« Une acceptation paraissait être descendue en lui. Son visage anxieux et mobile semblait s’être apaisé. Il marchait… sans but précis, sur la Sky Road, en de longues promenades rêveuses ; il marchait dans la présence du ciel... Il marchait… sans effort, le visage baigné d’une brume aquatique et légère... De nombreux témoignages attestent sa fascination pour cette pointe extrême du monde occidental, constamment baignée d’une lumière mobile et douce... où comme il l’écrit dans une de ses dernières notes, « le ciel, la lumière et l’eau se confondent » ».
Michel Houellebecq.
Michel Djerzinsky au terme de ses recherches dans Les Particules élémentaires.
Les découvertes de Michel permettront donc à l’humanité de sortir de l’impasse où elle se trouve. Le premier être de la nouvelle espèce est créé le 27 mars 2029, une nouvelle espèce qui a « su dépasser les puissances, insurmontables » pour les hommes « de l’égoïsme, de la cruauté et la colère », une espèce unie par la fraternité. Après la disparition restée mystérieuse de Michel, à la pointe Ouest de l’Irlande baignée d’eau et de lumière, un jeune scientifique s’empara de ses travaux pour promouvoir la proposition qui en résultait : « l’humanité devait disparaître ; l’humanité devait donner naissance à une nouvelle espèce, asexuée et immortelle, ayant dépassé l’individualité, la séparation et le devenir ». Malgré les résistances des grandes religions et de tous les tenants des doctrines humanistes, sauf du bouddhisme qui recherche aussi cette abolition de la séparation, source de la souffrance, et du mouvement New Age qui aussi veut relier les êtres entre eux et avec le monde, il ne lui fallut qu’une décennie environ pour convaincre d’un projet aussi radical et que les premiers crédits soient accordés à sa réalisation pratique parce qu’en fait « s’était répandue dans l’ensemble des sociétés occidentales… l’idée qu’une mutation fondamentale était devenue indispensable pour que la société puisse se survivre ».
Mais Michel n’avait pas seulement réalisé les calculs théoriques permettant cette mutation génétique, il avait aussi accompagné ses travaux scientifiques d’une réflexion philosophique qui en faisait aussi une mutation métaphysique. Non seulement il modifiait la conception du temps en apportant l’immortalité physique, mais aussi il posait « les éléments d’une nouvelle philosophie de l’espace ». Les formes dans l’espace sont des créations mentales des hommes qui, « écrasés par les trois dimensions », imaginent l’espace infini, froid et fragmenté. C’est la lecture d’un manuscrit mystique du VIIe siècle, The Book of Kells, qui fut à cet égard déterminante pour l’amener à une position proche du bouddhisme et c’est la mécanique quantique qui l’aida à « restaurer les conditions de possibilité de l’amour » et à dépasser « la séparation, l’éloignement et la souffrance ». Michel dans un des textes de son testament intellectuel écrit :
« L’amour lie, et il lie à jamais. La pratique du bien est une liaison, la pratique du mal une déliaison. La séparation est l’autre nom du mal : c’est également l’autre nom du mensonge. Il n’existe en effet qu’un entrelacement magnifique, immense et réciproque224. »
A ce stade, arrêtons-nous un instant sur un livre de Huxley La Paix des Profondeurs publié en juin 1936 et qui retrace la mue d’un intellectuel, Anthony Beavis dans le roman et qui n’est autre qu’Aldous Huxley lui-même dans la réalité. La routine de sa vie, agrémentée des plaisirs d’un travail intellectuel vain et de relations féminines dénuées d’amour, est certes confortable mais si frustrante qu’il laissera une existence faite de lâcheté et de vanité pour une autre consacrée à l’altruisme, l’amour de ses frères humains et la non-violence. L’intellectuel sceptique, ironique, iconoclaste en vient à comprendre au terme du processus que « le mal est l’accentuation de la division ; le bien, ce qui contribue à l’unité avec d’autres vies et les autres êtres ». Et parce que « séparation, diversité » sont les « conditions de notre existence. Conditions nécessaires à la vie et à la conscience », il faudra :
« une épreuve, une éducation difficile, poursuivie durant toute une vie, de longues séries de vies peut-être... passées à surmonter les passions séparatrices de la haine, de la malignité, de l’orgueil. Passées à calmer les désirs qui accentuent le moi... En attendant, il y a l’amour et la compassion. Constamment entravées. Mais puissent-ils être infatigables, implacables contre tous les obstacles, la paresse intérieure, le dégoût, le mépris intellectuel ; et, de l’extérieur, les aversions et les soupçons d’autrui... Pas à pas vers l’expérience de n’être plus entièrement séparé, mais d’être uni dans les profondeurs avec les autres vies. Uni dans la paix225. »
Nous voyons que les termes de Michel et d’Anthony sont très proches mais la mutation dans un cas est génétique et dans l’autre spirituelle.
Michel, plongé dans la complexité de ses calculs, sut néanmoins contempler d’une manière prolongée les enluminures de croix et de spirales entrelacées du Book of Kells. Elles lui faciliteront les intuitions qui permettront que ses recherches aboutissent. Mais aussi, elles lui révèleront la beauté cachée du monde à l’instar des mandalas dans le bouddhisme tibétain. Dans ses pointes les plus avancées, la science nous met aux portes de l’approche mystique, la connaissance rationnelle du monde la plus sophistiquée rentre en résonance avec une connaissance directe et indicible, bien que la première vise le monde phénoménal, le monde du relatif et la seconde celui de la Réalité Primordiale ou Ultime, le monde de l’absolu. Ces enluminures sont comme un dessin, une image ou un symbole du monde tel qu’il apparaît au physicien quantique, au terme de ses raisonnements mathématiques particulièrement abstraits, un monde qu’Heisenberg définissait comme « un tissu complexe d’événements dans lequel des relations de diverses sortes alternent, se superposent ou se combinent déterminant par-là la trame de l’ensemble226 », l’observateur lui-même n’étant pas neutre et extérieur mais un agent conditionnant ces relations. Huxley, dans « Littérature et Science » parue en 1963, acquiesçait aux propos de ce dernier : « la division traditionnelle du monde en sujet et objet, monde intérieur et monde extérieur, corps et âme est devenue inutilisable ». Ils éveillaient chez Huxley
« … une résonance particulière, qui n’est pas sans évoquer certaines expressions poétiques et mystiques. A la limite, l’analyse des rapports de l’homme avec le monde extérieur aboutit (en théorie du moins) à la même conclusion qu’on atteint existentiellement au plus profond de l’expérience intime, par la contemplation infuse, le samadhi, le satori227 ».
Il voulait dire par là que l’homme n’est pas séparé du monde, n’est pas séparé des autres, que l’expérience mystique avait pu le révéler et que la science la plus moderne le confirmait à sa manière.
Dans Le meilleur des Mondes comme dans Les Particules élémentaires, il s’agit d’extraire l’homme de son malheur, de le soustraire à son angoisse, à sa souffrance, à l’emprise de son moi, de ses désirs, de son avidité, tout comme l’ambitionnent les grandes sagesses au contraire de nos sociétés qui exaltent ce moi, le vénèrent et l’excitent à la rivalité, à la compétition et in fine à la haine. Ces deux livres traitent d’une société, d’une utopie, où l’on est parvenu à arracher l’homme à la souffrance de la finitude et de la séparation, à surmonter en quelque sorte le tragique du destin humain, dans un cas en anesthésiant son esprit par le divertissement, le médicament et la banalisation sexuelle, un peu à la manière de ce qui se pratique dans notre société pour endormir les esprits. Dans l’une et dans l’autre de ces fictions, il y a la biologie et ses ressources pour fabriquer une espèce transformée, illustration imaginée de ce que l’on appelle aujourd’hui le transhumanisme : dans Le meilleur des Mondes pour organiser l’asservissement génétiquement programmé des classes inférieures et dans Les Particules élémentaires pour réaliser un être génétiquement débarrassé des sources du tragique humain. Dans l’une et l’autre fiction, la sexualité est neutralisée : dans le livre de Huxley en étant réduite à une activité banale, exclusivement source de plaisirs corporels, le tabou posé sur l’attachement affectif et la fidélité permettant d’esquiver les aléas de la rencontre et les affres de la séparation, dans le livre de Houellebecq par la capacité de l’être asexué à fabriquer de fortes sensations auto-érotiques.
224 Houellebecq (Michel), Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998, p 376.
225 Huxley (Aldous), La Paix des Profondeurs, op. cit. p 632-633.
226 Ricard (Matthieu) et Xuan Thuan (Trinh), L’Infini dans la Paume de la Main, Paris, Nil/Fayard, 2000, p 117.
227 Huxley (Aldous), Littérature et Science, Paris, Plon, 1966. chapitre 25.