« Elle faisait partie de ces êtres qui sont capables de dédier leur vie au bonheur de quelqu’un, d’en faire très directement leur but. Ce phénomène est un mystère. En lui résident le bonheur, la simplicité et la joie ; mais je ne sais toujours pas comment, ni pourquoi, il peut se produire. Et si je n’ai pas compris l’amour, à quoi me sert d’avoir compris le reste69 » ?
Michel Houellebecq. Plate-forme.
Le jeune romancier Huxley ne sait pas vivre, il en est conscient et il en souffre. Dans plusieurs de ses romans revient le personnage de l’intellectuel à la cérébralité hyperdéveloppée, mais atteint d’un handicap émotionnel qui l’enferme dans l’égocentrisme ou le piège dans le sentimentalisme. Dans le premier, Jaune de Crome, écrit à l’âge de 27 ans et publié en 1921, il se met en scène sans complaisance au travers du jeune poète Denis, plongé dans ce milieu de Crome qui est dans la réalité celui de Garsington. Denis est bien aux antipodes du jeune homme décidé à conquérir les premières places pour dominer. Il n’a de combat à mener que contre lui-même, sa timidité, son manque de confiance. Il doute de sa capacité à réaliser une œuvre, se montre incapable d’aller vers les jeunes femmes au charme duquel il est pourtant très sensible, utilise les livres, les lectures, l’intellect comme écran entre lui et le monde et manifeste un besoin de tout justifier, de tout rationaliser, de multiplier les citations littéraires, bref un esprit de sérieux intellectualiste qui lui insupporte tant chez une autre jeune invitée à Crome-Garsington.
Maria pourra-t-elle l’aider à résorber cette faille ? Certes, il concède à son frère, que Maria doit s’efforcer à plus « de concentration mentale et ne pas simplement vivre sur les sensations esthétiques de l’instant » et précise que lui-même l’incite à « centrer sa vie plus autour de la pensée que de la sensation, de pratiquer une activité intellectuelle régulière ». Mais en fait, il a déjà pris clairement conscience de sa sécheresse émotionnelle et compris que Maria lui sera d’un grand secours et pourra « l’aider à sortir du singulier et désagréable bourbier d’incertitudes dans lequel on semble se vautrer désespérément en ces jours70 ».
Maria est toute intuition, elle sait peu, mais comprend tout, dira d’elle plus tard Stravinsky. Huxley envie ce sentiment spontané qu’elle peut avoir, dans les circonstances de la vie, de ce qui est pertinent sans avoir besoin d’emprunter le détour du raisonnement intellectuel. En 1925, à la parution de Marina di Vezza, comparant son attitude au monde à celle de Maria, il estime, malgré le relatif succès du livre, que son écriture est stérile, superficielle et que tout ce qu’il a écrit jusque-là est hors de propos71. A Sanary, où ils vécurent d’avril 1930 à février 1937, elle reçoit les bavardages, les confidences et les commérages des membres de la famille et des amis et leur pose les questions qui l’intéressent, mais qui intéressent aussi Huxley72. C’est elle qui choisit d’établir des relations avec tel ou tel intellectuel voisin : par exemple, c’est elle qui fait barrage aux Connolly venus s’installer dans la région73. Aldous ne s’en plaint pas, se laisse guider, pas mécontent de rester un peu retiré. Il en vient à penser Maria comme un prolongement de lui-même, l’intermédiaire entre lui et le monde de telle sorte qu’il vivra son décès comme une amputation, selon ses propres termes. En 1953, Maria, dans une lettre à son fils, confirme et explicite cet aspect de sa relation avec Huxley :
« Depuis exactement l’âge de 16 ans, je vivais avec ceux qui pouvaient « penser mieux » et aussi « parler mieux », mais il y avait un domaine dans lequel, quand nous étions jeunes, Aldous, toujours, avait recours à moi, le domaine de la psychologie. Il avait coutume de dire que j’étais son interprète personnel dans les relations avec les autres et probablement parce qu’il s’appuyait sur moi, j’en fis beaucoup trop : ses efforts décrurent jusqu’à ce qu’il les abandonne presque complètement et dût repartir presque de zéro, il y a environ quatre ans...74. »
Maria est une épouse dévouée et les promesses qu’elle fit dans une lettre à son futur beau-père quelques jours avant son mariage ne seront jamais démenties :
« J’espère que vous trouverez en moi une bonne épouse pour Aldous et une bonne fille pour vous et comme je n’ai pas du tout de sagesse, j’aurai besoin de celle que vous m’offrez avec une telle gentillesse75. »
Humble et généreuse, telle est fondamentalement Maria. Ce n’est pas sans risques quand on doit devenir la femme d’un grand écrivain. Son premier souci est de lui épargner tous les soucis de la vie matérielle : elle n’admet pas qu’ils puissent le distraire de son travail.
Elle s’efforce de lui épargner tout trouble. A Sanary, comme plus tard à Los Angeles, elle se lève, prépare le petit déjeuner, fait quelque ménage et tandis qu’il écrit, elle fait des courses. C’est la vie qu’il aime bien et quand l’écriture marche bien, il sourit et ce sourire la fait frissonner. Elle le soigne, lui consacre beaucoup de temps lors de ses maladies récurrentes. Elle recopie ses manuscrits et si la soirée se passe à la maison, elle lui fait la lecture pendant des heures. Comme il est visiblement porté à une certaine errance, elle accepte les décisions de déménagements successifs qui sont prises sous son impulsion mais aussi les nuits passées au-dehors au cours des années 20 et 30 et ses infidélités sans lendemain.
L’une d’entre elles aurait néanmoins pu être plus conséquente. En 1923, le couple traverse une crise particulièrement pénible avec le désir obsessionnel que Huxley éprouve pour Nancy Cunard pendant plusieurs mois. Il a fait sa connaissance à Garsington pendant le séjour de Maria en Italie à l’été 1917. Nancy Cunard estime que depuis le début il lui voue une passion dévorante. En janvier 1920, il la rencontre de nouveau, quatre mois avant la naissance de son fils, à Paris lors d’un séjour auprès de Drieu La Rochelle. Il éprouve pour elle une adoration juvénile, fait preuve d’une jalousie maladive et songe à quitter Maria enceinte pour suivre Nancy Cunard qui l’en dissuade, non pas par un réflexe de moralité ou de responsabilité mais parce qu’elle le trouve un amant pitoyable. Leur brève liaison lui laisse une impression de dégoût confiera-t-elle à ses amis. Nancy Cunard née en 1896 en Angleterre est une femme très différente de Maria. Héritière d’une très riche famille (les croisières Cunard), elle a mené au cours de sa jeunesse une vie mondaine particulièrement agitée et festive au cours de laquelle elle a noué des relations avec le monde littéraire et artistique où sa mère l’a introduite. Elle fréquente ainsi George Moore, Erza Pound, les membres du Bloomsbury, exerçant sans retenue sur les hommes son pouvoir de séduction et même faudrait-il plutôt dire de fascination. Elle sera la femme qui aura le plus d’importance dans la vie d’Aragon qui tenta de se suicider au terme de leur relation. Nancy Cunard est autodestructrice et névrosée ; elle sait tout mettre en œuvre pour faire échec au bonheur, précipitant par ses excès irrépressibles ses amants dans un abîme d’angoisse. Aldington dans Soft Answers en 1932 trace d’elle, au travers d’un personnage, son portrait :
« Elle n’était pas un Don Juan féminin (on ne saurait qu’applaudir à cette légitime revanche du sexe faible) mais une sorte de boa constrictor érotique. Elle avalait tout rond les hommes. On voyait quasiment leurs pieds lui sortir de la bouche76. »
De retour de Paris à Londres, Huxley passe des nuits dehors à la suivre ou à tenter de la rencontrer, traînant les boites de nuit, lieux qu’il n’apprécie pourtant pas. Il attend désespérément d’elle un coup de téléphone. Au printemps 1923, il en est au point de ne plus pouvoir travailler suffisamment pour répondre au contrat avec son éditeur, s’épuise en quête d’elle dans des nuits blanches mettant sa santé en danger. Un soir de juillet 1923, Maria lance à son mari un ultimatum énergique : il a 24 heures pour choisir entre quitter Londres avec elle ou y rester seul. Il s’incline et part avec elle pour l’Italie.
Huxley est revenu d’une manière plus ou moins détournée sur cet épisode dans ses romans comme pour exorciser ses démons. On peut reconnaître Nancy Cunard dans Cercle vicieux au travers de Miss Viveash en contraste avec Emylie, la jeune fille que Grumbil, le héros du roman, ne sait pas retenir mais qui aurait pourtant pu lui apporter de la sérénité et qui lui avait dit un jour :
« Il y a des gens qui pensent qu’on ne peut être heureux que si on fait du bruit. Je crois que c’est une chose trop délicate et mélancolique pour le bruit. Le bonheur est plutôt une mélancolie (comme le plus magnifique paysage, comme ces arbres, et cette herbe, et ces nuages, et le soleil aujourd’hui)77. »
Miss Viveash, avec sa voix d’agonisante, traîne son ennui de mondanités en spectacles et soirées, errant dans la nuit londonienne, sans espoir que demain soit moins vide qu’aujourd’hui, accompagnée d’amants du moment qui ne parviennent pas à lui redonner le goût de vivre et d’aimer qu’elle a perdu après la mort de son amour au front. Le temps, l’argent, la liberté dont elle dispose, son absence délibérée d’engagement représentent un horizon infini d’ennui, un véritable néant. A l’opposé, Emily est une jeune fille prête à se donner entièrement à l’homme qu’elle aimera, ses joies sont simples, le bonheur de partager une soupe ou un thé, une flânerie dans la nature. Elle comprend que Grumbil n’attend qu’une curieuse petite aventure, qu’il rompra leur relation au bout de quelque temps et qu’elle en mourra d’avoir perdu ce qu’elle donnât. Grumbil-Aldous a-t-il compris que Maria n’attend pas la même chose que lui du mariage ? Maria supporte-t-elle les frasques de Huxley parce qu’elle a des craintes identiques à celles d’Emily ?
Dans Contrepoint, Walter Bildake, mari culpabilisé de Marjorie, sa jeune épouse enceinte, est le soupirant constamment éconduit de Lucy Tantamount. Celle-ci se joue de son sentimentalisme, prend son plaisir sans aucun égard, se laisse aller à la tendresse pour ensuite se renfermer dans le détachement, le mettant ainsi dans le rôle du « chien qu’on fouette » et qui ne lui inspire plus alors que le mépris. Lucy Tantamount, aussi libre affectivement qu’elle l’est financièrement, erre, refuse tout engagement et ne se sent tenue par aucune promesse. Son ennui est tel que le vieux péché du désir charnel a maintenant un goût si émoussé que seule une relation physique, brutale et dénuée de tout sentiment peut lui procurer un plaisir intense.
Quant à Chelifer dans Marina di Vezza, il est « servilement amoureux » d’une femme, Barbara,
« … égoïste, assoiffée des plaisirs les plus vulgaires...qui aimait baigner dans une atmosphère d’admiration amoureuse, s’amusait à collectionner les adorateurs pour les traiter ensuite méchamment … était stupide et menteuse, en un mot un spécimen normal de jeune et saine féminité78 ».
Maria fut blessée par cette littérature : Marjorie, délaissée tous les soirs par Walter Bildake incapable de renoncer à l’espoir insensé de reconquérir sa maîtresse d’un moment, est un personnage de niaise sentimentaliste qui exaspère par ses sanglots son mari et, dans ce même roman, l’enfant d’un autre couple également inspiré de celui de Maria et Aldous meurt. Lawrence écrit à l’époque dans une lettre à Lady Ottoline le 5 février 1929 : « Je crois que Contrepoint les a en quelque sorte éloignés79. »
Si l’on en croit ces personnages, Huxley est à cette époque submergé par un brouillard d’indécision, ne sachant pas vraiment ce à quoi il aspire, insatisfait de ce qu’il vit mais incapable d’y renoncer. Walter Bildake est écartelé entre l’idéalisme de ses livres et son prurit amoureux pour Lucy Tantamount, entre l’attirance pour une sensualité égoïste et une soif de délicatesse de l’esprit. Il ne supporte plus l’amour que Marjorie lui porte. Il l’a voulue mais maintenant elle lui pèse. Il vit avec elle depuis deux ans et il ne l’aime plus, il la trouve trop distinguée, trop bien élevée, pas assez sensuelle. Il peut examiner froidement Lucy et analyser toutes les raisons qui condamnent une relation avec elle mais il est incapable de tenir sa promesse à Marjorie de ne plus la revoir.
Huxley suit Maria en Italie mais est-il pour autant guéri de sa fascination pour Nancy Cunard ? Rien n’est moins sûr. Jusque vers la fin des années 20, il garde l’espoir de la retrouver. Ce qui n’est pour Nancy Cunard qu’une très banale aventure sans lendemain reste pour Huxley une passion dévorante inassouvie. Cercle vicieux est écrit au cours de l’été 1923, mais Huxley reviendra sur le sujet six mois après dans Marina di Vezza, puis dans Contrepoint en 1928 et même, quarante ans plus tard dans Île, dont le héros raconte les infidélités multiples faites à son épouse quelques semaines après leur mariage et comment il est rongé par son décès qui suivit leur rupture. La trouvant trop sœur de charité, il l’abandonna pour une autre femme qui lui inspirait tout à la fois un désir irrépressible et une répugnance morale et intellectuelle. Huxley n’en a-t-il donc jamais terminé avec Nancy Cunard : culpabilité non encore éteinte, souvenir persistant d’un désir masochiste ? N’a-t-il pas trouvé en la Nancy Cunard de l’époque, un double de certains traits de lui-même : la froideur émotionnelle, la sexualité débridée, le vide existentiel.
La soumission aux injonctions de Maria ne met pas un terme aux frasques sexuelles de Huxley. Elles durent jusqu’en février 1942 lorsque les Huxley se retirent à Llano dans le désert de Mojave et qu’il déclare la guerre au divertissement. En attendant cette bonne résolution, il reste coutumier des aventures sans lendemain avec des femmes toujours très attirantes d’une manière ou d’une autre, des relations de courte durée ou par intervalles et dans lesquelles il n’est jamais pris ou enveloppé. En contrepartie de ce qu’il attend, faire l’amour sans se gêner, il offre de l’amitié, de l’humour et une pointe d’affection. Aux environs de 1935, elles sont réduites à un dîner et une séance au lit, débarrassées de toute autre fioriture. Il ne fait pas la cour, cela fait perdre du temps. Quand ses yeux lui font mal à force de travail, il apprécie des rencontres sexuelles avec ses admiratrices littéraires ou des femmes qu’il rencontre aux studios. « L’aventure sexuelle comme remède » dit sa biographe. Maria prépare d’ailleurs ces rencontres : elle trace d’une manière subtile le chemin de Huxley vers d’autres femmes, créant les opportunités, envoyant un livre sur lequel il rédige une stance un peu scabreuse et elle fait même livrer les fleurs à l’élue d’un soir. L’hypothèse a d’ailleurs été faite qu’elle a préparé, sentant sa fin proche, la rencontre avec Laura Archera qui deviendra, après son décès, la seconde épouse de Huxley. Elle doit aussi écrire les lettres de rupture, car lorsqu’il a perdu tout intérêt à la relation, il ne sait pas comment l’arrêter, comme elle le confie à son amie Peggy Kiskadden. Pourquoi Maria accepte-t-elle cela ? Par générosité sachant qu’il en a besoin ou par un dévouement capable d’aller jusqu’à la soumission pour ne pas le perdre ? Ou parce qu’elle sait qu’il ne la désire plus, « il est fatigué de moi disait-elle », mais est en même temps certaine que leur relation ne peut se rompre. L’interprétation de Sybille Bedford est qu’il s’agit d’un couple très sûr de lui et très libre, d’un couple dans lequel une forte dimension frère-sœur leur permet d’accepter leurs escapades mutuelles, homosexuelles en ce qui concerne Maria, et de partager leurs fredaines80.
Huxley est-il la proie de sa propre sensualité ? Dans Sermons in cats, une fable animalière parue trois ans après Contrepoint, la description d’un couple de chats siamois est celle de la nature humaine débarrassée de son habillement social, des difficultés et de la misère sexuelle qui peuvent s’installer dans un couple. Elle révèle surtout comment Huxley rationalise son expérience du mariage : la répulsion des jeunes femmes à l’encontre de l’amour physique (Maria a un penchant affirmé pour la relation homosexuelle et d’autre part a vécu si difficilement son accouchement qu’elle reste dans la hantise de se retrouver enceinte), la haine qui peut être mêlée à leur passion amoureuse, la lassitude de l’homme vis-à-vis de son épouse une fois la lune de miel passée surtout lorsqu’elle attend ou soigne un enfant, la tendance naturelle des hommes à l’aventure et à l’infidélité accompagnée de culpabilité, leur vulnérabilité devant la tentation malgré leurs bonnes résolutions. Malheureuse et délaissée, ses avances refusées par le mâle décidé à sortir toute la nuit, la chatte supporte malgré tout avec patience les tentatives de son petit pour jouer avec elle.
En 1927 dans un essai, Le plus sot Animal, Huxley fournit une explication des comportements sexuels non maîtrisés. Les personnalités sont assez rarement unifiées, harmonisées par des idéals, des buts à poursuivre, que ceux-ci soient fournis principalement par le groupe social d’appartenance ou plus ou moins recréés ou reconstruits par l’individu. Des éléments peuvent ne pas y être intégrés et ils mènent alors leur vie propre et autonome. C’est ce qui se produit souvent avec le sexe et les émotions dont il peut être porteur. Banni par une éducation qui en fait un sujet tabou ou met un accent disproportionné sur la cérébralité, il ne s’en manifeste pas moins avec constance, se heurtant aux diverses défenses mises en place, « passions grotesques, vices sordides...superstitions les plus étranges, sensibilités les plus pleurnichardes ».
Il arrive aussi parfois qu’échappant sans difficultés au contrôle de la personnalité, il s’impose, aux détours de la vie, à l’individu impatient de s’abandonner à ses caprices. Dans le monde des années 20, où la valeur première est « la réussite socialement reconnue », les fonctions naturelles ou mentales inutiles ou même négatives à cet égard sont méprisées avec pour conséquence que les
« … sauvages modernes… n’ont de tabous d’aucune espèce. Ils s’accouplent au petit bonheur avec la désinvolture des chiens ; ils utilisent chaque sensation violente et productrice d’émotion, pour elle-même, parce qu’elle leur donne une secousse momentanée81 ».
Signe de la prégnance de cette explication chez Huxley dont il doit sentir combien elle lui convient, en 1955, soit près de 30 ans plus tard, on la retrouve dans son roman Le Génie et la Déesse. Au travers de deux personnages masculins et deux personnages féminins, il croise des traits de Lawrence et de lui-même d’une part, de Maria et Frieda, la veuve de Lawrence d’autre part. L’un des deux hommes, Henry dans le livre, est extérieurement une parfaite mécanique intellectuelle mais :
« A l’intérieur était tapie la misérable petite créature qui avait encore besoin d’être flattée et rassurée, à qui il fallait le sexe et un succédané de sein maternel, la créature qui aurait à tenir le coup sur le lit de mort de Henry82. »
Huxley est un homme sensuel, attiré par les femmes, qui aime leur compagnie et les séduire mais qui ne vit ni sereinement, ni cyniquement l’appétit sexuel dont il semble faire preuve jusqu’à la quarantaine. Il n’est pas obsédé, comme l’était son frère Trev, par la morale de la continence, la crainte de la faute, l’intensité du désir. Aussi bien son autobiographie romancée, La Paix des Profondeurs, que les témoignages indiquent qu’il était dans sa jeunesse très à l’aise dans les relations avec les jeunes filles et dénué de toute pudibonderie. A l’époque d’Oxford, il affiche des principes qui semblent plus des préjugés sociaux que des règles morales : ainsi, il refuse les avances de Naomi Haldane car il ne conçoit pas, ainsi pense-t-on dans ce milieu à cette époque, une relation avec une jeune fille de sa classe sociale si l’issue ne devait pas en être le mariage. Par contre, au début de l’été 1913, il connaît une aventure avec une jeune fille au pair, très entreprenante, rencontrée au hasard d’une promenade ; il est très excité, surpris et marqué par ses ardeurs mais nullement scandalisé. Néanmoins, marqué par son éducation victorienne, son attitude reste très ambivalente vis-à-vis de la sensualité. Il désire des femmes qu’il n’aime pas et ne désire pas la femme qu’il aime : prisonnier du monde des idées, enfermé dans une approche exclusivement rationalisée du monde, il est incapable d’intégrer et maîtriser les sensations érotiques qui se transforment alors en émotions sauvages dissociant sexualité et sentiments. Mais Chelifer nous livre peut-être une piste intéressante ? Il nous dit qu’il projette sur Barbara « la passion religieuse de son jeune âge » pour un visage de son enfance qui par sa beauté symbolisait tout ce qu’il y a de vrai et de bon. Le visage de Barbara réveille en lui ce souvenir et c’est pour cela qu’il devient amoureux de cette femme superficielle, menteuse, égoïste et ennuyeuse. Plus il la fréquente, plus il la désire et plus il comprend que la posséder ne le rapprochera pas de ce qu’il a aimé passionnément dans sa tendre jeunesse. Quel est donc cet amour d’enfance si pur et qui, réactivé à l’âge adulte, se mue en désir violent de possession ? Quel est donc ce visage qui symbolisait ces plus hautes vertus et qu’il croit retrouver chez une femme si ordinaire que son admiration et son attachement religieux du début se dévoient en un désir charnel de plus en plus torturant ? Le visage de sa mère, est-on tenté de dire.
Est-ce la crainte d’être possédé par ce démon de la concupiscence et phagocyté par des sentiments non contrôlés qui lui fait imaginer dans Deux ou Trois grâces, en 1926, un point optimum d’équilibre de la relation amoureuse en termes d’utilité acquise et de désutilité subie, selon un principe digne de Bentham. Ce point où les plaisirs seraient assez exquis et agréables et la tranquillité sauvegardée se situerait au niveau de la petite sensualité sentimentale, où l’on joue le rôle de l’amant « sans éprouver le fol amour ». Mais d’une part, ce point est celui d’un équilibre fragile car les émotions peuvent s’emballer et les cœurs pencher vers l’amour et la haine, « la sensualité sentimentale se changer en passion » et d’autre part, le prix de la tranquillité acquise est élevé, la désutilité n’étant rien de moins que le renoncement à l’amour véritable. En 1932, sa position ne semble pas avoir varié. Il se dit
« … effrayé par les responsabilités des relations, qu’il n’y en a qu’une qui compte vraiment, celle avec sa femme, que personne d’autre ne l’engage dans une voie sérieuse… c’est atroce d’être engagé mais en même temps si on ne l’est pas, on n’obtient rien en retour. Et si l’un l’est, et que l’autre ne se sent pas engagé…. la possibilité sans fin de misères et de peu de bonheur83 ».
Ses relations extra-conjugales ne le satisfont donc pas, mais il n’y renoncera pas de sitôt. En fait, il craint le pouvoir destructeur de la sexualité, les méfaits de la pulsion sexuelle et les responsabilités qui l’accompagnent. Il évite ces écueils en désexualisant sa relation avec Maria et en ciblant sa pulsion sexuelle sur des femmes auxquelles il ne risque pas de s’attacher.
Le couple Huxley dura, fut parfois un couple douloureux et évolua vers un couple uni d’époux ayant l’un envers l’autre beaucoup d’amitié, d’estime, de tendresse. Maria, épouse d’un écrivain célèbre bénéficiant d’une importante aura, fit preuve de l’admiration et du dévouement amoureux auxquels les femmes de cette époque pouvaient être disposées mais subit en retour toutes les frustrations qui en découlaient. Elle a renoncé à la danse et à l’équitation, souffrit « de n’avoir pu développer un talent propre » et sa vie se consuma dans le règlement des multiples détails quotidiens. « Elle se consacre corps et âme au talent d’Aldous ». Elle fut à la fois sa maîtresse de maison, sa secrétaire, sa dactylo et son chauffeur. Mais il y avait la gentillesse d’Aldous pour elle, la manière dont il accourait pour la soulager des paquets quand elle revenait des courses84.
69 Houellebecq (Michel), Plate-forme, Flammarion, 2001, p 368.
70 Huxley (Aldous), Letters, op. cit. Lettre à Julian Huxley du 24 mai 1918, p 153.
71 Bedford (Sybille), op. cit. p 152.
72 Bedford (Sybille), op. cit. p 230.
73 Cyril Connolly était un ancien élève d’Eton et Balliol qui admirait Huxley mais que ni lui, ni Maria n’avaient envie de fréquenter : les excentricités du couple Connolly les agaçaient et Huxley ne souhaitait pas être replongé dans des habitudes culturelles telles que l’esthétisme, l’art pur, l’amour des mots qu’il voulait maintenant dépasser.
74 Bedford (Sybille), Aldous Huxley, a Biography, Volume 2, Londres, Chatto and Windus, 1974, p 147.
75 Huxley (Aldous), Letters, op. cit. Lettre du 21 juin 1919.
76 Buot (François), Nancy Cunard, Pauvert, 2008. Nancy Cunard, par la suite, changea de vie, fréquenta à Paris les dadaïstes, les surréalistes. Elle créa une maison d’édition, étendit son action au-delà du monde littéraire en se faisant l’avocate de la cause des Noirs. Elle réalisa en 1934 une anthologie des productions artistiques du peuple noir puis s’engagea dans un journalisme militant auprès des républicains espagnols. Après la guerre, elle écrivit quelques articles, un livre sur Norman Douglas et un autre sur George Moore mais les épreuves liées aux guerres, une santé physique et mentale détériorée par l’abus d’alcool, sa fortune en grande partie dilapidée, ses esclandres et ses frasques de plus en plus pathétiques avec le vieillissement la conduisirent à la solitude et à la déchéance avant qu’elle ne finisse ses jours dans la salle commune de l’hôpital Cochin le 16 mars 1965.
77 Huxley (Aldous), Cercle vicieux, Paris, Editions du Siècle, 1932, p 208.
78 Huxley (Aldous) Marina di Vezza, Editions du Rocher, Monaco, 1946, p 156.
79 Huxley (Aldous), Lettres de D.H. Lawrence, Paris, Payot et Rivages, 2006, Lettre du 5 février 1929 à Lady Ottoline Morell, p. 368.
80 Bedford (Sybille), Volume 1, op. cit. p 295.
81 Huxley (Aldous), Le plus sot Animal, Paris, La Jeune Parque, 1944, p 217.
82 Huxley (Aldous), Le Génie et la Déesse, Le Livre de poche, 1963, p 189.
83 Huxley (Aldous), Letters, op. cit. Lettre du 19 février 1932 à Flora Strousse p 357.
84 Bedford (Sybille), Volume 2. p 73.