« On était le dimanche 1er janvier, se dit Jed, ce n’était pas seulement la fin d’un week-end, mais aussi celle d’une période de vacances, et le début d’une nouvelle année pour tous ces gens qui rentraient, lentement, en pestant probablement sur la lenteur du trafic, qui atteindraient maintenant les confins de la banlieue parisienne dans quelques heures, et qui, après une courte nuit reprendraient leur place-subalterne ou élevée – dans le système de production occidental39 ».
Michel Houellebecq. La Carte et le Territoire.
Selon André Maurois, les jeunes romanciers anglais de l’après-guerre mondial regardent
« … avec une curieuse pitié ce pauvre animal humain qui se croit libre, qui croit aimer, penser, agir et qui dépend en réalité de combinaisons médiocres et puissantes40 ».
Il n’est pas certain que Huxley, à cette époque, le regarde avec beaucoup de pitié ce pauvre animal humain car il ne lui semble pas seulement victime des habitudes sociales du XXe siècle qui l’empêchent de vivre pleinement, mais aussi complice. Les mascarades auxquelles il se livre lui permettent, selon les formules de Pascal, d’éviter « ce qu’il est au prix de ce qui est » et de courir « sans souci dans le précipice ».
Tout entier absorbé par la vie sociale, devenu la fonction qu’il exerce, se conformant aux rôles qui lui sont assignés après avoir troqué sa vie contre un ou plusieurs personnages stéréotypés, il peut trouver un confort temporaire dans une condition sociale, à côté de sa mortelle condition.
Les Babbitts, auxquels Huxley fait souvent référence, vivent dans le confort des idées reçues. Babbitt est le héros du roman de Sinclair Lewis paru en 1922 aux Etats-Unis. Il est le modèle de l’américain yankee dont la pensée est réduite à une mécanique routinière, membre de ces classes moyennes où le puritanisme ne peut subsister qu’à l’état de moralisme conventionnel sous la pression de l’hédonisme montant, du besoin de défoulement, des plaisirs faciles des années d’après la 1ère guerre mondiale et de la survalorisation des activités économiques.
Réussir et dominer suppose un effort de volonté constant afin de se concentrer sur la connaissance instrumentale, celle qui permet d’agir dans la société, celle qui est, non pas un aliment vital, spirituel, nourricier, mais un simple outil. Aussi, ceux qui ont choisi d’adorer « la déesse-chienne », comme William James appelait la réussite sociale, sont des êtres affaiblis auxquels il a fallu « rien de moins que la mutilation du moi-spirituel pour s’assurer ses faveurs41 ». Ils ont dû sacrifier la possibilité d’une connaissance directe, participative, concrète du monde, de sa diversité, de sa multiplicité, de sa richesse pour se concentrer sur leur fonction sociale42.
Ainsi Chawdron, personnage principal d’une nouvelle du même nom, qui a passé toute sa vie à déployer son astuce sur les marchés du pétrole et les marchés financiers, la cinquantaine passée, se laisse d’abord berner par le jeu d’une petite garce devant laquelle il s’attendrit avec une naïveté teintée de lubricité, puis par une jeune Tartuffe qu’il prend pour une fée et une sainte. Chawdron est victime de la comédie qu’une intrigante lui joue et lui joue d’autant mieux qu’elle se la joue à elle-même. Mais ce n’est pas seulement parce que le jeu de l’actrice est réussi que Chawdron en est victime. C’est aussi et surtout que sa personnalité est très vulnérable sur le plan émotionnel. Et elle l’est parce que la course à la puissance sociale a relégué au second plan toutes les ressources intérieures qui lui étaient inutiles pour celle-ci et les ainsi singulièrement atrophiées. Chawdron a remporté d’importantes victoires dans cette course. Voilà un homme d’action, capitaine d’industrie, empereur de la finance, intraitable, brutal et sans pitié en affaires, mais qui, à l’intérieur, a un cœur en bouillie, « en bouillie à cochons ». Ses chantres le perçoivent d’ailleurs comme un cœur tendre, sensible, un cœur d’or. Voilà ce qui peut arriver aux hommes qui n’ont pas su vivre à chaque niveau d’existence. Il n’y a là aucun hasard, Chawdron a « semé sa propre crétinisation avec sa passion excessive de l’argent et il a récolté cette humiliation grotesque ». Mais, il ne s’en aperçoit pas car sa vie l’a mené à une condition infrahumaine, lui qui voulait être un surhomme. La réussite sociale est périlleuse ; sa contrepartie inévitable est un appauvrissement intérieur qui dans la vie privée se traduira par de l’infantilisme, du sentimentalisme, de l’immaturité et de la lubricité. Les émotions du domaine affectif et relationnel de l’existence, négligées, livrées à l’errance au lieu d’être coordonnées avec les autres composantes de la personnalité, resurgissent tôt ou tard sous ces formes pathologiques, perverses, abâtardies. Aussi bien les Babbitts que les Chawdrons sont détruits de l’intérieur, dépouillés de leur humanité même, aveugles à ce qu’ils sont devenus, jouets de leurs pulsions et de leurs affects incontrôlés. Quant à ceux qui veulent vivre toutes les dimensions de leur être, comme Blake43 par exemple, ils risquent fort d’être condamnés à l’échec social.
Il est un pays particulièrement où la richesse intérieure des individus est annihilée, effacée, étouffée par l’invasion massive, complète de la société : ce sont les Etats-Unis. Nos dogmatiques chantres contemporains du changement feraient bien de retenir la leçon qu’en tire Huxley. Déjà, à cette époque, trônait un des principes de base de la modernité économique. « Tout, ici, est fabriqué pour être détruit aussitôt passée la première jeunesse44 ». Tout y est provisoire, destiné à une obsolescence rapide alors que les sociétés ont surtout eu jusque-là le souci de la stabilité. Les bénéfices secondaires en sont la prospérité et la vitalité ; la prospérité fournit les moyens physiques de la vitalité, mais aussi les moyens psychologiques car elle libère de la peur du chômage et de la misère et donne confiance en la vie. Et cette vitalité, du fait que le changement est accepté avec joie et plaisir, s’extériorise dans l’agitation, le bruit, la vie nocturne, le mouvement, le mouvement pour le mouvement, un mouvement vers une destination sur laquelle, d’ailleurs, on ne juge pas nécessaire de s’interroger.
« Elle s’exprime vigoureusement dans la musique du tambour et du saxophone, la sonnerie du téléphone, le rugissement des voitures dans les rues. Elle s’exprime en termes d’automobiles lancées à toute vitesse, de foules énormes et vociférant, de discours, de banquets, de promenades en voiture, de slogans, de projecteurs dans le ciel. Elle » (la vitalité américaine) « est tout entière mouvement et bruit, pareille à l’eau d’un bain qui se vide dans l’égout. Oui, dans l’égout45 ».
François Mauriac regrettait que notre vie quotidienne soit à son tour soumise à la trépidation de la vie américaine, que « ce tournis affecte tous les moutons de l’Occident46 ». Il en voyait la principale cause, lui, dans l’idolâtrie de la technique. Comme Bernanos qu’il citait dans ce texte, il considérait que la civilisation moderne était « une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure ». Ces norias bruyantes de voitures, d’avions et de trains, cette agitation entretenue en permanence par le commerce, le flot continu d’images et de slogans, l’excitation ininterrompue des sens et des esprits interdisent le silence, le recueillement et l’exploration de soi-même et enferment les individus à l’intérieur des limites tracées par les seules activités sociales et par le culte de l’action.
L’homme social, l’animal social, l’homme des plaisirs et des succès de la vie en société se barre ainsi le chemin du silence et de la solitude recueillie, le chemin qui pourrait le mettre aux prises avec son énigme, son destin, avec ce qui le dépasse, Dieu ou l’Univers.
Devant le monastère de Montesenario47 dont Barrés aurait pu dire qu’il était un de ces « lieux qui tirent l’âme de sa léthargie, des lieux enveloppés, baignés de mystère, élus de toute éternité pour être le siège de l’émotion religieuse », sur la crête de la montagne, entouré d’une brume hivernale s’étendant immobile à perte de vue, Huxley, au pied duquel s’ouvre un gouffre d’ombre bleue, songe que, dans la solitude, la beauté et le silence, cette partie de nous-mêmes que le commerce quotidien de la vie nous fait ignorer peut alors nous être révélée. Nos fébriles activités mondaines non seulement nous ont détourné des voies essentielles, mais elles ne laissent rien, sinon de la poussière, des ruines et l’oubli. Les énergies de vies entières consacrées à la domination, au pouvoir et à la richesse sont dépensées en vain. A Sabioneta48, les ruines désolées, vestiges de la grandeur passée du règne des Gonzague au XVIe siècle, disent avec éloquence « la vanité des désirs humains et la mutabilité des fortunes ». Des palais, des butins de guerre accumulés et exposés, des sculptures et des dorures, du théâtre, des statues et des tableaux, des glaces de Murano et des fresques, il ne subsiste que des pièces aux volets clos et qui sentent le moisi, des murs nus, des fantômes de la splendeur passée, des restes de trésors de l’art de la Renaissance livrés au vandalisme et au mépris, aujourd’hui abandonnés au vide et à la saleté.
39 Houellebecq (Michel), La Carte et le Territoire, Paris, Flammarion, 2010, p 269.
40 Maurois (André), Etudes anglaises, Paris, Grasset, 1927, p 267.
41 Huxley (Aldous), Le plus sot Animal, Paris, La Jeune Parque, 1944, p 226.
42 Huxley (Aldous), L’Ange et la Bête, Paris, Stock, 1940, p 36-37 et 40-45.
43 Huxley admirait William Blake (1757-1827) qu’il considérait non seulement comme un artiste total, graveur, aquarelliste, peintre, dessinateur et poète, un poète capable d’un sentiment mystique, mais aussi comme un homme complet. Il était un homme libre car il eût toujours le souci de développer ses dons sans être entravé par les institutions, soucieux de sa seule quête. Mais de son vivant, il fut parfois regardé comme fou. Dès l’enfance il fut un être singulier et rebelle et il mourut pauvre. Son œuvre commença à n’être vraiment connue qu’au début du XXe siècle grâce aux éditions de Yeats et Ellis en 1893 et de Geoffrey Keynes en 1925. Pour Blake, la Raison est un moyen bien insuffisant de connaissance : il faut aussi emprunter les voies du sentiment, de l’instinct, de la vie du corps, se rire des idées reçues, les prendre à contre-pied, ne pas se contenter des solutions toutes faites mais les bousculer pour que s’ouvrent « les portes de la perception ». Il était aussi sensible aux événements contemporains et accueillit avec satisfaction la révolution française et la conquête de la liberté aux Etats-Unis car il était favorable à l’abolition des institutions qui oppriment les hommes et qui ont leur origine dans ce ver qui ronge l’existence : l’amour de soi, le selfhood.
44 Huxley (Aldous), Le Monde en passant, Vernal/Philippe Lebaud, 1988, p 244.
45 Huxley (Aldous), Ibid., p 246.
46 Mauriac (F), « Bloc-notes » in L’Express du 3 septembre 1959.
47 Huxley (Aldous), Chemin faisant, Paris, Stock, 1945, p. 79 et suite.
48 Huxley (Aldous), Ibid., p 118 et suite.