C’est dans la Théogonie d’Hésiode, à la fin du passage consacré à la descendance du Titan Japet, père d’une lignée de rebelles, qu’on trouve le récit de la fondation par Prométhée du premier sacrifice sanglant (535-616). La figure de Prométhée, le contexte où se situent l’abattage de la victime et la répartition de ses morceaux entre les dieux et les hommes, les conséquences proches et lointaines de l’acte prométhéen, d’abord quant aux modalités du rite, ensuite et plus généralement pour la condition humaine, font de ce texte un document de première importance – le mythe de référence, pourrait-on dire – pour comprendre la place, la fonction, les significations du sacrifice sanglant dans la vie religieuse des Grecs.
La scène se passe à Méconè, dans une plaine de richesse et d’abondance qui évoque l’âge d’or. Elle se produit au temps où dieux et hommes n’étaient pas encore séparés : ils vivaient ensemble, s’asseyant aux mêmes tables, mangeant la même nourriture en des banquets communs. Mais vient le moment de la division et du partage. Entre Titans et Olympiens, la répartition des honneurs s’est faite par la guerre, la contrainte, la violence brutale. Entre Olympiens, elle s’est décidée dans le consentement et l’accord mutuels. Comment s’opérera la distribution et qui la réalisera entre les Olympiens et les hommes ? C’est à Prométhée, fils de Japet, que revient cette tâche. Il occupe dans le monde divin une position à tous égards ambiguë. Il n’est pas l’ennemi de Zeus, sans être non plus, pour lui, un allié fidèle et sûr. Il est un rival, non qu’il aspire, comme Kronos, à la royauté du ciel : il n’a pas cette ambition, mais il représente, au sein même de la société des dieux olympiens, un principe de contestation ; sa sympathie, sa complicité vont à tous ceux que l’ordre établi par Zeus rejette au-dehors de lui, voue à la limitation et à la souffrance : les ombres au tableau de la justice divine. Cet esprit de rébellion, quand il met en cause, de l’intérieur, la souveraineté de Zeus, s’appuie sur le type d’intelligence rusée qui est propre à Prométhée. Le Titan se caractérise par la même astuce inventive, la même mêtis, qui assure au roi des dieux sa suprématie. La méthode qu’emploie le fils de Japet dans la répartition dont il est chargé n’est pas moins ambiguë que son personnage, ni moins équivoque que son statut chez les Olympiens. Elle ne relève ni de la guerre ouverte ni de l’accord confiant. C’est une procédure biaisée, truquée, frauduleuse, une joute de ruse entre Zeus et lui ; derrière la bonne grâce apparente, le respect réciproque simulé, se cache, dans ce duel, la volonté de contraindre en douce l’adversaire, de le berner en le prenant à son propre jeu.
Ce mode de répartition s’accorde, dans sa singularité, à la nature particulière des hommes, elle aussi contrastée et flottante. Comme les bêtes, dont ils partagent la condition mortelle, les hommes sont étrangers à la sphère divine, mais d’eux seuls parmi toutes les créatures soumises au trépas, et contrairement aux bêtes, le mode d’existence ne se conçoit qu’en relation avec les Puissances surnaturelles : il n’est point de cité humaine qui, par un culte organisé, n’établisse avec le divin une sorte de communauté. Le sacrifice exprime ce statut hésitant, ambigu, des humains dans leurs rapports avec le divin : il unit les hommes aux dieux, mais, dans le moment même où il les rapproche, il souligne et consacre l’infranchissable distance qui les sépare les uns des autres. Entre le personnage de Prométhée, son statut dans le monde divin, la répartition à laquelle il préside, le sacrifice, la position de l’homme entre les bêtes et les dieux, il y a donc, au départ, correspondance.
Le drame dont la Théogonie fait le récit et que reprend une séquence des Travaux et les Jours (42-105) se déroule en trois actes.
1. Pour opérer la répartition, Prométhée amène, abat et découpe devant les dieux et les hommes un grand bœuf. De tous les morceaux, il fait exactement deux parts. La frontière qui doit séparer dieux et hommes se dessine donc suivant la ligne de partage entre ce qui, dans l’animal sacrifié, revient aux uns et aux autres. Le sacrifice apparaît ainsi comme l’acte qui a consacré, en l’effectuant pour la première fois, la ségrégation des statuts divin et humain. Chacune des deux parts préparée par le Titan est un leurre, une duperie. La première dissimule sous l’apparence la plus appétissante les os de la bête entièrement dénudés, la seconde camoufle sous la peau et l’estomac (gastêr), d’aspect rebutant, tous les bons morceaux comestibles. C’est à Zeus, bien sûr, de choisir. En feignant d’entrer dans le jeu du Titan, Zeus qui « a compris la ruse et su la reconnaître » (Théog., 551) retourne contre les hommes le piège où Prométhée croyait le prendre. Il choisit la portion extérieurement alléchante, celle qui cache sous une mince couche de graisse les os immangeables. Telle est la raison pour laquelle, sur les autels odorants du sacrifice, les hommes brûlent pour les dieux les os blancs de la bête dont ils vont manger la chair. Ils gardent en effet pour eux la portion que Zeus n’a pas choisie : celle de la viande. Mais, dans cette épreuve à coups fourrés, le jeu des renversements entre apparence et réalité réserve au Titan des surprises. La bonne part, aux yeux de Prométhée – c’est-à-dire celle qui se mange et qu’il projetait de réserver aux hommes en lui donnant la fausse apparence de l’immangeable –, est en réalité la mauvaise ; les os calcinés sur l’autel forment la seule portion authentiquement bonne. Car, en mangeant la viande, les hommes se comportent eux-mêmes comme des « ventres » gasteres oion (Théog., 26). S’ils ont plaisir à se repaître de la chair d’une bête morte, s’ils ont un impérieux besoin de cette nourriture, c’est que leur faim sans cesse renaissante implique l’usure des forces, la fatigue, le vieillissement et la mort. En se contentant de la fumée des os, en vivant d’odeurs et de parfums, les dieux se révèlent d’une tout autre nature : ils sont les Immortels toujours vivants, éternellement jeunes, dont l’existence ne comporte aucun élément périssable, aucun contact avec le domaine du corruptible.
2. Zeus veut faire payer aux hommes la fraude dont Prométhée s’est rendu coupable en truquant les parts pour les favoriser à ses dépens. Il cache le feu, son feu céleste, c’est-à-dire qu’il ne le laisse plus comme auparavant à la disposition des hommes qui en usaient librement. Faute de feu, ils seront incapables de cuire, pour la manger, la viande qu’ils ont obtenue en partage. Le souverain des dieux cache aussi aux hommes leur vie, bios (Travaux, 42-47), autrement dit la nourriture céréalière, les grains que la terre jusqu’alors offrait généreusement à leur appétit sans qu’il soit besoin de la travailler : les blés poussaient tout seuls, en suffisance, comme s’offrait tout seul, à discrétion, le feu du ciel.
Le grain caché, les hommes devront l’enfouir dans le sein de la terre, en en labourant les sillons, s’ils veulent le récolter. Plus d’abondance désormais, pour pallier la faim, sans le dur labeur.
Le feu céleste étant caché, Prométhée en dérobe secrètement une semence qu’il dissimule, pour le porter sur terre, aux creux d’une tige de fenouil. Enfoui dans le fond de sa cache, le feu volé échappe à la vigilance de Zeus qui ne l’aperçoit qu’au moment où brille déjà ici-bas la lueur des foyers de cuisine. Le feu prométhéen est un feu ingénieux, un feu technique, mais il est aussi précaire, périssable, affamé : il ne subsiste pas de lui-même ; il faut l’engendrer à partir d’une semence, l’alimenter sans cesse, en conserver sous la cendre une braise quand il s’éteint.
Seuls de tous les animaux, les hommes partagent avec les dieux la possession du feu. Aussi est-ce lui qui les unit au divin en s’élevant depuis les autels du sacrifice où il est allumé jusque vers le ciel. Cependant, à l’image de ceux qui l’ont domestiqué, ce feu est ambigu : céleste par son origine et sa destination, il est aussi mortel, comme les hommes, et même sauvage, comme une bête brute, par son ardeur dévorante.
La frontière entre les dieux et les hommes est donc à la fois traversée par le feu sacrificiel qui les unit les uns aux autres, et soulignée par la différence entre le feu céleste dont dispose Zeus et celui qui, montant de la terre, a été remis aux hommes par Prométhée. La fonction du feu sacrificiel est d’autre part de distinguer dans la bête la part des dieux, entièrement calcinée, et celle des hommes, juste assez cuite pour n’être pas consommée crue.
En ce sens, le rapport ambigu des hommes aux dieux, dans le sacrifice alimentaire, se double d’une relation équivoque des hommes aux animaux. Les uns et les autres ont besoin, pour vivre, de manger – que leur nourriture soit végétale ou carnée. Aussi tous sont-ils également mortels. Mais les hommes sont les seuls à manger cuit, et selon des règles. Aux yeux des Grecs, les céréales, nourriture spécifiquement humaine, sont des plantes « cultivées » et triplement cuites (par une coction interne, par l’action du soleil, par la main de l’homme), comme les bêtes sacrifiables, et donc propres à la consommation, sont des animaux domestiques dont les chairs doivent être rituellement rôties ou bouillies, avant d’être mangées.
3. Furieux de voir briller au milieu des hommes le feu qu’il ne voulait pas leur donner, Zeus leur mitonne un don fait pour eux, sur mesure. Ce cadeau que tous les dieux contribuent à façonner est la contrepartie du feu volé, son revers : il brûlera les hommes, il les séchera sur pieds, sans flammes, de fatigues, de tracas et de peines. Il s’agit de la Femme, baptisée Pandora (don de tous les dieux), qui se présente dans le mythe comme la première épouse et comme l’ancêtre de l’espèce féminine. Les hommes vivaient auparavant sans femme ; ils surgissaient directement de la terre qui les produisait, comme les céréales, toute seule. Ignorant la naissance par engendrement, ils ne connaissaient pas non plus la vieillesse et la mort qui en sont solidaires. Ils disparaissaient, aussi jeunes qu’aux premiers jours, dans une paix semblable au sommeil. Cette Femme, double de l’Homme et son contraire, que le mâle devra besogner pour cacher en son sein la semence, s’il veut avoir des enfants, comme il doit labourer la terre pour y cacher le grain, s’il veut avoir du blé, ou encore cacher au creux d’un narthex la semence du feu, s’il veut l’allumer sur l’autel – cette Femme, donc, Zeus l’a fait fabriquer comme un leurre, un piège profond et sans issue (Théog., 589). A l’extérieur, elle a l’apparence d’une déesse immortelle ; de sa beauté rayonnent une grâce et une séduction auxquelles on ne peut résister. A l’intérieur, Hermès a mis, avec le mensonge et la tromperie, la chiennerie de l’âme et un tempérament de voleur. Divine par son aspect, humaine par la parole, par son rôle d’épouse légitime et de mère, bestiale par la chiennerie de ses appétits sexuels et alimentaires insatiables, la femme résume en sa personne tous les contrastes du statut humain. Elle est un mal, mais un mal aimable, revêtu d’une émouvante beauté, un kakon kalon ; on ne peut ni s’en passer ni la supporter. Si on l’épouse, son ventre dévore toutes les richesses alimentaires de la maison et vous voilà, de votre vivant, sur la paille ; mais si on ne se marie pas, faute d’un ventre féminin pour recevoir la semence et nourrir l’embryon, point d’enfant pour vous prolonger ; au seuil de la mort, vous vous retrouvez seul. Avec elle, le bien et le mal, comme le divin et la bestialité, se voient unis et confondus.
Incarnant cette forme d’existence ambiguë, constamment dédoublée, qui attend la race humaine, une fois séparée des dieux, Pandora est expédiée par Zeus, dans tout l’attrait de sa séduction, au frère de Prométhée, son double et son contraire, Épiméthée. L’un est le Prévoyant, celui qui devine à l’avance ; l’autre, l’Étourdi, celui qui comprend trop tard, après coup. Proche de Prométhée comme d’Épiméthée, l’homme assume en son intelligence et son aveuglement l’un et l’autre aspect des Titans. Épiméthée, que son frère a pourtant mis en garde, accueille Pandora sous son toit et en fait son épouse. Voilà la Femme introduite, avec le mariage, dans le monde humain. Les hommes vivaient sans connaître la fatigue, le labeur, les peines, les maladies, la vieillesse. Tous les maux étaient encore enfermés en une jarre dont Pandora, sur l’ordre de Zeus, ouvre le couvercle. Ils se répandent sur la terre où ils se mêlent aux biens sans qu’on les puisse prévoir ni reconnaître. Les uns, qui errent de par le monde, sont cachés, invisibles. Les autres, qui gîtent en la maison, comme le « beau mal » qu’est Pandora, se cachent sous l’apparence mensongère de la séduction.
Dans le mythe prométhéen, le sacrifice, avec toutes les conséquences qu’il comporte, apparaît comme le résultat de la rébellion du Titan cherchant à contrecarrer les desseins de Zeus au moment où hommes et dieux doivent se séparer et fixer leurs attributions respectives. La morale du récit est qu’on ne peut espérer duper l’esprit de Zeus ; Prométhée, le plus subtil des dieux, s’y est essayé ; de son échec, les hommes doivent payer les frais.
Accomplir le rite sacrificiel, c’est donc, en établissant le contact avec la divinité, commémorer l’aventure du Titan et en accepter la leçon. C’est reconnaître qu’à travers le sacrifice et tout ce qui nécessairement l’accompagne : le feu prométhéen, la culture des céréales liée au labeur, la femme et le mariage, les malheurs et la mort, Zeus a situé les hommes à la place qui est désormais la leur, entre les bêtes et les dieux. En sacrifiant, les hommes se soumettent au vouloir de Zeus qui a fait des mortels et des Immortels deux races bien distinctes. La communication avec le divin s’établit au cours d’un cérémonial de fête, un repas, qui rappelle que l’ancienne commensalité est finie : dieux et hommes sont maintenant séparés, ils ne vivent plus ensemble, ne mangent plus aux mêmes tables. On ne saurait à la fois sacrifier suivant le mode prométhéen et prétendre, par quelque rite que ce soit, s’égaler aux dieux. En cherchant à rivaliser de ruse avec Zeus pour donner aux hommes la meilleure part, le Titan a voué ses protégés au triste sort qui est le leur aujourd’hui. Depuis que la fraude prométhéenne a institué le premier repas sacrificiel, tout dans la vie humaine comporte son ombre et son revers : il n’est plus de contact possible avec les dieux qui ne soit aussi, à travers le sacrifice, consécration d’une infranchissable barrière entre l’humain et le divin ; il n’est plus de bonheur sans malheur, de naissance sans mort, d’abondance sans peine, de savoir sans ignorance, d’homme sans femme, de Prométhée sans Épiméthée.