« … la plupart des usines sidérurgiques avaient été transformées en lieux d’expositions, de spectacles, de concerts, en même temps que les autorités locales tentaient de mettre sur pied un tourisme industriel… Jed avait été impressionné à l’époque par la densité menaçante des forêts qui... entouraient les usines. Seules celles qui pouvaient être adaptées à leur nouvelle vocation culturelle avaient été réhabilitées, les autres se désagrégeaient peu à peu. Ces colosses industriels étaient maintenant rouillés, à demi effondrés, et les plantes colonisaient les anciens ateliers49 ».
Michel Houellebecq. La Carte et le Territoire.
La révolution industrielle fut pour l’Angleterre un choc terrible d’une rare violence, violence contre les hommes et contre la nature. La suie et la poussière enlaidirent et noircirent les vertes vallées, les populations laborieuses soumises à des conditions de travail épuisantes s’entassèrent dans des faubourgs sordides, la médiocrité commerciale multiplia les objets standardisés et la course au profit gangrena les esprits. Un courant humaniste réagit à cette monstruosité qui, en dévorant le charbon, dévora aussi les paysages, les prolétaires et leurs enfants. Oscillant entre les valeurs du socialisme et celles de la société préindustrielle, il défendit la priorité que la culture doit garder sur la technique.
Ruskin combat la laideur de la civilisation industrielle, dénonce la priorité donnée au progrès matériel et l’oubli dans lequel tombe le souci de l’épanouissement des individus. Les hommes asservis aux machines sont malheureux. Ils ne peuvent être satisfaits des objets produits en série car le seul travail qui donne de la joie aux hommes est le travail artisanal ou d’artiste. Il dénonce aussi la conception libérale de l’économie qui fait abstraction de l’homme réel pour le réduire à ce sinistre fantôme qu’est l’Homo oeconomicus : que chacun travaille pour vivre tout en accomplissant une œuvre utile et dans la joie et que soient éliminées les professions parasites, le luxe, l’obsession de l’enrichissement. Il exalte l’art médiéval si vivant car nourri par des cœurs humbles et sincères par opposition à la science qui cultive l’orgueil intellectuel.
Matthew Arnold met aussi l’accent sur l’antinomie de cette civilisation avec la culture car elle conduit à cette pensée mécanique propre à la bourgeoisie, cet état d’esprit rigide qui se met en route et fonctionne comme une machine, qui regarde comme une fin la machine alors qu’elle n’est bien sûr qu’un moyen et qui a substitué la soumission aux slogans et aux raisonnements prescrits par les appareils et les organisations politiques et religieuses à la réflexion vivante. Egoïsme, matérialisme, étroitesse d’esprit, autosatisfaction de la bourgeoise conquérante, voilà les fruits pourris et vénéneux de l’industrialisation.
Carlyle oppose la communauté de moines avec ses règles, ses prières et son travail à la société de ce milieu du XIXe siècle qui a desséché les cœurs devenus avides de jouissances et qui ont perdu la foi. William Morris imagine une société future communiste débarrassée des usines polluantes, de la crasse industrielle, où les activités intellectuelles seront ouvertes à tous et l’ouvrier redevenu artisan débarrassé des tâches avilissantes et répétitives. Chesterton qui déplore la décadence de cette fin du XIXe siècle défend le village et la cité contre le grand état moderne, accable le rationalisme, l’orgueil de l’esprit humain qui, enivré de ses succès matériels, en est venu à oublier Dieu et les traditions. Stuart Mill, pourtant héraut du libéralisme, conteste un mode de vie fondé sur la compétition où réussir signifie avoir écrasé les autres et il en arrive à penser que l’état stationnaire auquel nous serons contraints, car la croissance des richesses ne peut pas être illimitée, permettra aux hommes de se consacrer à la culture et aux arts.
Aldous Huxley inscrit ses pas dans cette tradition. Tout dans sa formation, son héritage culturel, sa sensibilité, ses questionnements personnels le rapproche de ces auteurs qui déplorent la fin de l’art de vivre, la misère spirituelle, la dégradation des personnalités. L’industrialisation débridée a de lourdes responsabilités dans le déclenchement de la guerre et dans la dynamique économique incontrôlée et déstabilisante des « années folles ».
Subordonnés à l’exercice d’une fonction impersonnelle et étroite, les travailleurs sont mutilés par des tâches humiliantes et abrutissantes, amputés du sens de l’initiative, dépossédés du besoin de créer et d’agir. Et comme cette immense machine sociale par ses prouesses productives croissantes est à la recherche de débouchés, il n’est pas possible pour l’heure de la stopper sous peine de créer une crise effroyable. Aussi Mark Rampion, personnage de Contrepoint écrit en 1928, largement inspiré de l’ami de Huxley, l’écrivain D.H. Lawrence avec qui il partageait le même refus et le même dégoût de la société mécanique, imagine une solution qui consisterait en ce que les hommes scindent leur existence, pour sauvegarder, au-delà de leur nécessaire activité professionnelle, l’intégrité de leur personnalité : ils joueraient les idiots mécanisés pendant huit heures sans jamais prendre au sérieux leur travail, sans jamais être dupes des discours d’origine chrétienne sur ses vertus rédemptrices et le service qu’il permettrait de rendre aux autres, en ayant toujours à l’esprit qu’il « n’est qu’une tâche dégoûtante et répugnante, qui se trouve malheureusement nécessaire à cause de la folie de leurs ancêtres » et, pendant les heures de loisirs, ils s’efforceraient de mener une vie à l’horizon élargi se rapprochant de ce qu’est une vie véritable d’être humain50. Ainsi pourraient-ils reconquérir une autonomie en dehors de la sphère de la nécessité, du travail aliéné.
La stratégie de la rupture est impossible car l’effondrement du système industriel serait une fin tellement effroyable que Huxley ne pense pas, contrairement à Marx, qu’elle serait plus bénéfique que l’effroi sans fin de sa continuation. Et la solution de Rampion est tout autant irréaliste car comment, après des heures de travail soumis, retrouver une vie libre, comment résister aux loisirs en séries proposés par les industriels ? De vastes organisations de divertissement ont été créées pour ouvrir le règne de la superficialité et de la passivité au moyen de plaisirs organisés et imbéciles, véritables poisons des esprits que la société moderne fabrique dans ses propres entrailles et avec lesquels elle s’auto-intoxique51. Huxley multiplie les mises en garde contre les dangers de la disparition des activités créatrices qui, aussi humbles soient-elles, apportent plus aux hommes que les loisirs mécanisés. Il note les effets narcotiques de la voiture et du cinéma dont il se dit d’ailleurs lui-même victime. Voyager en voiture n’est pas un plaisir tonifiant, c’est un plaisir de laisser-aller et l’absence d’effort musculaire ne permet pas de voir le paysage d’une manière aussi complète et intime que si on voyage à pied, à cheval ou à vélo. Le défilé du paysage à grande vitesse peut comme celui des images au cinéma avoir l’effet d’une délicieuse hypnose.
Dominée par le règne de l’esprit mécanique, la société de consommation est un véritable complot aussi contre la culture. Ford traitait l’histoire de foutaise, mais il aurait pu en dire tout autant de « la philosophie, la science pure, les arts, toutes les activités mentales qui détournent l’humanité d’un intérêt acquisitif porté aux objets52 ». Le confort dont on célèbre le culte à des fins marchandes est devenu une fin en soi. Il n’est pas un moyen au service de fins plus élevées. L’extension des loisirs n’a pas porté les hommes vers les activités supérieures, comme par exemple « contempler les lois de la nature », ainsi que l’espéraient les réformateurs sociaux. « Prolongez les loisirs, qu’arrivera-t-il ? Il faudra qu’il y ait plus de cinémas, plus de journaux, plus de mauvais romans, plus de TSF et plus d’automobiles bon marché », c’est-à-dire que les inventions qui servent à tuer le temps et à éviter de penser feront l’objet d’une demande accrue53. L’éducation pourrait-elle servir de contre-feu à cette tendance ? Huxley ne le croit pas. En ces années 1920, il est loin d’être un progressiste. Selon lui, les marchands de loisirs exploitent des traits permanents de la nature humaine. La preuve en est que les plaisirs n’ont pas vraiment changé au cours des temps même si l’efficacité des moyens de les diffuser a été considérablement accrue. Ils s’adressent toujours pour toucher le public le plus large à ce qui est commun au plus grand nombre et qui est très stable au cours des temps, c’est-à-dire les sens et les sentiments simples. On retrouve ainsi les mêmes ressorts pour amuser les riches et les pauvres, les plébéiens de la Rome Antique et les riches des « stations de plaisir » de la Côte d’Azur : la recherche d’excitation forte, la stimulation de l’appétit sexuel, les excès de boisson et de table, la fascination pour la violence et le sang.
Mais ces plaisirs faciles ne génèrent à terme que de l’ennui, un ennui mortel. La poursuite sans entraves, ni obstacles des satisfactions gastronomiques, sexuelles ou récréatives finissent par les rendre insipides. Mr Cardan regrette le bon temps où les jupes ne donnaient à voir que le pied, où donc l’imagination pouvait s’enfler jusqu’à devenir un baril de poudre susceptible de s’enflammer à la moindre étincelle. Les occasions de plaisirs sont devenues continuelles, mais dans le calme plat d’une morne répétition. Cette banalisation accélère la décroissance de l’utilité marginale des biens et des services. Des stimulants de plus en plus grossiers, avec une forte charge de violence et de sexe, sont nécessaires pour susciter encore des émotions. Au surplus, avec l’élévation du niveau de civilisation matérielle, tout étant organisé, l’imprévu des aléas de la vie étant réduit, c’est dans la politique, la guerre, les sports et le sexe qu’on pourra aller chercher l’excitation. Mais comme la guerre est trop dangereuse, que la politique et la spéculation ne sont pas ouvertes à tous, il est fort probable que l’activité sexuelle va croître conclut Huxley.
« Le bon temps, la belle vie ». Rien de plus avilissant. Et, c’est pourtant ce à quoi les larges masses aspirent, ce dont elles rêvent et tentent d’imiter : le « bon temps » des Britanniques aux Indes fait de « courses, bridge, cocktails, danse jusqu’à quatre heures du matin et bavardage à vide54 », « le bon temps » en Californie, à Los Angeles, la capitale du bon temps, de la vie vide, où on s’agite beaucoup, où les jeunes filles émancipées exhibent leurs rondeurs et sont chacune, comme disait T.S. Eliot, « une promesse de félicité pneumatique », « mais pas de grand-chose d’autre » ; Los Angeles, cité de l’automobile, de l’alcool malgré la prohibition, cité de la liberté des mœurs malgré la tradition puritaine de l’Amérique ; Los Angeles, cité du music-hall, des magasins, « Cité de la Joie », « la joie de rire très fort », la joie de boire du whisky, la joie de sortir, la joie d’« avoir du Bon Temps », la joie de s’amuser, de remuer, une joie qui dispense de chercher Dieu ou le bonheur, car en fait l’Amérique est convaincue de les avoir déjà trouvés l’un et l’autre, une joie qui dispense de chercher la vérité car on n’en a pas besoin dans la cité de la joie. Les restaurants regorgent de nourriture, servent des plats énormes et les couples, dans l’intervalle, dansent enlacés55. A cette même époque, à Paris aussi, les esprits s’engouent pour « le bon temps et la belle vie » sous l’influence de la radiophonie naissante et de l’effervescence journalistique. Les sorties aux spectacles se multiplient, un appétit de distraction, d’évasion favorise les succès du théâtre de boulevard, des drôleries égrillardes, des opérettes légères, du music-hall pailleté.
Dès ces années 20, Huxley a conscience de l’épuisement des ressources de la planète dont le modèle économique en place ignore les limites. Les industriels ont donné au snobisme de la nouveauté une importance sans précédent pour accélérer le renouvellement des objets afin d’en éviter la surproduction. La production doit toujours croître. Il compare le comportement irresponsable des hommes qui exploitent, sans aucun sens des limites, des forêts mortes il y a quelques millions d’années à celui des hyènes et des vautours qui se goinfrent des charognes.
« On découvre un gisement carbonifère, une nappe de pétrole. Des villes s’élèvent, des chemins de fer se construisent, des bateaux vont et viennent56 ».
C’est un personnage de Contrepoint, Lord Edward Tantamount, aristocrate et scientifique, inspiré de John Scott Haldane57, qui incarne la préoccupation écologiste. Ainsi, il rappelle que la consommation de charbon est (en 1928) 110 fois plus importante qu’en 1800 alors que la population n’a été multipliée que par deux et demi. Tandis qu’un leader d’extrême-droite l’exhorte à ouvrir le débat politique qu’il s’obstine à refuser, il ne peut s’empêcher, à l’invocation du progrès par celui-ci, de se lancer dans une diatribe58 :
« Le progrès ! … Comme s’il devait durer … indéfiniment… Toujours plus d’autos, plus d’enfants, plus de nourriture, plus de publicité, plus d’argent, plus de tout, pour toujours… Vous devriez prendre quelques leçons dans mon domaine, la biologie physique. Le progrès, vraiment ! »
Et, il prend l’exemple du phosphore :
« Avec votre agriculture intensive, vous enlevez tout simplement à la terre son phosphore... et puis cette façon de gaspiller des centaines de milliers de tonnes d’anhydride phosphorique par vos égouts ! Vous le versez tranquillement dans la mer ! Et c’est cela que vous appelez le progrès ! ... Vos systèmes modernes de tout à l’égout ! »
Et aux politiciens qui ne voient pas en quoi cela les concerne et qui parlent toujours d’autre chose, il lance :
« … c’est jouer du violon pendant que Rome est en flammes… Vous vous imaginez que nous sommes en progrès, parce que nous mangeons notre capital. Les phosphates, le charbon, le pétrole, l’azote – allez, gaspillez tout ! Voilà votre politique ».
Huxley a aimé la campagne du Surrey de son enfance, les randonnées solitaires à vélo, les pentes douces des collines descendues en roue libre. Adulte, il resta sensible à la privation de ces plaisirs simples et insouciants dont les jeunes générations sont victimes du fait des voitures et des camions. Les promenades avec les amis, les parents, les cousins au travers des friches et des landes de bruyère, sur les chemins creux entre les haies recouvertes de chèvrefeuille en pleine floraison, les jeux et les découvertes autour des mares, refuges des oiseaux, avaient nourri son bonheur enfantin. Etudiant, il connut Oxford, juste avant la guerre, dans la douce et verte vallée de la Tamise, encore préservée des circulations incessantes et du brouhaha de l’ère industrielle, offrant à ses étudiants et à ses professeurs, son patrimoine médiéval avec ses innombrables clochers, ses flèches et ses dômes. Les 36 collèges universitaires plusieurs fois centenaires, leurs bâtiments au dessin monastique, leurs jardins secrets et clos, leurs chapelles abritant peintures, vitraux, sculptures et reliefs, la bibliothèque Bodléienne surmontée de sa rotonde en l’honneur de Radcliffe, tout était hommage à une civilisation des arts et des livres, à des siècles de haute culture. Mais déjà Huxley s’inquiétait de voir Magdalen Tower coincée entre les bus de plus en plus nombreux et écrit résigné : « De toute façon, la course du progrès ne devrait pas être arrêtée sur place par une petite pièce d’architecture décadente comme celle-ci. »59 Il fut de la dernière génération qui connaissait Oxford préservé des ensembles pavillonnaires, des enseignes de station-service ou de commerce, l’Oxford d’avant l’industrie, l’Oxford d’avant la guerre.
L’industrie, la guerre. Oxford fut un lieu privilégié, épargné par l’industrie jusqu’à la guerre tandis que tout au long du XIXe siècle la suie et la poussière noircissaient la Grande-Bretagne.
La guerre, l’industrie. La guerre fut terrible. La guerre de 14-18 a été la guerre de la société industrielle, la première guerre de la société industrielle, fonctionnant pour le combat comme elle fonctionne pour la production ; les masses mobilisées, l’effort de la nation requis, le capital largement investi, les dernières technologies mises en œuvre. Dans la société industrielle aussi, en temps de paix, les hommes deviennent étrangers à eux-mêmes, mais en temps de guerre, ils sont « les esclaves de la technique et de la propagande : double anéantissement des corps et des esprits60 ». « L’effarante catastrophe de 1914 » vint couronner la longue suite de désillusions et de désastres qu’a représentée le XIXe siècle. Le mal a été l’industrie dont les progrès ont généré la misère et « l’enlaidissement sacrilège de la nature61 ».
L’industrie, la guerre. La guerre de 14-18 fut une guerre totale, la guerre de la société industrielle. Elle n’était plus une guerre des aristocraties guerrières, mais une guerre des nations, les masses et les industries mobilisées derrière leurs états, les armées taylorisées mises en branle pour un affrontement au cours duquel les soldats ne pouvaient que se résigner à l’abomination des armes, des rouages d’acier et de feu qui allaient les broyer, n’ayant plus qu’à espérer un miracle ou une bonne étoile personnelle pour en réchapper. Bernanos aussi définit la guerre de 14-18 comme une guerre totale et l’assimile à la société industrielle :
« Et d’ailleurs il est sans doute vain de distinguer la Société moderne de la Guerre totale : la Guerre Totale est la Société Moderne elle-même, à son plus haut degré d’efficience62. »
Et il présage les formes que la guerre prendra avec les progrès de la technique et la rationalisation croissante des activités : la notion même de militaire perdra son sens quand
« … à trente mille pieds au-dessus du sol, n’importe quelle saleté d’ingénieur, bien au chaud dans ses pantoufles, entouré d’ouvriers spécialistes, n’aura qu’à tourner un bouton pour assassiner une ville et reviendra dare-dare avec la seule crainte de rater son dîner63 ».
Notons dans « Temps Futurs » de Huxley paru en 1948 la même image, la même colère aussi que celle de Bernanos à propos de ces chercheurs ou ingénieurs chez qui on ne sait distinguer ce qui relève de l’inconscience et ce qui relève du cynisme. Purs produits de la culture et de l’organisation industrielle, ils acceptent sans barguigner d’être mis au service des impératifs meurtriers de la guerre.
« Les biologistes, les pathologistes, les physiologistes – les voici, après une journée ardue passée au laboratoire, qui rentrent dans leur petite famille. Une étreinte de la gentille petite femme. Des ébats avec les enfants. Un dîner tranquille avec des amis... Et le lendemain matin, après un jus d’orange et des grapenuts les voilà qui repartent à leur travail consistant à découvrir comment un nombre encore plus grand de familles exactement pareilles à la leur pourra être infecté d’une souche encore plus mortelle de bacillus mallei64 ».
L’industrie, la guerre.
« La Grande Guerre ne peut se comparer à aucune autre : elle ne ressemble ni aux guerres anciennes, à cause de la puissance des moyens de destruction mis en œuvre, ni aux guerres modernes, à cause de la brutalité extrême avec laquelle elle a été conduite. On n’y a respecté ni civils, ni neutres. Navires marchands, monuments, hôpitaux sont devenus des objectifs parmi d’autres. Avec les gaz asphyxiants, les bombardements, le blocus, n’importe quelle arme a été jugée bonne et utilisée... Toutes les horreurs de l’époque s’y sont retrouvées rassemblées65 ».
Le déchaînement de violence sauvage prit une allure apocalyptique. Plus rien ne sera comme avant. Les mots même avaient perdu leur sens :
« … amour, joie, bonheur, maison, père, mère, mari, tous ces grands mots puissants mourraient chaque jour davantage un peu plus. La maison n’était plus qu’un lieu où l’on vivait ; ... joie était un mot qu’on appliquait à un bon charleston ; bonheur était un terme hypocrite qu’on employait pour tromper les autres ; un père était un homme qui jouissait de sa propre voie ; un mari était un homme avec qui on vivait et qu’on maintenait de bonne humeur. Et quant à l’amour, le dernier des grands mots, ce n’était qu’une sorte de nom de cocktail appliqué à une petite excitation qui vous amusait un instant et vous laissait plus loqueteux qu’avant. Usé66 ! »
L’absurdité de ce système industriel ne se révèle pas qu’au travers de ses débouchés guerriers et de ses désastres écologiques, mais aussi dans le fait que l’activité économique est devenue une activité sans but. Les hommes ne travaillent plus pour vivre, pour répondre à leurs besoins, pour construire leur vie, mais pour faire fonctionner un système dont ils sont devenus de simples moyens. On ne réfléchit plus à ce que l’on produit, on produit pour créer des emplois, c’est-à-dire que l’on produit pour travailler au lieu de travailler pour produire ce dont on a besoin et à l’occasion, on détruit ce dont on aurait le plus besoin. On consomme en grande partie à des fins d’ostentation et d’imitation. Huxley illustre là, à l’évidence, les thèses de Thorstein Veblen et il pourfendra avec une constance régulière la publicité. Voilà encore un métier qui gaspille beaucoup d’habileté et de finesse. Car, il en faut de l’habileté et de la finesse pour rédiger des annonces qui dupent à ce point les gens qu’ils achètent des produits dont il a fallu les convaincre qu’ils les désirent, pour « conjuguer la force d’émotion du drame et de l’éloquence et la concision de l’épigramme » afin que chaque slogan soit « un hameçon barbelé qui s’accrochera dans l’esprit du lecteur67 ».
Dans le contexte de frénésie économique des années 1920, observant à Port-Saïd le chargement des cargos, le mouvement ininterrompu des marchandises arrachées du quai puis vidées dans la cale, Huxley s’interroge sur l’activité de l’homme occidental : quel sens cela a-t-il de transporter ainsi des marchandises d’un point à un autre du globe ? Pascal Lamy, quelque 80 années plus tard, alors secrétaire général de l’Organisation mondiale du commerce, face à la multiplication des flux de marchandises qui se poursuit à notre époque, ne se pose pas tant de questions : « ses moteurs sont technologiques : le porte-conteneur et internet.....la technologie ne reviendra pas en arrière68. » Est-ce sa propre logique qui doit nous dicter les impératifs auxquels nous devons nous soumettre, décider de notre avenir ! Quelle est la finalité de toute cette agitation ? Jusqu’où le schéma d’Adam Smith, extension des marchés nécessitée par l’accumulation et la concentration du capital, division du travail en fonction des avantages comparatifs afin d’en optimiser l’efficacité, pourra-t-il faire œuvre de cadre général d’analyse ?
Chelifer, un personnage de Marina di Vezza a trouvé un emploi de rédacteur dans un journal commercial d’élevage, La Gazette de l’amateur de lapins, au sortir de ses études. Il a d’ailleurs renoncé à faire de la recherche à l’université car il voulait « une place au cœur de la réalité » qu’il espérait ainsi palpitante. En fait il effectue un travail qu’il qualifie lui-même d’« une parfaite imbécillité » comme d’ailleurs tous ceux qui sont comme lui au cœur de cette palpitante réalité. Il leur conseille d’ailleurs de se mettre à penser à ce qu’ils font, à quoi cela sert, pourquoi ils le font, pourquoi ils travaillent là où ils travaillent. La réponse est claire : pour enrichir les coulissiers, pour qu’ils puissent acheter des voitures encore plus grosses, passer le week-end à Deauville, pour qu’un nombre croissant d’individus accèdent à leur mode de vie, le modèle-cible.
49 Houellebecq (Michel), La Carte et le Territoire, op. cit. p 427.
50 Huxley (Aldous), Contrepoint, Paris, Plon, 1961, p 350-351.
51 Huxley (Aldous), En Marge, Paris, Les Editions Universelles, 1945, p 49-56.
52 Huxley (Aldous), Musique nocturne, Paris, La Nouvelle Edition, 1945, p 143- 144
53 Huxley (Aldous), Chemin faisant, op. cit. p 228.
54 Huxley (Aldous), Le Monde en passant, op. cit. p 17-18.
55 Huxley (Aldous), Ibid., p 227-236.
56 Huxley (Aldous), Contrepoint, op. cit. p 158 et 73-77.
57 John Scott Haldane, professeur de biologie d’Oxford, était le père de Jack Haldane, l’auteur du concept d’ectogenèse (reproduction humaine en dehors de l’utérus féminine) et le frère du ministre de la guerre Lord Haldane. Les familles Haldane et Huxley étaient amies et Aldous accueilli pendant l’année universitaire 1914-1915 dans la famille Haldane fut très proche des enfants Jack et Naomi
58 Huxley (Aldous), Contrepoint, op. cit. p 73-77.
59 Huxley (Aldous), Letters, op. cit. Lettre à Léonard Huxley en février 1914 p. 57.
60 Furet (François), Le Passé d’une Illusion, Paris, Robert Laffont, 1995, p 92.
61 Huxley (Aldous), En Marge, op. cit. p 28-29.
62 Bernanos (Georges), op. cit. p 117
63 Bernanos (Georges), Le Journal d’un Curé de Campagne, Paris, Plon, 1974, p 263.
64 Huxley (Aldous), Temps futurs, Paris, Plon, 1949 p 54.
65 Churchill (Winston), The World Crisis, cité par F. Bédarida dans Histoire de la société anglaise op. cit. p 242.
66 Lawrence (D.H), L’Amant de Lady Chatterley. Paris, Gallimard, 1993, p 139.
67 Huxley (Aldous), En Marge, op. cit. p 132-133.
68 Le Monde du 1/07/2011.