Qu’appelons-nous mythologie grecque ? En gros et pour l’essentiel, un ensemble de récits qui concernent les dieux et les héros, c’est-à-dire les deux types de personnages auxquels les cités antiques adressaient un culte. En ce sens, la mythologie touche à la religion : à côté des rituels, que les mythes parfois recoupent très directement, soit qu’ils en justifient dans le détail les procédures pratiques, soit qu’ils en marquent les ressorts et en développent les significations, à côté aussi des divers symboles plastiques qui, donnant aux dieux une forme figurée, incarnent leur présence au cœur du monde humain, la mythologie constitue, pour la pensée religieuse des Grecs, un des modes d’expression essentiels. Qu’on la supprime, c’est peut-être la facette la plus propre à nous révéler l’univers divin du polythéisme, cette société de l’au-delà multiple, complexe, tout ensemble foisonnante et ordonnée, qui disparaît. Cela ne veut pas dire cependant qu’on découvre dans les mythes, rassemblée sous forme de récits, la somme de ce qu’un Grec devait savoir et tenir pour vrai au sujet de ses dieux, son credo en quelque sorte. La religion grecque n’est pas une religion du livre. En dehors de quelques courants sectaires et marginaux, comme l’orphisme, elle ne connaît ni texte sacré, ni écritures saintes, où la vérité de la foi se trouverait une fois pour toutes définie et déposée. Il n’y a pas de place en elle pour une quelconque dogmatique. Les croyances que véhiculent les mythes, tout en emportant l’adhésion, n’ont aucun caractère de contrainte ni d’obligation ; elles ne constituent pas un corps de doctrines fixant les assises théoriques de la piété, assurant aux fidèles, sur le plan intellectuel, une base de certitudes indiscutables.
Les mythes sont tout autre chose : des récits – acceptés, compris, sentis comme tels dès nos plus anciens documents. Par là, ils comportent, originellement pourrait-on dire, une dimension de « fictif », dont témoigne l’évolution sémantique du terme mûthos, qui en vient à désigner, par opposition à ce qui est de l’ordre du réel d’une part, de la démonstration argumentée de l’autre, ce qui est du domaine de la pure fiction : la fable. Cet aspect de narration (et de narration assez libre pour que, sur un même dieu ou un même épisode de sa geste, des versions multiples puissent coexister et se contredire sans scandale) apparente le mythe grec, autant qu’à ce que nous appelons religion, à ce qu’est pour nous aujourd’hui la littérature.
Mais qu’on nous comprenne bien. Nous ne voulons pas dire que les mythes, pour les Anciens, relevaient de la fantaisie gratuite et que, de toutes pièces inventés au gré d’un imaginaire individuel ou collectif, ils ne pouvaient, sur le plan religieux, prétendre à plus de sérieux ni susciter plus de créance que des contes de bonne femme. Nous entendons au contraire engager le lecteur, s’il veut entrer dans la mythologie grecque, à sortir des cadres de pensée qui lui sont habituels : entre la littérature et la religion, comme entre le récit fictif et la vérité de ce qui est raconté, entre la fabulation du mythe et l’authenticité du divin impliqué dans la narration, il n’y a pas, aux temps archaïques de la Grèce, cette coupure, cette incompatibilité que nous sommes portés à établir. Dans un système religieux sans Église, sans corps sacerdotal, sans spécialistes des questions divines, sans doctrine révélée ni livre de référence, qui pourrait parler sur les dieux – mis à part les traditions orales qui ne nous sont accessibles que fixées, d’une façon ou d’une autre, par l’écrit –, qui donc pourrait formuler le divin avec des mots sinon ces personnages dont la fonction est de produire le type de discours à travers lequel la société grecque s’est exprimée et reconnue, aux différentes étapes de sa culture : le chant épique d’abord, puis les multiples formes de poésie lyrique et chorale, les hymnes, les œuvres tragiques, les comiques – en bref, tous ceux que les Grecs, avec Platon, rangent dans la catégorie des poètes ? La théologie antique est donc, pour l’essentiel, aussi bien une poésie, le discours sur les dieux une narration mythique. C’est sous la forme de récits relatant leurs aventures légendaires, au fil des événements dramatiques qui, dès leur naissance, jalonnent la carrière des dieux que les Puissances de l’au-delà sont visées, exprimées, pensées, dans leurs relations réciproques, les zones d’action qui leur sont imparties, les types de pouvoir qui les caractérisent, leurs oppositions et accords, leurs modes particuliers d’intervention sur la terre et d’affinité avec les hommes.
Il en est à cet égard de la mythologie des Grecs comme de la représentation figurée de leurs dieux. L’une et l’autre opèrent dans le registre que nous avons baptisé : anthropomorphisme. L’organisation, l’équilibre de la société divine – son modèle de fonctionnement en somme – sont évoqués par le biais des rivalités, des conflits qui la divisent jusqu’à provoquer parfois une guerre sans merci, des amitiés qui s’y nouent, des mariages qu’on y célèbre, des naissances, des filiations tissant entre les différents secteurs divins des liens de parenté, des compétitions pour le pouvoir, des échecs et des victoires, des épreuves de force entre rivaux ou du partage des honneurs entre alliés fidèles et sûrs. Cependant, pas plus qu’une statue anthropomorphe d’Apollon, un kouros nu, n’est le portrait du dieu, mais une façon de donner à voir dans la forme du corps humain ces valeurs proprement divines qui sont l’apanage des Immortels et dont le reflet n’éclaire le corps des hommes, en la fleur de leur âge, que pour s’effacer aussitôt : la jeunesse, la beauté, la force équilibrée, pas davantage ne doivent être acceptés pour argent comptant tous les faits divers, les scandales dont les poètes se plaisent à meubler la gazette de l’Olympe. Parce qu’ils transposent dans le langage des hommes ce qui appartient au domaine des dieux, les récits ne sauraient être pris à la lettre. Il faut pourtant – et il faut entièrement – les prendre au sérieux. Si libre que soit en effet la transposition, elle obéit à des règles assez strictes pour permettre, dans et par le récit, de pointer en direction des Puissances divines, de repérer leur position les unes par rapport aux autres et leur statut à l’égard des humains. Un seul exemple : nous le choisirons dans notre texte le plus ancien et à bien des égards le moins « théologique », l’Iliade. Quand Homère raconte l’épisode des amours illicites d’Arès et d’Aphrodite, pris comme rats au piège dans les liens d’Héphaïstos, en flagrant délit d’adultère, devant tous les dieux assemblés, le poète établit à l’égard de son propre récit assez de distance ironique pour souligner qu’il le traite sur le mode du jeu, voire de la farce ; c’est dire qu’il serait le premier à reconnaître qu’il est d’autres façons de raconter la fable et d’en varier le canevas. Mais toute version, comme la sienne, devrait traduire, en plaisant ou en dramatique, certains des traits qui font des divinités impliquées dans le scénario une triade de Puissances liées par des rapports définis d’opposition et de complémentarité. Héphaïstos, le magicien, maître des liens, capable d’enchaîner le vivant dans une immobilité de pierre comme de libérer la vie en animant la matière inerte ; le métallurge aussi, intimement associé à Aphrodite par cette grâce, ce charme, cette charis de séduction qu’incarne la déesse et dont l’habileté du dieu sait capter l’éclat pour le fixer dans les chefs-d’œuvre, fascinants, étincelants de vie, que son art réussit à produire ; Arès et Aphrodite, associés eux aussi, mais d’une autre façon, comme se combinent chez les hommes l’amour et la haine, le mariage et la guerre, comme s’ajustent dans le cosmos les puissances d’accord et de conflit, d’harmonie et de lutte ; Héphaïstos et Arès enfin, contrastant comme l’intelligence, l’adresse rusée de l’artisan, et la force brutale, la violence aveugle du guerrier ; chez l’un, la vélocité à la course, la rapidité du combattant « aux pieds légers », chez l’autre la gaucherie claudicante de l’estropié, du difforme aux pieds retournés. Mais c’est le dieu à la démarche zigzaguante, à la progression sinueuse qui atteint droit son but : c’est le champion invincible à la course qui se retrouve, au côté d’Aphrodite, cloué sur place, paralysé par les sortilèges retors du boiteux.
A travers le plaisir d’un récit tout humain, la fiction narrative opère suivant un code dont les règles, pour une culture déterminée, sont rigoureuses. Ce code commande et oriente le jeu de l’imagination mythique ; il délimite et organise le champ où elle peut produire, modifier les vieux schémas, élaborer des versions nouvelles ; c’est en tirant parti des contraintes qu’il impose comme des compatibilités qu’il autorise, en explorant la gamme des directions ouvertes, que s’effectue le travail d’invention narrative et que, par la reprise continue de la tradition, une pensée mythique, dans une civilisation, demeure vivante.
Demeurer vivant, cela ne signifie pas seulement que le message véhiculé par les récits continue d’être compris, avec toutes ses implications et à tous ses niveaux. Cela veut dire aussi que le champ de la mythologie ne cesse de constituer ce lieu où les croyances religieuses trouvent à s’expliciter, où elles se perpétuent en s’exprimant sur le mode et dans la forme de narrations élaborées. A cet égard, la mythologie constitue l’enjeu d’un débat qui la dépasse ; elle apparaît traversée par des polémiques qui n’utilisent pas, à la façon des philosophes, les armes de la discussion argumentée, de la réfutation, mais opèrent par un agencement différent des matériaux de la fable. Quand on compare, par exemple, les théogonies orphiques au schéma hésiodique traditionnel, quand on confronte diverses versions du mythe de fondation du sacrifice, on voit que les modifications de l’intrigue peuvent répondre à des divergences fondamentales d’orientation théologique. Les écarts dans la texture du récit, le bouleversement de l’ordre des séquences traduisent parfois des attitudes contradictoires à l’égard du divin, une autre conception des rapports de l’homme avec les dieux, l’adhésion à des univers religieux différents commandant des pratiques cultuelles, des genres de vie incompatibles. La mythologie témoigne ainsi d’oppositions entre courants religieux qui s’affrontent, entre groupes de croyants en compétition à l’intérieur d’une même culture.