Les cités grecques sont d’assez petite taille puisqu’elles constituent des sociétés de face-à-face. En principe, tout le monde se connaît, tout le monde se parle. Socrate va sur la place publique, sur l’agora, pour discuter avec chacun de ce que sont les vertus, le courage, la piété, la justice et le bien. On vit sous le regard d’autrui ; on existe en fonction de ce que les autres voient de vous, de ce qu’ils en disent, de l’estime qu’ils vous accordent. Ce qu’est un homme, sa valeur, son identité impliquent qu’il soit reconnu par le groupe de ses pairs. Chassé de sa cité, exclu et déshonoré par l’exil, l’individu n’est plus rien. Il cesse d’exister tel qu’il était.
C’est que les Grecs ne distinguent pas, comme nous le faisons, ce qui est nous et ce qui est à nous, notre être intime et nos appartenances. Ce qui est en dehors de moi peut être mien, mais ne saurait être moi. Pour le Grec, au contraire, l’individu n’est pas séparé de ce qu’il a accompli, effectué, ni de ce qui le prolonge : ses œuvres, les exploits qu’il a réussis, ses enfants, ses proches, ses parents, ses amis. L’homme est dans ce qu’il a fait et dans ce qui le lie à autrui. Aussi le même mot peut-il désigner l’erreur intime de jugement, la faute morale commise au-dedans de soi, et l’échec, l’insuccès rencontrés au-dehors.
Faut-il faire le rapprochement avec ce que nous constatons aujourd’hui : la volonté de réussir à tout prix, la recherche d’une célébrité qui vous place, à travers les médias, sous les yeux du grand public ? C’en serait plutôt le contraire. Nous ne vivons pas dans une communauté de face-à-face, mais dans une société du spectacle. Ce que chacun donne à voir, dans les journaux et sur les écrans de la télévision, ce n’est pas lui-même tel qu’il se connaît dans le secret de sa conscience personnelle, mais une image factice, mise en scène selon les besoins de l’actualité, un faux-semblant comme les réclames publicitaires. Cette image est par définition éphémère ; sa vogue ne triomphe que pour céder la place à celle qui va bientôt la remplacer pour satisfaire aux besoins de changement et de nouveauté que manifestent les spectateurs. Pour un Grec, la réussite qu’il revendique est autre chose : elle a une dimension héroïque ; elle est réalisation d’un exploit qui assure à son auteur la « gloire impérissable ». Dans une vie humaine où tout est périssable, transitoire, il est une seule chose, pour les Grecs, qui échappe à la destruction : ce n’est ni l’âme au-dedans de nous, ni notre corps promis à la résurrection, mais la gloire, qui fait de votre nom, de vos exploits le bien commun de toutes les générations à venir. C’est là que réside l’immortalité : dans la mémoire des hommes.
Culture de la honte et de l’honneur opposée aux cultures de la faute et du devoir – c’est l’helléniste anglais Dodds qui a bien mis en lumière la portée de ces oppositions. Quand un Grec a mal agi, il n’a pas le sentiment de s’être rendu coupable d’un péché, qui serait comme une maladie intérieure, mais d’avoir été indigne de ce que lui-même et autrui attendaient de lui, d’avoir perdu la face. Quand il agit bien, ce n’est pas en se conformant à une obligation qui lui serait imposée, une règle de devoir décrétée par Dieu ou l’impératif catégorique d’une raison universelle. C’est en cédant à l’attrait de valeurs, tout à la fois esthétiques et morales, le Beau et le Bien. L’éthique n’est pas obéissance à une contrainte, mais accord intime de l’individu avec l’ordre et la beauté du monde.