Questions de méthode


Dialogue avec Maurice Caveing et Maurice Godelier

J.-P. VERNANT : – Il n’est jamais très facile quand on est dans un travail de recherche d’arriver à s’en arracher, même momentanément, pour tenter de regarder l’ensemble du chemin parcouru. Pour essayer de comprendre un peu ce que j’ai fait, non pas ce que j’ai voulu faire – parce que souvent, bien entendu, ce qu’on fait n’est pas ce qu’on voulait faire au départ –, reportons-nous au moment où j’ai commencé à travailler, c’est-à-dire en 1948 : j’avais en chantier une thèse sur la notion de travail chez Platon. Autrement dit, je m’inscrivais dans une perspective d’histoire de la philosophie relativement traditionnelle et mon sujet, cela ne vous étonnera pas puisque vous savez très bien ce que j’étais et ce que je suis, c’était de faire une analyse, une lecture marxiste de la philosophie platonicienne, en montrant que la notion de travail chez Platon, si on ne voulait pas pratiquer un marxisme schématique ou simplifié, se situait au point de jonction de deux axes. Premièrement, il me fallait déterminer le statut du travail dans ce IVe siècle athénien où vivait Platon, avec toutes les complexités que cela impliquait ; ensuite, pour expliquer la notion platonicienne du travail, je ne pouvais m’en tenir à une simple analyse de ce type, au contexte sociohistorique. Enfin, il me fallait montrer comment, dans le cadre du système philosophique de Platon, de ses intentions, de son langage, cette notion de travail venait s’articuler par rapport à d’autres plans de sa pensée. Voilà quel était mon projet initial et ce sur quoi j’ai commencé à travailler ; mais, bien entendu, on n’est jamais maître du jeu quand on fait une recherche ; c’est à ce moment-là que j’ai rencontré Louis Gernet et, très vite, sous son influence, sous celle certainement aussi de Meyerson que je connaissais depuis déjà longtemps, il m’a semblé que le problème n’était pas bien posé de cette façon ; certes, on pouvait faire cette étude, mais ce n’était pas là le plus intéressant. Ce qu’il fallait voir, ce n’était pas la « notion » de travail chez un philosophe, ce n’était pas non plus le contexte sociohistorique du travail mais ce que j’ai appelé la « catégorie » du travail ; c’est-à-dire essayer de définir toutes les dimensions – technique, économique, sociale, politique, intellectuelle – du travail dans le monde grec classique. A partir du moment où je m’engageai dans cette voie, je me trouvai en quelque sorte entraîné sur une pente savonneuse. Cette analyse, je l’ai faite : il y a bien une série d’études dans lesquelles je me suis attaché à cette catégorie du travail. Mais pourquoi ai-je dit pente savonneuse ? Eh bien, parce que je ne pouvais pas ne pas être confronté très vite à un problème que vous connaissez bien, que Godelier en particulier a rencontré : ce que j’appelle la catégorie du travail, qui est pour moi définie par une série d’axes relativement précis, se présentait sous une forme très différente dans le monde grec ; en particulier, quand j’avais affaire au travail agricole, je butais sur une opposition très profonde entre les aspects du travail artisanal et les aspects du travail agricole. Ce dernier était senti non seulement comme culture de la terre, mais comme culte aux divinités de la terre, en sorte que, si je prenais les textes d’Hésiode, ce paysan béotien du VIIe siècle, je ne pouvais rien comprendre à la façon dont ce premier chantre du travail agricole posait les problèmes de sa vie, de ses tâches, de son labeur, si je ne voyais pas que c’était un aspect de sa théologie. Autrement dit, le problème de la façon dont toute une série de faits sont encore intégrés à des formes religieuses de pensée, à une pratique religieuse, m’apparaissait dans toute son acuité. A partir de là, j’étais obligé en quelque sorte de creuser de plus en plus profond, de rencontrer non seulement les problèmes du travail, mais les problèmes de ce qu’on appelle l’économie, de voir quel était le statut de l’économique, par conséquent de rencontrer toute une série de problèmes liés à la façon dont, dans un certain nombre de sociétés, l’économique se trouve encore intégré dans des plans ou dans des aspects de la réalité sociale qui ne sont pas proprement économiques, en particulier, par exemple, le politique ou le religieux. Il me fallait aller encore un peu plus loin : c’est-à-dire me convaincre que le cas grec est une sorte de cas exemplaire où, à partir d’un état de choses – que nous trouvons par exemple chez Hésiode très clairement, ou chez Homère aussi dans une large mesure, ou dans certains textes de Solon –, je ne peux pas, sans fausser les données, dissocier les plans de l’économique, du politique, du moral. Je vois ensuite se constituer des formes de vie sociale où règnent une indépendance et une autonomie de langage, une spécificité de toute une série d’activités institutionnelles ou intellectuelles, c’est-à-dire où se produit l’apparition de phénomènes qui sont proprement des phénomènes esthétiques : par exemple une sculpture, ou une peinture, avec leurs fonctions dans une très large mesure profanes, une littérature, une recherche médicale qui n’a pas d’autre fonction que d’être médicale, une philosophie, ou des traités scientifiques d’histoire naturelle ou de mathématiques, qui n’ont manifestement plus rien à voir avec leur ancien encadrement religieux. J’ai donc été amené à me poser le problème suivant : comment ces phénomènes se sont-ils produits, et qu’est-ce qu’on peut historiquement comprendre sur le cheminement qui a été suivi ? Et c’est cela qui m’a conduit à ce premier essai, certainement rapide et insuffisant, Les Origines de la pensée grecque, qui représente un des aspects ou un des paliers de ma recherche, où j’essayais de voir comment ce que nous nommons des formes de pensée rationnelle ont pu se constituer, ont pu émerger à partir d’autre chose, c’est-à-dire les témoignages que nous pouvons avoir sur la pensée mythique, par exemple dans la Théogonie hésiodique. En effet, là, en essayant de comprendre, il m’a semblé qu’un élément jouait un rôle dominant : c’était le fait qu’en Grèce on voit apparaître, entre le VIIIe et le VIIe siècle, des formes de vie sociale très caractérisées, très cohérentes, ce qu’on appelle la polis, le système de la cité. Et il m’a semblé que, si on ne commençait pas par regarder ce grand phénomène, cette grande mutation, on ne pouvait pas comprendre non plus les développements qui se sont produits dans les autres secteurs de la vie sociale et intellectuelle. Le résultat pour un marxiste, c’est que se posaient des problèmes – qui, d’ailleurs, ont été débattus en même temps depuis –, parallèlement, liés à cette notion de dominance sur laquelle j’ai insisté. Chez les Grecs, comme Marx le disait, il y a une dominance du facteur politique qui doit s’expliquer à partir d’un certain nombre de raisons – dont les plus importantes sont d’ordre économique. Mais l’explication d’un marxiste ne passe jamais directement du fait économique au fait intellectuel, mais toujours par la médiation du politique : voilà quel était mon premier travail.
M. GODELIER : – En définitive, cela ne fait que souligner la dominance et l’originalité de ce politique : il émerge en redéfinissant les limites de la parenté et en redéfinissant les fonctions de la religion qu’il se subordonne dans son exercice. Nous rejoignons ici les débats que nous avons dans plusieurs disciplines et qui sont les mêmes : il y a dominance d’une institution, l’institution politique, bien caractérisée par rapport au plan économique, et tu dis que l’économique semble quand même la source majeure de ce remodelage. N’est-ce pas un peu dangereux ? Car, en fin de compte, c’est continuer à penser que l’économique est une institution, que le politique en est une autre. Or, lorsqu’on voit le privilège accordé à l’agriculture, le fait que seul le citoyen peut posséder la terre sacrée de ses ancêtres, être en même temps fils des dieux de la cité et défendre cette terre les armes à la main, donc être paysan, soldat et sujet religieux…, ne peut-on pas dire que, là, nous voyons le politique fonctionner plus ou moins comme économique, en ce sens que le statut politique y est déterminant, qu’il fonctionne, d’un certain point de vue, comme rapport de production ? En bref, il y a actuellement toute une problématique du rapport entre détermination économique et dominance du non-économique qui est une impasse, car on n’y reconnaît pas que la question posée par l’économie est une question de fonction, et non d’institution. Voilà où j’en suis, moi…, et où je rejoins, mais à partir de tout autres sociétés, les sociétés dites primitives, les problèmes que tu abordes pour une société « civilisée ».
J.-P. VERNANT : – Je prends un exemple concret et précis, qui montre que si j’ai proposé une espèce d’explication générale avec les avantages que cela a eus, en ce sens qu’un certain nombre de problèmes ont été clairement posés, ils ne se présentent tout de même pas, peut-être, de façon aussi simple. Je pense aux enquêtes de chercheurs qui travaillent avec moi, en particulier de Jesper Svenbro : il essaie de repérer les changements qui, d’Homère à Hésiode, se marquent dans la fonction du message poétique, dans les conditions de sa communication au public, les transformations du public donc en même temps que du vocabulaire dans lequel le message est exprimé ; on a ainsi avec Hésiode le début d’une élaboration abstraite des notions ; on entre dans un état où le problème de la vérité, de l’alētheia, que Detienne a étudié notamment dans son livre sur Les Maîtres de vérité, se pose autrement que pour Homère, et ce déplacement apparaît lié à toute une série de modifications, en particulier au fait fondamental qu’Hésiode, propriétaire béotien moyen, est un homme qui ne dépend plus – Svenbro dirait économiquement, moi, je dirais socialement – ni d’une confrérie d’aèdes, comme on en trouve au temps d’Homère, ni non plus des personnages auprès desquels il est invité et dont il est obligé de tenir compte dans son chant, pour le conformer à l’attente de son public. On le voit très bien chez Homère, par exemple, quand Phémios chante chez les prétendants ; que chante Phémios ? Il chante la mort d’Ulysse, alors qu’Ulysse est vivant ; mais il chante la mort d’Ulysse…
J.-P. VERNANT : – C’est ce que veulent les prétendants. C’est-à-dire que l’aède est une sorte de poète de cour, dont le statut est lié à sa dépendance par rapport à une catégorie sociale particulière. Un homme comme Hésiode, qui est un paysan, ne cesse de proclamer qu’il ne dépend de personne lorsqu’il critique les aèdes traditionnels et qu’il les appelle « ventres » en disant que ce sont des « ventres » qui chantent pour pouvoir se remplir l’estomac, pour avoir de quoi manger ; il a donc une sorte d’indépendance et, par conséquent, peut prendre de la distance, se permettre une attitude critique à l’égard de la tradition chantée. Cela lui donne les moyens d’innover et de déclarer que ce qu’il va faire, ce n’est plus chanter des généalogies héroïques pour faire plaisir aux rois de sa Béotie, mais quelque chose de beaucoup plus important, qui est de faire entendre la « Vérité », de chanter les généalogies divines, d’expliquer la genèse et l’ordre du monde, d’exposer aussi ce qu’est la justice pour les humains et comment, en travaillant, en labourant leur champ, ils se rendront chers aux Immortels. On voit donc ici comment de profondes transformations dans les formes de poésie, dans le public auquel elle s’adresse, dans le passage d’une poésie purement orale à une poésie qui est déjà écrite ou qui commence à l’être, l’absence de confrérie d’aèdes et le fait que le poète s’établit à son compte, son indépendance, son autonomie par rapport à la société vont créer des conditions neuves, faire démarrer un processus dont nous savons qu’il aboutira finalement à quelque chose de complètement différent, qui est la pensée philosophique.
J.-P. VERNANT : – C’est une position qui est tenable, et non seulement tenable mais tenace et tenue par de grands noms ; c’est même la position, je crois, que Lévi-Strauss avait défendue : le « miracle grec », c’est justement la cité ; pourquoi les choses se sont-elles passées ainsi ? Eh bien, la réponse, dans le domaine de l’histoire, n’est jamais une réponse qui est bouclée. Je crois qu’il y a des choses qu’on voit mieux – et l’on voit mieux aussi comment il faut travailler. D’abord, parce que les problèmes ne se posent plus comme ils se posaient il y a un demi-siècle du fait de la découverte du monde mycénien, qui a précédé celui que nous appelons homérique. Par conséquent, ce monde mycénien – comparable par de nombreux traits à ce qui existait dans le monde oriental contemporain entre le XIVe et le XIIe siècle avant J.-C. – constitue, si je peux dire, un repoussoir : c’est par contraste avec l’organisation mycénienne que nous pouvons comprendre ce qui a permis à la cité grecque de se développer. Sur le monde homérique lui-même, nous avons certainement beaucoup avancé, mais nous sommes encore loin du compte, puisqu’on discute toujours sur le point de savoir s’il faut dater le monde décrit dans Homère du début du VIIIe siècle ou du Xe, ou même des temps mycéniens ; la question est compliquée. Sur les débuts de la cité, nous avons aussi un certain nombre de documents, et les points acquis nous permettent de comprendre un ensemble de faits qui, en quelque sorte, se sont noués. Je ne crois pas qu’il y ait une causalité unilatérale et, dans mes Origines de la pensée grecque, je ne prétends pas du tout qu’il y en ait. J’essaie de montrer qu’on peut braquer l’éclairage dans une série de directions pour montrer qu’il y a une convergence qui aboutit à une profonde transformation dans la conception des rapports humains, et l’émergence de cette notion que les Grecs appelleraient ta koina, « les affaires communes », de ce plan qui est justement celui du politique. C’est-à-dire qu’une communauté humaine se définit indépendamment, ou plutôt à côté, en marge des formes de son organisation traditionnelle, familiale ou tribale, ce qui se traduit par la possibilité de discuter en commun des affaires d’intérêt public. Alors, comment ce plan s’est-il dégagé ? je crois qu’une série d’approches permet de le saisir ; mais, bien entendu, comme pour toute espèce de découverte, scientifique par exemple, dont on peut montrer quelles ont été les conditions, on peut toujours dire aussi : il y a eu un moment où un saut a été fait, et, s’il n’y avait pas eu de saut, rien de neuf !
M. GODELIER : – Mais alors, tous ces travaux, en montrant des correspondances entre l’art, d’autres formes de la pensée et de la création, les institutions, etc., et cette structure fondamentale de la cité, nous mettent en présence d’une communauté d’hommes libres simultanément responsables de la loi et soumis à elle ; cette loi leur est donc commune et c’est cette égalité, revendiquée et défendue, qui fait la richesse de la politeia, de la « chose publique » (« république ») comme communauté exceptionnelle. Or, d’un certain point de vue, pour un anthropologue, nous avons là une société où, parmi les égaux, règne une liberté où personne ne peut contraindre personne à faire ce qu’il ne veut pas et où, si tout le monde se soumet à la loi, c’est parce qu’elle est acceptée par tous ; autrement dit, il s’agit d’une sorte de primitivisme, de communauté sans hiérarchie, où toutes les hiérarchies, toutes les chefferies se sont effondrées, n’existent plus ; il n’existe pas de centre de décision ni de pouvoir capable d’imposer à qui que ce soit quelque chose contre sa volonté. En même temps, nous savons que cela ne correspond pas à un retour au passé, mais, à la suite de l’effondrement des structures mycéniennes, au partage des privilèges d’une aristocratie, et qu’en définitive cette responsabilité générale de tous et de chacun s’est construite grâce à la chute de pouvoirs centraux qui existaient auparavant. En somme, ce sont cet effondrement et la construction qui lui succède qui font l’originalité du statut du politique, et celle de la cité.
J.-P. VERNANT : – Je pense – car là non plus je ne peux pas dire que ce soit démontrable – qu’un point très important tient au fait que la cité s’inscrit dans la tradition d’une société aristocratique et guerrière ; parce que, dans cette société guerrière que nous voyons fonctionner, évidemment, à travers le témoignage littéraire d’Homère, il est tout à fait clair qu’il y a une assemblée des guerriers, assemblée qui subsistera d’ailleurs jusque dans le monde macédonien, à une date beaucoup plus tardive, et à l’intérieur de laquelle règne ce qu’on appelle l’isēgoria, le droit de parole égal pour tous les guerriers ; il y a une sorte de débat, les guerriers sont des égaux dans la mesure où ils sont vraiment des chefs de guerre qui amènent avec eux leur contingent de compagnons, d’hetaïroi, qu’ils ont recrutés dans des solidarités familiales ou pour des raisons de prestige, et également une piétaille qui fait partie de la coalition militaire. Et chacun de ces chefs est en quelque sorte l’égal de l’autre lorsqu’il parle à l’assemblée, même si quelqu’un comme Agamemnon est le plus roi des rois. Reste que tout le monde est roi. D’autre part, Detienne a très bien montré, dans une analyse sur la répartition du butin, que là encore, pour les prises de guerre (esclaves, armes, objets précieux), existe une procédure semblable à celle que nous voyons fonctionner dans les jeux. On met les prises au centre, là où justement, dans la démocratie, le pouvoir d’autorité est déposé ; une fois qu’elles sont au centre, elles n’appartiennent plus à personne ; chacun en quelque sorte a un droit égal à retirer sa part, sa moîra. Je crois que, dans une très large mesure, la cité est une sorte de démocratisation, d’élargissement à la paysannerie de ce qui constituait les privilèges d’une aristocratie militaire. Et, sur ce plan, ont joué toutes les transformations dans les techniques de combat, avec le passage à la formation hoplitique et le rôle, dans la phalange, du petit paysan propriétaire. Voilà une des dimensions de la recherche.
Il y en a une deuxième, complètement différente – car ma conviction, c’est qu’on ne peut pas aujourd’hui, que peut-être on ne pourra jamais, considérer qu’il y a une ficelle unique sur laquelle on pourrait tirer et qui amènerait tout à la suite. Ce deuxième aspect, c’est le problème de l’écriture : il s’agit d’une énorme question, d’un immense intérêt à mes yeux, et peut-être aussi un peu aux yeux de l’ensemble des amis qui travaillent avec moi. Pourquoi ? Parce qu’on prend des questions qui ne sont pas tout à fait traditionnelles, et on montre comment elles jouent à divers niveaux de la réalité sociale, c’est-à-dire qu’on déplace un peu les constructions habituelles. Prenons donc cet exemple de l’écriture ; comme on le sait, les Grecs ont connu à l’époque mycénienne un type d’écriture syllabique, par conséquent une spécialité de scribe, remplissant des fonctions au moins pour l’administration du royaume. Or, cela disparaît complètement ensuite et, quand les Grecs redécouvrent l’écriture, ils en adoptent une d’un genre tout à fait nouveau, puisqu’elle est phonétique. A mon avis, c’est là un choix qui, sur le plan intellectuel, change les données du jeu. L’écriture idéographique ou pictographique telle qu’on la voit fonctionner en Chine ou dans le monde suméro-babylonien, est une écriture où le signe graphique désigne la chose même. Que les Babyloniens aient été attachés à cette conception, on le voit bien : en fait, leur écriture n’est pas purement idéographique, elle ménage une place à des valeurs phonétiques ; les Babyloniens auraient donc pu renoncer aux aspects idéographiques ; s’ils ne l’ont pas fait, c’est qu’ils ne l’ont pas voulu. Dans ce système, d’abord sur le plan intellectuel, la capacité d’écrire, et la capacité de lire, apparaît comme conférant à une catégorie particulière d’« intellectuels », de savants au service du pouvoir, le privilège de déchiffrer non seulement des pages d’écriture, mais l’univers. Jean Bottéro a très bien montré que la divination babylonienne est exactement du même niveau que l’écriture ; les devins, ce sont des gens qui déchiffrent les écrits, les signes d’écriture que les dieux ont mis sur le ciel, sur le visage, sur le foie. Dans ces types de civilisation-là, ce que nous constatons, aussi bien pour la Chine que pour le monde assyro-babylonien, c’est que les formes de développement scientifique, remarquables et, dans le cas de la Chine, bien plus en avance à certains égards que la science occidentale, parce qu’ils ont pu découvrir des problèmes de résonance, d’influx que les Grecs ne posaient pas, se situent dans la même ligne que la pensée divinatoire, en continuité de développement intellectuel avec elle. Or, ce qui me frappe, au contraire, c’est que dans le monde grec, qui est un monde oral, où l’écriture n’est plus du tout la désignation symbolique des choses par une configuration graphique, mais simplement la reproduction de sons, qui se situe dans la ligne de la parole, c’est une logique de la parole, de la parole argumentée, de la discussion argumentée, qui va définir un certain type de rationalité ; en même temps, le développement de l’écriture, du VIIe au IIIe siècle (parce que ça se fait lentement, ça ne s’effectue pas à la même vitesse dans toutes les couches de la population, ni au même rythme dans tous les secteurs, ça ne se déroule pas en même temps dans la poésie et dans les écrits médicaux par exemple), a profondément modifié les conditions du travail intellectuel, de la communication intellectuelle et de la réception du message. Nous avons donc là un phénomène qui joue à toute une série de niveaux, et en particulier au niveau, fondamental du point de vue de la cité, des lois : la naissance de la cité comme organisation politique est liée partout au fait que les lois vont être rédigées par écrit, c’est-à-dire placées sous le regard de tous, et devenir par conséquent une norme indépendante de tel ou tel locuteur. Quand c’étaient les rois qui disaient la themis, qui formulaient le droit, qui décidaient en justice, il fallait d’abord qu’ils sachent parler poétiquement, leur arsenal devait comporter une série de formules permettant de faire en sorte que les plaideurs se sentent satisfaits, et nous savons que des personnages excellaient dans cette manière. Ils calmaient les querelles par la vertu poétique de leur « dit ». Mais, à un moment donné, ce n’est plus ça du tout. Il ne s’agit plus d’avoir un personnage possédant ces qualités, mais de disposer de lois rédigées qui soient placées sur l’agora et que tout le monde connaisse. Alors, le nomos prend une sorte de valeur objective, devient en quelque sorte une réalité sociale, indépendante des individus et par conséquent susceptible de s’imposer à eux : fait fondamental, c’est le nomos, cette loi rédigée, qui possède désormais le kratos, le pouvoir, le pouvoir de domination.
M. GODELIER : – Se pose alors la question du pouvoir : peut-on imaginer que cette fabrication de nouveaux rapports sociaux, de nouveaux modes de pensée, d’un nouveau statut de l’autorité, du kratos, du politique, est le fruit de luttes difficiles, de contradictions profondes, de sorte que le politique lui-même sera installé dans la contradiction, et le développement de la cité aussi, dans des contradictions vives, par contraste avec des mondes où l’écriture et le savoir sont monopolisés par l’État et par une minorité, les scribes, où le paysan est dans un rapport organique avec l’État, où celui-ci joue directement un rôle économique et aménage la vie matérielle des autres, en sorte que, comme le montre Gernet et à l’opposé de ce que tu exposes, un réseau de liens de servitude va du paysan à l’État et de celui qui représente l’État aux dieux ? Peut-on donc opposer le politique et le type d’État des grandes sociétés asiatiques et suméro-babyloniennes à cet État qui est la « cité » ; en même temps, peut-on parler d’une intensité d’un caractère différent des luttes sociales qui marquent à jamais, justement, le politique ? Peut-on, comme tu l’as fait pour caractériser cette nouveauté des luttes sociales et de leur empreinte sur la pensée, parler de classes, c’est-à-dire du rapport de l’homme libre à l’esclave, comme de deux classes dont l’une ne se coagule jamais comme classe et qui marque pourtant, ou dont l’existence marquera toujours profondément, l’évolution de la cité ? Il y a deux questions dans ce que je dis, mais toutes deux liées aux conditions des luttes sociales qui font la Grèce et qui font son évolution : 1° l’opposition du politique tel qu’on le trouve dans la cité-État et du politique dans ses rapports à la paysannerie dans les grandes sociétés asiatiques ; 2° peut-on parler de classes pour caractériser ces luttes tout à fait originales de la cité grecque, qui marquent et qui donnent une empreinte neuve à sa pensée et à son développement ?
J.-P. VERNANT : – Ce qui me paraît en effet frappant dans le monde grec, c’est, dans une période de temps très courte, entre le VIIe et le IVe siècle, un mouvement historique qui est marqué par des heurts, des conflits ouverts, des luttes très violentes sur le plan de l’histoire sociale, nous le savons très bien, et qui est en même temps un mouvement de rupture sur le plan intellectuel, de déchirure, d’innovation, de cassure par rapport à la tradition. Cela, c’est le premier point : dans quelle mesure le problème que tu me poses est-il en rapport avec ce phénomène ? Ma réponse est : c’est précisément parce qu’il s’est dégagé un domaine politique, qui domine l’économique, mais qui, en même temps, laisse toute une partie de ce qu’on appelle l’oikonomia, c’est-à-dire l’économie domestique personnelle, en dehors du politique, c’est parce que, ainsi, la politique a une autonomie de plan que les conflits vont se poser sur ce terrain avec une netteté et une acuité très grandes. Et en quels termes ? En termes de pouvoir et d’indépendance du pouvoir, et ici, de nouveau, pour comprendre des évolutions historiques, nous touchons à un problème qui déborde l’analyse historique étroite de quelques siècles, à la notion même de pouvoir. Je pense qu’Haudricourt a eu raison d’insister sur l’opposition qui existe entre les formes du pouvoir, ses formes réelles comme celles dans lesquelles il est représenté ou symbolisé dans la religion, et à tous les niveaux, chez des peuples comme les Indo-Européens – où le vocabulaire politique est d’ordre pastoral, c’est-à-dire où le roi est, selon la formule d’Agamemnon, le berger des peuples (le « bon pasteur » du Politique de Platon offre tout à fait la même image : les dieux conduisent le troupeau humain, puis ce sont les rois…) –, et chez ceux qu’il appelle des peuples-jardiniers, pour qui le pouvoir n’est pas conçu comme une sorte de puissance extérieure et étrangère, imposée du dehors à celui qui le subit, comme celui du plus fort, qui le courbe sous le joug, qui le mène avec le bâton, mais où le pouvoir le meilleur est celui qui, en quelque sorte, se manifeste par une non-action totale. Dans le monde chinois, le meilleur roi est celui qui n’agit pas. C’est celui qui, par sa personne, est tellement intégré et tellement représentatif de l’ordre que dans le royaume, où, en quelque sorte, les émanations de sa personne se font sentir suivant la justice, chaque chose trouve naturellement sa place et pousse comme une herbe dont on a seulement dégagé les petites mottes de terre qui l’empêchaient de germer, mais pousse toute seule. Il n’y a pas de violence dans cette conception du pouvoir, le pouvoir n’est pas une domination. Par retour, il me semble qu’une des conditions nécessaires pour que s’instaure un système, un régime où des hommes, des individus, des paysans aient l’idée que le pouvoir doit être déposé au centre, de façon qu’il ne soit la chose de personne, qu’il ne soit jamais approprié, c’est qu’il soit ressenti non pas comme une forme de l’ordre, comme la justice elle-même dans sa valeur symbolique et religieuse, mais comme une sorte de violence extérieure dont il faut se débarrasser : dans ce cas, la seule façon pour des hommes de faire que le pouvoir ne pèse pas sur leur cou, c’est de le déposer au centre et que chacun, à tour de rôle, l’exerce et lui obéisse, ou encore que le pouvoir soit entre les mains de la loi, c’est-à-dire d’une règle générale écrite. Voilà, je crois, un point qui, lui aussi, est important.
M. GODELIER : – Ne peut-on pas dire qu’une des composantes du « miracle grec », déterminant sa qualité spécifique – la place du politique dans la cité –, c’est qu’il doit être né en quelque sorte de la subversion d’un monde paysan s’emparant des pouvoirs d’une aristocratie ayant perdu la sacralité, c’est-à-dire qui est apparue comme faisant violence aux autres et non plus comme légitimée dans l’exercice de son pouvoir ? Il faut donc qu’il y ait eu à la fois lutte et dénonciation de l’illégitimité de ce pouvoir pour que naisse la cité grecque et que le politique prenne cette allure-là. Et, en même temps, second aspect, pour préserver cette égalité d’homme libre, il faut ensuite constamment mener des luttes sociales telles qu’il en résulte aussi une caractéristique tout à fait spécifique du développement de la cité grecque. Aussi peut-on, comme tu l’as fait, continuer à utiliser le concept de classe pour désigner le rapport entre hommes libres et esclaves, alors que chacun sait que ce sont d’abord des « états », ou des ordres sociaux, et que, de toute manière, rien ne permettait aux esclaves de prendre conscience d’eux-mêmes comme une classe de type moderne. Autrement dit, est-ce qu’on ne fait pas plus alors que métaphoriser un concept qui est strictement adaptable, et adapté à nos sociétés depuis le XVIIIe siècle ? Il ne faut jamais oublier que le concept de classe économique est né chez les économistes classiques. A partir de ce moment-là, lorsqu’on l’utilise rétroactivement, ce n’est pas pour dissoudre l’existence des ordres et faire émerger des classes qui auraient été latentes et n’auraient jamais pu être révélées, explicites, mais uniquement pour faire émerger les bases économiques de leur distinction. C’est-à-dire que la distinction des ordres n’est jamais abolie, c’est un fait réel d’institution ; lorsqu’on cherche des classes, on ne cherche pas des classes, c’est-à-dire à chasser des ordres pour trouver celles-là, on cherche à trouver les fondements économiques qu’une certaine problématique occultait. Que faut-il donc entendre par « Les luttes de classes dans la cité grecque », titre du premier chapitre de Mythe et Société en Grèce ancienne (1974) ?
J.-P. VERNANT : – J’essaie de répondre à tout cela. Premier point, l’émergence d’un plan politique, si je peux dire, fonctionnant comme tel, vécu comme tel, pensé comme tel, bénéficiant d’un vocabulaire propre et reposant sur des institutions qui font que c’est une réalité que nous pouvons saisir, – cette émergence est liée, premièrement, à des conflits tout à fait clairs. Prends quelqu’un comme Solon : les conflits sont tout à fait nets ; prends les témoignages d’un Théognis : on voit ces paysans qu’il décrit quasiment comme des bêtes sauvages, vêtus de peaux animales et qui erraient dans les alentours de la ville, qui maintenant se sont emparés des choses ; ou quand Solon parle de ces deux meutes entre lesquelles il se tient comme une espèce de borne ; on sent très bien ici, dans des textes littéraires, une conscience aiguë d’un conflit entre deux groupes pour le pouvoir. Et ce conflit-là comporte, dans une très large mesure, des implications politiques, mais il s’y trouve en même temps d’autres implications, parce qu’il concerne aussi un problème d’abolition de dettes, de transformation du statut des paysans, car il y a tout le poids de leur volonté d’être entièrement maîtres de leurs champs, ce qui leur donnera, non seulement une autonomie sur le plan que nous dirions économique, mais aussi une capacité d’être à égalité avec les anciennes aristocraties. En revanche, si nous regardons les luttes au moment des tyrannies, ou au moment des réformes de Clisthène, là nous voyons justement que les revendications proprement économiques passent au second plan et que les efforts faits visent dans l’ensemble à définir, à préciser, à délimiter plus nettement le jeu d’exercice du pouvoir entre égaux. Les réformes de Clisthène, c’est une façon de fusionner l’ensemble de l’Attique et de réglementer, de façon aussi précise que possible, par une définition des emplacements des tribus et des dèmes et par le fonctionnement des institutions démocratiques, l’exercice du pouvoir politique entre des gens conçus comme des égaux. De telle sorte qu’à tour de rôle chacun, suivant le calendrier, suivant sa place dans l’échiquier de l’Attique, à la fois commande et obéisse. Et n’obéisse que dans la mesure où il a commandé. Dans ce cas, on voit clairement comment les conflits sont absolument liés à la délimitation et à la précision de ces règles du jeu politique. Tout cela est accompli de façon très consciente, ce qui permettra aussi le développement d’une pensée politique, d’efforts pour discuter sur les constitutions, pour voir comment elles fonctionnent à tel ou tel endroit, comme on le voit dans les enquêtes d’Aristote, ou pour définir philosophiquement même les meilleures constitutions, comme on le voit dans la République de Platon. Second point : les classes. Il est évident que ces luttes ont lieu dans le cadre de la vie politique. Par conséquent, en sont exclus ceux qui n’appartiennent pas à ce cadre et, par là même, on ne peut pas dire que les esclaves comme groupe soient un des éléments moteurs de la dynamique sociale, du mouvement historique dans l’Antiquité grecque à l’époque classique ; pour moi, c’est absolument clair, on ne peut pas citer un texte qui prouve le contraire. Donc il serait absurde de dire a priori que c’est la lutte des esclaves et des possesseurs d’esclaves qui permet à un marxiste de comprendre le mouvement de l’histoire dans la cité grecque ; d’ailleurs, Marx à aucun moment ne l’a dit ni pensé. Est-ce qu’on peut employer le mot « classe » ? Tu as l’air de me dire que je l’ai employé ; je te répondrai que, si l’on regarde mon chapitre de près, on peut constater qu’il consiste essentiellement à avertir : « Vous utilisez un terme, faites bien attention que ce terme a un sens précis dans un contexte qui est celui de sociétés où des groupes sociaux peuvent être définis par leur position dans le système de production, et où il y a une cassure nette entre les propriétaires des moyens de production et les ouvriers sur le marché du travail ; dès que vous vous trouvez dans un contexte qui n’est plus celui-là, ou bien vous employez le terme “classe” d’une façon vague, ou bien, si vous l’employez dans un sens précis, c’est-à-dire en lui donnant le contenu qu’il a dans la société capitaliste, c’est anachronique et vous ne comprenez plus les faits. » C’est là le sens de mon texte.
J.-P. VERNANT : – Là aussi il y a un itinéraire. Si tu pars de mon premier livre sur Les Origines de la pensée grecque, le mythe y fait figure de repoussoir, c’est-à-dire que ce qui m’intéresse, c’est la raison ; je suis un rationaliste, et ce qui m’attirait, c’était de comprendre comment on avait pu à un moment donné penser de cette façon scientifique qui me paraît normale. Donc je regardais comment la raison s’était dégagée du mythe, quels étaient les écarts, quelles avaient été les conditions qui avaient favorisé ce passage, et comment on y trouvait à la fois des continuités, des changements de plan dans le vocabulaire, dans la logique du récit. Seulement, au fur et à mesure que je faisais cela, un autre glissement s’est effectué. Parti du problème : « Comment est-on passé du mythe à la raison ? », j’en suis venu à m’interroger : « Qu’est-ce que c’est que le mythe, comment ça fonctionne, quel type de pensée cela recouvre-t-il ? », et à l’examiner pour lui-même. C’est ainsi que, de plus en plus, j’ai été en quelque sorte happé vers ce que Godelier me présentait un peu comme une sorte de contradiction en me disant : « C’est une inflexion, tu es maintenant installé dans le mythe et la religion grecs, tu es dans cet univers. » Eh bien oui, c’est vrai, je suis dans cet univers, parce que c’est un univers. Là aussi, comprenez-vous, les choses ne sont pas simples – ici je fais des confidences : la première organisation à laquelle j’ai adhéré lorsque j’étais tout jeune (je devais avoir seize ou dix-sept ans), organisation qui a été supprimée depuis, s’appelait l’Association internationale des athées révolutionnaires, et était la section française d’une organisation dont le siège se trouvait à Moscou. C’est-à-dire que je suis venu au marxisme par l’athéisme révolutionnaire. Et donc le problème de la religion était pour moi simplement un problème d’idéologie. Mais, une fois que j’ai été dans le bain, que j’ai été plongé dans les mythes grecs, dans cette religion grecque, j’ai bien vu que les rapports de la religion et de la société ne sont pas des rapports simples ; d’autre part, j’ai regardé aussi un peu mieux l’histoire du marxisme et les textes mêmes de Marx, et j’ai vu que peut-être l’idée que je m’en faisais était un peu sommaire. De plus en plus, je me suis posé ces problèmes d’analyse interne de la pensée religieuse ; j’ai essayé de saisir, sur certains plans, la façon dont une société ne peut pas être comprise si on ne fait pas intervenir, non seulement les institutions religieuses officielles, mais aussi tous les groupements divergents, sectaires, marginaux, et les rapports de ces aspirations religieuses des groupements marginaux avec ce qui est le centre de la vie sociale et le noyau de l’expérience religieuse. En même temps, il y avait autre chose que je ne pouvais pas ne pas penser : ce qui caractérise la pensée religieuse, c’est qu’elle s’exprime à travers des formes d’expression symbolique très fortement organisées, qu’il s’agisse des rituels, qui sont très précis, se répètent, comportent toute une mise en scène, des mythes, eux aussi très élaborés, très complexes, très riches, ou des représentations figurées, qui obéissent à toutes sortes de règles particulières. Or, tout le développement de l’anthropologie et des sciences humaines a insisté sur l’importance des systèmes symboliques et il me semblait en ce sens nécessaire, pour essayer de comprendre le fonctionnement de ces systèmes symboliques, de les prendre là où, en quelque sorte, ils sont le plus symboliques, où l’attention, le soin de définir les plans des symboles, le rite, le mythe, la représentation figurée, d’établir des langages, de les enrichir, de les reprendre indéfiniment tout en les conservant fidèlement, se manifestent le mieux ; là aussi où le rapport entre le symbole et la chose qu’il symbolise apparaît aux hommes, qui ne se sont jamais posé de questions sur la fonction symbolique, comme un rapport de distance. Si je prends par exemple les Grecs, ils ont cru, ou ils ont fait semblant de croire (Platon par exemple dans certains passages du Cratyle), que le langage est transparent, qu’il dit la chose même… Mais personne n’a jamais cru qu’un rite religieux, qu’une statue ou qu’une idole soit le dieu… Ils ont toujours su que c’était une certaine façon de se représenter le dieu, mais que le dieu était bien au-delà. Autrement dit, les phénomènes religieux sont des phénomènes symboliques dont la fonction est à la fois évidemment de donner aux gens la présence divine, en quelque sorte de la leur mettre sous le nez, et en même temps de leur faire comprendre que, bien que placé sous leur nez, le dieu est bien au-delà. Ce qui est fort intéressant. Dès que l’on s’aperçoit de cela, on voit que, dans un système religieux, qu’on le prenne au niveau du mythe, au niveau de la représentation figurée (que j’essaie de regarder en ce moment où nous traitons le problème de l’image divine et de la fabrication des images divines) ou à quelque autre niveau d’expression, on a en même temps des systèmes articulés, une espèce de savoir, de grammaire, une façon de déchiffrer, de classer les événements, les faits, de montrer la place de l’homme dans le monde. Il y a donc des systèmes classificatoires très bien organisés et il est tout à fait clair qu’un panthéon est en même temps et indissolublement une expression des hiérarchies sociales : Zeus est tout à fait en rapport avec la position d’Agamemnon dans le monde homérique, l’Athéna du Ve siècle est tout à fait en rapport avec les cultes poliades de la cité et, comme je l’ai dit ailleurs, chez Démosthène, Athéna, au fond, c’est Athènes. Ainsi le mythe est complètement intégré à la vie sociale, mais il est en même temps autre chose : c’est un système classificatoire qui pour moi, en tant que marxiste, pose un problème considérable.
C’est un problème qui se situe un peu au même niveau que ceux de la langue : d’où vient cette permanence du mythe qui va durer même au moment où il y aura de profondes transformations à tous les autres niveaux ? Qu’on prenne la religion homérique, celle du Ve siècle ou du monde hellénistique, je ne prétends pas qu’il n’y a pas eu de changements, mais je dis quand même qu’en gros le panthéon, dans ses structures essentielles, est resté quelque chose de très stable et, comme nous avons essayé de le montrer avec Detienne dans Les Ruses de l’intelligence, que d’énormes pans de mythologie vivante sont restés présents, non seulement chez des mythographes savants qui s’amusaient à faire de l’archaïsme, mais dans des domaines de la vie sociale, dans le travail, dans la façon dont l’artisan se représente la réussite dans son métier, dont le chef naval ou le chef de guerre conçoit la manœuvre qu’il va faire, etc. Cela nous pose le problème des rythmes différents d’évolution de l’histoire, et ce problème-là, vous comprenez bien qu’il m’intéresse parce que, en tant que marxiste et en tant qu’homme qui s’est trouvé si longtemps engagé dans une aventure politique, dans des solidarités, dans des espoirs politiques, je ne peux pas ne pas avoir été frappé, d’autre part, par le fait que les révolutions sociales dont je suis contemporain, que ce soit en Union soviétique ou en Chine, posent, sur toute une série de plans, ce terrible problème des persistances dans les habitudes politiques, dans la nature des rapports interpersonnels, dans la texture de la vie sociale et dans les systèmes de pensée. On peut parler de survivances et prétendre qu’elles mettent du temps à disparaître, mais ce n’est pas adéquat, ce n’est pas du tout ainsi que les choses se présentent. Le fait est qu’on ne peut pas comprendre la forme des rapports politiques en Union soviétique, si on n’a pas présente à l’esprit l’absence de vie et de traditions politiques dans la Russie ancienne, si on ne voit pas que les formes de vie, les formes de pensée sont les mêmes, que, par conséquent, il y a une sorte de passivité ou de reprise d’anciennes structures qui n’ont pas été du tout détruites par des révolutions se déroulant à d’autres niveaux, qu’en Chine par exemple, là même où la Révolution culturelle a senti le problème et s’est efforcée d’y parer en déracinant une culture traditionnelle qui était une culture de lettrés, les formes dans lesquelles ce déracinement s’est effectué sont en quelque sorte les formes traditionnelles que la Chine a toujours connues et pratiquées. Dans ces conditions, je me dis que la recherche que je mène sur ces espèces de profonds courants qui cheminent à la façon dont une langue se maintient, dont des formes de pensées se conservent, débouche quand même sur une énorme question.
J.-P. VERNANT : – Oui. Sur ce point, je suis entièrement d’accord, et c’est peut-être là, au fond, l’essentiel du trajet que j’ai suivi en quelque sorte sans le vouloir, du chemin où j’ai été mené à travers ma recherche, puisque, en employant l’expression « Du mythe à la raison », je voulais montrer qu’il n’y a pas de miracle grec, mais que néanmoins la raison, c’est la raison. Or, ce que je constate, c’est non seulement sa fragilité, mais le fait que ce type de raison est historiquement conditionné et qu’elle changera, qu’elle est liée à des modes d’expression, de raisonnement : je l’appelle souvent une raison rhétorique, une raison démonstrative. Et puis il y a une raison mathématique, qui est déjà différente ; ce n’est pas encore une raison expérimentale, une raison physicienne ; en mathématique, d’ailleurs, peut-être y a-t-il aussi plusieurs formes de rationalité. Elle est donc localisée, elle est relativisée, elle est fragile, c’est-à-dire que, par exemple, à l’époque hellénistique, en même temps qu’on voit se développer des études médicales, d’une part, et aussi des études mathématiques, beaucoup plus savantes, beaucoup plus fines, on assiste au retour en masse, quelquefois chez le même homme, d’attitudes religieuses, superstitieuses, répondant au besoin de se trouver un cadre général explicatif, du type néoplatonicien ou gnostique. Les choses ne sont pas du tout univoques, ni directes.
Plus encore – et je crois que c’est le principal – nous avons voulu montrer, avec Detienne, dans Les Ruses de l’intelligence, ceci : les conditions propres à la Grèce, qui ont permis tout ce démarrage, cette espèce de constitution d’un champ politique avec, dans les affrontements, des notions claires de ce qu’il représente, et en même temps le dégagement de toute une série de domaines de pensée obéissant à des règles avec discussion – chacun étant en quelque sorte critiqué et contrôlé par les autres, de sorte qu’il y a des domaines d’expérience qui sont ainsi bien définis avec des langages particuliers pour les exprimer –, tout cela n’a été possible (les choses se passent, grosso modo, vers le IVe siècle, au moment où il y a des écoles de philosophie) qu’en oblitérant des aspects de l’intelligence, de la pensée, qui jouaient un rôle fondamental. Ces aspects s’exprimant dans le mythe, c’est-à-dire à travers des structures du panthéon, étaient une forme d’intelligence appliquée au domaine du mouvant, de l’indécis, de ce qui n’a pas de forme précise, de l’ondoyant, du multiple, du poulpe ou du renard. Autrement dit, il s’agit aussi de ce qui s’exprime chez un héros comme Ulysse, le rusé, le menteur – le mensonge n’étant pas du tout ici le contraire de la vérité : le menteur, c’est celui qui sait le vrai, mais qui, en plus, est capable d’utiliser sa connaissance du vrai pour obtenir certains effets parfaitement valables. Tout ce plan-là est extrêmement vaste, puisque c’est lui qui est à l’œuvre en Grèce dans tout le monde du travail et des techniques, puisque les techniques ne sont pas du tout de la science appliquée, mais l’effet de ce type d’intelligence, de ce flair, et aussi de cette espèce de connivence que peuvent avoir des professionnels avec un matériau, la compréhension de ses propriétés mécaniques, de ses possibilités d’ajustement, tout cela joue un rôle énorme, sans lequel une société ne peut pas fonctionner ; et il en va de même de l’intelligence politique, qui n’est pas celle du mathématique, qui suppose des qualités de flair, la capacité de comprendre à l’avance ce qui n’est pas encore visible, ou encore de celle que l’on voit à l’œuvre chez les marins, et en même temps dans l’art du sophiste ; bref, il s’agit là de tout un plan de l’intelligence qui, dans la Grèce archaïque, trouvait à s’exprimer, au niveau religieux, dans des personnages divins qui avaient des fonctions très précises, et dans des mythes qui, en quelque sorte, mettaient ce type d’intelligence en musique. Tout cela, lorsque la philosophie, la raison grecque, arrive, elle le dévalorise, parce que c’est une raison du discours démonstratif, de la mesure, et qu’elle porte sur des valeurs, sur des êtres immuables, d’une immutabilité semblable à celle des êtres célestes.
J.-P. VERNANT : – Oui, c’est vrai. Simplement, ce que je dis à propos de la religion, c’est que le projet d’un homme comme Hésiode, c’est d’arriver, à travers son récit généalogique, à montrer comment il y a un univers dominé par les dieux avec, au sommet, un Zeus souverain qui non seulement a établi un ordre, mais qui a fait en sorte que cet ordre ne puisse plus être remis en question – c’est cela, le mythe hésiodique : cet ordre a été scellé. Mais ce que montrent aussi ces mêmes mythes, c’est que le dieu souverain ne peut sceller l’ordre que dans la mesure où il a été auparavant capable de s’assimiler tout ce qui est la puissance formidable du chaos, c’est-à-dire tout ce qui relève du mouvant, de l’incertain. Le vrai souverain, c’est celui qui, pour établir l’ordre, a pu en quelque sorte intégrer ce qui est au-delà de l’ordre, ce dont l’ordre est issu. Tandis que la raison grecque, elle, va, sous une forme beaucoup plus nette, beaucoup plus délimitée, constituer un monde d’essences immuables, opposé assez profondément à ce monde d’Hésiode. Je sais que c’est moins simple, mais, pour l’essentiel, c’est quand même une tradition de la raison grecque qui va peser d’un poids très lourd dans l’histoire. Et il est nécessaire de se rendre compte que cette raison-là ne couvre qu’une partie du champ épistémologique, et que ce qui était la mètis des Grecs, la science d’aujourd’hui essaie de l’atteindre par des procédures d’un autre type.
M. GODELIER : – Mais, si l’on voulait dessiner les contours du champ de la mètis, on s’apercevrait qu’il englobe tout l’empirique, l’ensemble des synthèses intuitives, des tours de main, c’est-à-dire la multiplicité créatrice et inventrice, quotidienne, des hommes, et aussi l’art des rapports sociaux. Donc cette raison tournée vers les essences immuables, qui va être à la fois prodigieusement efficace et singulièrement isolée, quant à elle, n’a pas encore été capable d’énoncer quoi que ce soit sur tout ce qui fait cette vie quotidienne investie par le mythe et par le savoir-faire en même temps, par l’efficacité du quotidien, qui fait vivre les gens, et à la fois par le mythe, qui est le discours par lequel on s’explique, on pense cette complexité fluide. Nous constatons que l’anthropologie a montré – les travaux de Lévi-Strauss le rappellent – que le mythe est entièrement investi du concret, qu’il est la science du concret. Autrement dit, il y a quelque chose dont la raison grecque toute triomphante ne peut pas encore triompher, c’est justement de la multiplicité quotidienne de l’existence, de l’efficacité concrète des gestes et des rapports sociaux – où vit le mythe –, c’est-à-dire que pour nous, athées et rationalistes, la raison théorique affronte là des raisons d’expérience qui ne peuvent pas se développer ni exister sans le mythe, c’est-à-dire sans la pensée religieuse, comme unificatrice de cette expérience, la plus concrète, la plus quotidienne. C’est très important pour nous : la raison expérimentale, c’est celle qui, au-delà de la raison logique, permet ensuite de rendre compte des données de l’expérience, de passer aujourd’hui de la logique à l’empirique à travers l’expérimental. Mais ce que tu montres dans ton livre sur la mètis, c’est qu’en définitive, quand tu parles d’oblitération, de masque et d’occultation, c’est la vie quotidienne qui est occultée aussi dans la philosophie, et la richesse des synthèses qui font vivre quotidiennement ; or, dans ces synthèses quotidiennes, le mythique et le religieux sont rois et ne peuvent pas être détrônés ; voilà les limites que tu viens de mettre en lumière.
J.-P. VERNANT : – Tu as raison ; je pense qu’une partie de ce domaine, la science contemporaine, d’abord parce qu’elle est science expérimentale, essaie de l’atteindre, sans y parvenir entièrement. Nous parlons à un moment donné, dans la conclusion de notre livre sur la mêtis, de cette condamnation de l’intelligence stochastique. Aujourd’hui, il y a tout un plan de la connaissance qui, justement, se définit comme un savoir stochastique, en sorte que ce plan-là peut être récupéré par la raison. De là à dire que tout est récupéré et récupérable, certainement pas ! Notamment dans ce qui se situe au niveau de l’expérience quotidienne, de l’intelligence quotidienne, qui s’exerce dans les rapports avec les êtres et dans la vie sociale. Je pense que ce type de raison, qui nous vient peut-être des Grecs et a subi beaucoup de transformations (beaucoup plus qu’un rationaliste naïf pourrait le croire), qui s’exprime, par exemple, dans la rationalité économique du système capitaliste, qui est une rationalité de calcul, d’efficacité, etc., porte témoignage qu’il y a un énorme champ de la vie sociale qui reste en dehors, dans l’ombre, par rapport à sa façon de poser les problèmes. Si on voit aujourd’hui un tel besoin chez les jeunes, et pas seulement chez eux, de trouver des réponses dans des attitudes de secte, ou dans des retours à des pratiques orientales comme le yoga ou n’importe quoi d’autre, c’est certainement aussi parce que la rationalité sociale dominante est incapable de prendre en compte et d’investir les préoccupations de ces gens-là.
M. GODELIER : – Ne te semble-t-il pas que tes travaux, comme d’autres actuellement, aboutissent à montrer l’existence de conditions de connaissance qui ne sont portées par aucun sujet ? Je veux dire que le politique désacralise en partie la vie, mais que reste, tout autour, l’immense mer du quotidien non encore dominable ni dominé. Le philosophique sort de ce domaine politique, qui a déjà désacralisé une partie des rapports sociaux, mais le reste, immense et fluide, le mythe et le religieux, le sacré, existe quotidiennement, très élaboré. A notre époque il y a une désacralisation plus profonde encore du réel, qui est porteuse d’une connaissance au-delà des intentions et des élaborations, de sorte que, si on peut s’attaquer au quotidien par l’expérimental, c’est parce qu’il est frappé d’une désacralisation générale. Je veux dire par là que le couple capitalisme-industrie, cette combinaison unique, a tout désacralisé ou posé l’hypothèse que tout est désacralisé, et que, du coup, les rapports sociaux émergeant sans que personne ait voulu les faire émerger, constituent, j’allais dire un acte de connaissance, une condition de connaissance qui fait qu’a priori tout est à penser rationnellement ; ce n’était pas forcément le cas, car cet a priori, du point de vue logique, est a posteriori par rapport à cette remise en place, à cette transformation du réel social ; or, n’est-ce pas à ce moment-là qu’il y a des progrès de ce qu’on nomme la raison ? Nous voyons chez les Grecs des rapports sociaux qui désacralisent un domaine et qui permettent, dans cette niche désacralisée, d’exercer la philosophie et bien d’autres choses, mais c’est lacunaire. C’est important, mais c’est localisé ; il faut d’autres rapports sociaux pour que la désacralisation s’achève, ou soit a priori pensable jusqu’au bout, pour que le quotidien, dans sa fluidité, soit lui-même non receleur de mythes et de rites. De sorte que non seulement tu contribues à déterminer une rationalité singulière et à éclairer sa naissance, mais en même temps, par la mise en évidence du processus, c’est-à-dire du politique ouvrant la voie du rationnel, tu nous montres aussi peut-être une des conditions d’élargissement de la rationalité, d’application universelle de la raison aux domaines du réel, y compris le réel humain ; cela veut dire que tu montres par ton travail qu’il n’y a pas de critique de la vie quotidienne possible chez les Grecs, et pourtant que la vie quotidienne est remodelée par une réalité politique elle-même lancée dans les discours confrontés de la raison.
J.-P. VERNANT : – Il y a d’autant moins critique de la vie quotidienne qu’un des traits, par exemple à l’époque de la tragédie, au Ve siècle, qu’on voit très bien se préciser, c’est que lorsque s’opère ce dégagement du plan politique, avec en quelque sorte sa clarté, sa transparence, y compris dans ses rapports avec le religieux, avec des dieux qui sont des dieux politiques, un élément d’opposition apparaît dans la tragédie, spécialement chez Euripide, et sans doute dans les institutions : c’est l’opposition entre la polis (l’État) et l’oikos (la maison), c’est-à-dire les rapports familiaux. Euripide a joué de cela, des rapports interpersonnels entre les gens qui, eux, échappent au domaine politique ; Euripide sent au fond que ce n’est pas le même type de rationalité. On peut dire que, chez les deux premiers grands tragiques, Eschyle et Sophocle, c’est l’opposition de la réalité juridique et politique par rapport au passé mythique qui occupe le premier plan ; chez Euripide, il y a autre chose, le mythique est pris avec une certaine distance ironique, et le vrai problème, c’est l’opposition entre le domaine politique, ou un mythique qui est inclus dans le politique, et, en face, les gens, les individus, leurs relations personnelles ; à la place de la famille des Atrides et de la malédiction qui pèse sur elle, eh bien, on a le mari et la femme, le frère et la sœur dans leurs rapports de frère et sœur, et c’est là la naissance d’un autre tragique, c’est l’apparition de quelque chose qui est en dehors du plan politique et qui ne peut pas s’y réduire, c’est autre chose.