« … une sortie hebdomadaire jusqu’au Géant Casino pour renouveler mes stocks de produits… une sortie quotidienne jusqu’à ma boite à lettres pour recevoir les livres que je commandais sur Amazon… L’année précédente, j’avais encore reçu quelques mails de bonne année... Cette année, pour la première fois, il n’y avait personne. Le 19 janvier dans la nuit, je fus submergé par une crise de larmes imprévue, interminable. Au matin, alors que l’aube montait sur le Kremlin-Bicêtre, je décidai de retourner à l’abbaye de Ligugé, là où Huysmans avait reçu l’oblature229 ».
Michel Houellebecq. Soumission.
Le meilleur des Mondes est vendu en Angleterre à 13 000 exemplaires l’année même de sa parution et à 10 000 l’année suivante puis traduit dans plusieurs langues. Mais ce succès marque pour son auteur l’entrée dans une période de blocage, de dépression à l’origine d’un tournant dans sa vie. Aldous Huxley a cherché profondément en lui-même les significations qu’il pouvait attribuer aux progrès et aux menaces que la science recelait, à la vulnérabilité des hommes face aux manipulations de toutes sortes dont ils pouvaient si facilement devenir la proie. Il en est ressorti désemparé, démuni de ses repères intellectuels.
Le personnage du Sauvage et son suicide constituent une référence quasi explicite à son jeune frère Trev et à sa mort à l’âge de 25 ans : Trev se pendit, tout comme John le Sauvage, comme lui honteux de son désir sexuel, comme lui aussi en butte à une société stupide, puritaine dans un cas, avachie dans l’autre mais toutes deux dénuées d’humanité. Aldous admirait son frère Trev : « C’est ce qu’il y avait de plus élevé et de meilleur dans Trev, ses idéaux, qui l’a conduit à la mort230 » écrit-il à son cousin Gervas à la fin du mois d’août 1914. Quelques jours plus tard, en septembre, il reprend les mêmes termes dans une lettre à Jelly d’Aranyi : « Il faisait partie des hommes les plus nobles et les meilleurs231. » Comme le Sauvage.
Sous la clef de voûte du phare, les pieds du Sauvage oscillent comme ceux de Trev sous un arbre 18 ans plus tôt, victimes l’un et l’autre de la culpabilité et des préjugés sociaux, refusant l’un et l’autre de céder à leur exigence personnelle de dignité, l’un face au puritanisme victorien, l’autre face à la fausse liberté sexuelle.
C’est dans l’une des deux expériences les plus douloureuses et traumatisantes de sa jeunesse, une expérience des plus intimes qui soit, que Huxley puise pour décrire un processus social d’écrasement de l’humanité même des êtres humains. C’est par un détour intérieur au travers de ses souffrances personnelles passées qu’il lui est possible d’anticiper l’hypothèse d’un cauchemar collectif futur. Ainsi, tout à la fois confronté à une des menaces les plus graves que contient la société moderne et replongé dans le séisme de ses drames privés, Huxley va entrer dans un état de désarroi qui le contraindra à reconsidérer sa manière de vivre, le sens de ses écrits, la place qu’il tient dans la littérature de son époque sous peine de sombrer dans l’impuissance de la dépression.
En novembre 1932, il commence le roman de cette remise en cause qui n’est rien moins qu’une conversion mais le projet n’est pas encore mûr. Aussi part-il en voyage au Mexique pour presque cinq mois, de janvier à mai 1933, voyage qu’il doit interrompre du fait de la mort de son père mais aux obsèques duquel il ne peut néanmoins pas assister. Un épisode de novembre 1933 raconté par S. Bedford évoque l’état d’esprit désorienté dans lequel il se trouve alors. Nous sommes à Barcelone, les Huxley dînent avec cette dernière et une artiste américaine Eva Herrmann. Une bombe venait d’être lancée et des innocents blessés inutilement. Que faire pour combattre la violence ? Qu’attendre de la République espagnole ? Huxley ne sait pas. Puisque « le rationalisme bienveillant n’était plus de mise », puisque plus rien n’avait alors de sens, les trois femmes lui demandent ce qu’il propose. Sa réponse leur semble obscure, incertaine. L’Américaine et S. Bedford en sont accablées en entendant un vocabulaire religieux, des mots comme le Soi, le Tout, l’Un qui leur donnent l’impression d’être tombées dans une secte religieuse. Elles sont furieuses, désarçonnées de voir « cette désertion de notre bastion intellectuel » et les réponses de Huxley sont suffisamment équivoques pour qu’elles ne puissent déterminer s’il croit ou pas à ce qu’elles considèrent comme des sornettes232.
A son retour, il rédige le livre de son voyage et ce n’est qu’en janvier 1934 qu’il reprendra le travail sur son grand tournant. Il lui faut plus de deux ans pour l’écrire, ce sera La Paix des Profondeurs. Deux années très difficiles et très douloureuses, marquées par des phases de mal-être, d’insomnies et de dépression, de blocage face à l’écriture et de relations sexuelles passagères répétées. A partir de mars 1935, son état s’améliore. Il retrouve une capacité de travail. Il termine La Paix des Profondeurs en mars 1936. En juin 1935, il participe au Congrès des écrivains à Paris dont il revient d’ailleurs très déçu, écœuré par la démagogie des écrivains communistes qui n’ont organisé cette réunion que pour leur propre gloire, indifférents à ceux qui, comme la délégation des Balkans, attendent une écoute et une aide. En novembre 1935, il adhère à la PPU (Peace Pledge Union), un mouvement pacifiste fondé à Londres par un vicaire, le Révérend Sheppard, et dont il devient un militant actif. Le 3 décembre il prend la parole en public pour la première fois à Friend’s House. Au cours de la première moitié de 1936, il manifeste son engagement pacifiste au travers de plusieurs écrits dont le premier pamphlet de la PPU What are you going to do about it ? Au cours de la deuxième moitié de 1936, il participe au congrès anti-guerre de H. Barbusse à Bruxelles, poursuit ses activités à la PPU et fait une dernière conférence à l’Albert Hall à Londres le 27 novembre.
Le titre en anglais de La Paix des Profondeurs (Eyeless in Gaza) est extrait d’un poème de Milton s’inscrivant dans l’épisode biblique où Samson, les yeux crevés, est emprisonné et condamné à l’esclavage. Le poème se termine par la célébration du triomphe de Dieu sur ses ennemis après que Samson ait trouvé assez de force pour écrouler le bâtiment qui abritait l’élite des philistins et les entraîner dans la mort. Les philistins, Matthieu Arnold les avait définis comme « les ennemis des enfants de la lumière ou des serviteurs de l’idée ». Milton était aveugle, Samson aussi et Huxley presque complètement. A partir de cette époque, il continue non seulement à soigner sa cécité, à chercher la lumière physique mais aussi entreprend de le faire au sens spirituel pour trouver la lumière intérieure. Le narrateur de La Paix des Profondeurs fait le récit de la mue du personnage central du roman, Anthony Beavis, qui n’est autre dans la réalité que l’auteur, Aldous Huxley. D’août 1933 à février 1935, Anthony met au clair ce passé qui l’encombre et trouve un sens à sa vie. Le roman est bâti sous une forme chronologiquement éclatée : le temps ne coule plus, les épisodes traumatisants du passé d’Anthony sont présentés dans l’ordre où ils remontent à sa conscience, s’intercalant entre les souvenirs récents des expériences vécues au cours de cette période, jusqu’au terme du processus où il réalisera la paix en lui, avec les autres et avec le monde.
Anthony estime que son existence est faite de lâcheté et de vanité :
« … mon plus grand défaut, la crainte et l’esquive des émotions, la fuite des responsabilités personnelles, la substitution des valeurs esthétiques et intellectuelles aux valeurs morales, de l’art et de la pensée à la sainteté ».
Il est décidé à en entamer une nouvelle axée autour de l’altruisme, l’amour de ses frères humains, le combat pour la paix indissociable de l’amour, l’engagement pacifiste, la marche vers la contemplation divine. Le romancier qui a fondé ses succès sur le scepticisme ironique doit maintenant échapper à cette routine confortable agrémentée des plaisirs d’un travail intellectuel vain et de relations féminines dénuées d’amour et de plus en plus insatisfaisantes. Cette métamorphose a-t-elle été réussie dans la réalité ? Le roman n’en est pas le récit mais l’évocation de sa réalisation future et l’anticipation de sa réussite. Quelle a été l’ampleur du changement dans la personnalité et dans la vie de Huxley ? Qu’est-il devenu dans la deuxième partie de sa vie après les rencontres qui le conduiront vers une sorte de « mystico-anarchisme » ? Un sage ou un prêcheur ? Un observateur lucide de l’humanité et de son siècle aux accents prémonitoires ou un guru intoxiqué par son propre rêve ? A-t-il pénétré la sphère de la spiritualité ou a-t-il été victime de l’ivresse que les mots peuvent procurer ? Quoi qu’il en soit, dans cette période américaine de son existence qui suit La Paix des Profondeurs, ses livres sont voués à cette quête spirituelle qui est alors devenue sa première préoccupation.
Les traumatismes de l’enfance et de la jeunesse sont bien sûr en arrière-fond de la vie d’Anthony. Le décès de sa mère alors qu’il n’a que 14 ans fut un choc si violent que s’imposa à lui la conviction que la mort est un néant, le bonheur toujours précaire et toute croyance en l’immortalité impossible. Un décès qu’Aldous Huxley ne surmonta jamais, dira Juliette Huxley, sa belle-sœur, aggravé par le remariage de son père qu’il avait vécu à l’époque comme une seconde mort de sa mère. Six ans plus tard, son frère Trev se suicide, épisode traduit dans le roman par la mort de Brian, un ami d’Anthony qui s’accuse d’en être responsable par lâcheté et légèreté. Les décès de son frère et de sa mère firent que Huxley ne pût jamais être heureux spontanément et durablement : pour lui le bonheur n’était possible qu’à un niveau animal ou à un niveau surhumain mais jamais dans le monde humain du temps et du désir.
En ces années vingt, Anthony a acquis le statut de jeune intellectuel. Que d’existences autour de lui tournent en rond et se consument dans l’ennui, ne sachant quelle direction prendre ! Mary, sa première maîtresse, plus âgée que lui, tue le temps en dilapidant sa fortune, en passant d’un amant à l’autre, multipliant mondanités et sorties pour finir héroïnomane, Gerry, fils de famille cynique qui, comme ses amis, considèrent qu’il n’a rien d’autre à faire sur terre que de s’amuser et qu’il a toute légitimité pour soumettre les autres à ses plaisirs insolents, Hugh Ledwidge, écrivain impuissant, terrorisé par les femmes mais auteur de livres sur l’amour salués par la critique, Beppo, homosexuel vieillissant contraint de payer ses partenaires sexuels auprès desquels il ne peut plus trouver la tendresse et la sensualité dont il est avide, Mr Croyland, marchand de tableaux enrichi et qui exalte l’art comme une voie de salut et ces colons britanniques qui mènent en Inde cette « bonne vie » faite de mondanités et d’adultères et stigmatisée dans plusieurs livres par Huxley.
Un autre personnage du roman illustre probablement une dimension de la personnalité de Huxley dont il était conscient et qui le rendait de plus en plus malheureux à cette époque. Rongé par le pessimisme, la misanthropie, la haine de son milieu familial, Mark Sthaites ne croit pas qu’avec l’égalisation des revenus les hommes cesseront d’être cruels, ni que l’intelligence puisse résister aux enthousiasmes excités par n’importe quelle cause aussi stupide ou criminelle soit-elle. Il considère la foi comme de « la stupidité organisée et dirigée » et si la beauté de certaines œuvres d’art peut nous transporter et nous donner le goût d’un autre monde, elles nous laissent rapidement retomber et patauger dans notre boue. Révolté contre sa famille bourgeoise, il ne trouve d’issue de rupture que par l’engagement dans un combat révolutionnaire en Amérique Latine qu’il ne croit d’ailleurs pas susceptible de libérer les paysans de la pauvreté.
En 1933, Anthony n’a pas la sensation d’exister mais plutôt d’être un fantôme et ceci depuis avant la guerre : il s’agit là de la paralysie émotionnelle dont souffre Aldous Huxley depuis le décès de sa mère. Anthony reconnaît aussi qu’il n’a pas eu le courage de s’engager et de prendre ses responsabilités. Il a préféré protéger sa fausse liberté, s’enfermer lui aussi, comme son père auquel il n’a pourtant eu de cesse de s’opposer, dans cette routine confortable du travail intellectuel avec l’illusion de pouvoir échapper au destin. La seule différence est que le terrier douillet de celui-ci est « la vie conjugale permanente » alors que c’est pour Anthony « l’adultère intermittent ». Acceptera-t-il de sortir de la prison dorée des livres dans laquelle il s’est enfermé et où il a fui au point de ne plus savoir aimer Helene ? Parce qu’il n’a rien su lui donner de plus que son « désir occasionnel et discontinu », parce qu’il a été incapable de « laisser jaillir de la tendresse », parce qu’il a préféré « une sensualité irresponsable plutôt que l’amour », toujours pour préserver sa liberté vis-à-vis de son travail, elle finira par le quitter et poursuivra son errance jusqu’à ce qu’un engagement communiste par amour pour un jeune militant allemand y mette un terme. C’est aussi pour préserver une liberté irresponsable et écarter tout risque d’implication personnelle que, depuis l’âge de 18 ans, Anthony a déjà pris l’habitude de dégonfler tous les enthousiasmes, se servant du scepticisme contre la religion, de l’expérience mystique contre l’argument scientifique, faisant feu de tout bois au gré de ses convenances, de ses interlocuteurs et de ses humeurs. S’il invoquait l’expérience mystique, il se gardait bien d’essayer de l’éprouver en se pliant à la discipline qu’elle requiert. Connaître le chemin de la perfection en lisant Sainte Thérèse d’Avila lui convenait mais non de le parcourir et de devoir se plier à ses contraintes. Il lui suffisait de savoir et non d’agir. Il ne voulait point être entravé par un souci de cohérence ou de sincérité. Dans le monde des livres, du savoir, il pouvait ainsi profiter de tous les mondes : « je serai toujours prêt à rester dans cette prison ». Et pourtant, tout juste âgé de 20 ans, il avait eu cette intuition en pénétrant dans la salle de lecture du British Museum que tous ces auteurs dont les œuvres étaient alignées sur les rayons avaient fait preuve de beaucoup de vanité : ils avaient cru devoir « convaincre le reste du monde » des vérités dont ils étaient détenteurs alors que l’on ne convainc jamais personne et que les vérités sont si changeantes. Tout comme, 20 ans plus tard, il éprouve la vanité de ses conférences de sociologie au cours desquels il constate que seuls ceux qui sont déjà convaincus essaient de comprendre. Il se surprend parfois même à mépriser son auditoire et les humains en général alors qu’il faut faire preuve d’amour et de bonté pour en susciter autour de soi. Quand Brian lui confia, alors qu’ils étaient de tout jeunes hommes, qu’il étudiait avec l’intention de mettre à partir de l’âge de trente ans ses acquis au service des autres, par la création et, mieux encore, en contribuant à la réalisation du Royaume de Dieu, il ne sut réagir que par la dérision. Il n’est pas maintenant sans en ressentir une certaine honte. Apprendra-t-il à éprouver pour les autres un « intérêt affectueux » au lieu de fuir dans le monde des Idées, dans la « Vie supérieure » des intellectuels, cette « Vie Supérieure » qui n’est que la mort sans les larmes ?
« Les érudits, les philosophes, les hommes de science... quelle autre catégorie d’hommes a autant réussi à imposer son point de vue... Persistance à se faire des compliments entre soi… Année après année depuis soixante siècles. Nous sommes supérieurs, vous êtes inférieurs ; nous sommes de l’Esprit, vous êtes du Monde… Mais en fait, la Vie Supérieure n’est que le meilleur substitut de la mort. Une fuite des responsabilités de la vie plus complète que l’alcool ou la morphine, le sexe ou la possession… Le Fuyard supérieur peut se vautrer dans la bonne conscience ».
Aldous Huxley fuit et il en souffre. Il se prend à détester et mépriser le mode de vie qu’il a adopté, les choix ou plutôt les non-choix qu’il a faits. Il s’auto-dévalorise radicalement niant à son travail toute valeur. L’action sociale ou politique lui semble aussi sans issue positive : les institutions ne sont garantes des libertés que pour quelques-uns, elles soumettent les autres et lorsque de nouvelles sont mises en place pour y remédier, après une période d’euphorie, une nouvelle forme de tyrannie se reconstitue : la révolution ne fera que reproduire « les règles fixes du jeu sans cesse changeant » se désespère Anthony. Bien que tout jeune homme Huxley fréquentât les Fabiens, il n’était pas du tout convaincu que la société socialiste pourrait permettre l’éradication du mal. En 1933, ses propos désabusés sur les solutions politiques ou sociales lui apparaissent toujours aussi vrais, mais il lui arrive de trouver qu’ils sonnent faux sans qu’il puisse en comprendre la raison. Il n’est pas loin, en fait, de saisir qu’il ne s’agit peut-être là que de rationalisations à portée de la main pour quelqu’un comme lui qui, depuis plus de 20 ans, estime que l’appartenance à une organisation soit trop pesante et une entrave à sa liberté.
Le pessimisme d’Anthony proche du désespoir, ses sentiments négatifs à l’encontre de ses congénères et sa pusillanimité s’accompagnent malgré tout de scrupules, d’interrogations et d’un sentiment d’échec. Anthony approche du chemin qui mène à la conversion. Il ne lui a en effet jamais semblé tolérable que les manifestations de la vie dans la nature ou sous le microscope, forces anonymes et sauvages, ne fussent pas au service de fins ultérieures, la pensée, la connaissance. Et aujourd’hui, il s’aperçoit que la pensée et la connaissance auxquelles il voue sa vie sont elles aussi les moyens d’autres fins, elles aussi, comme la vie elle-même, ne sont que de la matière première et de l’énergie : cela
« … lui était soudain apparu comme évident… et une partie de son être se révoltait contre ce qu’il venait d’apprendre… mais une autre partie de son esprit songeait misérablement qu’il ne parviendrait jamais à transformer sa matière première en produit fini ».
En janvier 1934, Anthony rencontre le docteur Miller comme si la Providence l’avait mis sur son chemin alors qu’il cherche un médecin pour soigner Mark Sthaites grièvement blessé. Au premier coup d’œil et quelques questions simples, Miller détecte les dysfonctionnements dont souffre Anthony et le mal-être dont ils sont l’expression : scepticisme, propension à l’ironie, esprit de résignation, négativisme. Il lui conseille un régime alimentaire non carné, plus léger et la pratique de la méditation, comme les bouddhistes, pour transcender son moi, sa petite personne et aller au-delà de son vomissement :
« … aller au-delà des livres, au-delà de la chair parfumée et élastique des femmes, au-delà de la crainte et de l’indolence, au-delà de la vision douloureuse mais secrètement flatteuse du monde comme ménagerie et asile d’aliénés. »
Et Miller lui rappelle que s’il est là, perdu au milieu de cette campagne mexicaine, avec cette idée folle d’aller faire la révolution au lieu de chercher à comprendre et aider les gens y vivant, c’est à cause de son mal-être.
De Miller, Anthony va maintenant beaucoup apprendre. Comment faire la paix en soi ? En choisissant les moyens adaptés aux fins que l’on poursuit au lieu de vouloir y parvenir avec impatience et avidité ; en accroissant sa conscience et sa maîtrise de soi de telle sorte que l’on puisse mieux comprendre ce que l’on fait, ce que l’on ressent et accorder une intensité à chaque moment, même aux plus banals ; en adoptant un usage correct du corps qui aura des conséquences positives sur des comportements plus compliqués et même sur les états psychiques. Comment faire la paix dans la société ? A partir des relations apaisées entre les individus, en refusant les moyens violents pour la changer, en mettant de l’amour dans la politique.
En février 1935, Anthony est engagé dans le combat pour la paix auprès de Miller. Il prêche l’amour, le long travail qu’il faut effectuer sur soi-même pour changer et être capable d’aimer les autres, tous les autres. Il reçoit une lettre de menaces de mort de la part d’« anglais patriotes » s’il maintient la réunion où il doit parler. Il connaît la tentation d’y renoncer devant les risques encourus, la peur de s’effondrer de peur sous les coups des assaillants et de déshonorer la cause qu’il défend. Mais vite il se reprend. Il s’est engagé, tout ce qu’il fait concerne ses amis et même ses ennemis. Il est uni à eux comme le genre humain est uni, comme la Vie est unité. Les organismes sont uniques, les esprits sont uniques et pourtant il y a identité entre tous les organismes comme entre tous les esprits.
« L’unité est le commencement de tout et la fin de tout. ». Les existences sont nées de la séparation mais il faut surmonter les passions qui les séparent, qui cultivent le moi pour s’unir « dans les profondeurs avec les autres vies » et plonger jusqu’à « la lumière ultime qui est la source et la substance de toutes choses ».
L’heure arrive de partir à la réunion. Anthony lucide et serein se met en route. « Quoi que ce soit, il savait maintenant que tout serait bien. »
Huxley, l’intellectuel sceptique, spectateur ironique des institutions, de toutes les institutions, qu’elles soient religieuses, culturelles ou politiques, voulait rester à l’écart de l’histoire pour se consacrer à son travail. Mais il découvre un nouvel idéal humain, la quête de sainteté, et décide de se transformer pour le mettre en œuvre et ainsi sortir de son état de marasme intérieur. Ce sont les rencontres avec trois personnages singuliers et exceptionnels, Matthias Alexander, Gerald Heard et Dick Sheppard, qui en sont à l’origine.
Matthias Alexander soigne et guérit, remet d’aplomb, au sens figuré et au sens propre du terme, Huxley qui, de novembre 1935 jusqu’à la fin mars 1936, à Londres, se rend quotidiennement chez lui. Né en Australie en 1869, cet ancien acteur devenu aphone, avait réussi par une technique personnelle faite d’auto-observation à retrouver la voix et même, au-delà, à améliorer son état de santé générale alors que les conseils de son médecin avaient été inopérants. Il poursuivit ses recherches et élabora une méthode qui eut un grand succès, soignant plusieurs célébrités dont G. B. Shaw. Elle est toujours pratiquée de nos jours dans de nombreux pays et au sein d’institutions universitaires, musicales, médicales ou même d’entreprises. Son principe est que le corps et l’esprit répondant ensemble aux stimuli de la vie, si nous n’y prenons garde, nous acquérons de mauvaises postures corporelles qui reflètent nos sentiments, nos anxiétés, nos rêves. Sources de tensions musculaires, de raidissements, d’avachissement mais aussi de fatigue, elles entravent le bon fonctionnement de ce qu’il appelle le contrôle primaire, à savoir la relation spécifique entre la tête, la nuque et le dos qui joue un rôle dans les grandes fonctions corporelles et la coordination du reste du corps. Alexander, par sa méthode, vise donc à restaurer la flexibilité et l’équilibre naturels de notre organisme par un ensemble d’exercices (comment marcher, s’asseoir, prendre un livre, etc.) qui ne sont pas tant destinés à être répétés conformément à un modèle mais de permettre d’acquérir la conscience des mouvements de notre corps et ainsi d’agir au maximum de notre potentiel physique et psychique.
Huxley est sensible à l’idée d’Alexander selon laquelle des réactions excessives perturbent l’utilisation correcte et instinctive de notre corps. Déjà, à l’époque de sa grande amitié avec D. H. Lawrence, les deux écrivains ont souvent échangé et écrit sur la grâce animale, toute corporelle, mais qui chez l’homme est perturbée par le cérébral et les émotions. L’enseignement d’Alexander aboutit à une forme de « lâcher-prise » qui permet d’éviter, ce qu’il appelle l’arrivisme, c’est-à-dire cette concentration sur le but à atteindre sans considération des moyens utilisés et qui induit des efforts inadaptés et des échecs relatifs. En février 1936, Maria peut écrire qu’Aldous est transformé grâce à Alexander : il a retrouvé le sommeil, sa tension trop basse est redevenue normale, sa nervosité, son indécision et ses phobies ont disparu ainsi que deux plaques d’eczéma.
Gérald Heard est un soutien très fidèle de Huxley pendant cette période difficile, une des rares personnes avec qui il parvient à parler. Ils se connaissent depuis qu’en 1929, ils furent présentés, à Londres, l’un à l’autre par un ami commun, Raymond Mortimer. Heard est un étrange personnage, curieux de tout, perpétuellement en état de recherche et, par ses conversations et ses conseils, il détermine certainement en grande partie les décisions que Huxley prendra par la suite. C. Isherwood a bien vu la proximité de caractère entre eux : « Ils étaient l’un et l’autre très éclectiques, continuellement à l’affût de nouvelles formulations d’idées, de nouveaux éléments d’information à insérer chacun dans sa complexe image du monde233 ». Né à Londres dans une famille d’ecclésiastiques en 1889, G. Heard a fait des études à Cambridge, de 1908 à 1913, d’histoire et de théologie dans le but de devenir pasteur. Mais la multiplicité de ses centres d’intérêt le dévie de cette voie trop étroite et rectiligne pour lui. Il entre alors dans une période de doute vis-à-vis du christianisme et son scepticisme allant croissant, après une dépression, le jeune homme qui a voulu initialement être prêtre missionnaire se tourne vers les sciences, adopte alors une philosophie matérialiste et acquiert la conviction que la justice peut et doit prévaloir en ce monde. Il se montre alors très actif en matière de visites de prison, d’éducation populaire, de réforme sociale et plus particulièrement d’agriculture coopérative puisqu’il devient l’homme de confiance de Sir Horace Plunkett, le fondateur du mouvement coopératif irlandais agricole. Lecteur boulimique, Heard a, dès 1925, pu se faire un nom en tant que journaliste scientifique. Premier commentateur en ce domaine à la BBC, il débute en 1926 une carrière de brillant conférencier. Sa maîtrise des différentes disciplines scientifiques couplée avec une mémoire encyclopédique des faits lui assure un très large succès. Dans le même temps, il s’intéresse aussi, et cela depuis l’âge de 17 ans, aux recherches concernant le psychisme et parvient à la conclusion que la conscience n’est pas une sorte de vapeur abandonnée, relâchée par l’organisme et qui disparaîtrait dans le néant à la désintégration du corps. Il lui semble, au contraire, qu’elle existe en dehors de l’espace-temps et pourrait être le substrat qui sous-tend les états fluctuants apparaissant et disparaissant dans nos vies quotidiennes à l’intérieur du temps et de l’espace. Il découvrira plus tard que c’est là l’enseignement fondamental de la philosophie Vedanta. A ce point, il ressent que la vie humaine, passant fugitivement, « trois vingtaines et une dizaine d’années » avant de disparaître, ne peut pas consister que dans la recherche du plaisir et l’évitement de la souffrance, la recherche frénétique du pouvoir, des louanges et de la possession de biens. Elle a un sens. Encore faut-il le chercher et pour cela suivre une méthode, un entraînement, un enseignement qui visent un mode de vie total et donc affectant notre comportement, notre caractère et finalement notre conscience : conscience de notre union avec l’univers, avec toute vie et être, conscience que l’univers vit. À partir de là, la vie de Heard et ses ressources sont consacrées à une recherche constante, faite d’expérimentations, d’un système contemporain d’éducation spirituelle et psychologique. C’est dans cet état d’esprit qu’il choisit de partir pour les Etats-Unis.
Heard s’engage dans l’action pacifiste. Il entraîne Huxley à sa suite qui y fait la connaissance de Dick Sheppard, le fondateur de la PPU. Vicaire de St Martin in the Fields (prés de Trafalgar Square), doyen de Canterbury puis chanoine de la cathédrale St Paul à Londres, c’est un homme rempli d’amour pour ses semblables, qui se dépense pour eux sans compter et qui a acquis lors d’une fonction d’aumônerie dans East End une conscience particulièrement aiguë du drame qu’est la pauvreté. Il est revenu des tranchées de 14-18 épouvanté par les souffrances que les hommes peuvent s’infliger les uns aux autres et considère que le christianisme ne peut s’accommoder que du pacifisme. Dick Sheppard affirme ainsi quelques vérités absolues dont Dennis Gabor dira qu’elles étaient « si simples qu’un enfant pouvait les comprendre mais seul un ange pouvait les suivre234 ». Huxley leur trouve, lui qui est tant fatigué d’avoir erré dans le doute, un attrait irrésistible. Et il s’engage dans la PPU que Sheppard a créée suite à son appel lancé dans la presse en octobre 1934, demandant à tous ceux qui considèrent que la guerre est un crime contre l’humanité de lui envoyer une carte postale. Il en reçoit 100 000 et lance une invitation pour un rassemblement à l’Albert Hall. La foule rassemblée porte l’orateur Sheppard au meilleur de lui-même.
On retrouve, dans les romans de Huxley qui suivent, un personnage de sage charismatique inspiré de Heard, Alexander et Sheppard, d’autant mis en valeur qu’il est entouré de personnages vils, victimes de leur lâcheté, de leur concupiscence, de leurs peurs, de leurs soifs de biens ou de pouvoir.
Nous avons déjà rencontré le docteur Miller dans La Paix des Profondeurs, apôtre d’un pacifisme absolu : il conçoit un ordre moral ou chaque événement a sa cause et son effet et récuse tout à la fois un dieu personnel, sauveur ou vengeur, une providence particulière pour les individus et la prière qui sépare en exaltant la personnalité.
Dans Jouvence paru en octobre 1939, Mr Propter est un gentleman lettré qui pratique la méditation sur Dieu et sur l’Homme afin d’en parvenir à une connaissance directe et intuitive. Il se soucie aussi du sort des travailleurs agricoles exploités tout en leur rappelant que leur situation est le fruit d’un enchaînement de causes et d’effets dont ils sont aussi responsables, ne serait-ce que parce qu’ils se sont pliés, sans réfléchir, à des normes de comportement. Il enseigne à Jeremy Pordage et à Pete que le temps et le désir sont deux aspects du mal et que le bien est hors du temps. Jeremy Pordage, diplômé de Cambridge, doté d’une vaste culture livresque mais incapable de sortir de son univers étroit, est un intellectuel britannique suffisant, comme Huxley pense qu’il était pendant les années 20 ou tout au moins qu’il aurait pu devenir. Pete est un militant antifasciste de retour d’Espagne. Mr Propter est lui aussi un idéal humain, un modèle : intellectuel ayant reçu une formation de gentleman, il est capable de compassion aussi bien à l’égard du pitoyable et infantile milliardaire Mr Stoyte que des travailleurs saisonniers qu’il exploite. Mr Stoyte, dans lequel les lecteurs de l’époque n’eurent pas de mal à reconnaître le magnat de la presse, W. R. Hearst, n’aura de cesse tout au long de sa vie de venger les railleries dont il a été l’objet durant son enfance du fait de son obésité. Mr Propter est un homme qui cherche l’expérience du bien intemporel, l’expérience d’éternité, qui œuvre à se remplir de Dieu, à sortir du temps, un homme en marche vers la sainteté, un homme qui ne désespère jamais des autres et qui attire leur attention sur leur responsabilité dans les désastres qui leur arrivent ou sur ceux qu’ils font subir à ceux qui sont à leur merci, et cela quel que soit leur position sociale. Et même, il tente de les aider à trouver la voie de leur salut et ne se contente pas de chercher le sien, ce qui peut lui donner aux yeux de quelqu’un comme Pordage un aspect prêcheur agaçant, aspect que certains admirateurs du Huxley des années 20 reprocheront à celui des années 40 et 50.
Dans L’Eternité retrouvée, Bruno Rontini, un marchand de vieux livres, explique aux jeunes militants enthousiastes qu’il faut commencer par devenir soi-même bon avant de vouloir faire le bien des autres, sous peine en même temps de leur causer des dommages et de se corrompre soi-même. Il perçoit vite chez ses visiteurs, sous la carapace extérieure, les maux qui les fragilisent puis font leur malheur et les conduisent dans une impasse. Plus tard, vieilli, ayant passé des années dans les prisons de Mussolini, émacié et squelettique du fait du cancer qui le ronge, ses yeux bleus sont malgré tout restés vifs et son regard tendre. Il est parvenu « au sacrifice de la volonté du moi pour faire place à la connaissance de Dieu ». Sa sérénité apaise les sentiments de culpabilité et de dégoût de lui-même de ce jeune auteur dramatique anglais d’une trentaine d’années qui a su échapper aux vices grossiers de la bonne chère, de l’attrait de l’argent et du pouvoir mais pas à celui des jolies femmes et à qui il arrive trop souvent d’être indifférent, peu charitable ou sarcastique ou de tomber dans « les formes un peu subtiles de la vanité et de l’orgueil ».
Le 12 avril 1937, la famille Huxley, Aldous, Maria et leur fils Matthew, embarque sur le Normandie à Southampton, accompagnée de G. Heard et de son amant Christopher Wood. Huxley pense-t-il alors quitter l’Europe pour quelques mois ou bien déjà lui tourne-t-il le dos d’une manière définitive ? Part-il pour ouvrir l’aventure et forcer l’avenir ou bien répond-il à quelques raisons plus précises ? Ce départ garde sa part d’énigme. Il y a à l’époque un mouvement d’écrivains anglais vers les Etats-Unis (Auden, Isherwood, Spender...) et quand il arrive à Hollywood, Powell, Priestley, Wodehouse et Wells travaillent pour les producteurs en tant que scénaristes. Espère-t-il trouver là aussi une activité alimentaire ? Huxley se sent-il trop à l’étroit, trop conditionné en Angleterre ? Pense-t-il pouvoir dépasser les limites de son héritage culturel en partant vers les Etats-Unis ? On se souvient, à l’occasion de son voyage en 1926, de ses critiques acerbes à l’encontre du mode de vie qui y régnait. Peut-il, dans ces conditions, concevoir que c’est dans ce pays qu’il se libérera de l’ennui, de la lassitude, du sentiment d’être prisonnier de ses habitudes, d’être retenu par les modes de penser et de vivre de ses vieux amis ? Mais existait-il d’autres endroits où aller à l’époque s’il fallait qu’il parte de Grande-Bretagne ? Maria alla jusqu’à écrire que de son propre pays, son mari « en a presque une horreur235 ». Lui qui resta toujours si profondément britannique n’avait de cesse d’en sortir dès qu’il en avait les moyens, séjournant de longues périodes en France à Sanary ou en Italie près de Florence ? Il est vrai qu’il cherchait un ciel lumineux pour ses yeux et un climat sec pour ses poumons mais toutes ses destinations et tous ses voyages ne répondaient pas seulement à un critère sanitaire. En fait, Huxley se sentait tenaillé entre la richesse de son éducation et les limitations qu’elle lui imposait. Son héritage était exceptionnellement riche et Huxley avait su, dira David Cecil, lors du mémorial qui lui fut consacré un mois après sa mort, combiner « l’imagination sensible baignée dans la culture du passé » de Matthew Arnold et « la curiosité scientifique aventureuse disciplinée par un regard sévère pour la vérité » de Thomas-Henri Huxley. Mais c’était aussi un fardeau d’être un Huxley comme en témoignaient un frère sujet à la dépression, un autre suicidé, une sœur rebelle partie, elle, très loin en Afrique du Sud avant de revenir fonder sa propre école en Angleterre. Huxley savait ce qu’il devait aux générations qui l’avaient précédé : il nous faut « honorer nos père et mère » pour la dette que nous avons envers eux, bien que la culture reçue en héritage soit aussi une prison, mais c’est « une prison qui permet à tout prisonnier qui le souhaite de se libérer ». Aussi faut-il « haïr cette vie conditionnée que nous prenons comme allant de soi » pour sortir des traditions culturelles dans lesquelles nous avons été élevés236. La crainte était toujours présente d’être rattrapé par des conditionnements qui empêcheraient sa quête, l’empêcheraient de faire usage de toutes les clés, le limiteraient à une seule, réduiraient son champ d’exploration. Il avait ainsi défini une sorte d’homme idéal qui saurait tout à la fois se guider dans la société grâce à une éducation de gentleman anglican reçue dans une public school mais qui, par sa révolte, saurait négliger les contraintes que les traditions opposeraient à la réalisation de toutes ses potentialités.
Enfin, il y avait une autre raison au départ vers les Etats-Unis. Huxley qui avait publié, après la mort de Lawrence, le recueil de sa correspondance et rédigé la préface, savait qu’il avait envisagé au moment de la guerre de 14-18 de partir aux Etats-Unis pour ne pas acquiescer à la monstruosité qui se préparait. Heard voyait les périls monter en Europe et pressait Huxley de partir tant qu’il était encore temps. Du fait de leurs positions pacifistes, Huxley et Heard connaissaient un isolement croissant dans leur pays. Ils avaient compris n’avoir aucune chance de décider leur gouvernement de ne pas s’engager dans le conflit qui se préparait. L’évolution de la situation internationale rendait leur attitude de plus en plus incompréhensible en Grande-Bretagne tandis qu’aux Etats-Unis Roosevelt prônait encore l’isolationnisme et la non-intervention et qu’un mouvement pacifiste était bien vivant. Ils pouvaient encore espérer que leurs idées y fussent mieux reçues. Mais ne s’agit-il pas là d’un exemple de cette contradiction propre aux pacifistes ? Ils mènent leur combat dans les pays qui ne sont pas les premiers à vouloir la guerre. Dans les autres, ils ne peuvent pas s’exprimer car les libertés publiques ne sont pas reconnues et parfois aussi l’opinion publique nationaliste chauffée à blanc ne le tolère pas. C’est cela qu’exprimait à une époque la fameuse boutade : « les pacifistes sont à l’Ouest mais les missiles à l’Est ».
Dès juillet 1937, Huxley débute la rédaction de La Fin et les Moyens qui est publié en novembre 1937. Alors que La Paix des Profondeurs se terminait par la quête de l’unité, il franchit là une autre étape dans l’élaboration de sa vision du monde en rattachant
« … les problèmes de la politique intérieure et internationale, de la guerre et de l’économie, de l’éducation, de la religion, et de l’éthique à une théorie de la nature dernière de la réalité237 ».
Ses conceptions sociales et politiques s’inscrivent maintenant dans une vision religieuse du monde. Le scepticisme politique n’est pas renié : l’action politique traditionnelle reste bien, dans son esprit, toujours vouée à l’échec comme le démontrent dramatiquement les totalitarismes qui étendent leur emprise sur l’Europe. Les plans, les réformes venus de l’état ou des idéologues sont inutiles, inefficaces et souvent même source d’effets pervers. Huxley compte d’abord sur le volontarisme éthique de quelques-uns, le témoignage de petites communautés non violentes d’hommes et de femmes en marche vers un idéal de détachement de leur moi, parvenus à se libérer des préjugés et des conditionnements de masse. Il propose aussi un ensemble de moyens d’action adaptés aux fins recherchées, surmonter le chaos social et la guerre, convaincu que ce sont les moyens qui déterminent les fins et que jamais de « mauvais » moyens ne peuvent être justifiés par de bonnes fins. Les moyens à utiliser sont ceux qui créent des circonstances réduisant les tentations auxquelles les hommes peuvent être induits, excluent la violence, favorisent une économie coopérative, une décentralisation politique associant pleinement les citoyens aux responsabilités. Ce n’est pas du pouvoir politique que viendront l’initiative et la volonté de ces actions mais de l’association d’« individus moralement éclairés, intelligents, bien informés et résolus ». C’est là la seule chance de sortir de l’impasse dans laquelle nous enferme l’alternative de soit devoir compter sur le pouvoir qui n’a aucune raison d’engager de lui-même de telles réformes, soit d’avoir à s’appuyer sur des masses ou des majorités qui sont conditionnées par ce même pouvoir. L’expérience historique, depuis les premiers monastères aux communautés utopistes du XIXe siècle, montre que la réussite suppose le désintéressement, un engagement total des membres et leur participation aux décisions de la communauté. Les préférences de Huxley vont aux communautés de Quakers et à celle d’Oneida de John Humphrey Noyes. Mais Huxley est bien conscient que les problèmes de l’industrie et de la finance ne pourront être réglés par ces seuls exemples communautaires, ni par un retour à un âge préindustriel. Des associations de citoyens non-violents devront travailler à guérir le monde, à édifier un modèle d’entreprise moderne au service de l’homme et se guérir eux-mêmes de l’obsession du pouvoir et de l’argent. L’idéal de groupes au fonctionnement coopératif sera d’autant plus réalisable que les méthodes d’éducation autoritaire et puritaine auront été écartées, que seront développés des enseignements adaptés à la diversité des individus, favorisant les méthodes actives, l’acquisition d’une autonomie par l’enfant, l’intégration des différentes composantes (intellectuelle, émotive, corporelle) de la personne. Huxley fait référence à ce propos à Maria Montessori, John Dewey, Mathias Alexander.
Il y a une détermination réciproque entre ce que nous pensons et ce que nous sommes et faisons de telle sorte que la politique et l’économique, « toutes les activités des individus et des sociétés sont rattachées par l’entremise de l’éthique à leurs croyances fondamentales au sujet de la nature du monde ». De ce fait, « l’homme idéal est l’homme sans attaches », sans attache avec son moi et avec « les choses de ce monde » car son éthique est associée à un attachement à une réalité plus grande et plus importante que le moi, une réalité spirituelle. Elle se traduit par la pratique des vertus désintéressées et une compréhension directe du monde et peut enrayer la régression de la charité qui, selon Huxley, caractérise son époque. Ainsi trace-t-il là sa propre voie, celle qu’il va s’efforcer maintenant de suivre. Il vient de rompre avec ce qu’il appelle la « philosophie de l’absence de signification du monde » favorisée par le matérialisme scientifique qui identifie la réalité avec l’image abstraite, mathématisée, simplifiée qu’il en fait. Cette philosophie a malgré tout un avantage, souligne avec un brin d’ironie Huxley : elle justifie la révolte contre la morale sexuelle et les ordres établis. Il reconnaît que lui-même et sa génération l’avaient d’autant plus facilement adoptée qu’elle avait légitimé leur opposition à un système qui prétendait incarner la signification chrétienne du monde : ils pouvaient alors donner libre cours à leur « révolte politique et érotique ». Néanmoins, la philosophie d’absence de signification du monde peut être difficile à vivre et provoque alors, par compensation, l’attribution d’une haute signification à la nation, à la classe sociale ou même aux affaires, une signification quasi-religieuse avec tous les dangers que cela comporte. Huxley est maintenant convaincu que le monde a une signification et une valeur, celles que lui donnent les mystiques. Il doit travailler à devenir un « homme sans attaches » et s’il a trouvé la direction à suivre, il a encore bien du chemin à parcourir.
Son épouse Maria considère qu’il en est à détester toujours davantage les humains238 et d’ailleurs lui-même, dans une lettre à son frère Julian le 6 décembre 1937, écrit combien il est accablé par leur rigidité, leur lourdeur et leur manque de sensibilité. Il reste, selon une expression qu’il utilise souvent pour désigner un certain type d’homme, un « homme sensuel » qui n’a toujours pas rompu avec son habitude d’aventures sexuelles furtives et discrètes que son épouse, comme elle le faisait déjà à Londres, consent toujours à lui organiser pour pallier ses difficultés relationnelles.
Huxley et Heard entament une tournée de conférences sur le désarmement de novembre 1937 à janvier 1938, interrompue d’ailleurs pour ce dernier au bout d’un mois à cause d’une malencontreuse fracture du bras. Ils ne cèdent rien sur leurs positions pacifistes mais vont néanmoins, peu après, cesser leurs activités militantes en faveur de la paix, le climat devenant partout très hostile au pacifisme qui apparaît au mieux comme une position irresponsable et au pire comme une position de trahison en faveur du fascisme et du nazisme. En attendant, c’est un succès, les amphithéâtres sont bondés d’étudiants et malgré les reculs des Républicains espagnols qui perdent 37 villes au cours des 24 heures précédant la première conférence à Los Angeles, le refus de la guerre reste encore aux Etats-Unis une option crédible. Quand le 7 septembre 1940, l’aviation allemande commence les premiers bombardements sur Londres, les reportages à la radio, avec les bruits de la guerre, les sifflements des bombes, les cris de frayeur, les alertes des sirènes, créent une « terrible agitation psychique » dans la population qui se propage jusqu’aux Etats-Unis dira C. Isherwood. Des appels patriotiques sont lancés à la radio pour inciter les auteurs anglais à Hollywood à regagner leur patrie. Les témoins de Jéhovah qui refusent de porter des armes sont agressés dans l’Illinois et dans le Maine. Priestley quitte Hollywood et retourne en Angleterre pour participer à la résistance contre l’invasion qui a détruit la liberté dans toute l’Europe, les Hubble, Anita Loos rejoignent le camp des partisans de l’aide à la Grande-Bretagne auquel même B. Russel, en Californie à l’été 1940, se joint. Les pacifistes irréductibles sont dispersés, C. Isherwood est chez les Quakers en Pennsylvanie et Gerald Heard est retiré dans son monastère à Trabuco. Les Huxley sont maintenant isolés. Les studios d’Hollywood, pour lesquels Huxley a commencé à travailler comme scénariste en 1938, voyant le marché européen se fermer à eux, se tournent vers le camp allié et leur marché intérieur. Jusqu’à l’automne 1940, le public américain préfère encore les comédies musicales aux films sur la guerre mais, au printemps 1941, la première superproduction antinazie, Sergeant York, connaît un grand succès populaire : elle raconte la conversion d’un pacifiste, joué par Gary Cooper, à la guerre. Hitchcock décrit les pacifistes comme des espions dans Foreign Correspondent. Le 22 juin 1941 l’Union Soviétique est envahie, on ne discute plus alors du pacifisme à Hollywood et quand les Etats-Unis rentreront en guerre après l’attaque de Pearl Harbour en décembre 1941, le pacifisme religieux lui-même est anéanti. Ne restent opposés à la guerre que Bund, un germano-américain déjà reconnu coupable d’espionnage, et l’America First movement qui prône des relations commerciales avec Hitler et rappelle que les ennemis héréditaires des Etats-Unis sont les Britanniques.
Rares sont les pacifistes qui, comme Huxley, n’ont pas cédé face à la montée du péril nazi et sont restés opposés à la relance de l’effort d’armement. On peut citer Giono en France qui sera, de ce fait, accusé à tort de collaborationnisme alors qu’il protégea des juifs et hébergea des résistants239. Les figures emblématiques du mouvement se sont résignées à la fin des années 30 à la nécessité d’instaurer un rapport de force militaire face à Hitler : ce fût le cas, par exemple de B. Russel en Grande-Bretagne et d’Alain en France. Les raisons d’Huxley sont d’une nature différente de celles de Giono. Ce dernier a participé aux grandes batailles de la guerre de 14-18, Verdun, la Somme, le Chemin des Dames et ce sont ses expériences qui nourrirent ses convictions pacifistes, son refus des armes et des uniformes et ce qui devint sa règle de conduite : la vie est le premier bien de l’homme, aucune guerre n’est de ce fait légitime et « tout vaut mieux que la guerre240 ». Les convictions pacifistes de Huxley sont nées elles aussi à l’occasion de l’expérience de la première guerre mondiale, bien que dans des conditions très différentes de celles de Giono, mais elles ont été ensuite étayées par un fondement religieux au tournant de La Paix des Profondeurs : le bien ultime est la conscience de l’éternité, il existe donc « un royaume des cieux intérieur » mais le fait d’exercer des violences, de tuer a aussi « une signification cosmique » puisque Dieu étant au plus profond de nous, tuer ou exercer des violences « fait obstacle aux rapports normaux et naturels entre les âmes individuelles et le Fondement Divin éternel de tout être241 ». C’est d’ailleurs là exactement la justification de la non-violence qu’avance Gandhi :
« Nous avons en nous des forces divines qui sont infinies. Maltraiter ne serait-ce qu’un seul être humain, c’est porter atteinte à ces forces divines et nuire, de ce fait, aux autres hommes242. »
Huxley refuse, par opposition à la philosophie de l’éternité, « les philosophies préoccupées du temps » qui sont, parce qu’elles considèrent que le bien se trouve dans le domaine temporel, amenées à utiliser tous les moyens permettant d’y acquérir une position dominante. Il ajoute que les religions qui se réfèrent à un dieu personnifiant le mystère du monde se sont souvent situées, comme le font les religions politiques modernes, dans le domaine du temps lorsque ce dieu devenait l’alibi d’une stratégie de conquête, de pouvoir ou d’acquisition de richesses. Huxley s’oppose à la guerre depuis le monde de l’Absolu mais Hitler et l’urgence à s’organiser face à lui se situent bien dans le monde du relatif.
229 Houellebecq (Michel), Soumission, Flammarion, 2015, p 208.
230 Huxley (Aldous), Letters, op. cit. p 61, lettre à Gervas Huxley fin août 1914.
231 Huxley (Aldous), Ibid., p 63, lettre à Jelly d’Aranyi septembre 1914.
232 Bedford (Sybille), Visite à Don Ottavio, Paris, Phébus, 1991, p 110-111.
233 Isherwood (Christopher), Mon Gourou et son Disciple, Paris, Flammarion, 1982, p 42.
234 Bedford (Sybille), Volume 1, op. cit. p 310.
235 Correspondance de Maria Huxley déposée à la Bibliothèque royale de Bruxelles, lettre de Maria Huxley du 15/10/1939.
236 Todorovitch (Françoise), op. cit. extrait de Adonis and the Alphabet cité p 23.
237 Huxley (Aldous), La Fin et les Moyens, Paris, Plon, 1939, p 388.
238 Bedford (Sybille), Volume 1, op. cit. p 352.
239 Citron (Pierre), Giono, Paris, Seuil, 1990. de Pierre Citron 1990
240 Giono (Jean), Ecrits pacifistes, Paris, Gallimard, p 126.
241 Huxley (Aldous), La Philosophie éternelle, Paris, Seuil, 1994, p 232-233.
242 Gandhi (Mohandas), La Voie de la Non-violence, Gallimard, 2011, p 61.