XXI.
La Possibilité d’une Île, un cauchemar transhumaniste

« Il n’y avait aucune trace de vie végétale ni animale... des bancs de sable, des étangs et des lacs... s’étendaient à perte de vue. La couche nuageuse, très dense, ne permettait le plus souvent pas de distinguer le ciel ; elle n’était, pourtant pas, complètement immobile, mais ses mouvements étaient d’une extrême lenteur. Parfois, un léger espace se dégageait entre deux masses nuageuses, par lequel on pouvait apercevoir le soleil, ou les constellations ; c’était le seul événement, la seule modification dans le déroulement des jours ; l’univers était enclos dans une espèce de cocon ou de stase, assez proche de l’image archétypale de l’éternité.

Michel Houellebecq.

Daniel 25 au terme de son voyage dans La Possibilité d’une Ile

 

Dans La Possibilité d’une Île, Houellebecq imagine, à partir de trois éléments, un avenir de l’humanité : l’état auquel est parvenue en ce début du XXIe siècle la société occidentale, les potentialités de la science que les transhumanistes estiment pouvoir être mises au service de leur but et la quête irrésistible par l’homme du bonheur.

Les trois personnages principaux, Daniel, Isabelle et Esther, semblent bien des produits de leur époque. Daniel, humoriste à succès, entre Bigard et Desproges mais plus proche du premier que du second, et que certains ont la naïveté de prendre pour un homme de gauche ou un humaniste, finit par ne plus supporter le rire des spectateurs. Ce rire, qu’il interprète comme une manifestation de cruauté et de haine, est déclenché par la vulgarité et la démagogie de ses sketches dont au fond de lui-même il n’est peut-être pas très satisfait, malgré son cynisme. Il décide donc de se retirer dans le Sud de l’Espagne avec sa maîtresse Isabelle, rédactrice en chef d’un magazine féminin « Lolita », après qu’elle démissionna de son poste, fatiguée de la compétition permanente qui régnait au sein du personnel.

Leur couple ne résista pas au refus de Daniel d’avoir un enfant et que l’adoption d’un chien par Isabelle ne pût compenser malgré l’amour inconditionnel qu’ils lui portèrent l’un et l’autre, ni et surtout à la disparition de l’érotisme dans leur relation et qui ne pourrait être suivie selon Daniel que par celle de la tendresse. Isabelle grossira, s’alcoolisera, déprimera. Apparemment, ils se séparèrent mais en fait il l’abandonna. Ils mèneront, elle à Biarritz et lui dans le Sud de l’Espagne, une existence vide adoucie pour lui par l’alcool et pour elle par la morphine. Condamnée à vivre sans amour, Isabelle se suicidera après avoir accompagné sa mère durant sa maladie jusqu’à sa mort. Daniel, lui, rencontrera Esther, Esther dont il deviendra dépendant.

Avec elle, il vit des moments d’un bonheur le plus intense car elle est terriblement érotique, totalement libre, totalement indépendante. Elle n’a aucune opinion politique, ni aucune idée de ce que peut être une action collective. Si belle, si courtisée, si désirée, elle ne peut être qu’un monstre d’égoïsme et de vanité autosatisfaite. Elle, qui a déjà malgré sa jeunesse connu toutes les expériences sexuelles, repoussé toutes les limites, n’ose avouer à sa sœur, aussi affranchie qu’elle dans le domaine des jouissances, qu’elle sort avec un homme de 47 ans. Daniel est déjà vieux et le sort des vieux est terrible. Ecrasés qu’ils sont par l’hégémonie de la jeunesse, ils voient les portes du bonheur érotique se refermer devant eux alors que leur désir ne décroît pas mais devient seulement plus cruel et plus douloureux. Daniel est déchiré par l’angoisse. Quand Esther doit partir aux États-Unis pour continuer sa carrière, il s’aperçoit qu’elle n’éprouve aucun sentiment pour lui, que cette jeune génération s’est libérée de l’amour, que la sexualité n’est pour elle qu’un simple divertissement. La party qu’elle donne pour son anniversaire tourne rapidement à l’orgie. Daniel sait qu’il est maintenant entré dans la dernière ligne droite.

Isabelle aimait l’amour mais pas le sexe, Esther, c’est le contraire. Isabelle avait une supériorité morale sur les hommes et les femmes de sa génération, plus attentive, plus aimante, plus généreuse.

Nous sommes à la dernière étape, à la phase ultime de la modernité, celle de la compétition narcissique : désenchantement généralisé, société de kids décérébrés par l’industrie du divertissement, hantise du vieillissement, encore plus précoce chez les femmes, et de la dégradation qui lui est propre, abandon des vieillards, excitation des désirs jusqu’à l’insoutenable tandis que leur réalisation devient de plus en plus inaccessible, domination des valeurs de compétition, d’innovation, d’énergie au détriment des valeurs de fidélité et de devoir, exaltation permanente de la volonté et du moi parfaitement adaptée aux nécessités de l’économie. La société ne parvient plus à se reproduire avec ses jeunes trentenaires qui refusent l’enfant et lui préfèrent les animaux domestiques. Elle est triste et vulgaire comme l’univers des autoroutes espagnoles.

Comme les transhumanistes, une secte, les Elohimites, dans laquelle on reconnaît celle de Raël, s’est fixé pour objectif de réaliser l’immortalité. Ses membres pourront y avoir accès dès que les recherches qui sont menées dans son propre laboratoire auront abouti : il s’agit de parvenir à fabriquer le clone de chacun à partir de son ADN pour le reproduire ainsi indéfiniment dans le temps à l’occasion des décès de chaque clone. Voilà pour le corps. Quant à la transmission de la mémoire et de la personnalité, ne pouvant se faire par transfert du contenu du cerveau sur un support numérique, Houellebecq imagine qu’elle se réalise par une technique du récit de vie proche de l’autobiographie. En l’espace d’une génération, la secte connaît une audience croissante et les croyances religieuses traditionnelles s’effondrent. L’élohimisme promet l’immortalité sur terre. Une nouvelle église naît et s’étend à travers le monde.

La reproduction par clonage réussie, une nouvelle espèce, ainsi dispensée de l’activité sexuelle, apparaît, celle des néo-humains. Egalement dotée de capacités autotrophes par modification génétique, elle est ainsi capable de résister aux diverses catastrophes au cours desquelles les hommes ou disparaissent ou régressent à l’état sauvage, incapables d’enrayer la montée de la violence et des destructions : explosion de deux bombes thermonucléaires aux pôles arctique et antarctique suivie d’une fonte des glaces et d’une division par vingt de la population mondiale, sécheresse à l’origine d’une autre grande diminution de la population, guerres ethniques et religieuses, reconstitution de tribus rurales ou urbaines, de cultes et de coutumes barbares.

Les néo-humains vivent isolés dans des bases protégées du reste du monde et à partir desquelles des caméras surveillent les bandes de sauvages errantes. Conformément aux enseignements de Sœur Suprême, tout ce qui excite le désir, c’est-à-dire la souffrance d’être, est évité dans les communautés néo-humaines : la vie sociale, le contact physique, l’initiative individuelle. Aussi la vie y est-elle entièrement réglée et sans surprise, chaque néo-humain est seul dans son appartement et ne communique avec les autres que par des écrans et doit parvenir à se passer de l’autre, « d’atteindre l’état où le simple fait d’être constitue par lui-même une occasion permanente de joie ».

Ainsi se déroule, paisible, contemplative et calme la vie des néo-humains. Mais ils ne savent pas ce que sont l’émotion, l’excitation, l’extase, l’amour ; ils ne peuvent pas rire, ni avoir de larmes et ils ont perdu l’humour ainsi que toute envie de s’unir. Ils acceptent relativement bien le manque et la souffrance s’ils se présentent, ne connaissent pas non plus la peur, et celle liée au vieillissement est moindre que celle des humains. Puis, ils quittent la vie, selon l’idéal bouddhiste, comme « une bougie qu’on souffle ».

Toutefois, au terme de quelques générations, certains néo-humains vont connaître des esquisses encore assez lointaines de sentiments propres à la condition humaine. Ainsi Marie 22, 22e clone d’une dénommée Marie, Paul 24, Daniel 24 semblent faire preuve d’une sensation de vacuité étrangement humaine. D’autres éprouvent même le besoin aussi de déserter la résidence des néo-humains ; Marie 23 souhaite rejoindre les sauvages car elle a envie de « vivre davantage », Daniel 25 quitte, sans intention de retour, sa résidence ultra-sécurisée de néo-humains, emmenant avec lui son chien, clone lointain du chien de Daniel 1. Il traverse une Espagne au paysage ravagé et bouleversé, d’immenses espaces déserts ponctués de ruines industrielles et d’amas de déchets de la société humaine. L’humanité ne pouvait plus que disparaître définitivement. Mais il connaît dans la nature et avec la compagnie de Fox le bonheur d’un certain oubli de soi, d’une certaine unité avec le monde. Ses sentiments changent lorsque ce dernier est cruellement assassiné par des sauvages. Il ne revivra pas, ni aucun chien ayant le même capital génétique, alors raconte son maître :

 

« Ma solitude était définitive... il avait sombré dans l’anéantissement intégral vers lequel je me dirigeais à mon tour. Je savais maintenant avec certitude que j’avais connu l’amour, puisque je connaissais la souffrance ».

 

Mais bien qu’étant sorti du système qui lui assurait la reproduction indéfinie de ses gènes, Daniel 25 sait qu’il ne parviendra pas à prendre tout à fait conscience de ce qu’est la mort et qu’il ne connaîtra pas l’ennui et la crainte au même degré qu’un humain, qu’il ne vivra pas non plus au même niveau d’intensité intérieure et relationnelle. Parvenu au terme de son voyage, en un lieu qui fut le bord de l’océan mais qui est devenu « un chapelet de mares et d’étangs à l’eau presque immobile, séparés par des bancs de sable ; tout était baigné d’une lumière opaline, égale », il sait que c’est dans cet univers immobile que s’écouleront jusqu’à sa mort des jours identiques. Michel Djerzinski se trouvait lui aussi au terme de ses recherches, en Irlande, dans un monde d’eau, de ciel et de lumière, mais léger, doux et mobile. Celui de Daniel 25 est écrasant, lourd et fermé.

Dans Les Particules élémentaires, les humains en sont réduits à accepter, du fond de l’impasse où ils se sont enfermés, la solution scientiste et transhumaniste conçue par l’un d’entre eux. Celle appliquée dans La Possibilité d’une Ile est légèrement différente, certainement pour des raisons de construction romanesque, mais repose également sur le clonage. Elle ne répondra finalement pas à son objectif. Malgré les enseignements d’inspiration bouddhiste de Sœur Suprême qui accompagnent cet ersatz technologique d’immortalité, les néo-humains ne sont pas parvenus à connaître autre chose qu’une routine étriquée. Certes, ils ne sont pas rongés par l’angoisse de leur condition et le sentiment de manque qui lui est propre mais se sont étiolés dans une existence organisée pour laisser place à une « pensée délivrée » du désir, une existence de si basse intensité, que même l’ennui leur est un sentiment presque inconnu. C’est plutôt le vide, un néant de brouillard de coton dans lequel ils ont été emprisonnés, anesthésiés et qui pousse certains d’entre eux à vouloir déserter leur condition. « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre » parce que « dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable... rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près »228. Les néo-humains avaient cru pouvoir démentir Pascal, échapper à cette condition, rester dans une sorte de quasi-repos, chacun dans son appartement, pour éviter de lever les vagues du désir. Mais ce faisant, ils découvraient que son extinction laissait place à un vide, que ce vide n’était pas le nirvana, mais plutôt une sorte « d’apathie languide ». C’est une solution transhumaniste dans Le meilleur des Mondes comme dans La Possibilité d’une Île qui est mise en œuvre pour permettre à l’homme d’échapper à sa condition. Mais dans l’un et l’autre cas, elle ne débouche que sur l’extinction de son humanité et non sur son dépassement, même si la stratégie à l’égard du désir pour le rendre inoffensif est différente : sa satisfaction immédiate dans le premier, son évitement dans le second.

Face à cet échec, les néo-humains mettront leurs espoirs dans une situation encore plus scientiste et déshumanisée. Les Futurs, à l’avènement desquels ils croient, connaîtront eux la joie. Encore faudra-t-il percer le mystère de l’amour inconditionnel. « Ils seront un, tout en étant multiples ». Peut-être des « êtres de silicium dont la civilisation se construirait par interconnexion progressive de processeurs cognitifs et mémoriels » en vient à se demander Daniel 25 qui se tourne, faute de dieu et de mieux vers un espoir de solution ultra-scientiste ? Une solution qui ressemble à celle des transhumanistes du Mouvement de la Singularité de Ray Kurzweil qui, depuis la Californie, voient le jour assez proche selon eux, aux environs de 2045, où un réseau d’ordinateurs puissants possédera une intelligence supérieure à celle des humains. Ceux d’entre eux qui y seront intégrés seront immortels car le contenu de leur cerveau sera téléchargé, stocké et mis en ligne : leur personnalité numérisée survivra à leur corps et ainsi les valeurs humaines (humanistes ?) seront préservées. A l’inverse, dans Île, Huxley imagina une organisation sociale dans laquelle les humains pourraient vivre pleinement leur humanité et ainsi l’assumer. Mais pour en tracer les principes, il dut emprunter le chemin de la conversion spirituelle.


228  Pascal (Blaise), Pensées, Paris, Garnier-Flammarion, 1976, p 86-87.