Dès l’introduction d’Oreste et Alcméon (1959), Marie Delcourt trace le cadre dans lequel elle entend situer les légendes grecques de matricide. La Grèce présente de nombreux mythes de meurtre du père ; ils renvoient à des faits rituels bien connus : sacrifice du roi devenu vieux, succession royale par meurtre. Au contraire, le thème du matricide est rare ; il n’a pas de répondant rituel. Dans le cas d’Oreste tuant Clytemnestre, on a pu faire le rapprochement avec Hamlet et voir dans ce matricide un pur développement littéraire en marge du thème rituel de la rivalité entre le vieux et le jeune roi. Mais l’histoire du matricide d’Alcméon s’inscrit en faux contre cette assimilation : elle ne comporte aucun aspect successoral. Faute d’intermédiaire rituel, l’interprétation doit donc se fonder directement sur la psyché humaine. A cet égard, Bachofen a pressenti le premier, sinon la solution, du moins la nature du problème. Il a bien vu que les légendes de matricide traduisent une oppo-sition entre les sexes. Mais il a interprété historiquement ce conflit – comme si à un matriarcat primitif s’était ensuite substitué un droit masculin. Or l’opposition est moins sociale et institutionnelle que psychologique : la lutte du fils contre sa mère marque, en chacun de nous, un stade que la personnalité doit franchir dans son effort pour émerger à la clarté et à la conscience. Cependant, une question subsiste : s’il en est ainsi, pourquoi le fils vainqueur de la mère apparaît-il, non en héros triomphant, mais comme un malheureux égaré par la folie ?
C’est dans le champ de cette problématique préalablement définie que M. Delcourt analyse dans le détail les multiples versions des légendes d’Oreste et d’Alcméon. Son propos est de mieux cerner, dans ce qu’il comporte de spécifique, le thème du matricide, d’en dessiner les traits essentiels, de dégager le complexe de motivations et de pulsions psychologiques qui s’y projettent. D’Homère à Eschyle, la légende d’Oreste, en mettant progressivement l’accent sur le meurtre de la mère, se charge de valeurs nouvelles. Chez Homère, la mort de Clytemnestre est éludée ; on ne sait trop qui en est responsable. Dès avant Eschyle, apparaît le thème d’une hostilité de la mère à l’égard du fils : elle le menace, soit pendant son enfance, soit au moment du meurtre d’Égisthe. L’épouse coupable prend ainsi visage de mère terrible. Avec Eschyle, le meurtre maternel, au centre même du drame, devient un problème moral. Oreste a « voulu » tuer sa mère pour obéir à l’impérieux devoir, rappelé par Apollon, de vengeance due à son père. Censuré chez Homère, le matricide ne s’affirme en pleine lumière chez Eschyle que pour s’abriter derrière l’ordre supérieur de l’oracle. Et cependant, même justifié, Oreste n’apparaît pas libéré à l’égard de son crime : il sombre dans la folie.
L’histoire d’Alcméon est à certains égards plus riche, plus éclairante. On y discerne, diversement combinés, plusieurs thèmes. Le personnage d’Amphiaraos, qui ordonne à son fils de tuer sa mère pour le venger, relève, dans deux épisodes essentiels de sa carrière, d’un symbolisme assez transparent : il se cache au fond d’une maison, à la merci de son épouse ; il meurt englouti dans le sein de la terre qui s’ouvre pour le recevoir. Ériphyle, sorte de femme fatale, est présentée comme une « dompteuse d’hommes ». Attachée à son frère, à ceux de sa race, elle est hostile à son mari et à son fils, en qui se prolonge la lignée du mari. Le récit de sa malignité rejoint le thème du cadeau corrupteur, du don maléfique, dont Louis Gernet a bien montré la signification : dans les formes archaïques du don, l’objet reçu possède une force contraignante à laquelle il n’est pas possible d’échapper. Il crée, entre individus ou entre groupes étrangers, un lien d’obligation analogue à celui que réalise l’échange de femmes. Alcméon agit lui aussi sous la contrainte, mais d’une autre sorte. Il ne peut se soustraire à l’obligation de vengeance que revendique son père par-delà la tombe et qui, le jetant contre sa mère, lui fait commettre, au nom des liens du sang, un crime contre ce qui symbolise au plus haut point la consanguinité : le sein maternel. Tous les témoignages convergent pour nous montrer que, vivant ce conflit, Alcméon apparaît aux yeux des Grecs comme le type même du malheureux possédé par la démence. Son roman se prolonge par le récit d’un double mariage qui doit lui procurer purifi-cation et expiation, par une sorte de retour aux sources de la vie, de seconde naissance qui l’arrache au passé et lui procure un statut social et personnel nouveau. L’histoire s’achève par la renonciation définitive des hommes au collier fatal dont la circulation, par le tissu d’obligations réciproques qu’elle a provoquées, est cause de tout le mal. Déposé à Delphes, c’est-à-dire rendu à ce monde de l’au-delà d’où il est venu, le talisman perd son pouvoir néfaste.
Dans d’autres légendes grecques, une censure semble avoir joué. Le matricide s’y produit sous forme symbolique, de façon indirecte, ou par substitution. Dans l’histoire de Ion et de Creüse, mère terrible qui se venge sur son fils de sa condition de femme frustrée par son père, par sa mère, par son amant, le matricide est évité de justesse au dernier moment.
Comment interpréter cet ensemble ? M. Delcourt voit dans la légende d’Amphiaraos l’aventure de l’homme qui veut se libérer du sein maternel. Par là s’expliquerait la substitution, dans la vengeance, du fils au père. Mais la blessure qu’Alcméon inflige à sa mère est chargée d’une valeur sexuelle. Entre le matricide et l’inceste, il y aurait ainsi une contiguïté qui se marquerait également dans le cas d’Oreste. A Clytemnestre, épouse rejetée, femme virile, répond comme son double le personnage d’Électre, qui rejette elle aussi la condition féminine, qui domine son frère et dont le mariage avec Pylade, double d’Oreste, fait figure d’inceste censuré. Chez Oreste, la haine de la mère, élargie aux dimensions d’une misogynie sadique, devient comme chez Alcméon démence. Cette constance du thème de la folie dans le matricide nous interdit de voir en Alcméon et en Oreste les homologues grecs de Marduk, héros masculin qui triomphe de la mère primordiale Tiamat. On ne saurait donc avec Jung interpréter le matricide comme la simple libération des forces inconscientes. M. Delcourt le traiterait plutôt comme la projection légendaire d’une névrose à base d’hostilité entre mère et fils ; l’inceste s’y trouverait, par une confusion de l’instinct de mort et de l’instinct de vie, lié au matricide. L’auteur doit cependant noter que, contrairement à la légende œdipienne, le thème sexuel n’apparaît jamais ouvertement chez Alcméon ou chez Oreste.
L’interprétation ne semble donc pas recouvrir les faits avec une exactitude entière. On voit mal en particulier comment s’insère dans ce schéma le thème du don maléfique qui est au cœur de la légende d’Alcméon. Les mythes de matricide mettent en jeu, très certainement, l’opposition des sexes. Mais cette opposition s’incarne toujours dans des institutions familiales, dans des conduites sociales définies. A la considérer comme un archétype intemporel inscrit dans les profondeurs de l’âme humaine, ne risque-t-on pas de laisser échapper tout le concret social, dont se nourrit le mythe, et qui est aussi le concret psychologique ? Système de parenté, règles de mariage et de filiation, complémentarité de groupes familiaux qui s’opposent dans la guerre, mais s’unissent par le don et l’échange des femmes, ce sont ces comportements institutionnalisés, dans leurs tensions et leurs conflits, qui définissent les fonctions de la femme dans une humanité donnée, les valeurs qu’elle incarne, son statut social et psychologique, avec les problèmes qui en découlent. On notera, à cet égard, que la femme représente dans la famille, pour les Grecs, deux orientations contraires : d’une part, elle symbolise les liens du sang qui imposent des obligations – comme la vengeance des parents – et des interdits – comme ceux de l’inceste et du meurtre intrafamilial. Mais elle symbolise aussi, non plus la continuité d’une même lignée, mais la circulation et l’échange entre lignées différentes : appartenant à une famille autre que celle de son mari, elle s’y intègre par un rite de mariage qui institue un lien analogue à celui que créent le don, l’engagement, le serment. Le mythe nous semble donc moins traduire l’opposition du masculin et du féminin en général que styliser et dramatiser les conflits que recèlent des structures sociales définies : l’épouse est liée à son mari par un lien du type contrat opposé au lien du sang ; comme mère, elle est liée à son fils par le sang et, sur le plan de la sensibilité religieuse, c’est ce lien mère-fils qui est valorisé ; cependant, du point de vue de la pensée sociale, c’est le père et non la mère qui, par le sang, se continue dans le fils, puisque le fils appartient à la famille du père ; enfin la femme est liée à ses frères par des liens de consanguinité tout en appartenant socialement et religieusement à la famille de son mari. De façon générale, dans les mythes grecs, cette situation de la femme est envisagée et exposée, non du point de vue de la femme, mais du point de vue de l’homme, c’est-à-dire dans la perspective du fils.
Dans les deux derniers chapitres de son livre, très suggestifs, M. Delcourt montre de façon convaincante que la purification d’Oreste par le sang d’un porcelet a la signification d’une nouvelle naissance. Elle marque aussi la nature véritable et les limites des rapports de Delphes et d’Oreste.