XVI.
Le meilleur des Mondes et l’utopie eugéniste

« Michel sortit de sa bibliothèque... Ce que j’ose penser. « Il a été écrit par Julian Huxley... et publié, un an avant Le meilleur des Mondes. On y trouve suggérées toutes les idées sur le contrôle génétique et l’amélioration des espèces, y compris de l’espèce humaine, qui sont mises en pratique par son frère dans le roman. Tout cela y est présenté… comme un but souhaitable, vers lequel il faut tendre… » en 1946… son frère a publié Retour au meilleur des Mondes, dans lequel il essaie de présenter son premier livre comme une dénonciation, une satire206 ».

Michel Houellebecq. Les Particules élémentaires.

 

Aldous Huxley portait beaucoup d’intérêt aux sciences. Dans Le meilleur des Mondes, comme dans ses romans précédents, il introduisit la biologie avec humour mais il n’en considérait pas moins la science avec beaucoup de sérieux. Dans Contrepoint, un vieux savant, Lord Tantamount (les contemporains y ont reconnu John Scott Haldane) se livre dans son laboratoire à des expériences sur les lézards afin d’observer les conditions dans lesquelles le bourgeon de tissu régénéré après une amputation de la queue devient soit une queue, soit une patte quand il est transplanté sur le moignon d’une patte. Dans Marina di Vezza, Chelifer, qui n’est pas sans avoir des points communs avec Aldous Huxley, vient d’écrire un article dans un journal professionnel sur la prouesse des éleveurs qui ont réussi à produire des lapins domestiques qui font quatre fois le poids des lapins sauvages et ne possèdent que la moitié de matière cérébrale. Il se termine par la suggestion faite aux eugénistes de s’attacher à faire des recherches semblables afin de produire des individus plus forts mais aux capacités mentales très amoindries pour contourner l’inconvénient des ouvriers aujourd’hui trop bien éduqués. Julian Huxley affirma que les connaissances de son frère incluaient les développements les plus actuels des recherches scientifiques et qu’elles étaient dues plus à sa démarche personnelle qu’à ce qu’il lui aurait apporté.

Les biologistes, en ces années 1930, travaillaient déjà à modifier les espèces animales et Julian Huxley, dans Ce que j’ose penser207 (textes de conférences écrits en 1930 et 1931) décrit les quelques prouesses qu’ils avaient à leur actif : le déplacement des membres ou des organes sur le corps des vertébrés les moins évolués au moyen d’amputation-greffe, un peu sur le mode des « couper-coller » des traitements de textes informatiques, faisant ainsi pousser la queue en lieu et place d’une patte, la modification de tel ou tel organe en soumettant le jeune animal à des conditions de vie différentes, ce qui avait permis d’obtenir des salamandres, les unes avec des ouïes hypertrophiées et d’autres qui en étaient dépourvues, le ralentissement ou la stimulation de la croissance de certains organes relativement à d’autres en faisant varier le degré d’oxydation des composés de sulfure administrés, ce qui a l’avantage de modifier ainsi à volonté les proportions de l’animal, la réalisation de grenouilles de la taille d’une mouche par une action sur la glande thyroïde des têtards. Les études, à cette époque, n’avaient porté pour l’essentiel que sur la vie après la naissance. Or, la plasticité de l’organisme est surtout importante pendant la période prénatale. D’ailleurs chez les grenouilles, lézards et poissons dont les femelles déposent leurs œufs dans l’eau, les biologistes étaient parvenus à changer le développement normal de ces derniers par des actions mécaniques ou physico-chimiques (constrictions, alimentation en oxygène, exposition à des narcotiques ou à des variations de température). Ils avaient ainsi déjà réussi à faire d’un œuf simple un double pour fabriquer des jumeaux, à modifier la taille de tel ou tel organe ou les proportions entre les différentes parties du corps. Souvenons-nous qu’au travers de ce qu’il appelle la « bovkanisation » dans son roman, Aldous Huxley anticipe le clonage, non pas selon la technique actuelle d’introduction d’un noyau cellulaire à l’intérieur d’un ovocyte énucléé mais à partir d’un processus physico-chimique de bourgeonnement inspiré des expériences de doublement des œufs pratiquées à l’époque. Dans le roman, les œufs destinés à fabriquer les individus des catégories inférieures, sont retirés des couveuses, l’arrêt de leur croissance par de l’alcool, des rayons et le froid favorise la formation de bourgeons qui seront à l’origine d’autant d’embryons donnant naissance à des êtres identiques. En 1932, quand paraît Le meilleur des Mondes, on ne savait rien de la nature des gènes et on se contentait d’en retrouver la trace au travers de quelques caractères apparents dont on postulait qu’ils en étaient l’expression. Toutefois, Hans Driesch avait montré qu’en séparant les cellules d’embryons d’oursin à un stade précoce, chacune était capable de développer un être entier.

L’idée des bocaux-couveuses reposait sur la perspective de l’ectogenèse, c’est-à-dire l’élevage ou la culture, comme on préfère, des embryons et des fœtus in vitro, au lieu de les laisser dans le ventre de leur mère. Toute leur qualité de grande plasticité peut ainsi être mise à profit pour modeler les êtres que l’on souhaite. C’est à John Burton Haldane, éminent généticien britannique, membre de la Royal Society, né à Oxford en 1892, fils de John Scott Haldane, physiologiste non moins réputé, que l’on doit le concept de la gestation dans un utérus artificiel qu’il développa le premier en 1923, dans « Daedalus, or Science of the Future », livre qui fut à sa sortie la risée d’Oxford où le père et le fils enseignaient. Pourtant, peu de temps après, un professeur de Baltimore avait réussi à cultiver l’œuf d’un lapin hors du ventre de sa mère pendant une semaine à partir de la fertilisation. Aujourd’hui, la perspective de l’ectogenèse est à échéance d’à peine un demi-siècle et J. B. S. Haldane est considéré par les transhumanistes comme leur précurseur. Lawrence évoqua l’ectogenèse, dans l’Amant de Lady Chatterley, à l’occasion d’une conversation entre quelques personnages s’interrogeant sur « l’époque future où les enfants seraient cultivés dans des bouteilles » et ce qui pourrait en résulter : possibilité pour les femmes de vivre leur vie, disparition de l’amour, plus grande disponibilité pour s’amuser.

Julian Huxley suggéra à la suite de Haldane les grands progrès que l’ectogenèse permettrait : un élargissement du pelvis féminin autorisant un cerveau plus grand pour le nouveau-né et donc une augmentation de son intelligence, « une intense et rapide sélection eugénique », une action à loisir sur la croissance des différentes parties de l’organisme et ainsi la formation d’individus de différents types ( des gras et trapus, des grands minces, etc.). Quant à une connaissance plus fine et approfondie des sécrétions endocrines, elle ouvrirait « des possibilités inespérées jusqu’à ce jour... pour le contrôle de la véritable essence de nos êtres, contrôle des deux aspects, l’aspect physique et l’aspect mental de notre organisme ».

Julian Huxley entrevoyait ainsi déjà la possibilité de transformer la nature de l’être humain et le tournant que les progrès de la biologie permettraient de prendre : il ne s’agira plus seulement de soigner les êtres humains mais d’agir sur leur nature même, non plus seulement de les guérir mais de les améliorer, non plus seulement de corriger ou d’éviter leurs anormalités mais de porter « le normal jusqu’à son point optimum ». Les malades ne seraient donc plus les seuls concernés mais toutes les personnes pouvant y trouver un avantage et Julian Huxley lui-même fait le rapprochement avec le Dr Knock qui parvenait à convaincre ses patients, même en bonne santé, qu’ils étaient malades et devaient suivre un traitement. L’idée transhumaniste était née. Elle est au cœur du roman d’Aldous Huxley.

Le meilleur des Mondes parut à une époque où l’eugénisme, la science de la bonne naissance telle que l’avait définie Galton, était très en vogue. Il était envisagé comme une solution aux problèmes sociaux, au danger de la dégénérescence dont beaucoup voyaient à l’époque la société menacée et il avait cours à l’intérieur d’un éventail politique et idéologique assez large. Julian Huxley, le frère aîné d’Aldous Huxley, d’une sensibilité politique plutôt sociale-démocrate, faisait de l’eugénisme un élément de la religion de l’avenir, religion sans révélation, religion humaniste puisque ce n’est pas Dieu qui est mis au centre mais l’homme, religion qu’il exposa dans L’Homme, cet Etre unique parue en 1941. Il l’avait déjà exposée et amplement développée dans une série de conférences sur le thème de l’humanisme scientifique tenues au cours de l’année 1930 et au début de l’année 1931. Hermann Muller, généticien ayant reçu le prix Nobel en 1946, juif et communiste, tenta de convaincre Staline dans les années 1930 d’adopter une politique eugéniste. Lié étroitement au scientisme, l’eugénisme était souvent d’inspiration laïque, souvent antireligieuse et plus particulièrement antichrétienne et l’Eglise catholique était d’ailleurs la seule institution qui s’y opposait nettement. On pouvait trouver des eugénistes chez les protestants, les juifs ou les anglicans. On en trouvait à droite et à gauche, chez les nazis mais aussi chez les socialistes (Kautsky), les conservateurs, les féministes ou les biologistes communistes, même s’il faut préciser que les motivations étaient très différentes selon les cas, racistes ou sociales ou économiques.

L’Angleterre fut la patrie de l’eugénisme : à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, l’inquiétude était grande dans la bourgeoisie de voir le pays dépeuplé de ses « élites » et dominé numériquement par les « classes inférieures » du fait des différences de taux de fécondité. Aussi s’agissait-il d’entraver la multiplication des « inaptes », des « tarés », des alcooliques et d’améliorer la qualité aussi bien biologique que mentale de l’espèce. La dégénérescence des individus des classes laborieuses n’était pas expliquée par la misère née de la violence de l’industrialisation depuis un siècle mais par une cause biologique héréditaire. Les pauvres, malgré tout, faisaient des enfants et en faisaient plus que la moyenne. La solution du darwinisme social ayant échoué, c’est-à-dire celle du laissez-faire propre au libéralisme économique qui, en restaurant la loi de la jungle, devait éliminer les plus faibles, une autre, étatique et volontariste, put être envisagée. L’eugénisme prit ainsi son envol dans les toutes dernières années du XIXe siècle. Aux Etats-Unis, dès la première décennie du XXe siècle, les premières lois furent votées interdisant à certaines catégories de population comme les alcooliques, les malades mentaux, les personnes atteintes de maladies vénériennes de se marier. En 1950, 33 états fédérés avaient voté des lois sur la stérilisation. Des institutions de recherche sur le sujet furent créées entre 1904 et 1910 grâce à l’argent des Carnegie et Harriman. Puis ce fut au tour de l’Europe d’adopter une législation en ce sens à partir de 1928 : d’abord en Suisse, puis au Danemark, en Allemagne, en Suède, en Norvège, en Finlande, en Estonie.

La position d’Aldous Huxley, à une époque où il n’était pas scandaleux, nous le voyons, de défendre des thèses eugénistes, resta ambiguë jusqu’à la parution du meilleur des Mondes. Attardons-nous sur ce qu’il en dit dans Le plus sot Animal paru en novembre 1927, car c’est un reflet des préjugés de l’époque. Il reprend à son compte le postulat de Léopardi selon lequel les humains peuvent être classés en deux groupes du fait d’un caractère inné de leur personnalité : d’une part, les oppresseurs, les dominants, actifs et intelligents et d’autre part, les opprimés, les dominés fermés à la pensée et aux responsabilités. Notons que Huxley inclut dans le premier les artisans et les professions libérales et dans le second les ouvriers non spécialisés et les manœuvres. Il dit aussi partager l’analyse des eugénistes selon laquelle le premier groupe croit moins vite que le second pour deux raisons : la différence de taux de fécondité du fait des habitudes de limitation des naissances prises dans le premier groupe et le maintien en vie du fait de l’humanitarisme et des progrès de la science de ceux qui sans cela auraient été inaptes à survivre. Puis il examine successivement les conséquences de la dégénérescence sociale qui va en résulter et celles d’une réforme eugénique. Sur le premier point, il exprime sa crainte, selon les préjugés racistes de l’époque : affaiblissement de la société et risque d’invasion par les voisins puissants et, à terme, perte de pouvoir des blancs au profit des races de couleur et des blancs supérieurs à celui des blancs inférieurs. Une réforme eugénique parviendra-t-elle à enrayer cette évolution ? Il ne le pense pas. La stérilisation des mentalement déficients et la stimulation de la fécondité des plus intelligents ne concerneraient que peu de monde car en dehors de ces deux extrémités, nous ne disposons pas de normes de capacité eugénique. Quant au projet de conservation des hommes de génie comme étalon et d’interdiction aux êtres ordinaires d’avoir des enfants, il trouve qu’il s’agit là d’un projet insensé car il ne se trouverait plus assez d’individus pour exercer les basses besognes et trop pour exercer les fonctions de responsabilité. Les tensions sociales qui en résulteraient seraient alors exacerbées. La solution de Wells de résoudre le déséquilibre entre la nature des tâches à effectuer et le haut niveau d’éducation de la population par leur rotation et leur partage lui semble totalement irréaliste. C’est cette vision beaucoup trop optimiste de l’avenir au goût de Huxley qui l’incitera à se moquer de Wells et à entreprendre l’écriture du meilleur des Mondes : les Etats fonctionnent parce que la grande masse de la population ne souhaite pas prendre de responsabilités et accepte de se laisser gouverner « pourvu que les dirigeants ne se mêlent pas de la contrecarrer dans ses jouissances matérielles et dans les croyances qu’elle chérit208 » et ceux qui ont les qualités de la réussite sociale ou intellectuelle ne pensent en général qu’à cultiver leurs dons et non à se soumettre à l’ennui et à la discipline des basses besognes. Aldous Huxley repoussa donc la réforme eugénique, non pas pour des raisons éthiques ou de principe, non pas à cause des coercitions que sa mise en œuvre impliquerait pour limiter ou interdire certaines naissances, non pas à cause de l’absence de fondement scientifique à la conception de l’hérédité qu’elle sous-tend mais du fait des déséquilibres qu’elle ne manquerait pas d’introduire sur le marché du travail et de ses difficultés de mise en œuvre.

Dans les textes écrits entre 1929 et 1931 et qui sont regroupés dans le recueil intitulé Musique nocturne publié en 1931, son pessimisme quant à l’organisation sociale est toujours aussi grand et il ne croit pas plus à une possibilité de la démocratiser. Les fruits de l’instruction universelle lui semblent bien trop maigres pour y parvenir du fait du poids de l’hérédité et il invoque, à cet égard, la théorie mendélienne de transmission des caractères héréditaires, de façon bien sûr tout à fait abusive, puisque cela revient à nier tout rôle à l’éducation et au milieu dans la formation des personnalités. L’eugénisme devient, dans ces conditions, la seule lueur pouvant nous éviter de tomber dans le pessimisme, la seule solution pouvant améliorer le sort des castes inférieures en améliorant les qualités innées de ses membres. Il préconise « l’élevage et la sélection délibérés209 » afin de hausser chez les individus le point critique à partir duquel l’utilité marginale des richesses économiques, de la liberté, des loisirs devient décroissante. Il reprend là la loi des économistes de l’école dite néo-classique selon laquelle, à partir d’un certain seuil de consommation, les avantages obtenus par unité supplémentaire diminuent jusqu’à engendrer ennui, satisfactions de plus en plus éphémères et superficielles, nouveaux manques et frustrations. La prospérité sociale devient alors plus un instrument de torture psychologique qu’une voie vers la félicité. Afin de permettre qu’elle soit une source de profit matériel ou intellectuel ou psychologique, il faudrait des individus chez qui ce seuil soit repoussé et pour cela dotés de qualités telles que le goût de l’étude, la passion de la recherche, la capacité de créer, la volonté et le plaisir d’agir, l’amour de la vie, des autres et du monde. Mais ce ne sont pas, pour Huxley, les réformes sociales et politiques qui permettront aux individus de les acquérir mais une démarche eugéniste : il fait partie de ceux qui pensent que ce sont les individus qui font la société et non les conditions sociales qui les déterminent et il éprouve de ce fait vis-à-vis des réformes sociales et de l’action politique le plus grand scepticisme. Il restera d’ailleurs dans cette position tout au long de sa vie, même si plus tard il l’infléchira et y apportera des nuances sensibles. Nous voyons donc que quelques mois encore avant la parution du meilleur des Mondes dans lequel la science est asservie à un régime totalitaire absolu, Huxley, après avoir renoncé à l’eugénisme pour des raisons pragmatiques, semblait y revenir dans Musique nocturne. Est-ce cette valse-hésitation qui fait dire à Houellebecq que Le meilleur des Mondes n’est pas une dystopie, un cauchemar prémonitoire de ce que nous réservait la société industrielle mais bien une utopie à laquelle son auteur avait la bêtise et la naïveté de croire parce que l’adéquation des individus à leurs fonctions y était bien réalisée grâce à ces fameux bocaux ? Il existe suffisamment de commentaires d’Huxley ou de ses proches (lettre à K. Roberts du 18 mai 1931, à son père le 24 aout 1931, à Wilson Knight le 15 septembre 1931, témoignage de sa biographe et amie Sybille Bedford)210 pour que nous puissions affirmer que Le meilleur des Mondes était bien pour Huxley un enfer totalitaire. Ce fut au cours de la rédaction même qu’il prît pleinement conscience, même s’il en avait déjà eu avant l’intuition, que la science pouvait devenir un instrument d’oppression. Le regroupement au sein d’une même fiction de l’ensemble de ses critiques à l’encontre de la société industrielle et leur synergie, de ce fait, amenèrent Huxley à concevoir l’univers fantastique où pouvait conduire ce qui était en gestation dans les lignes de force de la société industrielle et qui adviendrait si les résistances des hommes et les pesanteurs sociales et culturelles finissaient par être anéanties : la société de la machine devenue alors société-machine, les individus aliénés ne seraient plus que les pièces de son mécanisme. Huxley souhaitait que l’écriture de ses romans l’aide dans sa quête, en soit un des moyens et, dans le cas qui nous occupe ici, elle a bien joué son rôle maïeutique en lui faisant découvrir que les progrès de la science pouvaient être utilisés par des gouvernants peu scrupuleux pour asservir et avilir les peuples.

 

« Le thème bien connu du meilleur des Mondes est les conséquences, dans un futur proche, de la science appliquée au gouvernement des hommes. Le thème n’est pas le progrès de la science en tant que tel ; l’intention de Huxley n’est pas une prophétie scientifique, ni la prédiction d’un probable développement technologique particulier ... la gestation des bébés dans des bocaux est juste une extravagance utile, une prophétie psychologique. Le thème est qu’on peut dominer les peuples par des moyens sociaux, éducatifs et pharmaceutiques211 ».

 

Houellebecq se trompe quant à la date de parution du Retour au meilleur des Mondes. En 1946, Huxley publia une préface au meilleur des mondes. L’écriture du Retour au meilleur des Mondes ne commença qu’à la fin de l’année 1957 et il ne sera publié qu’en 1958. Dans la préface de 1946, il resta bien dans le droit fil du meilleur des Mondes sauf qu’il estimait que « cette horreur » puisse se réaliser dans moins d’un siècle alors qu’en 1932, il envisageait un délai de six siècles. Son inquiétude grandit car l’échéance lui semblait se rapprocher du fait de la montée des totalitarismes liée aux chaos « résultant du progrès technologique rapide en général et de la révolution atomique en particulier » qu’il reconnût ne pas avoir anticipée quatorze ans auparavant. Dans le Retour au meilleur des Mondes, il développa les raisons de la marche vers une société que l’on pourrait qualifier de totalitaire : l’excès d’organisation liée à la technologie, le contrôle des esprits par la publicité, le divertissement, la pharmacologie et il conclut en préconisant un certain nombre de solutions pour sauvegarder non pas seulement la liberté individuelle mais aussi la liberté psychologique de penser.

Houellebecq se trompe en considérant que Huxley ait envisagé le meilleur des Mondes comme une solution à réaliser. Il faut d’ailleurs préciser que c’est plus une solution transhumaniste qu’une solution eugéniste que cette fiction raconte pour la stigmatiser puisqu’il ne s’agit pas tant de faire naître les meilleurs humains possibles à partir du capital génétique disponible mais de modifier les embryons afin de se rendre entièrement maître des naissances à venir. Huxley ne fait pas cette distinction mais oppose un bon eugénisme et un mauvais eugénisme. Le mauvais eugénisme, c’est celui du meilleur des Mondes mais aussi celui dont il craignait qu’il n’advînt un jour lointain :

 

« La gestation en éprouvette et le contrôle central de la reproduction ne sont peut-être pas choses impossibles, mais il n’en est pas moins évident que pendant longtemps encore nous resterons une espèce vivipare se reproduisant au hasard212. »

 

Le mauvais eugénisme produit la standardisation génétique, des séries d’individus identiques conformes à leur fonction sociale, c’est-à-dire ce qui faisait le plus horreur à Huxley pour qui la réalisation humaine passe avant tout par l’accomplissement de la spécificité de chacun. Mais Huxley ne renonça pas pour autant à l’eugénisme : il croyait dans les possibilités d’un bon eugénisme, d’un eugénisme positif qui améliorerait la qualité des humains qui naissent. Dans Île, l’eugénisme sera explicitement présenté comme une solution et inscrit alors dans une société qui se veut l’image inversée du totalitarisme du meilleur des Mondes, une société décentralisée, non-violente, respectueuse des hommes et de la nature.


206  Houellebecq (Michel), Les Particules élémentaires, op. cit. p 197-198.

207  Huxley (Julian), Ce que j’ose penser, Paris, Gallimard, 1931.

208  Huxley (Aldous), Le plus sot Animal, op. cit. p 236.

209  Huxley (Aldous), Musique nocturne, op. cit. p 136.

210  Huxley (Aldous), Letters, op. cit. p 345-353.

211  Bedford (Sybille), Volume 1, op. cit. p 244-245.

212  Huxley (Aldous), Retour au meilleur des Mondes, Paris, Plon, 1978, p 12.