La « belle mort » d’Achille


Voici les paroles que Sarpédon adresse à Glaucos pour l’in-citer à franchir avec lui, en dépit du danger, le mur de défense derrière lequel sont postés les guerriers ennemis :

Glaucos, pourquoi nous honore-t-on, en Lycie, de tant de privilèges, places d’honneur, viandes et coupes pleines ? Pourquoi nous contemplent-ils tous comme des dieux ? Pourquoi jouissons-nous sur les rives du Xanthe d’un immense domaine taillé pour nous, aussi propre aux vergers qu’aux terres à blé ? Ne faut-il pas dès lors aujourd’hui nous tenir comme de juste au premier rang des Lyciens, pour répondre à l’appel de la bataille ardente ? Chacun des Lyciens à la forte cuirasse ainsi pourra dire : ils ne sont pas sans gloire les rois qui commandent dans notre Lycie, mangeant de gras moutons et buvant un doux vin de choix. Ils ont pour eux la vigueur des braves puisqu’ils se battent au premier rang des Lyciens (Il., XII, 310-321).

On peut partir de ce texte pour situer ce que, dans l’épopée homérique, les Grecs entendent par timē : la valeur proéminente d’un individu, c’est-à-dire à la fois son rang, son statut social, avec les honneurs qui s’y rattachent, les privilèges et les égards qu’il est en droit d’exiger, et son excellence personnelle, l’ensemble des qualités et des mérites qui manifestent en lui l’appartenance à une élite, au petit groupe des aristoi, des meilleurs.

Dans une société de face-à-face où, pour se faire reconnaître il faut l’emporter sur ses rivaux dans une incessante compé-tition pour la gloire, chacun est placé sous le regard d’autrui, chacun existe par ce regard. On est ce que les autres voient de soi. L’identité d’un individu coïncide avec son évaluation sociale : depuis la dérision jusqu’à la louange, du mépris à l’admiration. Si la valeur d’un homme reste ainsi attachée à sa réputation, toute offense publique à sa dignité, tout acte ou propos qui porte atteinte à son prestige seront ressentis par la victime, tant qu’ils n’auront pas été ouvertement réparés, comme une façon de rabaisser ou d’anéantir son être même, sa vertu intime, et de consommer sa déchéance. Déshonoré, celui qui n’a pas su faire payer l’outrage à son offenseur perd, avec sa timē, son renom, son rang, ses privilèges. Coupé des solidarités anciennes, retranché du groupe de ses pairs, que reste-t-il de lui ? Tombé au-dessous du vilain, du kakos qui a encore sa place dans les rangs du peuple, le voilà devenu un errant, sans pays ni racines, un exilé méprisable, un homme de rien, pour reprendre les termes mêmes d’Achille offensé par Agamemnon (Il., IX, 648 et I, 293).

 

Selon Sarpédon, l’honneur exige des puissants et des rois que, en contrepartie des avantages et du respect dont ils jouissent, ils se montrent dans la bataille à la hauteur de leur glorieuse réputation. Aussi le premier mot qui revient, en leitmotiv, dans les exhortations adressées aux chefs des contingents, quand l’ardeur au combat mollit, pour qu’ils se reprennent et donnent l’exemple en payant de leur personne, sonne-t-il comme un rappel à l’ordre : Aidôs ! qu’on peut traduire par « honte à vous ! ». L’aidôs est le sentiment d’indignité qu’on éprouve quand un manquement au code de l’honneur risque de vous exposer à la réprobation publique.

Y a-t-il, comme le laisse entendre Sarpédon, entière réciprocité, chez les grands, entre leur proéminence sociale et la supériorité de leur valeur personnelle, spécialement dans le monde de la guerre ? De fait, agathos ou kalokagathos signifie à la fois qu’on est de bonne souche, riche, beau, puissant, et qu’on possède les vertus et la noblesse d’âme conformes à l’idéal grec de l’homme accompli, l’homme de cœur. Tout semble donc se passer comme si, pour être roi, il fallait se montrer héroïque, et qu’on ne saurait être héroïque à défaut d’être roi.

Or, de tous les rois grecs, le plus roi est Agamemnon : il tient de Zeus en personne son sceptre de commandement. Serait-il du coup de tous les guerriers achéens le plus valeureux ? Écoutons Diomède et Achille, héros exemplaires du camp grec. Diomède d’abord, que l’Atride a eu l’imprudence de sermonner :

Achille, outragé, est plus violent et plus précis :

Jouer chaque jour, à chaque moment, au combat sa propre vie, sa psuchē, c’est-à-dire soi-même (Il., IX, 322), tel est pour Achille le seul critère de l’honneur, et c’est cela même qui, à l’entendre, pour Agamemnon « semble mort ». Y aurait-il donc deux honneurs, inégaux, qu’on apprécierait en sens contraire suivant qu’on donnerait la priorité au rang social ou qu’on l’accorderait à une valeur d’un tout autre ordre : la « gloire impérissable », kleos aphthiton, qu’on ne saurait obtenir qu’en se vouant tout entier, dans la fleur de son âge, à l’affrontement du combat, à l’exploit guerrier, à la mort ?

Le vieux Nestor recommandait à Achille :

Agamemnon ne pouvait manquer de faire chorus :

Mais Achille ne se soucie pas de régner sur plus d’hommes que ne le fait Agamemnon ; il n’évalue pas la timē à l’aune de son pouvoir royal ni des honneurs que les sujets rendent à leur maître. Ce qui l’indigne, c’est qu’« on ne gagne pas de reconnaissance à se battre avec l’ennemi obstinément, sans trêve ; la part est égale pour qui reste chez lui et pour qui guerroie de toute son âme ; même honneur (timē) attend le lâche et le brave » (Il., IX, 316-319). Même honneur, alors qu’il existe pour lui entre les deux une telle distance que tout ce qui relève du premier, l’honneur social, l’honneur d’état, apparaît dérisoire dès lors qu’on a choisi, comme il l’a fait, le second, celui des braves, l’honneur héroïque. Dans l’ambassade dépêchée par Agamemnon pour offrir à Achille réparation publique de l’offense qu’il lui a infligée en lui prenant la jeune Briséis, son geras, la part d’honneur que les Grecs lui ont accordée pour sa vaillance exceptionnelle, figure avec Ulysse et Ajax, le vieux Phénix : il est pour Achille comme un second père. Ulysse a déjà énuméré les immenses cadeaux qu’en amende honorable le roi est prêt à déposer aux pieds du jeune homme : Briséis d’abord, qu’il lui rend sans y avoir touché, des bassins, des trépieds, des talents d’or, des chevaux, sept femmes de Lesbos, une de ses filles, à son choix, à prendre pour épouse, sept de ses meilleures villes qui l’honoreront d’offrandes comme un dieu. Achille refuse. Lui offrirait-il cent fois plus qu’il rejetterait encore les présents d’Agamemnon. Ces cadeaux lui sont odieux, de leur valeur, du poids d’honneur qu’ils représentent, il se soucie comme d’un cheveu (Il., IX, 378).

Dès lors tout est joué. Comme la vie est la seule chose au monde qu’on ne peut retrouver quand elle vous a quitté, celui qui a choisi délibérément le risque de la perdre en en faisant l’enjeu de chaque affrontement guerrier se situe en dehors et au-delà des règles ordinaires de l’honneur. La « gloire impérissable » à laquelle il aspire est sans commune mesure avec les autres formes de considération. S’il faut la payer, au prix de sa vie, par la « belle mort », celle du guerrier tombé dans la fleur de son âge sur le champ de bataille, cette gloire demeure à jamais attachée à son nom, alors que les honneurs dont on jouit tant qu’on est vivant, qu’on peut regagner quand on les a perdus, ne vous sont plus rien aussitôt mort. Phénix aura beau presser affectueusement Achille d’accepter les immenses cadeaux d’Agamemnon et de renoncer à sa colère :

Achille aux pieds rapides lui dit en réponse :

L’honneur qu’accorde le destin de Zeus c’est, avec la vie brève et la « belle mort » au combat, la survie en gloire dans la mémoire des hommes à venir, la célébration continue des exploits que le héros a accomplis et que le chant des aèdes, de génération en génération, rappelle et magnifie. Pour des créatures éphémères, vouées à la décrépitude de l’âge et au trépas, comme sont les hommes, de quel moyen pourrait-on disposer pour conserver, au-delà de la mort, avec son nom et son renom, sa figure de jeunesse, de beauté, de courage viril ? Dans une civilisation de l’honneur où chacun, durant sa vie, s’identifie à sa renommée, on continuera d’exister si elle subsiste impérissable, au lieu de disparaître dans l’anonymat de l’oubli.

 

Sarpédon était bien lui-même conscient de cette dimension « métaphysique » de l’honneur héroïque. Quand il envoyait Glaucos à l’assaut du mur des Grecs, il arguait de la nécessité pour les rois de combattre au premier rang, pour se montrer glorieux aux yeux de ceux qui les honorent de tant de privilèges. Mais il ajoutait aussitôt :

Comme il y a deux formes de vie, celle, brève et glorieuse, du héros, celle, longue, déclinante et sans gloire, du commun des hommes ; comme il y a deux honneurs, celui d’Achille et celui d’Agamemnon, existent aussi deux façons de périr à la guerre : la « belle mort », qui confère son éclat à la valeur du jeune, la mort laide, dégradante, honteuse du vieillard. C’est cette horrible fin qu’évoque Priam dans l’espoir de retenir Hector, prêt à affronter Achille en combat singulier :

La mort sanglante, la mort rouge : consécration de la gloire dans la beauté pour le jeune, mais outrage déshonorant dans la laideur pour le vieux. A Sparte, au VIIe siècle, Tyrtée reprend ce thème presque dans les mêmes termes, mais en l’adaptant aux conditions du combat hoplitique pour la défense de la cité. Quand un homme est tombé au premier rang, « jamais sa noble gloire ne périt, ni son nom, mais, bien qu’il demeure sous terre, il est immortel » (9 D, 27 sq., C. Patro). Encore faut-il qu’il soit jeune.

Kleos aphthiton, la gloire impérissable, telle est, dans la « belle mort », la pointe extrême d’un honneur au-delà de tous les honneurs relatifs et transitoires dont un vivant peut s’enorgueillir. L’agathos anēr, l’homme de bien, l’homme de cœur, obtient par la mort héroïque un statut spécial : mortalité et immortalité, au lieu de s’opposer, s’associent en sa personne et s’interpénètrent. A ce statut paradoxal, le sophiste Gorgias, au Ve siècle, donnera son expression la plus saisissante dans la forme de ce qu’il nomme pothos athanaos : le deuil, ou le regret, immortel :

En quittant le domaine privé – deuil des parents et des proches où il était d’abord confiné pour devenir public et s’étendre à la cité entière, le pothos, maintenu toujours vivant dans la mémoire collective, vient s’identifier à la « gloire impérissable » de la tradition épique : le regret ou deuil immortel rejoint la gloire impérissable. Au début du IVe siècle, Lysias écrit, dans son oraison funèbre (Epitaphios) pour les soldats athéniens tombés pendant la guerre dite « de Corinthe » (395-386) :

Un demi-siècle plus tard, pour les morts de Chéronée, Démosthène, dans la même perspective héroïque, apporte un dernier témoignage à cette anthologie de l’honneur grec :

Ces proteroi agathoi andres, ces hommes de cœur d’autrefois, ce sont précisément Achille, Hector. Sarpédon et tous les héros de la « belle mort » que chante l’épopée homérique.