Ce livre intitulé Les Grecs sans miracle (1983) paraît pour le centenaire de la naissance de celui qui fut notre maître, vingt ans après sa mort, quinze ans après la publication par nos soins, chez Maspero, de l’Anthropologie de la Grèce antique. Qu’en est-il de ce second volume ? Vient-il tout bonnement s’inscrire dans la même ligne que le premier, comme sa simple suite ou son prolongement ? Je ne le crois pas, et pour plusieurs raisons.
La première tient à la composition même de l’ouvrage, à son contenu, au caractère des documents que Riccardo Di Donato a rassemblés. En dehors de quatre études réunies sous le titre « Varia », et qui auraient pu aussi bien trouver place dans notre recueil, parce qu’elles sont conformes aux critères qui avaient dicté notre choix, tous les textes ici présentés sont de nature différente et leur regroupement en un même ensemble ouvre sur la personne et sur l’œuvre de Louis Gernet une perspective nouvelle. Ils invitent en quelque sorte le lecteur à se déplacer par rapport à ce qu’il peut connaître des travaux de ce savant, à se situer ailleurs pour les examiner d’un autre point de vue, avec un regard neuf. Ces textes s’échelonnent du début du siècle jusqu’en 1960, peu avant la mort de leur auteur. Ils comprennent, d’une part, des inédits, d’intérêt majeur, que R. Di Donato a retrouvés entièrement rédigés dans les papiers que notre maître a laissés. Ensuite, des comptes rendus, des études critiques à travers lesquels nous pouvons suivre, comme si nous marchions dans ses pas, la façon dont Louis Gernet a réagi aux grandes œuvres qui ont marqué, au long d’un demi-siècle, le cours des études grecques, en France et à l’étranger, dans les domaines de l’histoire économique, sociale, politique, juridique, religieuse et philosophique. C’est tout le champ d’une discipline en mouvement, avec ses orientations diverses, dont nous saisissons, dans et par ces textes, les enjeux, scientifiques et idéologiques. Au terme du volume, sous le titre « Politique et culture », on trouvera les écrits de Gernet, jeune militant socialiste avant la Première Guerre mondiale, puis doyen de la Faculté des Lettres d’Alger s’engageant comme homme public, pendant les épreuves de la Seconde Guerre, avec la même rigueur et la même modestie qui étaient celles de l’universitaire et du savant ; enfin, au soir de sa vie, prenant parti, en dépit du scandale et des risques, face aux événements, pour lui insupportables, de la guerre d’Algérie.
Pourquoi cette association de textes en apparence si divers ? Qu’est-ce qui justifie, en dehors de l’intérêt particulier qu’on porte au savant helléniste, leur regroupement et leur publication ? Quel est le fil qui, dans la trame de ces différents écrits, les lie assez fortement les uns aux autres pour donner à leur ensemble une signification et une valeur exemplaires ? En bref, à quelle exigence d’ordre général, au-delà de la personne de Gernet et peut-être même de son œuvre, répond le volume tel qu’il est publié aujourd’hui ?
Nous touchons ici au second type de raisons qui explique, dans la présentation du volume, l’écart entre l’Anthropologie de la Grèce antique et Les Grecs sans miracle. Ce qui, entre-temps et de l’un à l’autre, a changé, c’est d’une certaine façon Gernet lui-même : je veux dire que, sous nos yeux, des années soixante aux années quatre-vingt, le statut de son œuvre scientifique s’est modifié ; on pourrait presque parler, à leur sujet, d’une sorte de mutation. Avec le recul, la recherche de Gernet est venue occuper, aux points stratégiques des débats en sciences humaines, la place qui lui revient. Pour l’historien des idées, elle prend aujourd’hui, associée à celle d’autres hommes de sa génération qui furent ses amis, figure de modèle, non seulement dans le domaine des études classiques qu’elle a contribué à redéfinir et à réorienter, mais plus généralement dans la perspective d’une histoire intellectuelle de la France, durant la première moitié du XXe siècle. Ce qui, dans la mouvance de l’école sociologique française, unissait toute une cohorte de savants de spécialités diverses et leur donnait, par-delà leurs traits individuels, comme une facture commune, un style de pensée et une forme morale analogues, c’était dans un même horizon l’adhésion à un système de valeurs qu’on peut appeler démocratiques, une conception rigoureuse et ouverte du travail de recherche, la conscience très vive du poids des réalités sociales à tous les niveaux de l’histoire, un renouvellement en profondeur de l’image de l’homme. Pour ne parler que de Gernet, à travers lui, sans que ses contemporains hellénistes en aient eu conscience, le passage s’est opéré, avec toutes ses implications et ses conséquences, de l’humanisme traditionnel – celui du miracle grec – à une anthropologie historique.
Sur ce décalage entre Gernet et ses collègues comme sur la distance, pour l’appréciation de son œuvre, entre hier et aujourd’hui, on me permettra, en évoquant mes souvenirs, d’apporter un témoignage. Peu après la mort de Gernet, j’ai retrouvé, corrigés, complétés, classés dans un dossier tout prêt, des textes qu’il était sur le point de confier à une célèbre maison d’édition qui, m’avait-il dit, attendait pour le publier qu’il lui ait remis ce dossier. Aux discussions que nous avions eues à plusieurs reprises sur le choix des écrits et l’ordre de leur présentation, on pouvait juger de l’importance que leur auteur accordait à cet ensemble, où il voyait sans doute comme son testament intellectuel. J’allai donc porter les textes avec, de la main même de Gernet, le plan du volume, au directeur de la maison qui exerce sur les publications relatives à l’Antiquité classique, sinon un entier monopole, du moins une régence incontestée. C’est pour elle que Gernet avait mis au point naguère ses éditions d’Antiphon, de Lysias, et les quatre volumes des plaidoyers civils de Démosthène. J’avais le sentiment de déposer entre les mains de son directeur le cadeau très précieux qu’il attendait de mon maître ; à l’avance, j’imaginais sa joie et sa reconnaissance. Je dus déchanter. Avec une bonhomie ironique, on m’expliqua que Gernet était un original, sympathique certes, un peu farfelu, mais que ses travaux ne pouvaient intéresser personne. Qui lirait ce livre ? J’essayai de plaider. En dehors des hellénistes, il y avait les sociologues, les historiens, les jeunes, le grand public même… On me concéda à la fin que, lesté d’une bonne préface, le livre pourrait peut-être voir le jour, « à frais d’auteur » bien entendu.
Je quittai le bureau directorial moins scandalisé par l’ingratitude à l’égard d’un collaborateur qui avait si longtemps payé de sa personne, en apportant sa contribution à l’édition savante des textes anciens, qu’abasourdi par la révélation du fossé, que je soupçonnais sans en imaginer l’ampleur, entre le vrai Gernet et l’image qu’on s’était forgée de lui dans l’institution des études classiques et dont les remarques de ce directeur n’avaient fait que me présenter le reflet. Je savais que la thèse de 1917 sur l’évolution des idées morales et juridiques, considérée aujourd’hui par les meilleurs savants comme un ouvrage fondamental et novateur, incomprise lors de sa soutenance et de sa publication, n’avait rencontré en France qu’indifférence ou critique. Je savais d’expérience que ses cours à la VIe section de l’École pratique des hautes études n’avaient jamais rassemblé qu’une poignée d’auditeurs, la plupart non hellénistes. Mais c’est alors seulement que je pris la mesure de ce qui séparait Gernet de l’establishment universitaire, de cette « différence » qui l’avait écarté de Paris, où il ne put revenir qu’en fin de carrière, par la petite porte, et qui avait fait de lui, dans l’hellénisme, un marginal dont on voulait bien reconnaître la compétence à condition de la limiter à l’histoire du droit grec, mais dont on ignorait souverainement, pour le reste, la contribution à la connaissance de la Grèce.
Marginal pour marginal, je décidai d’apporter le dossier à François Maspero et lui proposai, tant qu’à faire, d’élargir le projet en y incluant toute une série d’autres articles que Gernet avait publiés dans des revues plus ou moins confidentielles et qui me semblaient propres à faire mieux connaître une œuvre tenue, dans ses aspects essentiels, sous le boisseau. Sans hésiter une seconde, François Maspero accepta d’enthousiasme.
Le livre, Anthropologie de la Grèce antique, savant et érudit sans pédantisme, subtil et nuancé dans la transparence d’une langue simple, était le contraire d’un ouvrage facile. Ce fut un beau succès de librairie. On l’a beaucoup et bien lu, à l’étranger comme en France. Il a fait son trou bien au-delà du territoire des études classiques. Vite épuisé, plusieurs fois réédité, il a fait l’objet de traductions en langues anglaise, espagnole et italienne.
L’ampleur de son impact peut s’évaluer au nombre et à la qualité des études qu’à l’occasion de sa publication on lui a consacrées, en Angleterre et en Italie notamment, comme aux séminaires, articles, thèses même qui ont pris son œuvre comme thème de recherche.
Le problème n’est donc plus aujourd’hui de rendre accessibles au public, comme on expose un trésor caché, des textes que leurs conditions premières de parution avaient relégués dans l’ombre. Gernet n’est plus ignoré. La valeur de l’œuvre étant désormais proclamée, son importance reconnue, il s’agit de l’aborder autrement, en historien autant et plus qu’en helléniste, en s’interrogeant sur les conditions de son développement, sur la ligne qu’elle a suivie dans sa progression interne, les influences subies, la place qu’elle occupe dans le champ de l’hellénisme, les changements de perspectives qu’elle y a opérés, les types de problèmes qu’elle s’est posés au départ, les objectifs à long terme qui ont constitué l’horizon de cet itinéraire intellectuel.
Telles sont les tâches que s’est fixées R. Di Donato.
Le recueil qu’il présente aujourd’hui constitue une des pièces du dossier, un élément de son enquête. On y reconnaîtra plusieurs lignes de force. La première touche à l’un des traits les plus frappants de cette biographie intellectuelle jalonnée, chez cet universitaire, par soixante ans d’écrits ininterrompus. On y perçoit à chaque moment et presque dans chaque texte les liens qui unissent dans une même vocation de recherche une forme de rationalisme intransigeant et lucide, une éthique personnelle sans compromis, un large esprit d’ouverture au social, une attitude politique de principe et une certaine façon de se situer, comme personne et comme savant, par rapport à la tradition grecque, choisie comme thème de réflexion et d’étude.
La deuxième concerne l’insertion de Gernet dans son époque et son milieu, son appartenance à une génération elle-même enracinée dans une longue lignée d’intellectuels français, dont la place, la fonction, le statut sont particuliers à notre pays, et qui ont joué, en partie pour ces raisons, un rôle majeur au début du siècle dans l’avènement des nouvelles sciences de l’homme, en dépassant les frontières qui séparaient l’histoire, la sociologie, la psychologie, et en jetant bas celles qui, isolant l’hellénisme de ces disciplines autant que de l’orientalisme et de l’ethnologie, en faisaient, suivant la formule de Gernet, « comme un empire dans un empire ».
Le dernier ordre de questions que soulève ce recueil touche à l’essentiel : dans cette œuvre, vaste et diverse, quel est l’axe autour duquel gravite la réflexion, quel est le problème central qui lui donne son sens ? La postface de R. Di Donato fait écho sur ce point à ce qui, de façon dispersée, se donne à lire dans les textes. R. Di Donato explicite la « clé de lecture » que Louis Gernet n’a pas ouvertement formulée et qui livre l’accès aux multiples voies dans lesquelles ce savant a engagé le cheminement de son enquête. Ce qui intéresse Gernet et dont il cherche, en particulier dans la légende grecque, les éléments de solution, c’est le passage, sur tous les plans, de ce qu’on peut appeler, socialement et mentalement, une préhistoire de la Grèce à une civilisation de la cité. Avènement du droit, création de la monnaie, institution du politique, émergence d’une éthique, naissance de la philosophie, de l’histoire, de la science, de la tragédie : autant de faits qui témoignent d’une seule et même « révolution » et dont l’examen permet de mieux saisir comment s’est opérée la transition d’un univers intellectuel – qu’on peut dire en gros mythico-religieux – à un autre, tout différent, quelles que soient les survivances et les transpositions, et que Gernet appelle raison, ou intelligence critique, ou libre réflexion, ou encore esprit de tolérance.
Le type de comportement social, d’attitude intellectuelle, de système de valeurs que représente la civilisation grecque apparaît dans cet éclairage comme un événement singulier de l’histoire humaine, relevant, sinon de la pure contingence, du moins d’une entière relativité. Son apparition suppose un jeu complexe de conditions qui auraient pu ne pas se rencontrer ; son instauration recouvre toujours, derrière un apparent équilibre, des tensions, des zones d’ombre où les pratiques et les mentalités anciennes subsistent, prêtes à resurgir. Là où la raison semble avoir établi son règne, le fanatisme, la superstition, la démission de l’intelligence, la « barbarie », comme il est arrivé à Gernet de le dire, restent tapies à l’arrière-plan, menaçant de déferler.
Ce à quoi Gernet était attaché de toutes ses fibres, ce qui rendait pour lui la vie vivable, qui justifiait l’homme, n’était pas un absolu, une vérité inscrite de tout temps dans la nature humaine ou imposée dès l’origine par décret divin. C’était, dans un combat aléatoire, une victoire sans cesse remise en cause et dont chacun de nous à chaque moment est responsable. Parce qu’elle incarne les valeurs de liberté et de raison dont le prix est d’autant plus grand qu’elles sont fragiles, précaires, inaccomplies, comme toute chose humaine, la Grèce de Louis Gernet n’est pas un héritage du passé que l’histoire aurait déposé, pour en assurer la conservation, entre les mains d’une élite savante, mais un enjeu, indéfiniment ouvert, dont l’issue se règle jour après jour, au prix d’efforts continus, sur la place publique comme dans le cabinet d’études.