« Tout ce que la science peut permettre sera réalisé, même si cela modifie profondément ce que nous considérons aujourd’hui comme humain ou comme souhaitable. On me reproche de montrer, en détail, ce qu’est l’humanité moyenne. Et d’être certain, comme je le disais au début de notre entretien, que tout ce qui est techniquement possible sera entrepris, même si ce n’est pas vraiment humain. Le clonage aura lieu ».
Michel Houellebecq. Le Monde du 21-22 août 2005.
Dans une lettre du 18 mai 1931 à Mrs Roberts, Aldous Huxley explique son projet d’un roman d’anticipation : « j’écris un roman sur le futur, sur l’horreur de l’Utopie wellsienne et une révolte contre elle. » L’optimisme de H. G. Wells, sa confiance dans la science, son « vertige » disait-il lui-même « devant les indices éblouissants de l’humaine splendeur qu’un Etat bien organisé pourrait encore atteindre » incitent Huxley à le railler, lui et la moderne utopie qu’il a conçue : un état mondial contrôlant l’économie et la démographie, dirigé par une élite intellectuelle technocratique assurant une vie harmonieuse et la réconciliation des classes sociales.
Mais Huxley dépasse rapidement son projet polémique initial. Il est vite emporté, bien au-delà de son ironie habituelle, et écrit un roman qui, en fin de compte, est comme l’aboutissement de ses critiques, éparses mais récurrentes au cours de la décennie précédente, de la société industrielle et de la science : soumission de la société et de la démocratie à la logique de la technique, incapacité des hommes à construire collectivement leur destin, rationalisation croissante de la production et de la consommation de masse renvoyant au magasin des illusions l’idéal de liberté, mutilation des hommes dans leurs dimensions les plus exaltantes pour les réduire à la seule fonction qu’ils exercent dans les rouages de la vaste organisation sociale, puissante capacité d’abrutissement du divertissement de masse du fait de la propension de la grande majorité des individus à adopter des attitudes de fuite, avènement du règne de la superficialité, banalisation du sexe et de tout ce qui est sacré.
Le meilleur des Mondes est la description et l’analyse d’une société parfaitement rationalisée, parfaitement stabilisée parce qu’elle prend les corps en charge dès la fécondation et les esprits dès la naissance. Il y a bien deux dimensions du conditionnement, deux dimensions complémentaires, d’une part la fabrication d’individus aux organismes adaptés à leur fonction sociale et d’autre part le modelage de leurs personnalités au service de la stabilité sociale. Le meilleur des Mondes est-il l’idéal inavoué de nos dirigeants, des ingénieurs et de la technostructure mais aussi de tous ceux qui rêvent d’une vie parfaitement organisée dont les troubles, les conflits, les passions et les angoisses seront évacués, abolissant ainsi souffrances individuelles et désordres sociaux ? La tranquillité et le confort psychologique qui en résultent se paient bien sûr d’un prix très élevé : le sacrifice de toute créativité, de tout art, de toute imagination pour que, comme l’écrivait Tocqueville, « un pouvoir immense et tutélaire » puisse ainsi aux hommes « ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ». Ce ne sont pas les machines qui prennent le pouvoir sur les hommes comme l’imaginent parfois les auteurs de science-fiction, c’est la société elle-même qui est devenue une machine et qui broie ses membres.
Mustapha Menier, l’Administrateur Mondial Régional de l’Europe occidentale, un intellectuel qui a su lui-même sacrifier sa curiosité scientifique à l’objectif de stabilité pour le plus grand bonheur des masses, est bien convaincu que le bonheur est le Souverain Bien car seule sa réalisation évitera que des consciences malheureuses penchent vers l’idée que
« … le but est quelque part au-delà, quelque part au-dehors de la sphère humaine présente ; que le but de la vie n’est pas le maintien du bien-être, mais quelque renforcement, quelque raffinement de la conscience, quelque accroissement de savoir… ».
Aldous Huxley était lui-même une de ces consciences malheureuses, sa vie fut une longue quête pour percer le mystère insondable de l’univers. Il ne fit pas le choix d’exercer dans la société d’importantes responsabilités économiques ou politiques et la connaissance était la seule chose qui l’intéressait. Rien ne le désolait plus que de voir les hommes de son époque enfermés dans le monde social, même si leur prison était celle du bien-être, réduits aux rôles qui leur étaient assignés dans le système économique et indifférents au monde à la fois plus vaste et plus intérieur que lui ne cessât pas, tout au long de sa vie, de tenter d’explorer en empruntant, comme nous le verrons plus loin, tous les chemins de traverse disponibles.
Le bien-être qui maintient les rouages de la société du meilleur des Mondes en fonctionnement régulier, ce n’est ni la vérité, ni la beauté mais le fait que les gens
« … obtiennent ce qu’ils veulent, et ils ne veulent jamais ce qu’ils ne peuvent obtenir… sont dans une sereine ignorance de la passion et de la vieillesse... ne sont encombrés de nuls pères, ni mères ; ils n’ont pas d’épouses, pas d’enfants, pas d’amants, au sujet desquels ils pourraient éprouver des émotions violentes ; ils sont conditionnés de telle sorte que, pratiquement, ils ne peuvent s’empêcher de se conduire comme ils le doivent. »
Certes, tout cela n’est pas très grandiose : le spectacle de la stabilité est ennuyeux et la magnanimité du combat contre le malheur, l’intensité exacerbée de la passion, la noblesse de la poursuite d’exigences au-delà des plaisirs et des certitudes médiocres offertes par le conformisme social sont inconnues. L’art, le grand art, a dû être aussi sacrifié et la science limitée aux recherches les plus immédiates car sinon ils seraient l’un et l’autre des sources de doute, de subversion des esprits, d’acuité de la conscience du moi et donc certainement d’instabilité sociale : « la vérité est une menace, la science un danger public », la science fondamentale bien entendu. De la naissance à la mort, dans la sphère du travail ou dans celle des loisirs, l’individu est pris en charge par des organisations de masse, de production et de consommation, afin que toute expression de la moindre singularité soit éradiquée.
« Dès que l’individu ressent, la communauté est sur un sol glissant » dit Lénina, une jeune femme dont le comportement est conforme aux normes du meilleur des Mondes. En dehors du labeur, les loisirs collectifs sont valorisés et il faut les aimer et y prendre part pour avoir bonne réputation. L’éloge de la solitude est censuré et elle ne vient d’ailleurs à l’idée que de quelques originaux d’intellectuels qui risquent alors de se retrouver exilés sur une île. Le contact, les moments de face à face avec la nature sont bannis car ils pourraient permettre de mieux ressentir son moi. L’affirmation que l’on ne se sent pas seulement une cellule du corps social est un propos scandaleux. Le postulat social qui guide les comportements est que « chacun appartient à tous les autres ».
La condition la plus efficace de sa mise en œuvre pratique est bien sûr que les hommes soient dépourvus de ressources intérieures. Leur annihilation est organisée par les voies et moyens dont les effets délétères sur le développement de la personnalité sont assurés : la satisfaction immédiate du désir afin que soit aboli le temps durant lequel se forment les sentiments et les passions, le mépris de l’histoire et des grandes œuvres d’art mais aussi celui du passé des individus que ces derniers doivent taire, l’interdiction des livres anciens car il faut toujours se tourner vers le nouveau et enfin l’occultation du vieillissement, grâce aux soins médicaux, aux transfusions de sang jeune, aux cures de magnésium et de calcium, à la stimulation du métabolisme et des sécrétions internes, jusqu’à la mort qui survient assez brusquement. Les personnes âgées peuvent ainsi, libérées de l’angoisse du naufrage et de la souffrance, poursuivre leur vie en l’inscrivant presque jusqu’à son terme dans le cycle du labeur et du divertissement.
« A présent, les vieillards travaillent, pratiquent la copulation, les vieillards n’ont pas un instant, pas un loisir, à arracher au plaisir, pas un moment pour s’asseoir et penser ».
Le conditionnement dès l’âge de 18 mois à banaliser la mort fait oublier le tragique de la vie humaine : les enfants passent deux matinées par semaine dans un mouroir, ils y jouent, sont gavés de chocolat lors des décès et apprennent ainsi à la considérer comme allant de soi. L’absence de liens parentaux ou filiaux et de relations amoureuses exclusives ou romanesques permet aux individus d’échapper à l’hypersensibilité et aux douleurs qui en sont le lot. Le sentiment de finitude est ainsi évacué. Condamnés à l’angoisse et à l’ennui en dehors d’activités collectives, ils sont alors totalement démunis face à la souffrance, à quelque grande douleur, au rejet ou à la persécution. Aussi se gardent-ils bien de s’engager dans des voies qui pourraient les conduire à de telles situations. Et à vrai dire cela ne leur vient même plus à l’esprit.
Toutefois, quelques personnages parviennent à résister à l’entreprise de démolition de leur humanité. Bernard appartient au groupe supérieur des Alphas mais du fait d’une erreur de manipulation dans la technique de prédestination sociale, il est d’une taille inférieure de huit centimètres à la norme. La masse corporelle étant proportionnelle à la position sociale, il est peu assuré dans ses fonctions et dans ses relations avec les autres, qu’il s’agisse de ses égaux ou de ceux qui lui sont inférieurs et il est souvent l’objet de railleries. Aussi en a-t-il conçu un sentiment d’être à part, un sentiment du moi qui le fait souffrir. Helmholtz, lui, est brillant, beau et excellent sportif. Il réussit particulièrement bien dans ses fonctions professionnelles et connaît un grand succès auprès des femmes mais la pratique des seules activités que la société organise a fini par les lui faire considérer comme des pis-aller et il aspire à autre chose sans savoir quoi. Mais celui qui est le plus inadapté à ce bonheur déshumanisé, celui qui est capable d’émotions délicates, de pudeur, de révolte et qui préfère mourir ou souffrir plutôt que de s’avilir, c’est John dont l’histoire exceptionnelle explique son humanité non vaincue par le conditionnement social. Fils d’une femme de la catégorie des Bêtas abandonnée dans une réserve dite de « sauvages », il passa ses premières années et sa jeunesse avec ces indiens. Chez ceux-ci, les enfants sont toujours issus du corps des femmes et le mariage, l’institution familiale et les croyances religieuses subsistent. Bernard le ramènera à la société civilisée pour l’exhiber. Il deviendra alors « Le Sauvage ».
L’organisation sociale hyperrationalisée dans Le meilleur des Mondes repose sur le conditionnement le plus précoce des corps et des esprits.
Les corps sont conditionnés dès la fécondation. Les enfants ne naissent plus du ventre de leur mère. Les notions mêmes de parents, de père et de mère, de liens familiaux ont disparu. L’ancien caractère vivipare des êtres humains est regardé rétrospectivement comme une obscénité insupportable et taboue. La fécondation des ovules est effectuée in vitro et après une période d’incubation des œufs en couveuse les embryons sont, au stade de la morula, disposés à l’intérieur des flacons où leur développement est réalisé. Ils sont nourris d’une composition à base de sang artificiel et subissent divers conditionnements de nature physico-chimique au long des 267 jours, pendant lesquels les flacons parcourent sur un convoyeur huit mètres par jour. L’organisation industrielle de la production en série est mise en œuvre pour fabriquer des êtres humains. On en fabrique d’ailleurs de plusieurs sortes selon les besoins de la société : les Alphas, les Bêtas, les Gammas, les Deltas et les Epsilons. Les différenciations sont obtenues par des variations des apports extérieurs aux œufs et aux embryons dans leurs flacons. Le nombre d’individus produits dans chaque catégorie correspond d’ailleurs exactement à la demande sociale compte tenu des données actualisées au jour le jour de la démographie et des besoins de l’économie en main d’œuvre : c’est la gestion à flux tendus avant l’heure, appliquée ici aux stocks de travailleurs et qui évite ainsi aussi bien les pénuries de main-d’œuvre dans telle ou telle activité que les excès de population dans telle ou telle catégorie d’âge ou de diplômes. Voilà donc un système qui surpasse en efficacité notre production en masse de diplômés qui, après avoir rêvé de postes que l’organisation économique ne peut leur fournir, ne conçoivent qu’amertume et ressentiment ! Les œufs destinés à fabriquer les individus des catégories inférieures sont retirés des couveuses pour être soumis au procédé de la « bovkanisation » qui consiste à favoriser un processus de bourgeonnement permettant de produire des individus identiques.
Quant aux esprits, ils sont conditionnés dès la pouponnière par la méthode du réflexe pavlovien. Par exemple, les bébés Deltas, ceux qui effectueront à l’âge adulte les tâches les plus ennuyeuses et les plus insipides, apprennent à détester les livres et les fleurs. Ces derniers sont, au cours de séances effectuées dès l’âge de huit mois, associés à des sensations particulièrement désagréables comme des secousses électriques ou des bruits trop intenses. Est également pratiquée une méthode qui consiste dans la répétition, trois ou quatre nuits par semaine une cinquantaine de fois, des slogans sur le sentiment de caste, le comportement sexuel ou sur toute autre norme sociale qui doit être adoptée « jusqu’à ce qu’enfin l’esprit de l’enfant, ce soit ces choses suggérées, et que la somme de ces choses suggérées, ce soit l’esprit de l’enfant ».
Ces méthodes sont aussi utilisées pour apprendre aux enfants à ne pas aimer ce qui est gratuit : la nature, les jeux simples comme le jeu de balle par exemple. Ils doivent devenir demandeurs de loisirs marchands de manière à fournir les débouchés de l’offre industrielle. Et c’est là un impératif majeur, une raison de haute économie, une raison suprême comme la raison d’État ou la raison de haute sécurité. Par contre, ils sont conditionnés à des jeux qui nécessitent des instruments relativement compliqués, qui impliquent la consommation de transports et d’articles manufacturés. Les individus sont ainsi préparés à trouver ennuyeux les plaisirs de la vie simple et de la culture et à préférer aux soirées de lecture, aux moments d’intimité, aux marches solitaires dans la nature le bruit des masses de spectateurs, le vacarme des restaurants fréquentés ou le brouhaha des foules rassemblées dans les lieux de loisirs collectifs. Car sinon, consommant peu et peut-être éprouvant leur moi, ils constitueraient une menace pour la stabilité de l’ordre social.
Le divertissement opère tout au long de la vie pour ôter à l’homme rien de moins que sa conscience d’être au monde, le détourner de toute réflexion sur la société mais aussi sur son destin et sa place dans l’univers. Trois armes pour y parvenir : l’organisation industrielle des loisirs de masse, la banalisation du sexe et l’institutionnalisation de la drogue. L’industrie des loisirs n’est pas laissée au hasard : stades, complexes hôteliers sur tous les continents et que l’on peut rejoindre en quelques heures, scénarios de films, musiques et journaux dont le degré de simplicité est adapté à chaque catégorie par des ingénieurs en émotions, utilisation de toutes les ressources technologiques disponibles pour renforcer l’attractivité des loisirs les plus faciles. Une ambiance sirupeuse et anesthésiante dans les salles de bains et les chambres des hôtels est assurée par des distributeurs de parfums, un air tiède, des préservatifs chauds et des vibromasseurs. Un bien-être aseptisé du corps au cours de « vacances d’oubli ». Et au terme de l’existence, afin d’éviter non seulement les affres de l’agonie mais aussi la conscience du départ, les moribonds bourrés de drogue, dans des pièces aux couleurs claires contenant une vingtaine de lits et où les télévisions fonctionnent du matin au soir, finissent donc leurs jours en échappant ainsi jusqu’à leur dernier moment aux risques de la solitude. Les parfums déversés régulièrement renouvelés et les mélodies synthétiques doivent contribuer à donner au lieu un air de vacances hôtelières.
Quant à la demande de divertissement, elle est assurée par un conditionnement très précoce et régulièrement entretenu à adopter l’impératif du plaisir immédiat et à considérer que la liberté c’est « se payer du bon temps ». Un des slogans répétés continuellement aux adolescents est : « Ne remettez jamais à demain le plaisir que vous pouvez prendre aujourd’hui. » Il ne peut plus être dès lors question d’héroïsme ou de noblesse, de sacrifice, de renoncement ou de fidélité car la société ayant fait sauter les freins aux impulsions naturelles, il n’y a plus de tentations auxquelles il faut résister. La vie est ainsi agréable puisque les individus sont conduits à faire ce qu’ils ont spontanément envie de faire, « à jouir sans entraves » comme le clamait un slogan de mai 68.
Dès le plus jeune âge, les enfants sont incités à ne pas refréner leurs pulsions érotiques. Il s’agit bien sûr de banaliser le sexe et que la liberté en la matière soit sans obstacles. La seule représentation de ce qu’était la famille dans le monde prémoderne, celui d’avant le meilleur des Mondes, suffit à donner rétrospectivement la nausée : cet univers étroit et exclusif, les marmots, la femme périodiquement engrossée, la promiscuité psychiquement malsaine avec son trop-plein d’émotivité, d’angoisse, de jalousies, la monotonie de la relation monogame et son romanesque étouffant. Mais le modèle de la liberté sexuelle dans Le meilleur des Mondes est en fait très contraignant. Il s’agit d’une liberté très encadrée puisqu’il est interdit aux individus d’inscrire leur relation dans la durée, de s’engager à être fidèles et de s’attacher l’un à l’autre amoureusement. Et bien sûr de souhaiter faire un enfant. Mais là non plus, rien n’a rien été laissé au hasard : conditionnements intensifs des femmes à ne jamais oublier « les précautions anticonceptionnelles » réglementaires, médicaments compensant les frustrations du corps liées à l’absence de grossesse et aux frustrations psychologiques qui pourraient survenir du fait de l’absence d’émotions intenses.
Malgré cela, les moments de tristesse, de cafard, de vague à l’âme peuvent toujours survenir avec le sentiment de vacuité de l’existence, l’ennui, le désœuvrement. Dans Le Meilleur des Mondes, l’individu ne doit pas les affronter mais s’en échapper. Il ne doit pas les analyser pour les surmonter car il risquerait de vouloir comprendre ce qui lui arrive, d’approfondir son expérience et à partir de là tracer sa voie personnelle vers la liberté. La solution réside dans le soma, le médicament parfait : « euphorique, narcotique, agréablement hallucinant », offrant un retour à la réalité garanti sans mal de tête, ni mythologie, après une période de vide et de sérénité, avec « tous les avantages du christianisme et de l’alcool et aucun de leurs défauts ».