XXVII.
Ile

« Huxley a publié Ile en 1962... Ce livre médiocre... a joué un rôle énorme sur les hippies et... sur les adeptes du New Age… la communauté harmonieuse décrite dans Ile a beaucoup de points communs avec celle du meilleur des Mondes. De fait Huxley lui-même, dans son probable état de gâtisme, ne semble pas avoir pris conscience de la ressemblance, mais la société décrite dans Ile est aussi proche du meilleur des mondes que la société hippie libertaire l’est de la société bourgeoise libérale374 ».

Michel Houellebecq. Les Particules élémentaires

 

Depuis longtemps, Huxley était obsédé par une suite positive à donner au meilleur des Mondes, depuis au moins la nouvelle préface qu’il avait écrite à l’occasion de sa réédition en 1946. Il y précisait que, s’il devait le réécrire, il introduirait pour le Sauvage une troisième possibilité, à côté de l’alternative entre vie primitive de la tribu et assimilation dans le meilleur des mondes, celle « d’une existence saine d’esprit » dans une communauté de dissidents où l’économie serait décentralisée selon le modèle de Henry Georges, la politique coopérative inspirée de Kropotkine, la science mise au service de l’homme et la religion envisagée comme « la poursuite consciente et intelligente de la Fin dernière de l’homme (la connaissance unitive du Tao ou Logos immanent...)375 ».

Le meilleur des Mondes hantait Huxley, lui collait à la peau car après la Philosophie éternelle, il n’avait plus le goût de se moquer des faiblesses humaines et voulait aussi rompre avec le pessimisme et le désespoir dans lequel il retombera néanmoins avec Temps futurs. A l’époque où il travaille Ile, de 1956 à 1962, Huxley est très critique à l’égard de la société occidentale et éprouve aussi une forte inquiétude quant à l’avenir des libertés individuelles, comme il l’explique dans Retour au meilleur des Mondes rédigé de décembre 1957 à juin 1958 et dans les conférences données à cette époque à Santa Barbara en 1959. Outre le différentiel de croissance entre la population et les ressources, il déplore l’excès d’organisation dû à la centralisation et à la concentration générée par le progrès technique dans le cadre d’un système de production et de consommation de masse préjudiciable à la santé mentale des individus. Il cite le freudo-marxiste Erich Fromm :

 

« Notre société occidentale contemporaine … tend à faire de (chaque individu) un automate qui paie son échec sur le plan humain par des maladies mentales toujours plus fréquentes et un désespoir qui se dissimule sous une frénésie de travail et de prétendu plaisir376. »

 

L’industrie de l’information qui s’installe en bénéficiant des progrès de la technique met en péril la liberté individuelle. Elle ne s’occupe plus « ni du vrai, ni du faux mais de l’irréel et de l’inconséquent » pour répondre à « la fringale de distraction éprouvée par les hommes377 ». Les procédés publicitaires visent l’inconscient et sont utilisés aussi bien à des fins commerciales que politiques, exploitant les désirs et les peurs obscurs des individus et Huxley n’omet pas de mentionner que les jeunes en sont les cibles les plus vulnérables. La combinaison de ces nouvelles techniques de communication avec les produits issus des progrès de la pharmacologie pose bien sûr le risque de manipulation des foules et des individus à un niveau jusqu’ici jamais atteint et une menace élevée sur les libertés individuelles.

Face aux logiques impersonnelles de la démographie et de l’économie et face aux techniques mises en œuvre pour contrôler les esprits, il s’agit d’abord de sauver les individus du risque d’uniformisation. La première chose à faire est d’apprendre à nous-mêmes et à nos enfants à être libres, à nous gouverner nous-mêmes, d’où l’intérêt que Huxley accorde au thème de l’éducation et l’importance qu’il lui accorde dans Île : elle aura d’abord comme principe de reconnaître la singularité, la nature et les talents propres de chacun des individus :

 

« Les sociétés ne valent que dans la mesure où elles les aident à s’accomplir, à mener une vie heureuse et créatrice378 » et c’est pour cela que « la liberté est un grand bien, la tolérance une grande vertu et l’embrigadement un grand malheur379. »

 

Le danger de l’uniformisation est grand si les individus préfèrent, sous la pression des différentes forces qui les poussent en ce sens, « la télévision et les saucisses chaudes380 » à l’esprit de responsabilité. Une priorité sera d’enseigner le bon et le mauvais usage du langage afin de permettre aux citoyens de distinguer ce qui relève de la propagande et de l’embrigadement de ce qui relève de suggestions raisonnées et de faits contrôlés.

Pour mieux convaincre des défis à relever, Huxley opte pour un roman, dont le titre sera Île, plutôt qu’un essai. Son choix à ce propos semble avoir été fait dès 1956381. Il a abandonné le genre du roman depuis 1948. Ses romans sont des essais déguisés si bien que lui-même se demande s’il est « congénitalement apte » à la fiction. Le reproche lui a été souvent fait. Lors de sa quatrième visite à Londres depuis son départ d’Angleterre, John Lehmann à la télévision, le 12 octobre 1958, lui rappelle combien, même dans les années 20 alors que son public était ravi par l’auteur raffiné, subtil, spirituel, iconoclaste et que ses romans étaient plus sophistiqués que ceux qui suivirent, on sentait déjà ce désir de « discuter d’étranges idées », une volonté d’enseigner. Et le journaliste ajoute que le côté professoral a par la suite pris une place croissante dans ses livres et lui demande s’il est bien conscient que l’écueil sur lequel « Balzac s’est presque anéanti comme romancier en bourrant ses romans de toutes sortes de choses (banque, science, industrie, politique, mysticisme) » comme Huxley le disait dans l’un de ses essais, ne présente pas pour lui-même un risque. Huxley lui répond qu’il en est tout à fait conscient et qu’il est peut-être « un peu pédant mais cela a toujours été mon désir d’apprendre, d’explorer382 ». Sa difficulté à incarner ses idées dans la fiction sans allonger leur exposé est accrue avec son projet d’une suite au meilleur des Mondes car « c’est toujours plus facile d’écrire à propos des choses négatives que des positives, plus facile de critiquer des choses négatives que de concevoir des positives383 ». Ce n’est pas une utopie que Huxley veut écrire. Il voit Île « comme une fantaisie pouvant se réaliser à un endroit, à un certain moment, plus qu’une fantaisie sans place, ni moment ». Sur la page du titre, il cite Aristote : « Lorsque nous forgeons un idéal, il nous est permis de tenir compte de nos désirs : mais il nous faut écarter l’impossible ». La plupart des techniques et organisations sociales qui sont présentées dans le roman ont été pensées, essayées ici ou là, expérimentées dans une université, un laboratoire, un hôpital ou une école et ne relèvent donc pas de la pure fantaisie de l’auteur. Le sujet du roman est déterminé en mars 1956 ainsi qu’il l’écrit à son ami H. Osmond :

 

« … une société imaginaire dont le but est d’obtenir pour ses membres la réalisation de leurs potentialités les plus élevées » et qu’il a choisi de placer, « non dans le futur, mais sur une île imaginaire elle aussi dans l’Océan indien, habitée par un peuple descendant de colonies bouddhistes et ainsi connaissant tout à propos du tantrisme. »

 

Des ponts seront établis entre cette culture et celle de l’Occident. Huxley mettra six ans pour l’écrire (il sera publié en mars 1962). La rédaction en sera laborieuse : interruptions dues à celle de Retour au meilleur des Mondes, à son hospitalisation en juin 1960 pour soigner un cancer de la langue, à la priorité donnée à divers travaux, auxquelles il faut ajouter la difficulté à construire une fiction adaptée au sujet.

Huxley ne considérait pas ce livre comme un livre testament car il espérait pouvoir en écrire d’autres. Mais on le considère parfois un peu comme tel car il fut son avant-dernier livre, un an et demi avant son décès (le dernier livre sera Littérature et Science paru en septembre 1963) mais surtout il a voulu en faire une synthèse de ses recherches et de sa propre vie. Nous voyons donc qu’il poursuit sa quête par l’écriture, une quête qui puise dans l’expérience de son auteur et dans ses connaissances. Huxley reste fidèle jusqu’au bout à son éthique d’auteur. Et, par conséquent, puisque son chemin après être passé par une inspiration hindouiste l’a maintenant rapproché du bouddhisme et que d’autre part, il n’a pas oublié sa culture d’origine, son roman sera l’histoire d’une synthèse de la science, de la civilisation technique avec la pensée orientale, du rationalisme avec le mysticisme donc de l’invention d’une nouvelle sagesse.

La Paix des Profondeurs et Île encadrent les années américaines de Huxley. Le héros de chacun de ces livres, Anthony Beavis dans le premier, Farnaby dans le second, ne savent pas aimer, sont indifférents au sort du monde, sont négatifs et se livrent sans convictions à des activités sans finalité. Confrontés ainsi à l’ennui, au mal-être, au remord et au dégoût, la rencontre avec un homme d’une grande sagesse, le Docteur Miller dans un cas et le Docteur Mc Phail dans l’autre, leur dévoile, qu’au-delà de la cruauté, de la violence, du mal, de la séparation en individualités limitées, il existe l’amour et la compassion, la lumière, l’union avec le divin. Beavis a trouvé le chemin à suivre, il va s’engager pour la paix. Farnaby doit utiliser le remède Moksha pour s’approcher de la « lumineuse félicité » qui est entendement au-delà des mots, « entendement de toute chose, mais sans la connaissance de rien384 ». La trame du roman est relativement simple. Le naufrage d’un journaliste anglais, Will Farnaby, sur l’île de Pala, est l’occasion de la rencontre de deux mondes : l’un, celui pour lequel il travaille en sous-main, le monde des compagnies pétrolières et l’autre, celui incarné par le docteur Mac Phail, une des personnalités de cette île où les péripéties de l’histoire ont permis d’allier la rigueur de la science expérimentale avec l’amour et la compassion. Le premier monde est celui de la prédation et de la recherche du gain, de l’avidité des grandes compagnies polluantes, des dictateurs à leur solde qui empêchent toute réduction des inégalités et d’une classe de richards indifférents à la pauvreté endémique mais fascinés par le modernisme technologique et consumériste de l’Occident. L’héritier du trône de Pala souhaite gouverner afin d’industrialiser Pala d’une manière intensive avec l’argent du pétrole, construire une usine d’insecticides qui permettra aussi de se doter d’armes chimiques (gaz de combat) et de créer l’armée de Pala. Il est approuvé dans ses ambitions économiques et politiques par Dipa, le dictateur du pays voisin. Le monde de Pala est un monde menacé. « Pala est une fédération d’unités économiques et géographiques autogérées qui laisse une large place à l’initiative locale385 » et refuse tout gouvernement centralisé. C’est un pays pacifiste qui ne possède pas d’armée et qui en cas d’attaque, par exemple celle de Dipa, n’aura à sa disposition que la résistance passive. Le modèle de développement économique se veut ni communiste, ni capitaliste, mais sobre et endogène : refus de l’industrialisation de masse, de la surconsommation, priorité à l’agriculture au détriment de l’industrie lourde, à l’objectif d’autonomie alimentaire au détriment des exportations, à la satisfaction des besoins humains même si c’est au détriment de la productivité, contrôle des naissances, absence d’usuriers et de banques commerciales mais un modèle de prêt et de financement construit sur le modèle du système bancaire coopératif de l’allemand Wilhelm Raiffesen. On peut faire la comparaison avec les stratégies de développement qui furent choisies, à l’époque de la rédaction du livre, par les pays qui sortaient de la décolonisation et qui le plus souvent sacrifièrent l’agriculture vivrière à l’exportation de matières premières agricoles et parfois à une industrialisation inadaptée. La réussite du modèle de Pala suppose des dirigeants qui ne cherchent pas à concentrer du pouvoir entre leurs mains et une population assez mature pour établir des relations de dialogue et de partage plutôt que des relations de rivalité et d’affrontement, assez sage pour ne pas s’emballer sans réfléchir pour les produits symbolisant le dernier cri de la modernité, une population plus soucieuse de liens que de biens, de coopération que d’ostentation. D’où l’importance que revêtent à Pala l’éducation et la spiritualité. L’éducation à Pala est organisée pour répondre à trois objectifs : le développement complet et équilibré de la personnalité, l’acquisition d’un esprit de responsabilité et l’adoption d’une attitude positive dans la vie.

 

Toutes les dimensions de la personnalité sont stimulées : l’intelligence intellectuelle, l’intelligence de la générosité, de la compréhension des personnes, l’intelligence manuelle. Ce n’est pas seulement le corps et l’esprit qui sont à éduquer, le corps d’un côté et l’esprit de l’autre, mais le corps-esprit et ces différentes intelligences doivent être mises en résonance entre elles. Un des principes de l’enseignement est que les élèves participent intellectuellement mais aussi émotionnellement et affectivement. Ainsi les différentes matières sont toutes l’occasion pour l’élève de mieux se connaître et d’apprendre ce à quoi il doit se destiner. En botanique par exemple, une fleur ou une plante pourront être un objet d’analyse scientifique mais aussi d’une appréciation esthétique, d’une expérience spirituelle et même une occasion de connaissance de soi. Cela est possible parce que « les enfants reçoivent une longue éducation dans l’art d’être réceptif » qui est « le complément et l’antidote à la formation à l’analyse et la manipulation des symboles386 ». On retrouve là encore la crainte permanente de Huxley de la dérive intellectualiste. Une autre condition pour que tous les enfants deviennent des êtres humains complets est qu’ils soient traités dans toute leur diversité au cours de l’éducation élémentaire. La formation à la responsabilité concerne aussi bien la responsabilité sociale qu’individuelle. On apprend aux enfants que l’avenir de Pala, son maintien en tant qu’île de bonheur ne dépend que d’eux. A l’échelle individuelle, on leur apprend non seulement ce qu’il faut faire mais aussi comment y parvenir, en ne se contentant pas de « leur infliger sermons et punitions » et ainsi ils sauront mieux contrôler la part de leur destinée qui est contrôlable. Toute occasion possible d’une éducation aux attitudes positives dans la vie est saisie. Par exemple, au cours de danse, les enfants apprennent à « réorienter l’énergie engendrée par les mauvais sentiments » pour combattre les passions mauvaises et à la diriger vers « l’expression des bons sentiments et de la connaissance exacte » ; corps, affectivité, esprit sont ainsi liés et en interaction dans ce genre d’exercice. Au cours de psychologie pratique élémentaire, les enfants font des exercices simples et des jeux d’imagination pour comprendre qu’il est possible de se débarrasser de ses hantises, remords ou anxiétés. Il est à noter la part très importante, que beaucoup d’éducateurs trouveront aujourd’hui disproportionnée, accordée à l’inné et à l’héritage génétique par rapport à l’acquis et à l’héritage culturel. Ainsi, à Pala, les délinquants potentiels peuvent être détectés très tôt vers l’âge de quatre ou cinq ans, à partir d’un examen approfondi fait de tests sanguins, psychologiques et morphologiques. Huxley est visiblement toujours attaché aux classifications des individus à partir de caractéristiques innées comme par exemple celle de Sheldon. De même, l’excellent principe de prendre en compte la diversité des élèves pour décider d’un enseignement respectant l’individualité de chacun se traduit par une évaluation très poussée de son anatomie, de sa biochimie et de sa psychologie afin de connaître ses caractéristiques personnelles, la plupart là aussi considérées par Huxley comme innées et en fonction desquelles les enfants sont ensuite regroupés. Le souci d’éviter la ségrégation qui pourra en résulter se traduit par l’utilisation de méthodes pédagogiques pour les faire s’accepter les uns et les autres malgré leurs différences. Autre conséquence de cette importance accordée à l’inné, l’eugénisme positif est pratiqué à Pala : l’insémination artificielle et la congélation intense qui permettent à des couples d’avoir des enfants ne possédant pas de maladies héréditaires (diabète) ou possédant des qualités que Huxley considère comme pouvant génétiquement se transmettre comme le talent de peintre ou l’intelligence cérébrale, intellectuelle. Ainsi la population de Pala pourra-t-elle être intellectuellement améliorée et cela d’autant mieux que des fiches généalogiques et anthropométriques sont conservées depuis plusieurs générations et permettent ainsi de sélectionner les lignées supérieures. Ce que la transmission génétique permet, les théologiens bouddhistes, dans le roman, le légitiment par les théories du karma et de la réincarnation. Huxley ne s’est pas détaché de ses idées de jeunesse à propos du poids de l’hérédité génétique. L’individu ne peut évoluer qu’à partir d’elle : l’éducation, la pédagogie ne peuvent être efficaces qu’à l’intérieur de l’espace où elle leur permet de se déployer. Huxley pouvait avoir donné à diverses reprises l’impression qu’il avait pris ses distances avec cette idée du poids de l’hérédité génétique. Comme par exemple, lorsque dans L’Ange et la Bête en 1929 ou au cours de ses cycles de conférences ou même encore dans Île, il exalte l’homme accompli, développé dans toutes ses dimensions et laisse un champ très large aux possibilités de l’acquis. Comment peut-il à la fois prôner le dépassement du moi, la prise de conscience qu’il n’est qu’une illusion et, dans le même temps, lui assigner des frontières difficilement franchissables. Comment ce moi pourrait-il être dissous s’il possède une consistance qui impose à l’éducation des limites ? Comment peut-on accorder un tel poids à l’inné et en même temps préconiser une éducation qui parte « du niveau des fonctions corporelles et montant jusqu’aux hauteurs de l’esprit » comme il le fait en 1942 quand il écrit à des correspondants que les méthodes de Bates et Alexander, dont nous savons ce qu’elles lui ont apporté,

 

« … ont montré la possibilité d’un complet reconditionnement sur le plan physiologique analogue à celle que permettent les techniques du mysticisme sur les plans psychologique et spirituel387 ».

 

Huxley qui accordait la plus grande importance au savoir, à l’art, aux chefs d’œuvre, à la science, estima leur caractère limité au regard de la fin ultime de l’homme. Ce n’est qu’en poursuivant celle-ci que pourront être données par surcroît la joie, la beauté, la vérité qui ne peuvent être réalisées si elles ne sont pas visées directement. Avec la quête de cette fin ultime, tout devient alors possible, les limites de l’hérédité sont alors négligeables et l’on ne voit plus très bien dans ce cas l’utilité des pratiques eugénistes. Huxley, par contre, est cohérent quand il inscrit l’éducation décrite dans Île à l’intérieur d’une culture bouddhiste, un tantrisme agnostique de tendance Mahayana. La sagesse se trouve dans la conscience de ce que nous sommes. Il ne suffit pas d’être bon et vertueux mais il faut aussi être vigilant, mener à son approfondissement toute expérience pour que chaque activité devienne son yoga, c’est-à-dire un moyen psychophysique pour une fin transcendante, être concret, très présent dans ce que l’on fait, ne pas apprendre seulement dans les livres et ne pas s’emballer à propos des choses auxquelles on ne peut rien. La mastication est donnée comme un exemple de l’attention qu’il faut porter à ce que l’on fait au cours du repas et comment cette attention permet de prendre conscience du non-moi en nous et en dehors de nous : on ne dit pas les grâces avant le repas en adressant une parole toute faite à quelqu’un de notre imagination, on les dit pendant le repas en se rendant le plus conscient possible de la nourriture ( non-moi en dehors de nous), de la sensation de goût (notre non-moi physiologique). On ne se prive pas de manger comme pourrait le faire l’ascète, mais en mangeant avec la plus grande vigilance, on peut ainsi entrer dans des non-moi et peut-être s’approcher du non-moi le plus profond qui est en nous. Cette éducation et ce contexte culturel donnent des résultats étonnants, des enfants d’une singulière maturité. Ainsi la petite Mary qui n’a que dix ans a su aider Farnaby à surmonter sa frayeur et ses sanglots provoqués par le traumatisme subi lors de son naufrage. Elle a déjà vu naissances et morts mais Farnaby n’a vu lui que son chien mourir. Elle lui explique que pour surmonter sa peur, elle a suivi ce qu’on lui apprît à faire pour découvrir en elle ce qui avait peur. Et qui a peur en elle ? Elle l’a découverte. C’est Mlle Patati-Patata,

 

« … celle qui bavarde … parle tout le temps de toutes les vilaines choses » qu’elle a « dans la mémoire, de tous les grands exploits merveilleux et impossibles dont » elle « s’imagine capable.... Mais il y en a une autre qui n’a jamais peur … celle qui ne parle pas, qui regarde simplement et écoute et sent ce qui se passe à l’intérieur388 ».

 

Île intègre aussi bien les thèmes et expériences chers à Huxley que des épisodes de sa vie personnelle. Passons d’abord en revue les premiers. Le contexte de Pala est tout à fait favorable à un usage des psychédéliques comme opportunité d’une grâce gratuite facilitant la quête de la fin ultime. Le remède Moksha, substance ressemblant à la psilocybine, est dispensé à des périodes critiques de la vie : au passage à l’âge adulte au cours d’un rite d’initiation, à l’occasion d’une crise où il est administré dans le cadre d’un échange thérapeutique avec un conseiller spirituel, à la fin de la vie pour aider à renoncer au corps mortel et à passer dans une autre vie. Huxley utilise ce roman pour rappeler combien l’éducation à la non-violence et au mysticisme est nécessaire avant toute expérience psychédélique. A Pala, elle ne peut-être une activité récréative et elle est soigneusement supervisée par les professeurs. L’initiation se déroule en deux temps : une épreuve d’alpinisme au cours de laquelle les jeunes vivent l’expérience de la précarité de la vie et la solidarité humaine face au danger puis, après avoir pris le remède Moksha, une cérémonie au temple au cours de laquelle ils vont offrir leurs performances à Shiva, dieu de la vie et de la mort, et connaître un moment de grâce qui leur donnera la possibilité de vivre, s’ils le décident, pour devenir ce qu’ils sont, au lieu de vivre par ignorance comme ils croient être. Alors que dans Le meilleur des Mondes, le soma était un narcotique, un tranquillisant euphorique, destiné à étouffer le mécontentement social avec le lot de questions existentielles qu’un individu peut se poser, le remède Moksha est utilisé d’une manière sacramentelle par des hommes et des femmes qui désirent sortir de leur propre lumière et regarder par-dessus le mur. Pala est aussi un lieu d’innovation en matière de relations sexuelles et amoureuses. Elles y sont libres, dénuées de jalousie et d’esprit de possession mais non pas banalisées puisqu’il est enseigné (et à l’école à partir de l’âge de quinze ans) le maithuna, une technique issue du tantrisme, qui vise à faire de la relation sexuelle un yoga. Le maithuna est le yoga de l’amour. L’étreinte réservée, c’est-à-dire le coït prolongé sans éjaculation, permet de retrouver le paradis enfantin, le paradis de l’époque où la sexualité n’était pas concentrée sur les organes génitaux mais diffuse dans tout l’organisme. Avec le maithuna « l’amour profane devient l’amour sacré389 ». Il rend possible un degré élevé de conscience, conscience de qui on est en fait, conscience de qui est l’autre, « la conscience des sensations et la conscience de la non-sensation en toute sensation390 », conduit à savoir qui on est, à réaliser la parole sacrée « Tu es Cela ». Le yoga de l’amour conduit à la contemplation du Fondement Divin de l’être. Et, de surcroît, il fait office de contraception. Le maithuna a inspiré les expériences de John Humphrey Noyes dont Huxley a eu connaissance par Laura. L’expérience de Noyes aux Etats-Unis (dans l’Etat de New York) avec sa communauté d’Oneida se développa pendant 32 ans de 1848 à 1880. Inspirée des thèses de Fourier, elle regroupa jusqu’à 300 membres et on y mettait en commun non seulement les biens mais aussi la vie affective et sexuelle. Son activité productive très efficace était tournée vers l’agriculture et la petite industrie. Le prophétisme religieux de Noyes visait aussi la recherche de l’union avec l’Esprit Divin. Le mariage monogame était aboli car facteur d’attachement exclusif, obstacle à l’objectif communautaire d’amour partagé par tous. A la place était institué le mariage complexe unissant tous les hommes et les femmes de la communauté selon les règles suivantes : rotation des partenaires régulée pour permettre l’égalité, interdiction de la grivoiserie, sobriété de la tenue des femmes, initiation amoureuse des jeunes filles et des jeunes gens respectivement par les hommes et femmes plus âgés. La communauté dura assez longtemps dans une relative harmonie mais des tensions finirent par naître surtout liées au fait que Noyes et les anciens avaient confisqué le privilège d’initier les jeunes filles. Noyes, féru d’eugénisme, avait aussi sur le tard réservé le droit de reproduction à des géniteurs et génitrices sélectionnés et dans ces conditions naquirent 58 enfants. Noyes parti, le mariage complexe fut aboli et la communauté se réduisit à une simple coopérative. En cette fin des années 50, les positions de Huxley sur la sexualité ont évolué d’une attitude de méfiance et de rejet vers une conception tout à la fois différente des normes occidentales et empreinte de religiosité mystique. On a reconnu là l’influence de Laura Huxley, la seconde épouse de Huxley, qui s’intéressait en ce sens à ces questions dans le cadre de son travail de psychothérapeute. Après une période d’abandon aux caprices de sa pulsion, Huxley avait adopté la norme de chasteté en accord avec son idéal de sainteté. En fait, dès La Paix des Profondeurs, il soulignait qu’accorder une trop grande importance à la sexualité détournait l’énergie des individus vers les affaires érotiques. Dès 1937, dans La Fin et les Moyens, il faisait l’éloge de l’abstinence sexuelle et défendait la thèse d’Unwin qui avait établi dans Sex and Culture une corrélation entre l’énergie libérée dans la société pour la connaissance et l’action et le degré de restriction sexuelle. A de nombreuses occasions par la suite, Huxley déplora les effets négatifs de la sexualité précoce. L’Eternité retrouvée est parcouru par une tension entre la recherche de la sainteté qui donne la force de la sérénité joyeuse et la vulnérabilité aux plaisirs du sexe qui ne débouche que sur la culpabilité et le dégoût de soi-même. Une des préoccupations premières à Pala est de soulager la souffrance. Ce qui est bien conforme à sa culture bouddhiste. Pour vivre, accepter le vieillissement, la perte, la mort, la séparation, les peines de cœur, pour éduquer les jeunes aussi, les habitants de Pala tirent leurs connaissances et leurs techniques, des sources qui ont inspiré Huxley :

 

« du mesmérisme et de la biochimie, du taoïsme, du tantrisme, du Zen, du Livre des morts Tibétains et de la Gestalt théorie, du psychédélisme, des Grecs, de la Chine, des Quakers, des romanciers victoriens et des saints chrétiens, de Darwin, Mendel, Myers, William James, John Dewey, Sheldon, Alexander, Bates, des leçons tirées de l’E-thérapie et de Menninger et des improvisations de Laura, des expériences propres de Huxley391. »

 

Parmi celles-ci, l’hypnose qu’il pratiquait et auquel il rend un hommage appuyé ainsi qu’à l’un de ses plus grands noms, Esdaile, par le récit d’une opération délicate et de sa préparation telle que celui-ci pratiquait à une époque où l’anesthésie n’existait pas. Esdaile, chirurgien écossais (1808-1859) qui travailla en Inde, réalisa près de 250 opérations majeures, des amputations, des ablations de tumeurs, sans anesthésie et sans douleur et avec un taux étonnamment très bas de mortalité pour l’époque.

 

« Ce qui montre ce qui peut être fait par des moyens psychologiques pour minimiser le choc et augmenter la résistance aux infections. Ces faits sont connus depuis plus d’un siècle. Et personne ne semble en avoir tiré les conclusions392 ».

 

La médecine occidentale et la médecine de Pala ont des approches différentes. La première se préoccupe surtout de guérir plutôt que de prévenir, est absolument très performante en ce qui concerne les réalisations technologiques, chirurgicales ou pharmacologiques, mais n’a pas le souci de stimuler les défenses naturelles de l’organisme, de maintenir un état de bonne santé. Son approche est réductionniste, limitée au seul traitement du mal alors que la médecine de Pala refuse, aussi bien en matière de prévention que de guérison, une réponse unique mais préconise au contraire des réponses multiples, sur tous les fronts, alimentation, psychologie, spiritualité, conditions de vie, hygiène de vie. Les mêmes critiques sont reprises à l’égard de la psychiatrie et de la psychologie occidentales : oubli du corps, négation de l’inné, ignorance de la plus grande partie de l’âme, psyché limitée au seul « subconscient négatif, les immondices dont les gens ont essayé de se défaire en les tuant à la base393 ».

Île est truffé de références plus ou moins maquillées à la vie privée et personnelle de Huxley : la mort de sa mère, l’épisode Nancy Cunard, les difficultés de sa jeunesse mais il en est deux qui structurent le roman : la mort de Maria et la transformation de Huxley lui-même. Au cours du roman, Lakshmi, l’épouse du Dr Mac Phail, atteinte d’un cancer du sein, est hospitalisée. Lors de l’une des visites de son mari, ils conviennent que si, malgré ses tentatives pour rentrer dans son univers intellectuel, elle est restée en retrait, c’est bien elle qui lui a appris à voir et comprendre le monde :

 

« Heureusement, j’ai eu la sagesse de vous demander en mariage et heureusement, vous avez eu la folie d’accepter, puis l’esprit et la finesse, de faire du bon travail en moi. Après trente-sept années de pédagogie d’adulte, je suis presque un homme394. »

 

Trente-sept années, c’est le temps durant lequel Maria et Huxley ont été mariés. Quand Lakshmi se meurt, le docteur Mac Phail et sa bru l’aident, comme on aide les mourants à Pala à être conscients que la vie universelle et impersonnelle se poursuit en chacun de nous. Surtout « pas de rhétorique, pas de trémolos...pas de théologie, ni de métaphysique ! Rien que la réalité de la mort et la réalité de la claire lumière395 » qu’il faut rejoindre, pour laquelle il faut abandonner son corps usé, ses souvenirs, rompre les chaînes qui nous attachent à ce monde. Lakshmi meurt accompagné de son mari, comme Maria mourut accompagnée de Huxley qui l’exhorta à s’enfoncer dans cette lumière, conformément au Livre des Morts tibétain dont il lui répétait les incantations. Le 7 février 1955, Maria est ramenée chez elle après avoir été hospitalisée deux fois deux semaines à une semaine d’intervalle. Le mal progresse rapidement. Huxley reste alors en permanence auprès d’elle, la mettant en état d’hypnose pour atténuer sa souffrance par des suggestions de mieux-être physique mais ses mots font aussi référence à la lumière, la lumière du désert, la lumière des expériences visionnaires de Maria. Il lui décrit la lumière dorée de la Joie, la lumière rosée de l’Amour, la blanche lumière du pur Etre qui est la source des lumières colorées. Il lui demande de regarder ces lumières de son désert tant aimé et de prendre conscience qu’elles ne sont pas que des symboles mais l’expression réelle de la nature divine. Le samedi matin vers trois heures, l’infirmière s’inquiète de la faiblesse du pouls. Huxley s’assoit à côté de Maria et lui dit qu’il est avec elle, qu’il sera toujours avec elle dans cette lumière qui est la réalité centrale de nos êtres, qu’elle doit abandonner son corps, oublier les regrets, les nostalgies, les remords, les appréhensions, toutes ces barrières entre elle et la lumière. A six heures, elle cesse de respirer sans lutter.

Au travers du personnage de Farnaby, on retrouve et on suit l’évolution de Huxley, le passage du premier au second Huxley. Le premier Farnaby est obsédé par la mort depuis son enfance. Il y eut celle de son chien préféré, celle de sa tante Mary alors qu’il avait 16 ans, la seule personne qu’il eût vraiment aimée, une femme rayonnante, dévouée mais qui, dans les conditions de la mort occidentale, mourut aigrie comme les vieillards dont elle s’occupait avec amour. Il y eut la mort de son mari à la guerre, la mort de son enfant né difforme, la mort que Farnaby appelle « l’Horreur Essentielle », cette mort qui était aussi l’horreur essentielle pour Mr Cardan. Ce Farnaby-là est dégoûté de lui-même, de son incapacité à ne pas faire ce qu’il sait devoir faire, de son mépris pour les autres en écho à son mépris pour lui-même de gagner sa vie en se livrant à une littérature médiocre mais à succès. Il est dégoûté de ne pas avoir su aimer la femme qu’il eût dû aimer et qu’il avait ainsi poussée au suicide, d’avoir désiré, parce qu’elle avait un corps plus souple, plus jeune, plus parfumé, celle qu’il n’aimait pas. Il est dégoûté de l’être odieux, vulgaire, égoïste qui était en lui quand en abandonnant la première pour jouir de la seconde, il se sentit libre. Il travaille, et s’en accommode sans mal avec sa conscience, pour les affairistes qui complotent contre Pala dont il trouve pourtant l’univers si apaisant pour ses habitants. Le sort du monde lui importe peu, il ne se sent aucune responsabilité à son égard. A Pala, il rencontre des personnes tout à fait différentes de celles qu’il a jusqu’ici connues : elles sont soucieuses de l’intérêt général, préférant la sobriété à l’ostentation, la coopération à la compétition, regardant les réalités en face plutôt que de se gausser de mots, de morale et de discours, cherchant des solutions concrètes aux difficultés et aux drames de la vie pour diminuer les souffrances, faisant preuve, même jeune et même enfant, d’une étonnante maturité et responsabilité, capables d’analyser leurs erreurs plutôt que de s’en exonérer ou de se morfondre dans le remords sans en tirer les leçons. Parmi ces rencontres, celle avec le docteur Mac Phail, est semblable à celle d’Anthony Beavis avec le docteur Miller dans La Paix des Profondeurs ou celle avec Mr Propter. Farnaby comprend qu’il doit rompre avec ses mauvaises habitudes et il accepte le remède Moksha : « une félicité lumineuse, un entendement sans connaissance, une union avec l’unité dans une conscience indiscernable396. » L’allegro du IVe concerto brandebourgeois de Bach écouté les yeux fermés devient cette félicité lumineuse et Farnaby, lui aussi, est devenu l’éternité. Le mot lui vint spontanément sur les lèvres et, à cause de sa connotation métaphysique, un sarcasme lui effleure l’esprit mais » tomba complètement à plat ». Farnaby a été embrasé

 

« … de la claire lumière qui était aussi la compassion (avec quelle évidence maintenant), la claire lumière à laquelle, comme tout être il avait toujours choisi de rester aveugle, la compassion à laquelle il avait toujours préféré ses tortures, subies ou infligées, dans le sous-sol aux marchandages, ses solitudes sordides avec... à l’arrière-plan, le grand monde de forces impersonnelles et de multitudes proliférant, de paranoïas collectives et de diabolisme organisé397 ».

 

Le second Farnaby est en train de naître. Mais il ne pourra pas poursuivre sa nouvelle vie en participant à l’expérience déjà plus que centenaire de Pala. Les troupes de Dipa, la dictature voisine, rentrent dans Pala pour installer au pouvoir l’héritier du trône, un farouche partisan des liens avec les compagnies pétrolières étrangères. Aucun lieu n’est à l’abri de la cupidité et du désir de puissance, aucun îlot de paix n’est assuré de le rester. Non pas à cause de la logique de profit ou de puissance d’un système ou d’un état, mais à cause de la nature humaine qui est telle que, sans certaines conditions sociales et, surtout, sans la poursuite de fins spirituelles, les individus et les sociétés ne savent pas résister à tous les risques d’excès, d’hubris auxquels ils peuvent être soumis, en particulier dans le monde moderne. Pala est une société qui a su réduire la masse existante de peur, de convoitise, de haine, d’appétit, de domination par son organisation mais aussi parce que celle-ci repose sur un fond important de spiritualité. Le Huxley du meilleur des Mondes ne croyait ni aux réformes sociales, ni à la démocratie et voyait, sous l’effet d’une science capable d’affecter les individus eux-mêmes, l’avènement d’un totalitarisme à échéance de cinq ou six siècles. Le Huxley d’après-guerre, du fait « du progrès technologique rapide et général398 », le voyait à l’échéance d’à peine un siècle, à moins qu’avec l’atome nous parviendrions à nous « faire sauter en miettes », mais il envisageait alors les transformations sociales susceptibles d’éviter le chaos, la destruction et l’asservissement. Il les a défendues d’une manière constante jusqu’à sa mort. Le Huxley d’Île est toujours sur ces positions sans être devenu un optimiste angélique puisque les voisins de Pala n’ont cure de la spiritualité, ils vivent sur un plan strictement humain, celui d’individus prisonniers de leur moi, de leurs désirs et de leurs aversions. Dans la nuit de l’invasion et du coup d’État, les phares des chars et des engins blindés éclairent le lieu de leur passage qui retombe juste après dans l’obscurité tandis que le visage du grand Bouddha de pierre reste toujours serein et souriant comme reste et restera partout cette lumière qui est aussi de la compassion.

Île fut publié en mars 1962 à la fois en Angleterre et aux USA. Huxley doutait de la réussite de son travail alors qu’il souhaitait qu’il touchât un large public. Cette fois-ci, il n’était pas indifférent aux critiques. Elles furent, tout comme l’accueil par les lecteurs, très partagées. Cyril Connolly dans le Sunday Times y vit « le roman le plus important de Mr Huxley depuis L’Eternité retrouvée ». Il fut très lu sur les campus des années 60 aux USA comme Stranger in a strange Land de Robert Henlein qui lui aussi jetait un regard distancié sur la culture occidentale et imaginait des îlots d’amour et de non-violence alternatifs à la société. Huxley aurait aimé que ses propositions fussent discutées ou vues comme applicables mais Île fut traité surtout comme une fantaisie ou une œuvre de fiction.

 

« Aldous était écœuré par le fait que ce qu’il avait écrit dans Île n’était pas pris au sérieux. Le livre était considéré comme une œuvre de science-fiction alors que ce n’était pas une fiction, parce que chacun des moyens pour vivre qu’il décrivait n’était pas un produit de sa fantaisie mais quelque chose qui avait été essayé à un endroit ou à un autre399 ».

 

Frank Kermode, certainement agacé par un didactisme pesant et des personnages univoques, véhicules de l’utopie, écrivit : « c’est l’un des plus mauvais romans jamais écrits ». Une partie des lecteurs n’y voyait qu’une histoire ennuyeuse de prêches et d’âmes charitables tandis qu’une autre était émue par le bonheur, la gentillesse et le bon sens des habitants de Pala et y trouvait une solution à portée de vue pour eux-mêmes et leurs enfants. Île est une exhortation à affronter le tragique de la condition humaine et à ne pas le fuir. Il n’y a à Pala ni crime, ni cruauté, ni famine, ni pénuries. Comme dans Le meilleur des Mondes où les hommes sont prisonniers de confortables cocons, anesthésiés par le soma, les divertissements et le sexe et finalement livrés à la pente des plaisirs les plus faciles. Mais à Pala, la dignité de l’homme est sauvegardée et restaurée contre cette part de la misère humaine, que l’on aurait tort de prendre pour une sorte de malédiction divine et qui provient des hommes eux-mêmes : il est fait appel à leur intelligence, à leur volonté, à leur esprit de responsabilité, toutes choses qui s’éduquent et se cultivent, pour la supprimer. En ce qui concerne le tiers restant de cette misère, celui qui est objectivement inévitable parce que lié à notre condition même, sont mis en œuvre les moyens spirituels qui permettent de l’atténuer ou même de le supprimer subjectivement. Ils sont aussi, selon Huxley, nécessaires pour mobiliser le volontarisme et la générosité et construire une société coopérative. Leur rôle central fit d’Île un roman religieux ou tout au moins baigné de religiosité. C’est ainsi d’ailleurs que Sybille Bedford le qualifie :

 

« Nous ne pouvons pas aimer notre prochain comme nous devons le faire, à moins que nous aimions Dieu comme il se doit, la vraie finalité de la vie (des habitants de Pala) dans ce monde mortel est la Philosophie éternelle, est la contemplation, est la religion, mais une religion pleine de douceur, non-combative, sans gravité spécifique pour ainsi dire : non-révélée, non-dogmatique, non-organisée400. »

 

Cette religion c’est « le bouddhisme mahayna, avec une touche de shivaïsme » et qui, à la question de la vie éternelle, rappelle « que le bouddha refusa de répondre car croire en la vie éternelle n’a jamais aidé personne à vivre l’éternité. Et ne pas y croire, non plus, bien sûr ». Sybille Bedford voit là l’une des causes de l’accueil très mitigé du livre : à la difficulté d’écrire sur la religion s’ajoute qu’il s’agit là d’une religion difficile d’accès, étrangère aux chrétiens et aux agnostiques et dérangeante pour l’homme sensuel. Deux autres éléments ont pu susciter une certaine antipathie à l’égard du livre : la préconisation du remède Moksha, c’est-à-dire des psychédéliques comme porte d’entrée vers la lumière et le retour de l’eugénisme.


374  Houellebecq (Michel), Les Particules élémentaires, op. cit. p 199.

375  Huxley (Aldous), Préface au meilleur des Mondes, op. cit. p 10.

376  Huxley (Aldous), Retour au meilleur des Mondes, Paris, Plon, 1978, p 31.

377  Ibid., p 50-51.

378  Ibid., p 30.

379  Ibid., p 127.

380  Ibid., p 153.

381  Huxley (Aldous), Letters, op. cit. p 791.

382  Bedford (Sybille), Aldous Huxley, a Biography, op. cit., volume 2, p 239-241.

383  D. K. Dunaway, op.cit. interview d’Aldous Huxley en mars 1957 à l’UCLA Library, p 352.

384  Huxley (Aldous), Ile, Paris, Plon, 1963, p 323.

385  Ibid., p 179.

386  Ibid., p 268.

387  Huxley (Aldous), Letters, op. cit. p 473-474.

388  Huxley (Aldous), Ile, op. cit. p 297.

389  Ibid., p 93.

390  Ibid., p 96.

391  Bedford (Sybille), Aldous Huxley, a Biography, op. cit., volume 2, op. cit. p 238.

392  Huxley (Aldous), Letters, op. cit. p 804.

393  Huxley (Aldous), Ile, p 84-85.

394  Ibid., p 43.

395  Ibid., p 317.

396  Ibid., p 324.

397  Ibid., p 349.

398  Huxley (Aldous), Préface au meilleur des Mondes, op. cit. p 18.

399  Huxley (Laura), op. cit. p 308.

400  Bedford (Sybille), Aldous Huxley, a Biography, op. cit. volume 2, op. cit. 330