X.
Nihilisme ? Cynisme ? Misanthropie ?

« Les droits de l’homme, la dignité humaine, les fondements de la politique, tout ça je laisse tomber, je n’ai aucune munition théorique, rien qui puisse me permettre de valider de telles exigences. Demeure l’éthique, et là oui, il y a quelque chose en vérité, lumineusement identifiée par Schopenhauer, qui est la compassion. A bon droit exaltée par Schopenhauer, à bon droit vilipendée par Nietzsche comme source de toute morale. J’ai pris – cela n’est pas nouveau – le parti de Schopenhauer100 ».

Michel Houellebecq. Ennemis publics.

 

Des accents nihilistes percent dans les romans de Huxley comme par exemple au travers de Mr Cardan. Les activités humaines dans un monde où Dieu est mort sont réduites à de pures vanités et se valent toutes pourvu qu’elles conviennent à ceux qui les pratiquent pour supporter leur malheur d’être.

Parce qu’il affirme aussi que le progrès n’est qu’une illusion, l’art une tromperie, la recherche de la vérité un passe-temps confortable et la vie elle-même un théâtre d’ombres, Huxley est accusé de cynisme. Très tôt d’ailleurs. Dès la parution de Jaune de Crome, une fraction du public s’offusque, et même des membres de sa famille101. Le récit du séjour du jeune poète Denis à Crome est parsemé des commentaires iconoclastes de Mr Scogran qui, à partir du constat des évolutions sociales et culturelles et des leçons de l’histoire, avec une logique imperturbable, dégage sans fard les leçons politiques ou philosophiques qui s’imposent : par exemple que les moyens offerts par la science permettront la dissociation entre reproduction et éros, incubateurs d’Etat et liberté sexuelle sans frein (ce qui montre que certains traits du meilleur des Mondes, sont déjà esquissés), ou encore que les penseurs et les artistes étant incapables de supporter les routines étroites de ce qu’on appelle le travail honnête, une classe de loisirs comme l’aristocratie est nécessaire pour réaliser leurs excentricités et accepter leurs lubies. De ce que les hommes écoutent plus les fous que les hommes de raison, du fait qu’ils ont été plus disposés à suivre les préceptes de Luther plutôt que ceux d’Erasme mettant ainsi l’Europe à sang, Mr Scogran déduit que l’Etat rationnel de demain devra être gouverné par les intelligences directrices qui encadreront les hommes de foi dont la fonction sera de mobiliser le troupeau lorsque nécessaire et aussi de lui apprendre le travail et l’obéissance tandis que les individus seront sélectionnés en fonction de leurs potentialités pour être affectés dans l’un de ces trois ordres, classe de loisir, intelligences directrices et troupeau laborieux. Huxley pousse là l’ironie jusqu’à la dérision et il est toujours insupportable aux belles âmes que soit déchiré le voile des bons sentiments qui masque la dure réalité. Mr Scogran n’oublie pas d’ailleurs de préciser à Denis qu’il n’y a pas de place pour lui dans ces trois ordres, pas de place pour les poètes.

Huxley raille ce milieu intellectuel et artiste de Crome-Garsington, qui laisse se dégrader en mondanités superficielles cette haute conviction de l’intelligence que sa famille lui a transmise, tout comme le milieu universitaire d’Oxford la laisse se dégrader en conformisme académique. Il sait qu’il doit se garder de cette dérive et c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il écrit ses romans : la stigmatiser pour s’en prémunir. Il est, en fait, et en premier lieu à la recherche d’une éthique. En 1925, dans une lettre à Robert Nichols :

 

« Pour moi le problème le plus vital n’est pas tant un problème intellectuel, que celui de l’éthique et de l’affectivité. Le problème fondamental est l’amour et l’humilité… mais la difficulté de l’amour et de l’humilité est aujourd’hui plus grande que jamais : parce que les hommes sont plus solitaires qu’ils ne l’étaient, toute autorité s’en est allée, la tribu a disparu, et chaque homme, pourvu qu’il soit conscient, demeure seul, entouré par quelques autres individus solitaires de la vieille tribu, pour laquelle il n’éprouve nul respect102. »

 

Huxley n’aurait pas représenté ce pôle émancipateur pour la jeunesse d’après-guerre si ses critiques n’avaient été que celles d’un cynique ou d’un nihiliste. Il n’aurait peut-être pas non plus réussi à échapper au désespoir.

Son ironie ravageuse cache mal une certaine dose de misanthropie. Si l’homme est réputé pour sa générosité, sa courtoisie, sa gentillesse dans la vie quotidienne, avec des personnes de toutes conditions, l’écrivain brillant et précoce fait rarement preuve de commisération à l’égard de ses contemporains. Ses personnages de roman incarnent tous les faiblesses de la nature humaine. Huxley ne s’épargne pas lui-même en se travestissant dans certains d’entre eux à qui il inflige, comme aux autres, un humour, d’autant plus redoutable qu’il reste léger dans la forme. Tous ou presque ratent leur vie, l’ont raté ou se préparent à le faire. Leur sort d’abord ridicule finit par tourner au tragique. Ils ne savent comment s’y prendre avec la vie et se retrouvent dans une impasse en fin de parcours. Ils ne sont pas représentatifs des milieux populaires du sort desquels Huxley semble se désintéresser mais bien au contraire disposent des atouts habituellement considérés comme des antidotes à l’échec ; une éducation poussée, une aisance matérielle, du temps libre, bref un affranchissement à l’égard des contraintes de la nécessité auxquelles sont soumis la plupart des êtres humains. Il s’agit d’intellectuels, d’artistes, de savants, de mondains, incapables d’aimer, de vieillir sereinement ou dignement, de donner du sens à leur existence. Lucy Tantamount dans Contrepoint, ou Miss Viveash et Rosie dans Cercle vicieux traînent leur ennui au cours de leur errance, de petits plaisirs en mondanités, et sont malheureuses en fin de compte de ne rien faire d’autre que de prendre du « bon temps ». Les bourgeois, à force de passer la vie à fuir leurs responsabilités familiales ou leur destin, deviennent pitoyables avec l’âge comme, dans Contrepoint, John Bildake saisi d’angoisse devant le vieillissement ou Sydney Quarles dont le manque de volonté et d’ambition ont fait du jeune homme séduisant et plein d’avenir qu’il était un vieillard lubrique et infatué. D’autres fuient l’amour comme Miles dans Après le Feu d’Artifice ou comme Mr Hutton dans le Sourire de la Joconde qui s’arrête aux limites des jeux de la séduction ou du sexe. Sans oublier, ni les velléitaires comme Calamy dans Marina di Vezza qui a bien compris que sa faiblesse à céder à la facilité du moment, à des relations sociales futiles ou à des conquêtes féminines qui ne débouchent sur rien contrarie ses propres objectifs, ni les obsédés de leur propre image qui sombrent dans un grotesque pathétique fait de mensonges à soi-même.

La période était celle des désillusions. Freud qui, en 1927 encore dans L’Avenir d’une Illusion, exprimait sa confiance dans le primat de la Raison et les progrès de la science et des techniques, dans Malaise dans la Civilisation, deux ans plus tard, reconnaît « qu’il semble bien établi que nous ne nous sentons pas bien dans notre culture actuelle », « cette culture dont la valeur-bonheur est mise en doute ». Les hommes ont certes consolidé leur domination sur la nature grâce à ces progrès mais cela ne les a rendus ni plus heureux, ni plus sages et en fait les trois sources de leur souffrance n’ont pas été taries : « la surpuissance de la nature, la caducité de notre propre corps et la déficience des dispositifs qui règlent les relations des hommes entre eux ». En Europe, les libertés politiques vacillent sous les coups de boutoir des bolcheviks et des fascistes, la haine et les pulsions de destruction progressent tandis qu’aux Etats-Unis menace la « misère psychologique de masse ». Cette situation, qui se dégrade d’une manière irrésistible, fait que Freud, à la version de novembre 1929, ajoute en 1931 une dernière phrase qui signifie un pas supplémentaire franchi vers la désillusion : « Mais qui peut présumer du succès de l’issue de la lutte ».

Du succès de l’Eros Eternel, de l’issue de sa lutte avec l’autre grande puissance céleste, Thanatos, la pulsion de mort. Rien n’est en effet moins certain que la société industrielle puisse assurer ce succès.


100  Houellebecq (Michel), Lévy (Bernard-Henri), op. cit. p 179.

101  Bedford (Sybille), op. cit. Volume 1 p 122.

102  Huxley (Aldous), Letters, op. cit. Lettre à Robert Nichols, page 245