiques, au roman, à des récits dits historiques. Les frontières du religieux deviennent floues dès lors que l’ossature intellectuelle d’un système religieux est prise en compte comme son cadre social.
L’approche des rituels, du mythe, de la figuration apparaît alors profondément modifiée. Ces trois ordres de phénomènes sont traités comme des systèmes symboliques qu’il faut prendre pleinement au sérieux et dont les articulations intéressent, non seulement les rapports avec le divin, mais l’économie, la vie domestique, l’autorité, la répartition et l’exercice du pouvoir dans le monde des hommes.
Pour prendre la mesure du bouleversement qu’implique cette conception, je reviens au cas grec. Il est très significatif que Festugière, dans la perspective qui est la sienne, écarte la mythologie et l’imagerie comme des excroissances factices, des fantaisies de littérateur et d’artiste, extérieures et étrangères à ce qui est proprement religieux dans le polythéisme des anciens : la conviction intime du croyant, son sentiment face au divin tels qu’ils apparaissent dans les actes rituels qui le mettent en contact, de façon directe, avec le sacré. Mauss lui aussi, au départ, dans son souci un peu positiviste d’atteindre le réel, les faits, les choses, privilégiait le rituel. Mais il en est vite revenu. Dès 1933, il écrivait : « Nous avons été par erreur beaucoup trop ritologistes et préoccupés de pratiques. Le progrès que fait Granet est d’ajouter de la mythologie et de la représentation. »
En revanche, pourquoi Festugière, au chapitre « Grèce » de L’Histoire des religions, parue en 1944, pose-t-il comme une évidence préalable : « Pour bien entendre la religion grecque, oubliant la mythologie des poètes et de l’art, allons au culte et aux cultes les plus anciens » ? Ce rejet de la mythologie répond à un préjugé anti-intellectualiste en matière religieuse. Derrière la diversité des religions comme par-delà la pluralité des dieux du polythéisme, on postule un élément commun qui formerait le noyau primitif et universel de toute expérience religieuse. On ne saurait, bien entendu, le trouver dans les constructions, toujours multiples et variables, que l’esprit a élaborées pour tenter de représenter le divin ; on le place donc en dehors de l’intelligence, dans le sentiment de terreur sacrée que l’homme éprouve chaque fois que s’impose à lui, dans son irrécusable étrangeté, l’évidence du surnaturel. Les Grecs ont un mot pour désigner cette réaction affective, immédiate et irraisonnée, face à la présence du sacré, c’est thambos, la crainte révérencielle. Tel serait le socle sur lequel prendraient appui les cultes les plus anciens.
De façon analogue, derrière la variété des noms, des figures, des fonctions propres à chaque divinité, on suppose que le rite met en œuvre la même expérience du « divin » en général. C’est ce divin que vise le rite. Dans tout acte cultuel, il n’est pas en effet d’autre dieu que celui qu’on invoque ; dès lors qu’on s’adresse à lui, écrit Festugière, « en lui se concentre toute la force divine, on ne considère que lui seul. Assurément, en théorie, ce n’est pas un dieu unique puisqu’il y en a d’autres et qu’on le sait. Mais en pratique, dans l’état d’âme actuel du fidèle, le dieu invoqué supplante à ce moment les autres » (ici).
Le refus de prendre le mythe en compte livre ainsi son secret : il aboutit à cela même qu’au départ, plus ou moins consciemment, on entendait prouver ; en effaçant les différences et les oppositions qui, dans un panthéon, distinguent les dieux les uns des autres, on supprime du même coup toute véritable distance entre les polythéismes, du type grec, et le monothéisme chrétien, qui fait, dès lors, figure de modèle.
Le religieux, c’est le sentiment du sacré ; la religion, c’est toujours plus ou moins la nôtre. Simplement, pour en saisir la vérité, chez les Grecs comme aujourd’hui, le savant doit la « démythologiser », la débarrasser de ces mythes où Festugière voit ce qu’il appelle un « roman divin », abandonné aux historiens de la littérature.
Ce sont les versions indéfiniment multipliées de ce « roman » dont Lévi-Strauss va entreprendre le déchiffrement systématique en occupant en 1951 la chaire de religions des peuples non civilisés, que Leenhardt avait héritée de Mauss et qui, en 1954, prendra le titre : « Religions comparées des peuples sans écriture ». Année après année, dans ses séminaires de l’École puis, après 1959, au Collège de France, Lévi-Strauss construira l’édifice des Mythologiques, accusant toute la distance qui sépare deux attitudes en sciences religieuses : ou bien on assimile la pensée mythique à la fantaisie romanesque de poètes et de littérateurs, ou bien on traite un groupe de mythes et l’ensemble des mythes comme la mise en œuvre, à travers des récits oraux traditionnels, d’une logique du concret.
Résumant, il y a vingt ans, à l’occasion d’un autre centenaire, son point de vue et sa démarche, Lévi-Strauss écrivait : « […] notre méthode revient à postuler une analogie de structure entre divers ordres de faits sociaux et le langage, qui constitue le fait social par excellence. Tous nous apparaissent comme des phénomènes du même type ; et nous nous sommes parfois demandé si les systèmes de parenté ou les représentations mythiques de deux populations voisines n’entretenaient pas le même genre de rapports que des différences dialectales1. »
Son travail l’a ainsi conduit, partant du religieux, à entrevoir les linéaments d’une théorie générale de la société comme système de communication entre les individus et les groupes, système à plusieurs étages : celui de la parenté avec échange de femmes, celui des activités économiques avec échange de biens et de services, celui du langage, avec échange de messages entre sujets parlants, celui de la religion, qu’on peut traiter comme un mode de communication avec les dieux.
Pour autant, conclut Lévi-Strauss, que les faits religieux ont leur place dans un tel système, on voit qu’un aspect de notre tentative consiste à les dépouiller de leur spécificité.
Nous retrouvons notre point de départ. Après un siècle d’études religieuses, au fur et à mesure des élargissements, des approfondissements, le problème se pose, incontournable, de la spécificité du religieux.
Cent ans pour une institution qui a plus longue vie que nous, c’est la force de l’âge, l’état adulte, le moment où l’on s’aperçoit que tout a changé autour de soi et qu’on a changé aussi ; c’est l’heure à la fois des bilans et des interrogations. Qu’est-ce qu’un mythe, qu’est-ce qu’un rituel ? La question du mythe a été mieux cernée et plus précisément posée par une collaboration des hellénistes et des ethnologues, les premiers retraçant l’histoire sinueuse du mot mûthos et de ses significations successives, les seconds recherchant dans quelle mesure cette catégorie est pertinente en dehors de la tradition classique. Comment reconnaître le caractère rituel d’une conduite, par quel critère le définir ? Là encore, c’est par le comparatisme, la confrontation des religions anciennes et des cultes contemporains que les savants de la Ve section peuvent espérer y voir plus clair.
Mais, par-delà les débats des spécialistes, force est de constater que c’est le monde contemporain lui-même qui nous interpelle, dans sa modernité, sur le problème de la religion et du religieux, de leurs formes, de leur place. Où les caser ? Comment les définir ? Sans évoquer des faits d’une actualité trop brûlante, comme ceux qui concernent l’islam, l’Inde, l’Amérique du Sud ou la Pologne, et pour demeurer dans l’horizon qui nous est le plus familier, on se demandera, avec Jean Séguy, « s’il n’existe pas du religieux en vadrouille, hors des institutions religieuses et, éventuellement, dans le domaine profane lui-même : religions implicites, religions de remplacement, religions analogiques, religions séculaires ». Émile Poulat a intitulé son dernier livre : L’Église, c’est un monde. Il faut de tout pour faire un monde.
Si le religieux, comme dimension du social, répond au besoin de communication, de communion, de non-solitude des individus, s’il traduit dans l’homme, au même titre que le langage, ce que les psychologues appellent la « fonction symbolique », on ne s’étonnera pas qu’il revête bien des formes, qu’il fasse retour par la fenêtre quand on l’a chassé par la porte et qu’il montre le bout de l’oreille dans les lieux qui semblaient lui être le plus étrangers.
Centenaires, les sciences religieuses s’enracinent dans des traditions théologiques qui remontent beaucoup plus haut. Aujourd’hui, elles sont d’une pleine actualité.
« Religions comparées des peuples sans écriture », in Problèmes et Méthodes d’histoire des religions, Mélanges publiés par la Section des sciences religieuses à l’occasion du centenaire de l’École pratique des hautes études, Paris, 1968, p. 6.