XIV.
Le mysticisme poétique contre le désespoir

« Lovecraft est plutôt du côté de la haine ; de la haine et de la peur. L’univers, qu’il conçoit intellectuellement comme indifférent, devient esthétiquement hostile… L’œuvre de sa maturité est restée fidèle à la prostration physique de sa jeunesse, en la transfigurant.... il a réussi à transformer son dégoût de la vie en une hostilité agissante. Offrir une alternative à la vie sous toutes ses formes, constituer une opposition permanente, un recours permanent à la vie : telle est la plus haute mission du poète sur cette terre174 ».

Michel Houellebecq. HP Lovecraft, Contre le monde, contre la vie.

 

Huxley a-t-il fini par aimer la vie ? La menace du désespoir a pesé sur le jeune homme écrivant des poèmes. Elle pèse aussi sur l’auteur des années 20. En 1923, il écrit dans son recueil de petits essais En Marge : « Ces temps derniers, je me suis trouvé presque incapable de goûter aucune poésie dont l’inspiration ne fût le désespoir ou la mélancolie175. »

Huit ans plus tard, en 1931, son moral est de nouveau bien bas et son ami Robert Nichols peut dire « il se débat avec son désespoir176 ». Il semble alors en être au point de vouloir fuir un monde qui l’accable : la réalité sociale du chômage à laquelle il est confronté lors de son séjour à Nottingham et à laquelle il ne voit pas de solutions, la douleur du deuil (Lawrence est mort il y un an), le sentiment que « la vie nous condamne à une réclusion perpétuelle » comme il l’écrit à la fin de Sermons in Cats, la tristesse du mariage et le sentiment de la vanité des choses qui l’habite s’étend même aux livres alors qu’écrire est pour lui aussi vital que l’oxygène que nous respirons :

 

« Des millions de livres. Et tous ces auteurs, des centaines de milliers, siècle après siècle, chacun convaincu qu’il avait raison, qu’il connaissait le secret essentiel, qu’il saurait convaincre le reste du monde en l’écrivant noir sur blanc. Alors qu’en réalité les seules personnes que quiconque ait jamais convaincues étaient celles que la nature et les circonstances avaient déjà convaincues, effectivement ou en puissance. Et même sur celles-là, on ne pouvait compter totalement. Les circonstances changent. Ce qui est convaincant en janvier ne convainc pas nécessairement en août177. »

 

Nichols compare Aldous Huxley à T. S. Eliot, comme, ajoute-t-il, on pourrait comparer Beethoven à Chopin. Le premier mène un combat contre le désespoir tandis que le second s’y laisse glisser178. Nichols fait partie de ces jeunes gens qui ont admiré Aldous Huxley, ont vu en lui, même s’il ne possédait pas toutes les ressources littéraires d’un poète comme Eliot, un héros, un écrivain d’un courage terrible, le seul d’une telle trempe mentale restant après la mort de Lawrence. André Maurois estime qu’il a dominé le désespoir et le cynisme baudelairien qui était en lui :

 

« Intelligence, ennui et, pour fuir l’ennui et la pensée, désir, sans doute très intellectuel, d’une cruelle sensualité, tout cela qui est baudelairien se retrouve, dominé, dans Huxley179. »

 

Le combat ne fut certainement pas facile. Les personnages des romans des années 20 dans lesquels il se mettait en scène restent velléitaires, cédant assez facilement devant leurs propres faiblesses : Grumbil dans Antic Hay rate sa rencontre avec Emily, Chelifer dans Marina di Vezza ne sait que s’ennuyer, Walter Bildake dans Contrepoint est incapable de choisir entre sa maîtresse et sa femme enceinte, P. Quarles reste enfermé dans la forteresse des idées pour se protéger de la vie et on voit mal Calamy rester longtemps anachorète.

De quelles ressources disposait Huxley dans ce combat ? Sur quoi s’appuyait-il ? La conviction qu’il y a quelque vérité à déceler, quelque mystère à éclaircir au-delà du divertissement et du bruit de l’agitation stérile dans laquelle les hommes piègent leur existence ? Quand le bruit s’est tu, à l’extérieur de nous mais aussi à l’intérieur, dans notre cœur et notre esprit n’existe-t-il pas un autre monde à découvrir, un monde au-delà des oppositions habituelles de la vie et de la mort, de la rigidité et de la souplesse, du délice et de l’effroi, de la douleur et du bonheur, un monde au-delà de l’obscurité dans laquelle nous vivons misérablement180 ? Il ne l’appelait pas le monde de Dieu mais il avait déjà manifesté à cette époque son intérêt, qui n’était alors qu’intellectuel, pour le mysticisme ? Ou bien cherchait-il une voie pour mieux se connaître et descendre au plus profond de lui-même ? Peut-être espérait-il comme Maeterlinck qu’il y trouverait « une chose inconnue comme un gage énigmatique que nous aurait laissé l’Hôte divin qui vient parfois s’asseoir dans le silence de notre nuit181 » ?

Le mysticisme est la religion idéale pour les sceptiques comme Huxley. Il en donna lui-même l’explication : le mystique est dispensé de la croyance intellectuelle en Dieu, il ressent « une émotion nouménale » et il est libre de la rationaliser ou de ne pas la rationaliser sous forme d’un dogme religieux. Elle ne nécessite pas en effet l’union avec Dieu même si les mystiques pensent divines leurs expériences. Mais des états de bonheur serein semblables peuvent être obtenus par d’autres voies ; des athées, des épileptiques, des artistes, des consommateurs de drogue, des mathématiciens peuvent connaître ces moments d’inspiration qu’ils ne qualifient pas, eux, d’union avec Dieu mais tout simplement « de curieuses sensations »182. Ces « curieuses sensations », que Jean-Claude Bologne nomme « absences183 » et Catherine Millot « abîmes ordinaires184 », sont, plus fréquemment qu’on ne le croit, connues en dehors de toute référence religieuse. Bien que dans ces moments d’unité et de grâce, le moi se dissolve, ils sont vécus comme des moments plus réels que tous les autres, souvent déterminants pour la suite de la vie et procurant au sujet une force intérieure. Huxley a-t-il eu l’expérience de ces curieuses sensations, comme de ces instants de « silence cristallin » auxquels il a souvent fait référence ? Ou bien ne les a-t-il pas plutôt imaginés au fil de sa plume à partir d’une émotion plus banale ?

La musique a pu l’amener aussi à ces états de paix, de sérénité, de béatitude, de bonheur ineffable comme le Quatuor à cordes en la mineur de Beethoven. Dans Contrepoint, Spandrell, personnage inspiré de Baudelaire, le fait écouter à Rampion, personnage inspiré lui de Lawrence, afin de lui prouver que l’absolu, qu’il appelle Dieu, existe :

 

« C’était une musique sans passion, transparente, pure et cristalline… De l’eau sur de l’eau, du calme glissant sur du calme, un accord d’horizons unis et d’espaces sans ondulations... Et tout y était clair et billant … C’était le calme de la contemplation tranquille et ravie, non pas celui de la langueur et du sommeil. C’était la sérénité du convalescent qui se réveille de sa fièvre... Mais la fièvre, c’était « cette fièvre qu’on appelle la vie » et la renaissance n’était point en ce monde-ci ; cette beauté était extra-terrestre ; la sérénité convalescente, c’était la paix de Dieu185. »

 

Il a pu aussi faire l’expérience de ces moments privilégiés face à la nature comme lors de cette nuit de juin en Provence, douce et vivante, avec ses légères bouffées de parfums subtils et de fruits en fleurs qu’il trouvât s’accorder si bien avec le Benedictus de Beethoven. Il lui sembla alors qu’il y avait une félicité et « une certaine douceur bénie éparse au cœur des choses, une douceur bénie et mystérieuse ». Elles parviennent jusqu’à nous en certaines occasions favorables avec plus ou moins d’intensité mais toujours d’une manière fugace186. Ou à Connel Ferry sur la côte ouest de l’Ecosse qu’il trouva le plus bel endroit du monde et où « on sent, d’une manière terrible, que l’on fait partie d’une âme qui nous dépasse et qui englobe tout187 ».

A. Maurois pensait que « comme Mr Teste, Huxley comprend, reconstruit et méprise tous les systèmes, mais comme le créateur de Teste, il est sauvé par la poésie à la fois des systèmes et du mépris188 ». Huxley, dans l’opposition qu’il dressât entre le mysticisme poétique et esthétique et le mysticisme religieux, cherchait à tourner le dos à la morbidité et à aimer la vie. Le premier, un court moment, fait le monde accueillant, unifié, harmonieux, cohérent, dépouillé du tragique de l’existence et réconcilie l’homme avec. Le second n’est pas une union avec le divin, mais une mutilation de l’homme, avec sa charge de souffrances, de culpabilité, de mortification du corps et des sens : « Les moyens par lesquels les hommes s’efforcent de se transformer en surhomme sont meurtriers189. » Et dans cette optique, le Nirvana est tout simplement le néant. Huxley s’en prit à tous ceux qui veulent, sur le modèle de la sainteté, dépasser la condition humaine, nier la part corporelle et matérielle de l’homme. Ainsi était Swift avec son dégoût profond pour les boyaux, les métabolismes, la digestion, bref pour les corps et la vie et qui « comme tant de Pères de l’Eglise ne pouvait pardonner aux hommes et aux femmes d’être en même temps que des âmes immortelles, des mammifères vertébrés190 ». Mais aussi Saint François d’Assises dont Huxley trouva qu’il avait manqué totalement d’humilité puisqu’il avait voulu, comme les saints et les stoïciens, tordre notre nature en en soumettant une part essentielle à notre volonté191. Ou encore les auteurs qui sont passés de la vie spontanée et éclatante de leur jeunesse à la haine de la vie comme Tolstoï sombrant dans un idéal de pureté et de chasteté ou Wordsworth devenant un tory anglican. Quant à Pascal, il pariait sur Dieu pour échapper à la menace de désespoir et d’insignifiance et, pour le rencontrer, choisit de pratiquer ce qu’il estimait être les vertus chrétiennes, la mortification et l’ascétisme. Huxley eut des mots très durs à son encontre : la maladie, pensait-il, lui fit porter au paroxysme le tragique de la condition humaine dans sa représentation du monde, les seules extases qu’il ait connues ayant été les états mystiques liés à la maladie et aux privations et, aucun des bonheurs de la concupiscence ne lui ayant été accessibles, il n’eut ainsi de cesse de vouloir imposer à toute l’humanité la morbidité du jansénisme, la haine de la vie, de cette vie qui pour lui signifiait d’abord la souffrance192. Spinoza, avec sa haute ambition de vivre dans l’infini et de rapporter ses pensées à l’unité universelle, poursuivit, selon Huxley, une tâche impossible car si nous pouvons concevoir par un très difficile effort d’abstraction intellectuelle ou sentir par l’intuition directe en certaines circonstances l’unité infinie du monde et sortir de l’illusion du temps, il nous est impossible de vivre dans ce monde supérieur. Nous avons un corps qui réclame à manger à l’heure du déjeuner et qui ne peut admettre son caractère illusoire malgré les injonctions de l’esprit qui s’envole193. Sans oublier les puritains bien sûr, au travers du pasteur Bodiham qui, dans Jaune de Crome, ne ménage pas ses efforts pour combattre la vie, fustiger le péché dans des sermons grandiloquents, appeler de ses vœux, alors que l’on vient juste de sortir de l’enfer des combats de la première guerre mondiale, le cataclysme qui sera l’occasion du retour du Seigneur sur Terre, et décrier tout ce qui est consacré à l’homme car seule la Gloire de Dieu importe. Huxley le considéra comme le digne successeur de ceux-là mêmes qui, depuis quatre siècles, depuis qu’ils ont réprimé brutalement les rites païens de communion avec les forces de vie et de la nature, se sont acharnés à détruire tout plaisir dans le village pour que n’y subsiste que l’ennui, lugubre comme son « visage gris métallique ». Une note d’espoir toutefois : les efforts du pasteur sont de plus en plus vains et tournent à la gesticulation car ce puritanisme est devenu inaudible pour les habitants de la paroisse de Crome où il officie.

Dans cet éloge de la vie, l’influence de Lawrence est certaine. Avant de le fréquenter, Huxley s’opposait, tout comme lui, à cette société mutilante de l’hypercérébralité, du puritanisme et du conformisme étroit. Il ironisait, commentait du haut de son prestige, ridiculisait et semblait condamné, impuissant, à la désolation. Mais il reçut de lui le goût, l’impulsion pour conquérir les bienfaits de la vie, pour être l’artisan de sa propre existence, le créateur de sa vie comme l’artiste l’est de son œuvre. Cette découverte provoqua, à l’époque, chez Huxley, un enthousiasme dont il était peu coutumier et qui, loin d’être constant, souvent retomba. Dans l’Ange et la Bête, il écrivit qu’il était un adorateur de la vie, un amoureux de la vie et il exposa l’art de vivre pleinement, l’art d’être un homme complet : ne concentrons pas notre vie dans la seule activité de la pensée ou de l’esprit et, au lieu de sacrifier toute une part d’humanité en nous comme nous le conseille le christianisme, résignons-nous à être ce que nous sommes, mais à l’être dans toutes nos potentialités ; réconcilions les forces désordonnées qui agissent en nous, développons toutes les dimensions, celles de l’esprit, des sens, des instincts, des passions et de l’imagination, « au plus haut degré compatible avec la création et le maintien d’une harmonie psychologique chez l’individu et d’une harmonie sociale extérieure entre l’individu et ses semblables194 ». La réalisation de cet idéal d’homme complet, d’humanité parfaite ne peut être tentée que par des moyens qui sont donneurs et non destructeurs de vie. Huxley estimait qu’il fût réalisé sous Périclès. Les Athéniens pouvaient être des guerriers courageux capables d’affronter les Spartiates élevés dans le seul but de faire la guerre, mais ils appréciaient aussi les arts, la beauté et savaient être sages et citoyens.

 

« Ces hommes étaient incomparablement plus complets et plus adultes que les enfants corrompus ou fossiles qui, dans nos universités se targuent d’être les gardiens de la tradition grecque195 ».

 

L’homme complet n’est pas l’homme de la modération et s’il sait éviter l’hégémonie d’une dimension sur les autres, ce n’est pas en la refrénant mais en les développant toutes à leur maximum de potentialités : « balancer l’excès de conscience sensible et d’intelligence par un excès d’intuition, de vie instinctive et viscérale ; remédier aux effets pernicieux d’un excès de jouissance par un excès d’ascétisme196. » Cet équilibre par l’exubérance est à l’inverse des principes de restriction, de mesure, d’autocontrôle du gentleman anglais. Cet art de vivre, bien sûr, n’a rien à voir non plus avec la « bonne vie » que nous propose la société industrielle qui nous enferme et nous réduit dans les prisons de la routine industrielle et du divertissement programmé. La vie ne peut être poussée dans son intégralité qu’avec jugement et tact, adaptation permanente aux circonstances. L’homme complet n’est pas l’homme total des communistes qui ne pouvait se réaliser que dans les conditions de la société sans classes. Il n’est pas le produit d’un système, il est une création personnelle. Il n’est pas dans un futur ici-bas ou au-delà, il est ici et maintenant à mettre en œuvre.

En cette fin des années 20, Huxley a surmonté le désespoir. La vie vaut la peine d’être vécue et on peut être heureux malgré la solitude et l’état désespérant de la communication entre les êtres humains. Sybille Bedford le décrit à l’époque d’une humeur relativement stable qui atténue, dans sa vie, le sens de l’horreur dont il sut faire un usage littéraire. Si la santé ne lui faisait pas défaut et que le travail avançait, il parvenait à être heureux197.

Mais il craignait que le bonheur de vivre ne fût pas donné à tous car il n’est pas inhérent à la vie de cet être humain qui a définitivement perdu l’unité de la vie animale et dont sa conscience en a fait un être étranger au monde et en partie à lui-même. Le bonheur de vivre n’est pas spontané et suppose du travail, une recherche et un perfectionnement de soi-même. Seules quelques âmes bien nées peuvent y parvenir, comme Blake qui savait « donner à toute la création un aspect d’infini et de sainteté198 »

Des artistes peuvent être les plus aptes à réaliser les potentialités de l’existence, à retrouver un sentiment de plénitude comme Burns, Blake, Rubens, Mozart, Shakespeare, Rabelais. Tous ont en commun de refuser l’existence vide de l’homme moyen et ses bassesses199. Huxley admirait aussi Chaucer parce qu’il était parvenu à dépasser le sentiment du tragique, à accepter le monde et l’aimer200. Ou encore Piero Della Franscesca dont il jugeait le tableau La Résurrection le plus beau tableau du monde car il réconcilie avec le monde : dans son départ vers le ciel, le Christ « exprime la puissance physique et intellectuelle » d’une manière spontanée et sans prétention : sa majesté est naturelle, sans effort, sans théâtralisation. On y reconnaît le talent de l’artiste mais aussi son cœur noble. Et ce qui l’a inspiré « ce n’est pas le christianisme mais ce qui est admirable chez l’homme201 ».

Dans sa méditation sur la lune parue dans Musique nocturne, il choisit Valéry contre Pascal, la foi humaniste contre la foi religieuse. Comment une pierre refroidie comme la lune peut-elle provoquer ce qu’il appelle, comme son frère Julian, une sensation nouménale ? Préfigurant notre avenir lorsque le soleil aura cessé de nous chauffer, elle resitue notre destin au sein de l’univers, et nous à notre place, et donc peut provoquer une sensation qui touche l’âme, l’esprit, directement par les yeux et indirectement par le sang, provoquant l’effroi, la paix, la terreur, l’amour de l’univers même, de manière irraisonnée, sans causes immédiates. Pascal en conclut que seule la foi en Dieu peut nous garder du sentiment désespérant de l’insignifiance de la vie humaine tandis que Paul Valéry éprouve la joie excitante, la fierté de se sentir homme en regardant en face l’univers infini et silencieux202. Ce qui est étonnant dans ce choix de Huxley et qui peut faire douter de son caractère spontané est qu’il a connu lui aussi, comme Pascal, la maladie et le deuil, ce sentiment du tragique de l’existence qui est à l’origine de la quête d’un sens à donner à ce qui pourrait bien ne pas en avoir, et, a eu cette même intuition du caractère de divertissement de la plupart de nos activités. Pourtant, face à un monde qui nous vole notre destin et nous plonge dans l’absurde, il ne se jette pas dans les bras d’un dieu transcendant, il relève la tête avec panache et lui jette le défi héroïque, noble et gratuit de la grandeur de l’homme. Il affirme sa confiance en la Vie : « la Vie est précieuse en soi, sans aucune allusion à des mondes supérieurs hypothétiques… le but de la vie, c’est bien entendu la vie203. » Le croit-il vraiment ? S’agit-il d’un mouvement qui lui est propre d’adhésion à la Vie, de coïncidence immédiate avec elle ou bien d’un sentiment emprunté, en l’occurrence à Lawrence, et animé par la magie des mots, leur pouvoir d’auto-intoxication dont il appellera si souvent à se garder ?

Si Lawrence a aidé Huxley à sortir de son carcan intellectualiste, la voie d’adhésion à la vie et au monde qu’il lui proposait ne pouvait lui convenir. Huxley a compris qu’elle était une impasse. Celle de Blake l’attire. C’est une voie pour un poète mais Huxley était surtout un auteur d’essais et de romans dont les personnages importaient plus par le message qu’ils véhiculaient que par leur épaisseur humaine, même si nous l’avons vu il n’était pas imperméable aux émotions esthétiques et poétiques. Mais pour Blake, le poète doit d’abord chercher à élargir sa perception, à cultiver sa capacité visionnaire en lisant la Bible et les œuvres des grands visionnaires comme Dante, Swedenborg, Boehm et Milton : « si les portes de la perception étaient nettoyées, toute chose apparaîtrait à l’homme dans sa réalité première, infinie ».

Huxley se souviendra de cette formule. Les moyens proposés par Blake sont ce que Huxley appréciait le plus, ce pour quoi il vivait : la culture, l’art et la beauté, voilà ce qui stimule l’imagination poétique permettant d’entrevoir l’infini en le dégageant des dépôts du temps.

Blake204 pensait d’ailleurs que les religions ont leur source dans l’homme, dans son génie poétique qui est lié à la perception, à la capacité prophétique.

 

« Ne cherche donc point ton père céleste au-delà des cieux,

Car là demeurent le chaos et l’antique nuit. »

 

On a pu voir là une propension à l’athéisme. Ou bien s’agit-il seulement du refus d’un Dieu transcendant ? Le dieu de Blake ne se rencontre que dans le cœur humain.

 

« Voir un monde dans un grain de sable

Et un ciel dans une fleur sauvage,

Tenir l’infini dans la paume de la main

Et l’éternité dans une heure. »

 

On a pu avoir ici en Blake un mystique. Joyce ne le pensait pas : il était avant tout un poète capable de visions d’où jaillissait la signification du monde, un poète très fécond, très imaginatif, avec un sentiment mystique, restituant ses visions sous la forme de cosmogonies et d’un symbolisme qui lui étaient personnels.

Huxley admirait les savants205, et c’était là une autre divergence avec Lawrence, surtout quand leurs études les amenaient à la question du pourquoi, les portaient aux frontières de l’étrangeté, du merveilleux, du mystère et de l’épouvante, du monde nouménal. Il était fasciné par les travaux de Bose, Newton, Maxwell et plus particulièrement Faraday qui ne se laissait jamais détourner de la recherche de la vérité. Plus notre savoir scientifique grandit et plus le mystère s’approfondit. Aussi ces grands scientifiques s’intéressaient à la religion et Swedenborg, le penseur mystique suédois, était un scientifique distingué. Ces savants étaient dans une quête de la vérité jamais satisfaite, de nouvelles découvertes les conduisant à de nouvelles recherches et à de nouvelles interrogations comme les poètes et les artistes.


174  Houellebecq (Michel), H. P. Lovecraft. Contre le Monde, contre la Vie. Edition du Rocher, 2005, p 150.

175  Huxley (Aldous), En Marge, op. cit. p 106.

176  Todorovitch (Françoise), op. cit. p 236-237.

177  Huxley (Aldous), La Paix des Profondeurs, op. cit. p 389.

178  Bedford (Sybille), op. cit. volume 1, p 242.

179  Maurois (André), Magiciens et Logiciens, op. cit. p 343.

180  Huxley (Aldous), Cercle vicieux, op. cit. p 200-201.

181  Corbin (Alain), Histoire du Silence, Paris, Albin Michel, 2016, p 81-82.

182  Huxley (Aldous), Le Monde en passant, op. cit. p 169.

183  Bologne (Jean-Claude), Une Mystique sans Dieu, Paris, Albin Michel, 2015.

184  Millot (Catherine), Abîmes ordinaires, Paris, Gallimard, 2001.

185  Huxley (Aldous), Contrepoint, op. cit. p 495.

186  Huxley (Aldous), Musique nocturne, op. cit. p 50.

187  Huxley (Aldous), Letters, op. cit. p 72, lettre à Jelly d’Aranyi, fin juin 115.

188  Maurois (André), Magiciens et Logiciens, op. cit. p 347.

189  Huxley (Aldous), L’Ange et la Bête, op. cit. p 67.

190  Huxley (Aldous), Ibid., p 92.

191  Huxley (Aldous), Ibid., p 129-151.

192  Huxley (Aldous), Ibid., p 199-268.

193  Huxley (Aldous), Ibid., p 61.

194  Huxley (Aldous), Ibid., p 68.

195  Huxley (Aldous), Ibid., p 60-75.

196  Huxley (Aldous), Ibid., p 243-244.

197  Bedford (Sybille), volume 1, op. cit. 222.

198  Huxley (Aldous), L’Ange et la Bête, op. cit. p 239.

199  Bedford (Sybille), volume 1, p 218-220.

200  Huxley (Aldous), En Marge, op. cit. p 207 et 210.

201  Huxley (Aldous), Chemin faisant, op. cit. p 176-183.

202  Huxley (Aldous), Musique nocturne, op. cit. p 80-86.

203  Huxley (Aldous), L’Ange et la Bête, op. cit. p 239.

204  Himy (Armand), William Blake, Paris, Fayard, 2008, p 195 et 300.

205  Huxley (Aldous), Chemin faisant, op. cit., p 210.