Formes de croyance et de rationalité en Grèce


Les remarques que je veux faire n’ont pas du tout un caractère méthodologique et ne constitueront pas une réflexion du sociologue sur des problèmes généraux concernant la nature du croire ou de la raison, ou l’insertion du religieux dans une société. Le terrain qui est le mien est très particulier : il s’agit pour l’essentiel de la religion grecque et je veux essayer de réfléchir sur les deux types de problèmes que peut affronter un historien des religions qui travaille dans le domaine grec et se rattache au courant sociologique.

La première question pourrait être formulée de la façon suivante : quel est le statut et quelles sont les frontières du religieux dans une société comme la Grèce archaïque et classique du VIIIe au IVe siècle avant J.-C. ? Nous parlons de la « religion grecque », du « religieux », puis nous parlons de la société grecque, de la société civile, de la cité, de la vie politique, mais quelles sont les relations entre ces deux plans ?

Étant donné la façon dont nous vivons et étudions le religieux aujourd’hui dans nos sociétés, étant donné les problèmes que cela pose et dont nous ne pouvons pas nous abstraire, nous lisons obligatoirement cette culture différente de la nôtre dans un cadre qui est quand même le nôtre. Nous nous apercevons qu’il n’est pas adéquat, mais nous ne pouvons pas nous en détacher. D’où le second problème.

Quand nous disons religion, nous entendons « foi », « croyance », « croire », une forme d’adhésion particulière qui n’est pas celle que nous trouvons dans d’autres domaines, comme la science par exemple. Quelles sont donc les modalités et les fonctions du croire, de la croyance, par rapport à d’autres types d’attitudes intellectuelles, disons de conviction, voire de certitude ?

Voilà les deux types de questions sur lesquelles je me propose, non pas d’apporter des conclusions, mais de réfléchir : les modalités et les fonctions du croire par rapport à ce qui, à nos yeux, n’est pas exactement la croyance, et la place du religieux dans le social. Ce sont deux angles d’attaque, mais en réalité les deux problèmes sont liés, comme on va le voir.

Les modalités de la croyance

Qu’est-ce que croire ? Croire en Zeus, ou en Athéna, en Hestia, ou en Hermès, qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce que cela signifie dans une société, dans une religion qui n’est pas une religion du livre et où il n’y a pas d’Église ? Dans la Grèce ancienne, il y a des prêtrises, qui sont soit les apanages de certaines familles – elles sont devenues rares dans l’ensemble –, soit des magistratures déléguées comme d’autres fonctions civiques selon des procédures institutionnelles de vote. Entre toutes ces magistratures, il y a un rapport très étroit, elles sont pensées de la même façon. Il n’y a donc pas un corps sacerdotal. Il n’y a pas davantage de tradition, pas de dogme, pas de credo (que peut être la croyance dans une religion où il n’y a pas de credo ?), pas de théologie car, pour qu’il y ait une théologie, il faut d’abord qu’il y ait des livres, il faut qu’il y ait un corps de spécialistes qui réfléchissent sur ces livres, et qui élaborent un certain nombre de certitudes ou de croyances qui vont définir l’appartenance à cette religion. Rien de tout cela n’existe et ne peut exister ! Mais, s’il n’y a ni textes sacrés, ni corps sacerdotal pour réfléchir sur ces textes, en dispenser l’enseignement, en fixer même l’interprétation, où le croire se gîte-t-il ?

Si je fais une analyse de la religion grecque, je vois bien entendu que le « croire » n’est pas séparable de pratiques, que la religion n’est pas séparée de l’ensemble des rapports sociaux et des pratiques sociales. Je ne peux pas poser le problème des croyances en dehors du triple volet qui constitue un système religieux : le premier volet comprend ce que nous appelons les rituels. Croire, c’est ici accomplir un certain nombre d’actes au cours de la journée ou tout au long de l’année, avec des fêtes qui sont fixées par le calendrier, les actes de la vie quotidienne, la façon dont je mange, dont je me marie, dont je pars en voyage, dont je prends certaines décisions domestiques ou même politiques. Tout cela ne se fait pas n’importe comment, mais il y a des règles qui sont à la fois sociales, politiques, domestiques, et qui ont aussi un caractère religieux : parce qu’il y a l’idée, comme le vocabulaire me l’indique, que si je ne le fais pas j’agis de manière non pieuse, impie, je commets une faute qui est du domaine non seulement civil, politique ou juridique, mais qui est religieuse. Mais tout cela est immergé dans la pratique quotidienne, à la fois individuelle, familiale, relevant de l’organisation du dème dont je fais partie et de la cité. Les croyances, si je puis dire, sont mises en œuvre dans des pratiques. On en a la preuve dans les grands procès d’impiété : qu’est-ce qu’on reproche à Socrate ou à Anaxagore ? Non leurs croyances, leurs convictions intimes à l’égard du divin. Les procès d’impiété instruisent le fait soit d’avoir introduit des divinités étrangères à la cité, soit de ne pas accomplir comme il convient les rituels prévus. Les déviances par rapport aux représentations et récits sacrés traditionnels, les écarts d’ordre intellectuel dans l’interprétation des faits de culte ne sont pas pris en compte. Il n’y a pas de place dans ce système pour la notion d’hérésie. Elle n’y a pas de sens.

Deuxième volet en dehors de ces rites : la figure des dieux, les images divines, les idoles. Je dirai simplement ici que ces idoles elles-mêmes s’insèrent dans un système social et politique, que leur valeur symbolique, du point de vue de la psychologie du dévot qui les regarde ou se prosterne ou dépose entre leurs mains des offrandes ou leur donne une vêture, n’est jamais indépendante des valeurs symboliques sociales, des prestiges que confère la possession de l’idole. L’idole fonctionne comme un symbole permettant d’agir, dans certains cas et dans certaines conditions, selon des modalités comparables à celles que Pierre Bourdieu a mises en lumière dans un autre contexte.

Je prends un exemple qui pourra faire comprendre parfaitement ce que je veux dire. Il y a de vieilles idoles tout à fait archaïques qu’on appelle des xoana ; ce sont des idoles non représentatives, des pièces de bois plus ou moins informes qui ont une valeur sacrale par tout ce qu’elles représentent dans l’esprit des dévots. Ces idoles sont le privilège de personnes singulières ou de familles qui les gardent chez elles, cachées, tenues secrètes. La possession de ces idoles leur donne certains pouvoirs sociaux, liés à leur(s) fonction(s). Or, à partir d’un certain moment, nous voyons très bien comment ces idoles cessent d’exercer ce rôle et comment l’image divine est en quelque sorte arrachée au secret et à la privatisation de pouvoirs qu’elle conférait à des personnages privilégiés. C’est la cité, c’est-à-dire la collectivité, qui les confisque et qui à ce moment-là va les donner à voir à tous ! Mais, dès lors, l’idole devient une sorte de miroir où la cité peut se voir elle-même. Il y a deux exemples qui sont tout à fait clairs : dans une période de trouble social, de stasis (révolte, rébellion), nous voyons un personnage prendre un de ces symboles iconiques, une image, un xoanon, et l’emporter avec lui en dehors de la ville en proie au désordre. Au moment où les mutins se précipitent sur lui, il leur montre l’image : alors les autres s’arrêtent, absolument terrorisés et désarmés, et de ce moment-là, comme le racontent ces histoires plus ou moins arrangées, l’image va cesser d’habiter dans la maison de celui qui l’a exhibée : elle devient le bien commun de toute la cité. La cité est réconciliée, et le personnage qui possédait cette image devient, lui et toute sa descendance, le titulaire à vie de la prêtrise de cette divinité. On voit donc comment les pouvoirs, les accointances, les liens de fidélité personnelle qui unissaient par l’intermédiaire d’un symbole iconique un groupe d’hommes à une divinité, c’est-à-dire à des pouvoirs particuliers, sont transférés à la communauté, la famille sacerdotale n’ayant plus qu’un rôle dans le cadre de cette cité. On peut donc faire l’analyse sociologique de la façon dont fonctionnent certains symboles iconiques et des croyances qu’ils mobilisent.

Le troisième volet, en dehors des rituels et de la figuration des dieux, est constitué par les mythes. Le croire n’est pas dans des livres sacrés, le croire est ce qui se raconte à travers ces récits. Mais comment les Grecs connaissent-ils ces derniers ? Ils ont été transmis oralement pendant longtemps puis, au moins pour un certain nombre de mythes, fixés par écrit sous une forme canonique dès le VIe siècle, avec Homère, Hésiode et tout ce qu’on appelle la tradition épique. En dehors d’Homère, celle-ci comporte beaucoup d’autres chants du même type, mais qui ne nous sont parvenus que sous forme de fragments. C’est cette tradition poétique, cette tradition chantée par des aèdes, qui constitue le « bréviaire » des croyances, mais aussi l’encyclopédie du savoir collectif de ce groupe. Platon pourra dire que chez Homère on apprend à être charpentier, à être chef de guerre, à être navigateur ; les enfants qui vont à l’école apprennent Homère et Hésiode par cœur, la paideia consiste à répéter ces textes, qui ont une sorte de valeur canonique, à s’en pénétrer. Et, dans ces textes, ce qui concerne ce que nous appelons la religion – les dieux, les héros, les descriptions du culte, un certain nombre de réflexions morales sur l’hospitalité, la justice, ceux que Zeus châtie – est appris en même temps que le reste !

Même après Homère, ces récits poétiques ont été infiniment développés par les poètes lyriques ou par les tragiques. Mais ils ne furent pas réellement fixés, même une fois écrits, c’est-à-dire qu’ils comportent toutes sortes de versions. Prenons Hésiode, qui, dans la Théogonie, raconte la genèse des dieux. Il est le seul à faire quelque chose qui est de l’ordre de la théologie. Mais il y a bien d’autres versions que celle d’Hésiode ! La sienne n’a donc rien de dogmatique. Les Grecs croient, bien sûr, il n’y a chez eux aucun athéisme, cela n’est pas pensable, mais ils n’ont pas pour autant un dogme et une théologie. Il n’y a donc pas non plus de critique radicale, parce que l’affirmation ne prend pas cette forme carrée et dogmatique qui, en quelque sorte, donnerait prise à une sorte de dénégation complète. Il y a la tradition hésiodique, mais il y en a bien d’autres encore, et cela n’a aucune importance ! A mon sens, il n’y avait pas un seul Grec pour penser que les choses se sont réellement passées comme les poètes les décrivent, mais cela ne veut pas dire du tout que c’était faux pour eux. Ils étaient sensibles à la diversité des façons d’exprimer qu’il y a, à l’intérieur même du monde, des puissances avec lesquelles il faut compter. Leur croyance était très assurée, mais elle n’avait sur le plan intellectuel rien de dogmatique, elle était assez souple pour se plier à des versions très multiples. Leur croyance ne s’exprimait pas dans un langage théorique, comme par exemple dans le christianisme, qui dut mettre en accord un certain nombre de dogmes de la vérité, élaborer par exemple un dogme trinitaire en tenant compte de ce qu’avaient apporté le platonisme, l’aristotélisme, le néoplatonisme, c’est-à-dire faire en sorte que ce qu’on raconte ne mette pas en cause des principes rationnels qui sont ceux de la pensée philosophique. En Grèce, personne ne se souciait de cela, parce que la pensée philosophique ne s’était pas encore imposée. La croyance était du type de celle qu’on accorde à un récit dont on sait qu’il n’est qu’un récit…

Il y a ici quelque chose qui est très important et très difficile à cerner : une religion dont les croyances s’expriment par les poètes, mais des poètes qui ont un statut très différent de celui de nos poètes, des poètes qui jouent dans la société un rôle fondamental ; l’aède inspiré est en quelque sorte la mémoire collective du groupe, il est en même temps le « livre » dans lequel est rassemblé tout le savoir qui constitue le ciment social du groupe, et enfin il raconte des histoires – et tout le monde sait qu’il raconte des histoires !

La poésie s’est développée ensuite, ces récits se sont encore modifiés, mais surtout le statut même de la poésie a changé. Quel est donc le rapport entre cette confiance qui est faite à ces poètes, cette confiance que je dirais volontiers fondamentale – la confiance en soi-même, en sa propre vie, en sa propre culture, en sa propre façon de penser, puisqu’on a été façonné par cette façon de penser – et le fait que, assez tôt, se dégage l’idée que tout cela constitue ce qu’on appelle la fiction, des choses imaginées, qui ne sont pas le réel ? Il faut donc saisir l’articulation, dont on peut suivre le développement, entre la croyance dont nous disons qu’elle exprime une certitude religieuse, même si c’est sous des formes diverses, et d’autre part la conscience très claire que cela relève du fictif. Il y a là deux pôles, et ces deux pôles ne sont jamais totalement séparés.

Voilà donc une série de problèmes qui nous met en garde contre l’idée qu’il y aurait, du point de vue de la sociologie, une sorte de structure de la croyance religieuse définie une fois pour toutes, qui constituerait une catégorie permanente : il y aurait la croyance religieuse et il y aurait autre chose. Les choses ne sont pas si tranchées : dans une religion donnée, à l’intérieur d’une culture donnée, se posent divers problèmes : ceux des types de croyance, des formes que celle-ci peut prendre, de ses modalités.

L’inscription du religieux dans la structure sociopolitique

Deuxièmement, nous avons affaire à un système polythéiste dont, après et avec bien d’autres, j’essaie de montrer les caractéristiques. Une religion polythéiste n’est pas exactement la même chose qu’une religion monothéiste. Pour dire les choses en deux mots, il n’y a pas seulement un panthéon : chaque cité a son panthéon, c’est là une des caractéristiques de la religion grecque. L’épopée, chez Homère, chez Hésiode et chez d’autres, a eu un caractère panhellénique ; il y eut aussi des sanctuaires panhelléniques comme Delphes et, à partir du VIIIe siècle, de grandes fêtes panhelléniques comme les jeux Olympiques, où les Grecs de cités complètement différentes et souvent hostiles se réunissaient. Il y a donc une sorte d’architecture commune, reposant à la fois sur les grands sanctuaires communs et l’éclosion d’une littérature panhellénique. Mais, en même temps, il y avait dans chaque cité une organisation religieuse particulière. A tel endroit, c’est Athéna qui a le rôle principal, à tel autre, c’est Héra, mais jamais aucun dieu ne peut être vu tout seul ; toujours les dieux sont associés à d’autres divinités. En plus, il n’y a pas seulement les dieux de la cité, il y a les dieux qui sont en dehors de la ville, les dieux des frontières, les dieux des différents dèmes, des différents groupes particuliers, il y a les dieux locaux liés à certains aspects du territoire. On voit donc que le système polythéiste est étroitement intriqué dans les formes de l’organisation sociopolitique à tous ses niveaux : cette religion, nous pouvons l’appeler une religion politique. Dans toute cette période, le fait fondamental, c’est la création de la cité, et la religion est une des expressions de ce grand phénomène. Ce qui veut dire que le religieux, étant sociopolitique, est beaucoup plus une forme de vie sociale et de vie collective que, premièrement, une forme d’expérience personnelle et de lien personnel avec la divinité. Je pense même qu’il n’y a pas de personne en Grèce, pas de personne au sens où nous l’entendons, et que le rapport avec la divinité n’est jamais le rapport qui vous unit comme sujet singulier, dans l’intériorité de votre conscience, de votre âme (il faudrait d’abord que la notion d’âme soit bien élaborée), à une divinité, qui est elle aussi d’une certaine façon une personne, même si elle est insondable, incompréhensible et au-delà de nos catégories. Pour les Grecs, l’amour va des hommes vers le dieu (on aime ce dont on a besoin, ce dont on est privé), mais le dieu ne peut pas aimer les hommes. On est loin encore de l’idée que l’amour de la créature pour Dieu n’est en sorte que la contrepartie de l’amour que Dieu a pour les hommes : pour les Grecs, cela est incompréhensible. Il y a bien des dieux philanthropes, en ce sens qu’ils ne nous veulent pas de mal ! Mais l’idée que l’amour est une notion fondamentale ne joue pas du tout.

Autrement dit, il n’y a pas de lien religieux d’un individu avec la divinité qui ne s’exerce à travers une médiation sociale. On entre en rapport avec le divin en tant que chef de maison, en tant que membre d’un dème, en tant que membre d’une cité, en tant que magistrat, etc. C’est toujours à travers une fonction sociale que s’établit le rapport avec le divin. La religion n’est ni dans le dedans de l’homme, dans une sphère de vie intérieure particulière, ni au-delà de l’univers, sous forme d’un dieu unique et absolu qui serait extérieur au monde dans lequel nous vivons et à la société dans laquelle nous sommes pris. Les dieux sont là, supérieurs à nous, mais, si je puis dire, dans le même monde. D’ailleurs, ils n’ont pas créé ce monde ; au contraire, ils ont été créés par un processus qui s’est déroulé dans le monde lui-même. Ils font partie du monde. Il n’y a pas de transcendance ou, en tout cas, pas au niveau de la religion : il y a une relative transcendance, bien entendu, mais elle n’est pas élaborée intellectuellement pour faire que Dieu est supérieur et au-delà de tout ce qui a été créé, créé par lui et à partir de rien, ce qui pour le Grec est absurde…

Les frontières de la religion ne peuvent donc pas être fixées avec précision par rapport à la vie sociopolitique. Et, comme nous avons affaire à un système polythéiste, le rôle de cette religion est en quelque sorte de définir, de mieux marquer les particularités sociales d’une cité par rapport à d’autres cités et de la grécité par rapport à ce qui n’est pas grec. La religion n’a donc aucun caractère universel, elle ne tend pas à dépasser la civilisation dans laquelle elle s’enracine, elle ne cherche pas, par des missions, des croisades, à répandre ailleurs cet univers religieux qui est au-delà de la société dans laquelle elle s’exprime, elle ne s’incarnera pas davantage, à l’intérieur de cette société, dans un corps sacerdotal qui est à la fois dedans et dehors. Non, la religion grecque, c’est pour les Grecs ! Au contraire, ceux-ci seront tout à fait prêts à accepter de temps en temps, quand ils peuvent en tirer un profit, un dieu de l’étranger. Pour eux, certaines religions sont tout aussi bonnes que la leur ; ils ont la plus grande admiration pour la religion égyptienne et, même à l’époque hellénistique, sont volontiers fascinés par le judaïsme ou par les religions de l’Inde. Ils n’en ont pas moins l’idée qu’ils représentent la civilisation et que leur religion, leurs pratiques, la façon dont ils sacrifient, dont ils agissent, dont ils mangent, dont ils boivent, dont ils se marient, dont ils envisagent les règles qui régissent les rapports des pères et des enfants, des hommes et des femmes, constituent le monde civilisé – dont la religion est seulement un aspect, immergé dans cette culture. Elle n’est pas, je crois, ce qui donne a cette culture sa marque la plus singulière, elle est seulement l’un des aspects de ses singularités, puisque la conception que les Grecs se font des dieux est liée pour eux au fait qu’ils ont des assemblées consultatives, que les hommes ne sont pas des esclaves, mais des hommes libres. En même temps, la religion n’est pas en Grèce ce qui, dans le cadre d’un moment de l’histoire et d’une société particulière, la dépasse suffisamment pour lui donner une vocation universaliste. Donc les croyances n’ont aucun caractère conquérant, ne sont pas données comme une vérité absolue. Hérodote dit à peu près ceci : celui que nous appelons Dionysos, les Égyptiens l’appellent Osiris ; voici ce qu’ils font, qui est différent de nous, assez bizarre et peut-être beaucoup plus ancien, puisque ce que nous pensons de Dionysos vient d’eux ! (Hérodote, II, 42-43.) Aucun esprit conquérant, aucune idée que la croyance religieuse aurait, en visant un divin absolu et unique, une fonction de vérité absolue. Il y a un relativisme de la croyance religieuse : les Grecs sont convaincus que pour eux « c’est comme ça », mais comprennent très bien qu’ailleurs ce soit autrement. Je crois que cela implique aussi une insertion du croire qui se présente, pour l’historien et pour le sociologue, différemment de ce à quoi nous sommes habitués.

En dehors de ces remarques, la Grèce nous offre, je crois, un domaine privilégié pour voir qu’il est extrêmement difficile de séparer, de façon radicale, un domaine qui serait celui de la croyance et un domaine qui serait celui de la rationalité. Je laisse ici de côté la question de la genèse, dans le champ du croire et dans le champ de la vie sociale grecque, des types de pensée, de raisonnement de conviction, qui ont pris leur distance par rapport à ce fonds religieux commun. Celui-ci était transmis, par le système de la paideia : l’épopée, la poésie et la tradition orale y constituaient le fonds commun du croire. Si on prend les choses au Ve siècle, que voit-on ? D’abord qu’en dehors de ces récits qui transmettaient un certain nombre d’informations variables sur les dieux, les héros, tous ces êtres auxquels la pratique cultuelle s’adressait, se constitue un plan proprement politique, qui fait l’objet d’une réflexion systématique, qui est soumis de plus en plus aux procédures de la rhétorique, avec des débats à l’assemblée, des délibérations dans les tribunaux, pour régler des affaires qui auparavant ne l’étaient pas par la communauté civique, mais relevaient de la vendetta privée ou des rapports de forces entre groupes opposés. La cité confisque ces fonctions sociales, prend la justice en main, établit des tribunaux où des juges qui sont élus arbitrent entre les deux parties ; celles-ci se battent, mais à coups d’arguments, ce qui donne naissance à la rhétorique et, avec elle, à la sophistique, c’est-à-dire l’analyse des formes du discours en vue d’aboutir à la persuasion, peithô. Naturellement, il y a une divinité pour exprimer cela : c’est Peithô, la Persuasion, la force de persuasion. Cette divinité est une puissance religieuse, mais en même temps cette puissance religieuse s’exprime au tribunal, à l’agora ou à l’ecclesia, puisque partout il faut développer un discours suffisamment argumenté pour provoquer chez les auditeurs la persuasion. Dès lors, la croyance en Peithô n’est pas religieuse, même si c’est la déesse qui agit. Prenons Gorgias : avec tout son apparat symbolique, sa toge écarlate, il est un acteur de premier rang, il écrit des textes où il explique que la puissance de persuasion est une espèce de force quasi magique, comme celle qui émane d’Hélène lorsqu’elle peut séduire tous les hommes, qu’il y a dans le savoir et dans le talent du rhéteur une sorte de puissance qui est de l’ordre de la magie ; mais, en même temps, il compose ses textes de telle façon, avec de tels jeux verbaux, qu’il y a avant tout chez lui un art rhétorique, la nécessité d’argumenter.

Ainsi, à côté de ces récits anciens qu’on écoutait enfant, ces histoires de nourrices dont parle Platon – que celui-ci ne méprisait pas, mais qu’il voulait remplacer par autre chose –, ces récits qui vous pénètrent, qui vous apprennent à classer les choses, à les mettre en place et à vous mettre en place vous-même à l’intérieur de ce classement, à côté de ces récits auxquels on croit, par conséquent, d’une façon qui vous met en conformité avec l’ordre social et même cosmique, se développe un type d’attitude intellectuelle, un type de discours qui n’est pas un récit, mais une argumentation : une argumentation ad hominem intéressée, qui a peu de rapports avec le souci du vrai, mais qui constitue un plan fondamental de la vie grecque. Son rôle est justement la persuasion, c’est-à-dire la croyance, mais une croyance qui n’est pas religieuse. Elle prend ses distances par rapport au religieux, puisque les sophistes comme Protagoras disent qu’on ne peut rien dire des dieux, qu’on ne sait pas même s’ils existent et que, s’ils existent, on ne peut rien en connaître. Ainsi, la peithô opère sur les affaires humaines au niveau politique, juridique ou personnel, mais elle est une force qui développe un type de discours neuf, le discours persuasif argumenté. Celui-ci concurrence d’anciens récits qui vous charmaient, non seulement parce qu’il s’y passait des choses extraordinaires, mais parce qu’au terme du récit vous aviez le sentiment d’avoir compris pourquoi Zeus est Zeus et pourquoi les dieux sont les dieux, pourquoi les hommes sont malheureux et mortels, et pourquoi il y a les héros entre les hommes et les dieux. Vous le comprenez aussi dans un roman ou dans un poème, mais tout en sachant qu’ils sont les fictions du poète. En revanche, ici vous avez un discours argumenté, qui a pour résultat une croyance d’un autre type. Par ailleurs, ce champ, qui est un champ symbolique, valorise le personnage du sophiste, son type de discours et ses procédures intellectuelles, parce qu’ils donnent effectivement un certain pouvoir social : c’est au sophiste qu’un homme politique fait appel pour rédiger ses discours, c’est à lui que les familles nobles confient leurs enfants pour qu’ils apprennent à être les chefs dans la cité. Donc prestige et pouvoir se nouent dans ce type de croire lié à une modalité particulière de discours argumenté.

En face, nous avons un autre personnage : le philosophe, issu en partie des traditions religieuses (mais je laisse de côté les problèmes de genèse), et une autre institution : les grandes académies philosophiques, telles celles que fondent Platon et Aristote. Dans ces institutions philosophiques, Platon attaque la paideia ancienne, tous ces récits qu’il appelle, en leur donnant un sens particulier, des muthoi ; des récits, des fables inventées qu’on enseignait aux enfants. A ces derniers, il veut apprendre deux types de discours nouveaux du point de vue de la croyance et de la rationalité, qu’on ne peut pas séparer, car il y avait une certaine rationalité dans le récit mythique et une autre rationalité dans le discours des sophistes, une autre encore dans la croyance du philosophe.

Première nouveauté : celle du dialogue du maître et de l’élève, du débat, de la discussion, d’une discussion qui ne vise plus à vaincre ni à persuader au sens de la peithô (ici il y aurait toute une étude systématique du vocabulaire à faire, sur le croire en Grèce, la peithô). Aux yeux du philosophe, la peithô sophistique consiste à vaincre l’adversaire, à l’enserrer dans les liens d’une dialectique astucieuse, de sorte que, réduit au silence, il rende les armes. Le dialogue avec l’élève est inverse : il n’est pas mû par la peithô mais par la pistis. Ce mot, qui voudra dire ensuite la foi, désigne la confiance, la confiance réciproque ; le maître n’essaie pas de vaincre, ni de rendre muet, il essaie dans le jeu des questions et des réponses, dans un discours vivant, diraient Socrate et Platon, de faire naître chez son disciple son propre discours, le discours de la vérité. Non pas imposer par les armes, en quelque sorte, la victoire de sa persuasion, mais faire triompher le vrai par un processus de discussion confiante ; non pas la victoire d’un individu dans un débat contradictoire, la victoire d’une partie, mais celle de la vérité. Cette vérité – seconde nouveauté –, c’est celle qui est atteinte par un autre type de discours, qui serait la démonstration, car la discussion doit être en même temps une forme de démonstration.

Il y a là une idée fondamentale du point de vue de la rationalité ; elle est liée aussi au développement des mathématiques et trouvera dans les éléments d’Euclide son expression la meilleure : c’est l’idée que les hommes sont susceptibles d’inventer un discours tel que, les prémisses étant posées, tout le reste s’ensuit nécessairement. Dès lors, la vérité tient à la cohérence interne du discours, à sa non-contradiction interne, et non plus à son adéquation au réel. Voilà ce qui caractérise le grand courant philosophique.

Ce type de rationalité s’oppose à celui des sophistes comme à celui du mythe ; il est lié à l’émergence d’un nouveau symbolisme social où le maître, le philosophe (le philosophos, l’« ami du savoir ») joue un rôle institutionnel, a son académie et des élèves qu’il marque de son sceau. Il doit se distinguer en effet du sophiste et aussi du poète tragique qui vient déclamer en cothurnes et avec un masque. Les discours du philosophe se distinguent par leur rationalité, par la foi, la confiance qu’ils impliquent dans leur cohérence. Or, chez Platon, cette cohérence interne du discours se rattache à quelque chose de religieux : à l’idée qu’il existe des valeurs, des valeurs dont on peut dire chez lui qu’elles sont déjà transcendantes, to theion, le divin… On sait comment Platon a opposé le logos, c’est-à-dire ce type de discours argumenté, au mûthos. Au départ, logos et mûthos étaient des mots synonymes : ils désignaient la même chose : une parole. Mais au moment où surgissent le personnage du philosophe et les écoles philosophiques, logos commence à s’opposer à mûthos. Le logos, c’est le discours qui se tient droit, debout, qui est cohérent et consistant ; le mûthos, c’est une fable, un récit qui se contredit lui-même, qui n’a pas de cohérence. En même temps, Platon déclare que certains des vieux muthoi, ceux par exemple qui nous laissent penser que l’âme n’est pas mortelle ou qu’il y a un châtiment après la mort, ou que Dieu est au-delà de tout ce qu’on peut en dire, doivent être sauvés et que nous devons croire en eux. Il faut y croire ! il faut y croire parce que, si la cohérence absolue convient bien aux mathématiques, pour réglementer la vie humaine il faut s’enraciner dans quelque chose où, d’une façon ou d’une autre, la peithô a un rôle à jouer. Donc, là même où la rationalité paraît dégagée dans ses lignes les plus pures, là aussi s’impose tout d’un coup la croyance, sous sa forme que nous appellerions faute de mieux religieuse, la confiance en quelque chose qui nous dépasse. Dans tous ces champs, le croire a ses formes propres et s’articule à des types de rationalité différents. Il n’y a pas d’un côté le croire, et de l’autre la raison, il y a des types de croyance qui impliquent un type de rationalité, il y a des types de rationalité différents, qui vont déboucher sur ce que seront dans le monde occidental la tradition philosophique et la tradition scientifique ; mais ces types de rationalité ne fonctionnent pas et ne se conçoivent pas sans qu’à un moment ne se réintroduise du croire, mais un type de croire différent peut-être de celui qu’on trouvait chez les sophistes ou dans le mythe.

Il y a donc des champs divers et chacun de ces champs répond en même temps sociologiquement à des institutions, à un fonctionnement social, à la recherche – à travers ces types de discours, de rationalité et de croyance – de certains pouvoirs et de certains prestiges : ainsi le philosophe se bat-il contre le sophiste et veut-il chasser le tragédien. Dans le champ social, croyance et rationalité coexistent de façon diverse. Il y aurait encore d’autres champs, plus localisés : tel celui de la rationalité et de la croyance historiques et des historiens. Dans une société orale, qui n’a pas d’archives, un Hérodote et, surtout, un Thucydide se mettent à considérer que les événements humains auxquels ils assistent ou qui les ont juste précédés doivent être consignés par écrit pour que la mémoire en soit sauvegardée. Ils construisent une sorte de temps historique, de rationalité historique dans laquelle il se trouve à la fois de la rationalité et de la croyance. Par exemple, ils reprennent la vieille opposition entre entendre et voir. En grec, voir, autopsis, c’est en même temps savoir ; le savoir est une vision directe. Jusque-là, c’est à travers l’oreille que la culture s’était transmise. Désormais, ce qui importe aux historiens, c’est d’avoir vu ce dont ils parlent. Le fait historique, c’est celui auquel on a assisté, qu’on a vu, c’est celui qui a été vérifié directement. Les historiens se méfient de ce qui est transmis de bouche à oreille. Il y a donc opposition entre une confiance, une persuasion qui, obtenue directement par le voir, va définir ce type de rationalité historique et, concernant ces événements, tous les bruits, toutes les rumeurs qui circulent, toutes les légendes auxquelles on ne peut se fier. De la même façon, il faudrait considérer tous les autres types de rationalité : par exemple celui du discours médical qui s’écrit à ce moment-là. N’opposons pas la croyance religieuse à la raison. Analysons plutôt des champs sociaux, des activités sociales et mentales, des techniques de discours et d’écriture qui impliquent solidairement certaines formes de rationalité et, en même temps, des formes définies de croyance qui peuvent s’opposer à celles qui se rencontrent ailleurs.