1940. Année terrible, a-t-on pu dire. De fait c’est bien ainsi qu’elle demeure dans la mémoire de ceux qui l’ont vécue. Aujourd’hui, pour les historiens qui la regardent du haut d’un demi-siècle, elle apparaît comme un objet d’enquête privilégié, un de ces rares moments où l’histoire brusquement s’emballe : d’un seul coup tout bascule. La physionomie d’un grand pays comme la France se trouve en quelques semaines bouleversée.
Tournant radical, rupture, déchirure dans le tissu de nos traditions ? De 1936 à 1940, du Front populaire à l’État de Vichy, est-ce toujours la même France ? Qu’est-ce qui a changé, qu’est-ce qui est resté constant ? La réponse n’est pas simple. Certes, sans un désastre militaire que nul ne prévoyait, il n’y aurait jamais eu de Révolution nationale pétainiste. Mais la défaite n’explique pas tout ; elle a agi comme un révélateur. Sous les décombres de la IIIe République, qu’on croyait plus solidement implantée, se découvrent des strates profondes, dont on n’ignorait pas l’existence, mais dont on n’évaluait pas exactement l’importance ni l’étendue.
A la faveur des circonstances, les vieux démons qu’on espérait exorcisés resurgissent, renforcés par l’humiliation, le désarroi, les rancœurs que suscitent la débâcle de nos armées et l’effondrement des institutions : antisémitisme, haine de la liberté, esprit cocardier d’autant plus archaïque et ridicule qu’il masque le refus du combat et la soumission à l’envahisseur. Cependant, derrière une unanimité de façade, faite de repliement égoïste sur soi et les siens, pour survivre, et d’abandon à un sauveur en la personne du vieux Maréchal, se mettent en place, dès 1940, les contours de deux camps qui, séparés par un vaste marais, vont s’affronter dans les années suivantes : Résistance, Collaboration. Les frontières entre ces deux camps ne recouvrent pas exactement celles des partis, ni la fracture entre gauche et droite, ni les divergences entre familles spirituelles. Dans la nouvelle donne, dont les enjeux sont, avec le destin de la France, la vie et la mort de chacun, les engagements relèvent de choix plus personnels. Les cartes ne sont plus les mêmes, le jeu politique est brouillé.
Emmanuel d’Astier de La Vigerie aimait à dire des premiers résistants qu’ils étaient des inadaptés. Je crois plutôt que beaucoup d’entre nous se trouvaient, par rapport aux courants politiquement organisés, en position marginale.
Un souvenir, qui date des premiers jours de juillet 1940, après Mers el-Kébir : une vague de passion anti-anglaise déferlait sur la France. La presse officielle n’était pas seule à s’en donner. Dans ma boîte à lettres, à Narbonne, un tract clandestin anti-vichyssois, édité par les communistes. Pas un mot contre les Allemands. Mais on y dénonçait la ploutocratie britannique, responsable de la guerre. J’avais adhéré au Parti communiste au début des années trente ; mon frère était un sympathisant qui avait publiquement condamné le pacte germano-soviétique. Plusieurs soirs, la nuit tombée, nous allâmes coller sur les murs de Narbonne des papillons qui portaient, imprimé par nos soins : « Vive l’Angleterre pour que vive la France ! »