Aspects de la personne dans l’œuvre de Jules Renard


Qui fut cet homme nommé Jules Renard ? Comment l’identifier ? En scrutant les divers visages que, de sa naissance à sa mort, présente sa biographie ? Mais comment repérer, dans la trame de son existence, le fil qui unit le petit Poil de Carotte de son enfance, isolé dans la haine de sa mère, au jeune homme de lettres parisien, courant théâtres, salons, cénacles pour y forcer la gloire tout en restant fidèle à sa mission d’écrivain, à sa conception presque ascétique du métier des lettres, et, à l’âge mûr enfin, au père de famille revenu, comblé d’honneurs, vivre et mourir au pays natal comme maire de sa commune ?

Peut-être est-ce dans ses œuvres, récits, romans, drames, qu’il faut chercher le vrai Renard ? Lui-même nous y invite quand il écrit : « J’ai trop mis de ma personne dans mes livres. » Le rapport cependant de l’auteur à ses ouvrages n’est ni simple ni univoque. L’écrit n’est pas pour l’écrivain un miroir où il se reflète, mais un dur travail où sans cesse il se cherche et se perd : en écrivant, il se fabrique, « se rectifie », comme le dit Renard, et aussi bien, à force de se mettre dans ses livres, il se retrouve vidé, sans plus savoir qui il est ni où il se tient, « rongé comme un os », constate encore Renard. En observant les autres, sur le vif, autour de lui, l’écrivain prélève des morceaux d’humanité pour en nourrir personnages et récits. Ses choix ne sont pas opérés au hasard ; ils sont d’emblée littéraires, orientés vers l’écrit qu’ils préparent, marqués par le style de l’écrivain, sa « manière », comme la figure tracée par la main du peintre traduit sa vision plastique. Entre ce qu’un auteur projette de lui-même dans les personnages auxquels il prête vie et ce que, à travers l’expérimentation littéraire, il emprunte à autrui pour l’intégrer à sa propre existence, la frontière est aussi floue qu’entre le fictif et le réel dans un récit ou un roman. Dans ses livres comme dans sa vie, le vrai Renard est introuvable.

Reste le journal intime. N’est-il pas ce lieu secret où chacun, jour après jour, peut consigner ce qu’il est seul à savoir de lui-même parce que, loin des feux de la rampe, il n’a plus à jouer son personnage, mais à témoigner sans complaisance de ce qu’il est ? « Avec ma lanterne, confie Renard dans son Journal, j’ai trouvé un homme : moi. Je le regarde. » Cet homme que Renard a trouvé et qu’il appelle moi, il l’examine du même regard qu’il porterait sur tout autre homme (je le regarde) et la lanterne qu’il brandit ne diffuse pas d’autre lumière que cet éclairage littéraire qu’il s’efforce, comme romancier, de mettre au point. Le journal intime permet à Renard de se penser, de se poser par rapport aux êtres de chair et de sang qu’il lui est donné d’observer et auxquels il va donner forme et consistance en les transposant, dans l’écriture qui lui est propre, en personnages de fiction romanesque. Renard sait bien que son journal intime, comme ses livres, est destiné à la lecture : œuvre littéraire, il est écrit pour être lu. C’est le journal d’un écrivain qui réfléchit sur son métier, s’y exerce en se confrontant lui-même aux figures dont il trace le portrait, qui se met, comme auteur et individu humain, à l’épreuve de ses procédés d’écriture. Pas plus que la biographie ou les œuvres, le journal intime n’a le privilège de livrer, dans une prétendue transparence de l’écrivain à lui-même, les clés de ce que fut son « moi ». Il n’y a pas de voie royale, directe, immédiate, pour accéder à la personne. Il faut procéder par détours et tâtonnements ; on suit des traces, on marque des points de repère en recoupant et rapprochant des témoignages d’ordre divers, dans la vie et dans les textes. Chacun, pour mener l’enquête, doit construire son itinéraire comme un enfant rassemble, pour en faire une image, les pièces dispersées d’un puzzle. Mais d’un puzzle qui ne serait jamais achevé, qui ne déboucherait sur aucune figure unique et stable.

Gabrielle Hirzel n’a pas intitulé sa recherche « La personne de Jules Renard », mais Aspects de la personne dans l’œuvre de Jules Renard. Elle était à bonne école pour savoir qu’en chacun de nous la personne sans cesse se fait et se défait, que nous ne sommes jamais achevés et n’existons, au plus intime de nous-mêmes, que dans les rapports mouvants et divers qui nous lient et nous opposent aux autres.

C’est pourquoi, quand nous cheminons dans le sillage de G. Hirzel, profitant des lumières qu’en confrontant sa vie, ses œuvres, son Journal, elle jette sur les traits qui lui semblent, dans la physionomie de Jules Renard, les plus significatifs, nous avons l’impression qu’elle nous parle aussi d’elle-même. Comme si, pour aller vers Renard, il fallait, à travers la curiosité que ce personnage singulier lui inspire, mêler les aspects de la personne chez celle qui conduit l’enquête et celui qui en est l’objet. Non plus Jules Renard « tel qu’en lui-même », mais Renard dans le rapport que Gabrielle Hirzel établit avec lui, en même temps qu’avec sa propre vie et son écriture poétique.

Au départ donc, trois pôles : la vie, les œuvres de fiction, le Journal, se distinguant et se répondant en écho, par des effets multiples de miroir. A l’arrivée, deux personnes, semblables et différentes, dont l’une révèle certains de ses aspects en réfléchissant sur l’autre. Mais l’enquête de G. Hirzel sur Jules Renard fait intervenir une troisième personne, sans laquelle le texte que l’on va lire ne serait pas ce qu’il est : Ignace Meyerson. C’est lui qui, dans Les Fonctions psychologiques et les Œuvres, dans ses articles, dans le colloque consacré à ces problèmes, a inlassablement traqué la personne, retracé son histoire, exploré ses frontières mouvantes, ses dimensions multiples, souligné ses complexités et son inachèvement. C’est lui aussi qui a dirigé et orienté, dans le cadre d’un diplôme de l’École des hautes études, la recherche de Gabrielle Hirzel. L’auteur lui a dédié son ouvrage. En exergue elle a écrit : « A Ignace Meyerson, un maître. » Un maître et non, comme on aurait pu s’y attendre, mon maître. Le remplacement du possessif par l’article indéfini n’est évidemment pas fortuit. Il jette une vive lumière sur la personne de Meyerson, sur celle de G. Hirzel, sur leur rapport. Meyerson ne s’est jamais voulu le maître à penser de quiconque ; il ne jouait pas les gourous ; et Gabrielle Hirzel, dans l’admiration qu’elle éprouvait pour lui, est toujours demeurée dans sa propre ligne ; au cours de son travail, elle n’a cherché ni à répéter, ni à imiter, ni à commenter, mais à rester fidèle à ce que lui dictaient sa sensibilité et son expérience de vie. Meyerson était un savant et un professeur. Il mettait sa pensée et son savoir à la disposition d’autrui. Convaincu que telles étaient sa tâche et sa mission, il faisait confiance à ceux qui venaient l’écouter pour s’attacher à lui et à son enseignement ; il les confortait dans le sentiment que le métier de chercheur, pour avoir ses contraintes et ses exigences, n’en était pas moins à leur portée à condition qu’ils le veuillent. Pour beaucoup, cela signifiait, avec des curiosités et des intérêts nouveaux, un horizon élargi, une mutation intérieure, une façon différente de se situer face aux autres et à soi-même. Dans la relation avec « un maître » s’amorçait un changement de la personne. Et dans ce changement se faisait jour une sensibilité plus fine et plus sûre, une écoute plus attentive aux aspects de la personne chez autrui.

Ce vœu pour terminer : que les lecteurs profitent de l’expérience qu’a vécue Gabrielle Hirzel quand elle est partie sur les traces de Jules Renard, jouant des interférences entre la personne de cet auteur, la sienne, celle du maître. Ils comprendront mieux les mots de Meyerson sur lesquels se ferme ce travail : « On passe sa vie à se fabriquer et à se défaire. »