XXIII.
L’expérience mystique

« Les voix des moines s’élevaient dans l’air glacé, pures, humbles et bénignes ; elles étaient pleines de douceur, d’espérance et d’attente. Le seigneur Jésus devait revenir, il revenait bientôt, et déjà la chaleur de sa présence emplissait de joie leurs âmes... » Entends, goûte et bois, pleure et chante, frappe à la porte de l’amour ! » s’exclamait l’extatique Longeat. Au matin du troisième jour, je compris qu’il fallait que je parte, ce séjour ne pouvait être qu’un échec243 ».

Michel Houellebecq. Soumission.

 

Au cours des années 20 et début des années 30, Huxley avait développé, au-delà de sa critique assez virulente du christianisme, et en particulier de sa version puritaine, l’idée que les dieux étaient des créations des hommes et que les religions répondaient au besoin le plus profond de ceux-ci. Cela, à ses yeux, ne justifiait pas l’athéisme et ne permettait pas de tirer une quelconque conclusion quant à Dieu, sa nature et son existence, ni quant à un autre monde. Il en resta à cette époque à une position agnostique. Dans son roman autobiographique, le personnage central d’Anthony parvient à ce stade de son évolution personnelle où sa vie prend sens avec l’engagement dans une quête mystique pour dépasser la peur, la haine, la séparation et vivre l’unité, l’amour et la compassion. Huxley lui-même va maintenant chercher à se mettre sur les traces de son personnage.

Au cours de l’hiver 1937-38, Aldous Huxley fait la connaissance de Krishnamurti qui vit lui aussi en Californie. Eduqué au sein de l’Ecole de Théosophie qui voyait en lui un avatar divin et voulait en faire un grand maître, il s’en sépara définitivement en 1931 à l’âge de 35 ans, prit son autonomie et mena sa propre carrière d’autorité spirituelle. Le message qu’il répétait inlassablement était simple : seule une mutation intérieure pourra éviter les conflits destructeurs qui mènent l’humanité à sa perte. Cette mutation est le passage sur l’autre rive, là où les mystiques savent parvenir, où le monde perd son mystère, où le temps et la peur sont abolis, là où règnent la tranquillité et le silence et où l’on accède à une nouvelle vision du monde, une vision holistique qui abolit l’espace-temps, la division entre « moi » et « non moi ». Cette mutation suppose une rupture avec nos passions, nos émotions, nos pensées qui sont non seulement des libertés et des vérités illusoires mais aussi des obstacles à la vraie liberté et à la découverte de la vérité. Aussi faut-il nous débarrasser de nos conditionnements, ne plus nous identifier à nos souvenirs, sortir du temps psychologique, échapper au piège des mots et des symboles, abandonner les explications qui donnent ou tentent de donner un peu de sens à nos destins, dépasser les conflits dans lesquels nous nous débattons, renoncer aux plaisirs qui nous aliènent, rejeter les souffrances qui nous absorbent, n’adhérer à aucun modèle, ni idéal. Et Krishnamurti est convaincu, et c’est là sa spécificité, que cette vérité est un pays sans chemin. L’anéantissement du moi, le basculement de l’état de soumission au temps à celui de la présence à ce qui est ne peuvent être qu’immédiats et radicaux : il n’est besoin ni d’analyse psychologique et de yoga, ni d’autodiscipline et de prière ou de croyance organisée, ni d’églises, de prêtres ou de gurus et encore moins de subordination à un maître. Cette divergence avec tous les grands maîtres de sagesse n’est pas sans susciter polémiques et interrogations. Qui est donc ce Krishnamurti qui rencontre un succès certain en exposant un message aussi iconoclaste fait à la fois d’un refus radical pour ce qui est du monde du relatif et d’espérance mystique pour celui de l’absolu ? Il aurait vécu cette extase au cours de laquelle, la barrière franchie, l’esprit peut voir « Cela » qui n’a pas de nom, qui est au-delà de la pensée, qui est énergie sans cause, qui est incommensurable, intemporel et infini : il aurait connu cet état qui ressemble fort à celui que décrivit Maître Eckart dans lequel Dieu, un Dieu identifié, personnalisé s’efface, s’éteint pour laisser place à son essence, la Déité, indéfinissable, innommable, permanente. Krishnamurti est-il initié à une connaissance ésotérique originaire de la plus profonde tradition tantriste ou indienne ? Ou bien n’est-il qu’un homme parmi les hommes, certes particulièrement charismatique et d’autant plus écouté qu’il est lui-même habité par la force de son message et d’autant plus habité qu’il est écouté, produisant une illusion de sagesse mystique ? Est-il une sorte de guru New Age utilisant le vide spirituel de son époque ou bien, comme il se dit lui-même, un être exceptionnel, inspiré, animé, visité par des forces mystérieuses et sacrées au cours des crises de douleur dont il souffre ? Aussi déconcertant qu’il puisse être, Krishnamurti attire amitié et intérêt de la part de personnalités brillantes comme Nehru, Indira Gandhi, Yehudi Menuhin, David Bohm, spécialiste anglo-américain de physique quantique ou le biologiste Jonas Salk. Aldous Huxley qui, jusqu’à sa mort, restera très lié avec lui pendant 25 ans, exprime ainsi, dans son carnet de notes, l’admiration qu’il lui porte : « ….l’impression d’autorité intrinsèque qu’il donne, l’énorme potentiel de puissance244 ».

Quant à Maria Huxley, elle a du mal à voir en lui un être hors du commun. Après une journée passée avec lui à Ojaï, elle raconte quelques jours après, dans une lettre du 27 mai 1938, à sa sœur Jeanne Neveux :

 

« Il est tout à fait charmant et bon et sympathique mais ne donne nullement l’impression d’un être serein, ni grand. Or, je crois qu’il faut être « grand », probablement physiquement « fort » pour être un prophète. Comme Schweitzer par exemple dont rayonne une inexplicable force de sérénité245. »

 

Presque un an et demi plus tard, le 14 août 1939, elle écrit de nouveau à Jeanne qu’elle voit surtout une personne prisonnière d’un rôle pour laquelle elle n’est pas faite : « Krishnamurti est charmant et amusant et si simple. Ce qu’il doit souffrir lorsqu’il est traité en prophète. » En novembre 1938, Aldous Huxley se rend, avec G. Heard, auprès d’un swami hindou, le swami Prabhavananda installé à Hollywood depuis 1929 pour y enseigner la philosophie du vedanta. Il reçoit là l’initiation. Pourquoi choisit-il l’hindouisme ? Il n’a pas suivi Krishnamurti qui refuse tout maître ou guide spirituel, n’accorde aucune importance à la réincarnation et a rompu avec cette tradition qu’il considère, au même titre que toutes les autres, comme une véritable aliénation. Mais l’hypothèse suivante semble utile à Huxley pour orienter sa recherche spirituelle :

 

« Il existe une divinité, un fondement, un Brahman, une claire lumière du vide qui est le principe non manifesté de toute manifestation… à la fois immanent et transcendant... L’être humain peut l’aimer, le connaître et, potentiellement s’identifier à lui246. »

 

L’hindouisme lui apparaît compatible avec ce qu’il considère maintenant comme le but ultime de la vie, la connaissance unitive de Dieu. Il aurait certes pu choisir une autre tradition mais celle-ci, peut-être, lui inspire-t-elle confiance ? Sa vision du monde, solide et cohérente, a résisté au temps et elle est si ancienne qu’elle semble inaltérable. Devenu très religieux, Huxley n’en reste pas moins un esprit très ouvert et relativiste pour ce qui est des idéologies et des théologies. Elles ne constituent à ses yeux qu’un cadre intellectuel à l’expérience déterminante et suprême, elles sont certes stimulantes mais sont plus des rationalisations que des vérités absolues. Et si l’on en croit Christopher Isherwood qui lui aussi s’est converti au contact de Prabhavananda, et qui fut même moine quelques années, ni Heard, ni Huxley ne sont des disciples à part entière. Aucun des deux ne pourrait se mettre sans réserve entre les mains d’un maître unique : ils sont pour cela des esprits trop indépendants et trop en mouvement pour imposer des limites à leur réflexion ou un loyalisme particulier à l’égard du swami avec lequel ils prennent vite leurs distances le trouvant trop confit en dévotion247.

Huxley est à la recherche d’une vie intense, réenchantée, pleine. Il sait depuis longtemps qu’il ne peut la trouver dans la réussite économique et sociale, la compétition politique ou l’hédonisme à la mode, ce qu’il appelait dans les années 30 avec ironie « la belle vie ». Il a toujours su à quel ennui ou sentiment de médiocrité de telles occupations pouvaient conduire des esprits en quête de sens et de lumière. Même « l’humanisme et l’adoration de la nature sont un peu courts pour ceux qui ne se satisfont pas de rester dans les ténèbres de l’ignorance ». Il a mesuré aussi les limites de la vie intellectuelle. Il ne lui reste donc que le chemin de la spiritualité pour accomplir sa vie. Qu’importe en fait les théologies pourvu qu’elles apportent une aide, même modeste, pour le tracer.

En tout cas, ce chemin ne passe pas par le respect des dogmes répétés, ânonnés dans le sillage d’une vérité révélée. La spiritualité se développe peu au cours d’offices religieux dans des lieux de culte collectifs. Les superstitions et certitudes propres aux croyances organisées sont incompatibles avec la concentration sur l’expérience immédiate. Les rites et les répétitions de formules sacrées hypnotisent au lieu d’éveiller. Le salut n’est pas octroyé par la soumission et l’obéissance à des règles institutionnelles. L’esprit universel, l’amour universel du Dieu universel est incompatible, par nature, avec des orthodoxies qui entendent réserver le salut aux seuls êtres humains qui se soumettent à leurs exigences :

 

« Il y a un esprit universel, une communion des saints dans l’amour de Dieu et de tout bien, que personne ne peut apprendre auprès de ce qu’on appelle l’orthodoxie chez les églises particulières, mais qui ne peut s’obtenir que par une mort totale à l’égard de toutes opinions séculières248. »

 

La seule pratique religieuse, la seule voie de salut à retenir est la voie mystique, la recherche personnelle d’une connaissance directe du divin, d’une expérience spirituelle, de l’expérience spirituelle la plus profonde.

A l’intérieur de toutes les religions, on retrouve cette ligne de partage entre ces deux voies, avec d’ailleurs des zones de chevauchement entre elles. Les monothéismes laissent une place restreinte à la voie mystique, peuvent s’en méfier et ne pas toujours, pourrait-on dire, la tenir en odeur de sainteté. Dans les religions où le divin n’est pas personnalisé mais plus subtil, plus abstrait, indéfini et mystérieux, elle est la voie royale vers le salut tandis que les divinités tutélaires tiennent une place secondaire au regard du salut personnel mais seulement importante quant à la fonction de régulation sociale des institutions religieuses. La distinction entre ces deux voies recouvre en grande partie celle entre religion exotérique destinée à la masse, au peuple encadré par un appareil institutionnel plus ou moins organisé et hiérarchisé, et une religion ésotérique destinée à une élite, une aristocratie de la spiritualité. Hervé Clerc a désigné ces deux recherches de Dieu d’une manière imagée : l’une, l’ascension par la face nord, la plus difficile, la plus nuageuse, la plus escarpée, celle qui vous sépare le plus de la vallée par son brouillard et ses pentes vertigineuses mais la seule encore praticable aujourd’hui comme terrain d’aventure et de découverte. L’autre, par la face sud, éclairée par les lumières des dogmes et des institutions, toute tracée par l’histoire des églises, mais qui ne mène l’homme qu’à lui-même, à ses propres créations sociales ou culturelles, à ses institutions. Elles conduisent à un Dieu qui est maintenant mort, mort parce que dans bien des milieux occidentaux on ne peut plus y croire, on ne peut plus croire à ce Dieu transcendant, père et ami des hommes, créateur et seigneur de l’univers et personne distincte du monde, un dieu démodé, obsolète, inconcevable aujourd’hui par les esprits postmodernes. Huxley sait que le dieu qu’il cherche s’atteint par la face nord, un dieu qui est en fait l’unité du réel, partout présent mais invisible à nos yeux, inaccessible à notre entendement car fondu dans le monde.

Cette voie est si difficile qu’elle exige un engagement total, un anéantissement des intérêts, des plaisirs, des attachements et des passions de toutes sortes. L’annihilation du moi, c’est en fait la voie de la sainteté « longue et laborieuse » qui passe par la mortification de « la complaisance à la sensualité...l’avarice, la colère et l’envie non maîtrisées....., l’orgueil sans limites et l’ambition sans frein249 ». Elle conduit à l’expérience mystique qui, dans sa phase supérieure, induit un amour et une compassion universels. Huxley envisage de vivre en saint. Il n’y a pas un être qu’il aimerait plus connaître que St François de Sales250. Dans de multiples textes publiés par la Vedanta Society of Southern California, dans la deuxième moitié des années 40 et le début des années 50, dans La Philosophie éternelle en 1944 et dans ses romans ou essais, Huxley fait du saint l’idéal humain le plus élevé. Maria, en 1942, conseille à sa jeune nièce dont elle sent la révolte à la lecture de ses poèmes qu’il ne sert à rien de vivre en rebelle car les rebelles se détruisent, vont à l’échec et finissent abandonnés. Elle lui suggère de lire les biographies de ces poètes révoltés mais aussi celles des saints et de comparer.

La sainteté pour Huxley n’est pas l’accomplissement de miracles, ni le dévouement ou le sacrifice de sa personne au service des autres, même si une expérience religieuse accomplie est ce qui conduit à l’amour du monde et de son prochain. La sainteté est la connaissance unitive de la Réalité Ultime, du divin. Pour y parvenir l’homme doit réduire son moi qui obstrue, par la place disproportionnée qu’il prend, le passage vers cette conscience à la fois universelle et omnisciente et présente au plus profond de nous-mêmes, l’Atman-Brahman des hindous ou la déité de Maître Eckart, c’est-à-dire ce Dieu immanent et transcendant. Quand l’homme a rompu tous les attachements de son moi au monde, que plus rien ne le retient, alors il peut être absorbé dans la déité au plus profond de l’âme. Il en résulte un état de félicité et toute dualité est abolie. Cette perspective n’est pas sans déplaire à Huxley qui souffre de son approche intellectualiste du monde, qui sent combien elle est un écran entre lui et le monde, une grille au double sens du terme qui lui permet une représentation du réel mais aussi l’enferme et l’en laisse à distance. La philosophie des saints ou philosophie éternelle est à la fois une métaphysique, une psychologie et une éthique : une métaphysique avec la reconnaissance d’une réalité divine consubstantielle du monde (qui n’est donc pas un dieu personnel), une psychologie qui découvre cette réalité dans les profondeurs de l’individu, bien au-delà de son inconscient psychique, une éthique qui affirme que la rencontre de cette réalité divine est le but suprême de l’homme, le seul qui permette la paix et la joie. Cette rencontre ne pourra se faire, cette réalité divine ne pourra être appréhendée directement que par ceux qui ont choisi « de se rendre aimants, purs de cœurs, pauvres en esprits ».Il faut donc commencer par étudier les œuvres de ceux qui y sont parvenus. Pour passer du royaume des aspects manifestés de la réalité à celui de la réalité en soi, « une et divine, substantielle au monde multiple des choses, des vies et des esprits », pour que le royaume de Dieu vienne, celui de l’homme doit céder la place251.

La connaissance de la Réalité Ultime, au cours même de notre existence terrestre, est une sortie du temps, un état de conscience supérieure caractérisé par la présence de l’éternité. Elle n’est accessible qu’à ceux qui se font suffisamment proches de Dieu, créent en eux une condition qui se rapproche de l’éternité parce qu’ils savent s’unir au monde par l’amour. « Le mysticisme a aussi l’avantage d’avoir pour premier souci le présent éternel, et non, comme l’humanisme, le futur252 ». Les pratiques religieuses qui visent le paradis dans l’au-delà et les religions politiques (communisme, fascisme, progressisme, humanisme, etc.) restent confinées dans le temps : dans le futur sera accordée l’éternité dans le paradis céleste grâce aux premières et seront réalisés dans un paradis terrestre divers bienfaits concrets, sociaux d’ordre temporel par les secondes. Le salut est une affaire personnelle, une transformation intérieure. La prière, « Que ton royaume vienne sur la terre comme au ciel », signifie : « donne-nous la force de réaliser l’éternité ici, dans le temps, pour que l’éternité ait une chance de nous posséder, pas seulement virtuellement mais réellement »253. La voie du bonheur est indirecte : il résulte d’une préoccupation prioritaire pour la Réalité éternelle et non pas d’une préoccupation située dans le temps. Et l’individu n’en est pas le seul bénéficiaire. La société n’échappera aux maux majeurs de la guerre, des destructions et des désastres collectifs que grâce à une minorité d’individus soucieux de sainteté et si « sa philosophie courante de la vie insistera sur l’éternité plus que sur le temps254 ». C’est pour cela que la quête du salut personnel du saint n’est pas une fuite égoïste du monde mais un renoncement au monde qui est aussi un renoncement pour le monde. Il suppose la volonté personnelle : il ne tient qu’à nous de faire « le choix de servir et honorer Dieu plutôt que le choix contraire de nous servir et de nous honorer ».

La vertu est la condition de la connaissance de Dieu et du bonheur : « La vertu est le préliminaire essentiel à l’expérience mystique255 » et l’expérience mystique ou l’illumination la fin suprême de l’homme. Sybille Bedford résume ainsi les liens étroits entre vertu, bonheur et Dieu selon Huxley :

 

« L’homme ne peut être heureux que s’il est vertueux ; il ne peut-être vertueux sans Dieu ; Dieu ne peut être nettement conçu par un homme sans vertu. »

 

L’hindouisme s’inscrit bien dans une telle démarche puisque la libération, c’est-à-dire la sortie du cycle des réincarnations, se trouve au terme d’un chemin de solitude, d’ascèse et de mortification des attachements.

Pour Huxley, le mysticisme est commun à toutes les religions et leur manifestation la plus élevée. Il pourrait devenir la religion d’un monde unifié comme pourrait l’être, par la technologie, le monde de demain. On le retrouve dans toutes les religions car ses fondements reposent sur l’expérience et sont indépendants de toute révélation, de l’histoire ou de la culture. Bien plus, Huxley pense aussi que le mysticisme peut être détaché de la religion, s’inscrire aussi bien dans un cadre théologique que dans un cadre agnostique. L’expérience mystique dans un cadre théologique s’explique par une forme de continuité existant entre notre moi profond et l’esprit de l’univers, une pénétration, une présence de celui-ci en nous, quel que soit le nom que l’on attribue à cet esprit. Mais Huxley admet que l’on peut vivre l’expérience mystique et la penser en termes psychologiques, c’est-à-dire « sur une base que l’orthodoxie religieuse juge complètement agnostique ». L’agnostique peut aussi récolter les fruits de cette expérience que Huxley appelle « les fruits de l’esprit : amour, joie, paix et capacité d’aider les autres256 ».

Jean-Claude Bologne et Catherine Millot ont l’un et l’autre connu de manière spontanée, en dehors de tout cadre religieux, ces moments d’absence, de joie, de certitude, de bienheureux néant dit le premier, d’effacement du je, de vide, de paix inconnue dit la seconde. Ils en ont été tant impressionnés qu’ils ont cherché à les comprendre au travers de ceux qui les avaient aussi vécus ou racontés. JC. Bologne s’est intéressé aux récits des expériences de Rilke, Ionesco, Bataille ou Milosz, C. Millot à ceux de Koestler, Michaux, Etty Hillesum. J. C. Bologne s’est aussi penché sur des personnages de fiction chez Mircea Eliade, Borges ou Tournier dont on peut penser qu’ils racontent en partie celles de leurs auteurs et C. Millot sur le personnage central de la nouvelle de Tolstoï, La Mort d’Ivan Ilitch. Des points communs se dégagent nettement. Ces moments ont été des moments de lumière, de joie et de certitude, de disparition de la crainte de la mort quand celle-ci était présente et ont constitué des événements marquants pour le reste de la vie. Et dans tous les cas, ils s’inscrivaient en dehors de tout cadre religieux. Il ressort pour ces deux auteurs que le vécu et l’interprétation religieux de telles expériences sont à chercher dans le contexte culturel et que leur survenue même relève de causes psychologiques ou physiologiques.

Outre son travail, dont la vocation est en grande partie alimentaire, de scénariste dans les studios d’Hollywood, Huxley se consacre jusqu’en 1945 aux questions qui le hantent maintenant : la nécessaire transformation de l’homme, la voie mystique, l’homme sans attaches. En octobre 1938, alors qu’il commence à fréquenter assidûment le centre vedanta, il débute la rédaction de Jouvence qui sera publié en octobre 1939 : on y trouve à la fois la critique sociale dans laquelle Huxley garde un ton qui n’est pas sans rappeler celui de ses romans des années 20 et la préconisation du détachement au travers du personnage de Mr Propter que nous avons déjà rencontré. D’août 1940 à mai 1941, il réalise une biographie du Père Joseph, L’Eminence grise. François Leclerc du Tremblay, ecclésiastique catholique, était un capucin ascète à la recherche de la perfection contemplative. Révélations, visions, extases ponctuaient son chemin vers la sainteté jusqu’à ce que Richelieu, revenu au pouvoir en 1624, l’appelât au poste de ministre officieux des Affaires étrangères. Il conduisit alors une politique de pouvoir dont le double objectif était d’unifier le royaume et de combattre les Habsbourg. Richelieu et le père Joseph par leurs intrigues et leurs manœuvres machiavéliques attisèrent et prolongèrent la guerre de Trente Ans. Richelieu mourut dans un état de dépression profonde et le Père Joseph devint incapable de connaître l’union avec Dieu. Il eut la certitude de s’être éloigné de lui. Il n’avait pas pu concilier ses deux activités, celle de l’homme de pouvoir et celle du contemplatif. Il n’aurait d’ailleurs jamais dû accepter de se mettre au service de Richelieu : les religieux qui pensent changer le monde en faisant de la politique sont transformés par la politique, celui qui aspire à la sainteté doit maintenir ses activités sur les marges de la société car au lieu d’élever la politique à son niveau, il retombera toujours au niveau de la politique. Le bien est toujours le résultat de dons éthiques et spirituels des individus et il ne peut être réalisé qu’à petite échelle. Il ne peut être produit en masse car les hommes sont imparfaits et les réformes les mieux intentionnées sont submergées par leurs effets pervers. On retrouve là une illustration des thèses de La Fin et les Moyens. Aldous Huxley a toujours été convaincu que l’une des causes décisives de la seconde guerre mondiale remontait à la guerre de Trente Ans par un enchaînement de décisions relevant de la politique de pouvoir. Le choix du sujet laisse une étrange impression : en cette année 1940, le monde entre en guerre et Huxley s’éloigne de la réalité du conflit, à la fois dans l’espace, en restant aux Etats-Unis et dans le temps, en remontant à la fin du XVIe et début XVIIe pour trouver une situation, une activité, un sujet correspondant à ses préoccupations. Avant même ses convictions pacifistes, il y a d’abord le fait que la guerre lui est insupportable. Son état physique le rend inapte à l’action, il est presque aveugle et très souvent malade, mais il est aussi très affecté moralement par les souffrances qu’elle génère. Sa vue a de nouveau baissé en septembre 1939 et lui, comme ses proches, lient cela aux mauvaises nouvelles venant d’Europe. A l’annonce de la chute de Paris, il retombe dans un état de dépression que le climat anti-pacifiste qui se développe aux Etats-Unis et à Hollywood ne peut qu’aggraver. De l’automne 1941 au printemps 1945, Huxley va travailler sur trois livres qui, sur des registres différents, traitent tous les trois de l’annihilation du moi pour parvenir à la sagesse et même à la sainteté et, au moins, à une meilleure santé, trois livres donc toujours dans la suite de ses préoccupations : L’éternité retrouvée, L’Art de voir et La Philosophie éternelle. Dans L’Eternité retrouvée, c’est la comparaison entre les personnages et leurs destins qui montre que plus il y a de moi, moins il y a de fondement divin, que le moi est la source de la douleur : d’un côté l’hédoniste jouisseur, un jeune auteur dramatique anglais d’une trentaine d’années, dégoûté de sa sensualité, culpabilisé d’être indifférent, peu charitable ou sarcastique, et de l’autre Bruno Rontini, celui qui a cherché la connaissance unitive de Dieu et a atteint un état de force et de sérénité. Le premier, dans lequel on reconnaîtra sans peine Huxley, a certes su échapper aux vices grossiers de la bonne chère, de l’attrait de l’argent et du pouvoir mais pas à celui des jolies femmes et trop souvent tombe dans « les formes un peu subtiles de la vanité et de l’orgueil », de cette vanité d’hommes de lettres qui lui semble si puérile quand il rencontre le second. Dans L’Art de voir, Huxley rend hommage à l’ophtalmologue Alan Bates qui avait conçu une gymnastique curative de l’œil. Il reçut des soins à la fin de 1938 qui s’appuyaient sur cette méthode et qui lui permirent de retrouver la vue et d’abandonner l’usage des lunettes au bout de six mois. Il y prend la défense de Bates face à ses confrères de la médecine conventionnelle qui l’accusent de charlatanisme mais surtout, il montre que, au niveau physiologique également, le moi a des effets perturbateurs, que plus il est présent et moins il y a de nature et plus un fonctionnement correct et normal de l’organe est difficile : le mental perturbe la grâce corporelle propre à la vie animale. Dans La Philosophie éternelle, il présente et commente des textes de ceux et celles qui, dans toutes les religions, hindouisme, taoïsme, bouddhisme mahayana, christianisme, soufisme, protestantisme, dans l’antiquité grecque et même dans les sociétés primitives avaient eu la connaissance du Fondement Divin du monde, de la Réalité Ultime, grâce à leur entraînement spirituel par lequel ils anéantissaient leur moi. Le livre est l’objet des éloges de Schrödinger et S. Maughan.

Huxley rencontre bien des difficultés depuis la fin de l’année 1938 : quasi-cécité, anéantissement du pacifisme, état dépressif et même un deuxième blocage face à l’écriture littéraire puisqu’il doit interrompre la rédaction de L’Eternité retrouvée d’avril à octobre 1942, interruption dont il profite pour écrire son opuscule sur Bates. En février 1942, les Huxley s’installent à Llano Del Rio, une maison dans l’oasis du désert de Mojave où ils passent l’essentiel du temps pendant trois ans. C’est à partir de cette date qu’il s’impose une discipline propre au chemin mystique et à laquelle le lieu lui-même, le désert et sa nuit silencieuse sont parfaitement adaptés. C’est probablement à cette époque que Huxley, décidé à mener une vie conforme aux enseignements des grandes sagesses pour conquérir sa libération personnelle, renonce à ses rencontres sexuelles occasionnelles. C’est la moindre des choses pour tuer l’homme sensuel en lui. Il pratique la méditation avec beaucoup de discipline et parfois, frustré par la lenteur de ses progrès spirituels, il la pousse à fond, convaincu d’ailleurs qu’elle n’est qu’un moyen et qu’elle ne peut donc être source de bien que si elle repose sur une métaphysique ou une théologie sous-jacentes. Il poursuit deux buts : l’apaisement pour retrouver la santé car sa vue se dégrade avec le stress, mais aussi l’accès à un état de grâce. Ses proches notent bien des changements dans son comportement. Pour Maria, son humeur est excellente, sa vue s’améliore, son travail avance à un bon rythme, il porte un intérêt à des activités qui lui étaient jusqu’ici étrangères : il ramasse les fruits, fait son lit lui-même, secoue les tapis, fait tout cela spontanément et semble même éprouver un certain plaisir à se servir de ses mains pour autre chose qu’écrire. Gérald Heard et Isherwood sont eux aussi stupéfaits des bienfaits que la vie en quasi-ermite lui apporte et sont particulièrement sensibles à l’immobilité de sa posture au cours des trois moments de méditation quotidiens à Trabuco257. La première personne qui lui rend visite à l’après-guerre en 1945, Madge Garland, le trouve transformé258. David King Dunaway dans Huxley in Hollywood fait remarquer que par deux fois Huxley a su restaurer son état de santé, remettre son corps en bon état de marche. Chacune de ces restaurations se sont faites avec l’aide d’une personnalité médicale hors-norme et ont correspondu à un tournant majeur dans son approche du monde : le pacifisme et la rencontre avec Alexander la première fois, le mysticisme et la rencontre avec Bates la deuxième fois. A chaque fois, l’espoir renaissait. Le corps, même à partir d’organes déficients, peut s’améliorer. La vie spirituelle est elle aussi perfectible. L’intellectuel ironique s’est transformé en un prêcheur mystique avec un penchant pour le yoga et l’occultisme et à un monde en guerre, il répond par la philosophie éternelle comme la seule route clairement et indiscutablement à suivre pour sortir de l’ornière de la violence. Huxley a-t-il eu néanmoins un contact avec le divin259 ? Son fils Matthew, dans une interview en 1985, répondit avec hésitation : une fois ou deux, mais sous quelle forme ? Peut-être au cours de son séjour à Llano dans le désert ? Il s’interrogeait sur la dérive intellectualiste toujours possible de son père traduisant en mots des émotions qu’il n’a pas vécues :

 

« Aldous a-t-il réalisé la transcendance ou pas ? Voilà la question que je me pose. Ou bien a-t-il tout intellectualisé, tout mis sur le papier avec le jargon du sujet et les mots des autres comme dans La Philosophie éternelle ? »

 

Edmund Wilson, un journaliste du New-Yorker estima quant à lui que les descriptions des états mystiques dans L’Eminence grise et dans L’Eternité retrouvée avaient des accents d’authenticité et étaient basées sur une expérience. A l’été 1961, lors de son séjour en Grande-Bretagne, Huxley rencontre Rosamund Lehmann. Il écoute son récit d’une étonnante expérience mystique qu’elle a faite. Il lui dit qu’elle a de la chance, que lui n’en avait jamais connu et il ajoute avec son humilité si caractéristique, « Peut-être je n’aime pas assez ». Femme de lettres, elle raconte que jusqu’à cette expérience, elle n’était tournée que vers les penseurs agnostiques ou athées et que tout ce qu’elle entendait venant des prêtres et des croyants lui semblait dépourvu de sens. Sa fille décéda assez brusquement à 23 ans et une quinzaine de jours après elle fut saisie d’une violente convulsion, sentit son moi comme arraché d’elle, entendit une musique « jubilante, pénétrante », à la fois familière et inconnue. Elle sentit sa fille proche d’elle et tout sous ses yeux brillait.

 

« Il me semblait percer l’apparence de toutes choses et percevoir, jusqu’en leur cœur même, des rayons vibrants et irradiants…...et la beauté (des roses) était insondable, un monde d’amour ».

 

Elle poursuit autour de la lumière qui éclaira le monde et la joie qui abolit sa peine pendant cette journée exceptionnelle. Bien sûr, il lui fallut revenir au monde quotidien et elle comprit et reconnut qu’elle avait reçu des grâces mais que dans « le royaume des choses spirituelles, (elle) n’était pas encore née... ». Rosamund Lehmann se plongea alors dans la littérature ayant trait à ce type d’expériences, découvrit qu’elles étaient de toutes les époques et de toutes les cultures, particulièrement nombreuses aux XIXe et XXe siècles, émanant « de gens intègres et de haute valeur : poètes, universitaires, physiciens, philosophes, hommes d’Etat260 ». Quelques mois avant de mourir, Huxley écrivit dans une lettre qui fut retransmise à sa veuve Laura :

 

« J’ai connu ce sens de la solidarité aimante avec les gens autour de moi et plus largement avec l’Univers, aussi le sens de la fondamentale Haute-Justesse du monde en dépit de la souffrance, de la mort et du deuil...261. »

 

Haute-Justesse signifie ici, comme traduction de All-Rightness, que le monde fonctionne parfaitement bien eu égard à sa nature profonde. Huxley aurait donc connu entre l’été 1961 et le début de 1963 une pleine expérience mystique. Les changements dans sa personnalité ne vont toutefois pas préserver Huxley d’un retour à un pessimisme profond au cours des années qui vont suivre. Hiroshima et Nagasaki, la découverte des camps de concentration lui font craindre que le monde n’aille à sa perte et cette question devient pour lui un souci premier. Par ailleurs, sa vie quotidienne est de nouveau perturbée par des questions de santé : victime d’une grave allergie à une plante, il doit quitter Llano avec son épouse au printemps 1945 et sa vue retombe à un niveau très bas sans toutefois, à la différence des crises précédentes, l’empêcher d’écrire car il se livre aux exercices quotidiens de la méthode Bates. Il publie à cette époque deux ouvrages sur le même sujet, la science et ses dangers, de nature très différente mais qui l’un et l’autre s’inscrivent dans sa démarche spirituelle : en 1946, un court essai, Science, Paix et Liberté, dont il verse les droits d’auteur à une organisation pacifiste, The Fellowship Reconciliation, et un roman, rédigé entre novembre 1947 et février 1948, Temps Futurs, qui nous projette dans un monde futur détruit par l’arme nucléaire. L’essai est avant tout une réflexion socio-économique quant à l’évolution de la société (économie, finance, pouvoir) dans lequel l’auteur propose des moyens d’agir, indique des pistes pour éviter la catastrophe mais aussi pose une condition d’un autre ordre, pour éviter le pire, une condition d’ordre spirituel liée à la Fin Ultime de l’homme. Dans le roman, le pire est advenu, une force extérieure aux hommes est intervenue, celle du Malin, qui leur a mis dans la tête les idées de Progrès et de Nationalisme dont le mariage a pour fruit monstrueux la catastrophe atomique.

Science, Paix et Liberté est à la fois un réquisitoire contre la science moderne devenue l’appui, la complice de la collusion de l’industrie et de l’Etat et un recueil de propositions concrètes encore aujourd’hui d’actualité pour sauver le monde de leur domination mais qui ne pourront aboutir sans un supplément de spiritualité, comme Bergson disait « un supplément d’âme ». Les propositions faites dans Science, Paix et Liberté, il y a 70 ans, pour éviter la guerre et la centralisation du pouvoir sont toujours d’actualité mais encore si peu prises en compte par les dirigeants politiques et économiques : l’autonomie régionale en matière d’énergie comme le préconisent aujourd’hui les adeptes des territoires à énergie positive, le développement des énergies éolienne et solaire au lieu et place de l’énergie atomique, avec ses menaces sanitaires et militaires, et du pétrole, objet de rivalités et de guerres, l’autonomie alimentaire afin d’éviter la dépendance à l’égard du commerce international, la soumission de la recherche appliquée à des fins utiles et choisies et le respect de la liberté de la recherche scientifique désintéressée. Les méthodes de lutte politique envisagées, inspirées de Thoreau et Gandhi, reposent sur la non-violence et la désobéissance civile. Le livre débute sur une citation de Tolstoï énonçant le lien étroit entre l’organisation sociale et l’utilisation qui est faite de la science et de la technique :

 

« Si l’organisation de la société est mauvaise (comme l’est la nôtre), et si un petit nombre de gens ont le pouvoir sur la majorité et l’oppriment, toute victoire sur la Nature ne servira inévitablement qu’à accroître ce pouvoir et cette oppression. C’est ce qui se produit présentement262. »

 

Cette phrase pourrait être méditée aujourd’hui par tous ceux qui pensent que le chômage, les inégalités, les problèmes écologiques et même le déficit de démocratie seront résorbés par les innovations technologiques. Aux antipodes de ce simplisme naïf, Huxley relève les dangers dont les applications de la science sont grosses dans la société industrielle : centralisation du pouvoir politique et renforcement de sa police et des moyens de propagande au détriment des libertés, concentration économique et financière qui ont éliminé de la vie professionnelle « le self-government » qui est l’essence même de la vie démocratique », malaise, instabilité chroniques et chômage du fait de la rapidité des changements, collusion entre les appareils de la science, de l’industrie et de l’Etat qui disposent en synergie leurs intérêts propres et dont le premier effet est l’augmentation des dépenses militaires. Huxley comprend très tôt la menace que représentent les complexes militaro-industriels pour la paix et les lobbies pour la démocratie, la santé publique et l’environnement du fait de leur pouvoir de faire voter des lois et des règlements en faveur de leurs intérêts et au mépris de leurs conséquences sanitaires et écologiques. Il ne croit pas à une solution étatique, la sécurité sociale et économique obtenue par la nationalisation mettant rapidement un terme aux libertés. Il n’est pas non plus un adepte du luddisme, de la destruction des machines et du retour à l’âge préindustriel ; il demande simplement que les résultats de la science pure ne soient pas mis au service des oligarchies centrales mais

 

« … des petits propriétaires travaillant pour eux-mêmes, ou en groupes coopératifs, et s’intéressant non pas à la distribution de masse mais à la subsistance et à la desserte d’un marché local263 ».

 

Jeremy Rifkin aujourd’hui, lui aussi, ne rejette pas les innovations technologiques et espère même que la troisième révolution industrielle (énergies renouvelables et Internet) ouvrira la possibilité de développer en regard d’un capitalisme centralisé, concentré et aliénant une économie collaborative, coopérative et horizontale. Mais au-delà de ces aspects économiques, politiques et sociaux, Huxley n’oublie pas la question de la satisfaction des besoins psychologiques et des besoins spirituels de l’homme. Dans le modèle d’organisation socio-économique centralisée et concentrée, les premiers ne peuvent être satisfaits : absence d’indépendance et de responsabilité personnelle, sens du travail défaillant, coupure de la relation avec le milieu naturel. Quant aux seconds, ils se heurtent aux schémas de pensée du modèle scientifique et technique qui ont pénétré les esprits : on a construit, à partir du caractère progressif de la science, un dogme du progrès dont on pensait à l’époque qu’il s’appliquerait par entraînement à tous les domaines de l’activité humaine et ainsi s’est développé le mythe d’un avenir radieux ou tout au moins de lendemains améliorés permettant de justifier n’importe quoi dans le présent au nom de ses fruits futurs. L’application à la gestion de la société des méthodes de simplification de la recherche scientifique, légitimes en laboratoire, a conduit au mépris de la diversité, des particularités des groupes ou des individus. La représentation de l’homme construite à partir de la mesure, de la matière et de l’énergie a réduit sa spiritualité à des illusions, son monde mental à un produit de sa physiologie. Il en résulte « cette indifférence tellement répandue à l’égard des valeurs de la personnalité humaine et de la vie humaine qui est si caractéristique de l’époque actuelle264 ». A ce stade, la critique sociale de Huxley rejoint sa quête spirituelle : il faudrait que les pasteurs de toutes les religions enseignent

 

« … que la Fin Ultime de l’homme n’est pas dans l’avenir utopique inconnaissable, mais dans l’éternité intemporelle de la lumière intérieure, que tout être humain est capable, s’il le désire, de réaliser ici même et maintenant …265 ».

 

Ce ne sont pas la hausse de la production économique ou les progrès technologiques qui améliorent la vie des hommes et le fonctionnement des sociétés mais bien ce qui se passe en eux dans leur relation la plus profonde au monde et à la vie.

Temps Futurs est l’antécédent littéraire des films sur la destruction de Los Angeles et la dégénérescence de l’homme tels que ceux de la série La Planète des singes débutée en 1968 ou Blade Runner, The Omega Man ou Them à la différence desquels ce roman se termine sans espoir, ni solution. Le titre (en anglais, Ape and Essence) est tiré du quatrième vers de cette tirade de Shakespeare de Measure for Measure qui rappelle l’homme a plus d’humilité :

 

« Mais l’homme plein d’orgueil

Vêtu d’une mince et brève autorité,

Le plus ignorant de ce dont il est le plus assuré

Son essence vitreuse, pareille à un singe en colère,

Joue des tours si fantastiques devant l’altitude du ciel

Que les anges en pleurent. »

 

L’action se situe en 2018, un siècle après qu’une troisième guerre mondiale, atomique celle-ci, ait ravagé presque toute la planète, sauf l’Afrique équatoriale et la Nouvelle-Zélande. Une expédition venue de ce pays débarque en Californie pour redécouvrir l’Amérique après cet épisode de folie destructrice. Elle constate le chaos : Los Angeles est une ville fantôme, écroulée en ruines obstruées par le sable poussé par le vent et habitées par des êtres brutaux et cruels, humains dégénérés, retournés à un état de sauvagerie barbare, habillés de peaux de chèvre, malodorants, qui ont perdu les savoir-faire industriels et agricoles et survivent d’expédients comme la récupération de bijoux ou vêtements sur les cadavres. Les stocks restants de livres des bibliothèques servent de combustible pour fabriquer le pain et la culture est réduite au seul culte de Bélial, à la récitation d’un catéchisme imposant la chasteté et la soumission aux chefs. Pour satisfaire sa cruauté et apaiser son appétit de souffrances et de destructions, les enfants nés difformes à la suite des altérations génétiques causées par la radioactivité lui sont offerts en sacrifice, jetés au feu devant leurs mères lors de bacchanales annuelles au cours desquelles elles sont punies de les avoir mis au monde, humiliées et accusées d’être source d’un magnétisme malfaisant. Les dignitaires du régime sont gras, boursouflés, avec des voix de fluet, affublés de titres et de parures ridicules, paradant selon un protocole terrifiant, représentants d’un Etat, à la fois dictature impitoyable et église ultra-intégriste, évoquant avec ses dirigeants grassouillets les images de Corée du Nord et avec sa cruauté ostentatoire celles de l’état islamique.

N’y aurait-il pas eu la guerre nucléaire que les hommes seraient aussi parvenus à détruire la nature et à en subir les conséquences puisque depuis la révolution industrielle ils se livrent à

 

« … une orgie d’imbécillité criminelle…...à polluer les rivières, à tuer tous les animaux sauvages, au point de les faire disparaître, détruire les forêts, à délaver la couche superficielle du sol et à la déverser dans la mer, à consumer un océan de pétrole, à gaspiller les minéraux qu’il avait fallu la totalité des époques géologiques pour déposer266 ».

 

Ils appellent cela le Progrès, ils croient être devenus les maîtres de la nature, tout cela est « trop démoniaquement ironique » pour qu’ils aient seuls et sans l’aide de Bélial « une présomption tellement outrecuidante pour les miracles de leur propre technologie ». En cette fin des années 40, après une décennie de quête mystique, Huxley est plus aux prises avec la déception et un pessimisme assez sombre qu’habité par la Joie et l’Amour. Il ne peut pas encore dire qu’en dépit de toutes les souffrances qui affectent les hommes, la nature profonde du monde est parfaite, Lumière et Amour. Doit-il poursuivre sa quête mystique, beaucoup plus longue et laborieuse qu’il ne l’imaginait ? Se sent-il capable de mortifier encore plus ses désirs et ses attachements, d’aller encore plus en avant dans le renoncement, la méditation, une vie plus austère ? Devant les difficultés des années qui vont suivre, le maccarthysme à Hollywood, de nouvelles crises de cécité, la maladie puis le décès de Maria, il va chercher de nouvelles forces intérieures dans deux autres directions, la parapsychologie et le psychédélisme, qui seront les nouveaux thèmes de ses livres.


243  Houellebecq (Michel), Soumission, op. cit. p 217-219.

244  Huxley (Laura), op.cit. p. 108.

245  Huxley (Maria), Bibliothèque Royale de Bruxelles.

246  Huxley (Aldous), Dieu et moi, Paris, Seuil, 1994, page 22.

247  Isherwood (Christopher), op. cit. p 41-42./

248  Huxley (Aldous), La Philosophie éternelle, op.cit., p 236.

249  Huxley (Aldous), Dieu et moi, op. cit. p 31.

250  Huxley (Aldous), Letters, op.cit. p 494, lettre à V. Occampo de septembre 1943.

251  Huxley (Aldous), La Philosophie éternelle, op.cit.

252  Huxley (Aldous), Letters, op. cit. p 481, lettre à Julian Huxley du 23/11/1942.

253  Huxley (Aldous), Dieu et moi, op. cit. p 137.

254  Huxley (Aldous), Les Portes de la Perception, op.cit. p 94.

255  Bedford (Sybille), volume 2, op. cit. p 345.

256  Huxley (Aldous), Dieu et moi, op. cit. p 244-245.

257  Dunaway (David.King), Huxley in Hollywood, New-York, Harper and Row, 1989, p 288.

258  Bedford (Sybille), Aldous Huxley, a Biography, volume 2, op. cit. p 60.

259  Dunaway (David King), op. cit. p 215.

260  Lehmann (Rosamund), « Après la mort de ma fille », in Planète N°15, p 25-27.

261  Huxley (Laura), This timeless Moment, op. cit., p 312.

262  Huxley (Aldous), Science, Paix et Liberté, Monaco, E. du Rocher, 1947, p 7.

263  Huxley (Aldous), Ibid., p 34

264  Huxley (Aldous), Ibid., p 46

265  Huxley (Aldous), Ibid., p 48

266  Huxley (Aldous), Temps futurs, op. cit. p 151.